Dans la cour de la Villa Madama, le palais Renaissance qui domine la capitale italienne depuis le quartier de Monte Mario, le Président du Conseil Giuseppe Conte attend le président de la République populaire de Chine, Xi Jinping. Nous sommes le 23 mars 2019 : après une chaleureuse poignée de main, les deux hommes traversent le jardin sur un tapis rouge recouvrant le sol en gravier avant de prendre place dans l’une des salles intérieures. Ils s’apprêtent à signer l’acte de politique étrangère le plus important du mandat du gouvernement Conte.

Après des mois de négociations, l’Italie rejoint le projet controversé des Nouvelles Routes de la Soie de la Chine par le biais d’un protocole d’accord de cinq ans qui définit les contours de la participation italienne. Pour la Chine, cette signature a une valeur géopolitique très importante : Rome est la seule capitale du G7 à faire un tel choix diplomatique. Si les autres États européens signent des accords commerciaux parfois encore plus importants, ils décident de ne pas s’impliquer symboliquement. Pour les États-Unis, le Canada et le Japon, une telle signature serait tout simplement inconcevable.

Quatre ans plus tard, le gouvernement de droite dirigé par Giorgia Meloni est confronté à un choix politique délicat : au début de l’année 2024, le Mémorandum signé par Conte sera automatiquement renouvelé, sauf si l’une des deux parties signale sa volonté de se retirer trois mois à l’avance. L’héritage de la signature de Conte est un dossier difficile à gérer pour l’exécutif actuel : un renouvellement serait risqué pour Giorgia Meloni, qui envoie depuis des mois des signaux de loyauté envers l’alliance atlantique et tient une position décisive en faveur du soutien à l’Ukraine, mais qui doit encore démontrer qu’elle est alignée sur l’Occident dans les relations avec la Chine ; d’un autre côté, quitter l’accord implique une position diplomatique publique très claire, qui pourrait irriter Pékin et exposer l’Italie à d’éventuelles représailles, en particulier sur le plan commercial.

L’héritage de la signature de Conte est un dossier difficile à gérer pour l’exécutif actuel.

Francesco Maselli

Comment l’Italie a-t-elle pu se retrouver dans une telle impasse diplomatique ?

La Chine dans la politique intérieure du Mouvement 5 étoiles

Alors qu’au moment de la signature, Pékin semble tout à fait conscient de la grande valeur de l’adhésion de l’Italie, le gouvernement Conte I traite la question de manière incertaine — soulignant ou minimisant la portée de l’accord en fonction du contexte. Dans un premier temps, le rapprochement avec la Chine est un choix produit par des motivations politiques évidentes qui guident les actions des partis majoritaires. Les élections italiennes de 2018, avec l’affirmation et l’alliance de deux partis anti-establishment comme la Lega de Matteo Salvini et le Movimento 5 stelle, ont fait de l’Italie « le centre de l’univers de la politique » selon la définition de Steve Bannon, ancien conseiller très influent de Donald Trump à la Maison Blanche et grand défenseur d’une coalition qui unirait les populismes de droite et de gauche. L’objectif de Bannon et d’une partie de l’administration républicaine de l’époque est de déstabiliser la politique européenne et d’alimenter les conflits entre les États membres, une vision qui accueille donc favorablement un gouvernement hétérodoxe à la tête d’un pays fondateur de l’Union.

Le président chinois Xi Jinping et la délégation chinoise lors d’une réunion avec le premier ministre italien Giuseppe Conte à la Villa Madama à Rome le 23 mars 2019. © Alessandro Serrano’/AGF/SIPA

L’analyse de Bannon trouve un certain écho dans la réalité. Le gouvernement Conte I tente de mettre en place une politique étrangère moins ancrée à la plateforme euro-atlantique traditionnelle : le Mouvement 5 étoiles et la Ligue ont des positions ouvertement anti-atlantiques, en polémique dure avec Bruxelles, Paris et Berlin, proches de la Russie et de la Chine, cette dernière étant une référence majeure du Mouvement 5 étoiles et de son fondateur Beppe Grillo. Certes, le positionnement pro-chinois peut paraître contradictoire, notamment en raison de la fascination exercée par Donald Trump sur une grande partie des membres de l’exécutif de la Ligue, celle-ci étant traditionnellement moins ouverte à Pékin et surtout plus attentive aux positions du président américain, référence internationale à l’époque de toute l’extrême-droite européenne. Bannon théorise lui-même la nécessité d’un choc frontal avec Pékin, mais la politique italienne s’est toujours accommodée de ce type d’ambiguïté.

Malgré le grand élan du Mouvement 5 étoiles, l’homme au centre de la politique chinoise du gouvernement Conte est un membre de la Ligue. Il s’appelle Michele Geraci.

Francesco Maselli

Malgré le grand élan du Mouvement 5 étoiles, l’homme au centre de la politique chinoise du gouvernement Conte est un membre de la Ligue. Il s’appelle Michele Geraci et il est sous-secrétaire au développement économique, en grand accord avec ses collègues 5 étoiles de l’exécutif — à tel point que beaucoup le confondent plus avec un Grillo qu’avec un membre de la Ligue du Nord. Le professeur, qui se targue d’une expérience professionnelle de plus de dix ans en Chine, à l’université de Nottingham Ningbo China et à la New York University Shanghai, noue une relation très forte avec son ministre de tutelle, Luigi Di Maio, qui, à l’époque, est en quête de légitimité internationale et surtout d’investissements directs étrangers en Italie. Il souhaite en effet attirer des investisseurs pour montrer au monde que le Mouvement 5 étoiles est ouvert aux opportunités d’affaires et aux multinationales.

Dès son arrivée au ministère, Geraci a demandé et obtenu la création d’une task force entièrement dédiée à la Chine. En arrière-plan, il y a aussi la grande question de la soutenabilité de la dette italienne, le principal problème de politique économique que le gouvernement formé par la Ligue et le Mouvement 5 étoiles entend résoudre : pourquoi se soumettre aux règles budgétaires imposées par Bruxelles et ses partenaires européens alors qu’il est possible de trouver d’autres acheteurs d’obligations d’État comme la Russie et la Chine ? Il ne s’agit pas d’une simple suggestion : à l’époque, les informations sur les efforts de l’Italie pour convaincre Pékin d’investir dans la dette italienne se multiplient en coulisse. Une conviction étayée par les nombreuses missions que les membres de l’exécutif ont menées en Chine : le journal Avvenire, en analysant l’agenda du voyage en Chine du ministre de l’Économie Giovanni Tria, écrit en août 2018 « qu’il est désormais officiel que l’Italie demandera aux Chinois d’acheter nos obligations Btp, même si nous ne savons toujours pas ce que [la Chine] voudra en échange ». Avvenire écrit également que « favoriser l’investissement chinois dans les obligations d’État est en tout cas l’un des objectifs déclarés de la China Task Force qui vient d’être lancée au ministère du Développement économique ». On retrouve une interprétation similaire dans le Corriere della Sera, précisément en ce qui concerne la mission de Giovanni Tria : « Tria à Pékin essaie de trouver de nouveaux investisseurs dans la dette italienne au sein des autorités chinoises, et pas seulement parmi les particuliers. Le ministre prévoit des réunions au plus haut niveau de la Banque populaire de Chine »1.

À l’époque, les informations sur les efforts de l’Italie pour convaincre Pékin d’investir dans la dette italienne se multiplient en coulisse.

Francesco Maselli

Aujourd’hui, aucun document concernant la task force Chine n’est disponible : sur le site du ministère, toutes les pages sont inaccessibles. Michele Geraci explique cependant au Grand Continent que les reconstitutions de l’époque passent à côté de l’essentiel : « La task force était un think tank sans objectif précis. La première phase était un brainstorming, volontairement chaotique. Tout ce que j’ai dit sur les obligations d’État, c’est que tous les États peuvent en acheter, y compris la Chine. C’est une évidence mais ce n’était pas ma tâche d’arriver à cet objectif, ni celle du gouvernement ». Pourtant, les propos des dirigeants politiques de l’époque suggèrent le contraire. Paolo Savona, l’un des principaux économistes et intellectuels de référence de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles, qui est devenu ministre des affaires européennes après le rejet public et retentissant par le Quirinal de la demande de l’aile gauche du M5S de le nommer ministre de l’économie, a toujours été explicite à cet égard. Dans son fameux « Plan B » pour quitter la zone euro, Savona a présenté une stratégie assez claire : « Conclure des alliances internationales avec des pays intéressés à protéger l’autonomie politique de l’Italie […] et s’opposer à l’influence du bloc des pays qui gravitent autour de l’Allemagne […] et fournir à ces pays des alliances concrètes pour agir en tant que « prêteurs en dernier ressort » afin de faire face à la spéculation qui serait déclenchée par la décision de quitter l’euro. »

Mais si Geraci navigue autant à son aise, c’est aussi grâce à une classe politique au sein de laquelle « personne ne sait rien de la Chine », comme l’écrivent les journalistes Giulia Pompili et Valerio Valentini dans leur livre sur le sujet, Al Cuore dell’Italia, publié en 2022 par Mondadori. Or si c’était vrai pour l’opinion publique, encore peu habituée au rôle de Pékin dans les affaires internationales, une partie de l’élite politique et bureaucratique italienne est à l’époque parfaitement au courant de ce dossier et intéressée à rejoindre les Nouvelles Routes de la Soie. Francesca Ghiretti, analyste à l’institut Merics de Berlin et autrice dans ces pages d’un article récent sur la sécurité économique de l’Union, se souvient de la grande effervescence de cette période : « L’idée de travailler sur un protocole d’accord est née en 2017 lors du forum BRI, auquel participait le gouvernement italien dirigé par Paolo Gentiloni, soutenu par une coalition traditionnelle de centre-gauche aux allégeances atlantistes avérées. Il n’y a pas encore eu de véritable négociation entre Rome et Pékin sur la question, mais en Italie, la possibilité a certainement été envisagée, au moins par une partie de l’establishment. » En d’autres termes, même si le choix de négocier puis de signer le protocole d’accord avec la Chine a été utilisé de manière rhétorique par le gouvernement Ligue-M5S pour signaler sa nouvelle autonomie en matière de politique étrangère, il existe des éléments de continuité avec la position italienne des dix dernières années : « Tout se passe comme si, à ce moment-là, le gouvernement avait voulu signaler qu’il était capable de mener une politique étrangère indépendante des Américains et de l’Union européenne. C’est aussi pour cela qu’il s’agit d’un choix fait à la hâte, qui n’est pas le résultat d’une réflexion profonde ou d’une grande coordination avec les alliés », explique Ieva Jakobsone Bellomi, ancienne membre de la Chambre de commerce européenne à Pékin et aujourd’hui chercheuse à l’Université John Cabot à Rome.

Si le choix de négocier puis de signer le protocole d’accord avec la Chine a été utilisé de manière rhétorique par le gouvernement Ligue-M5S pour signaler sa nouvelle autonomie en matière de politique étrangère, il existe des éléments de continuité avec la position italienne des dix dernières années.

Francesco Maselli

Comme l’écrivent les chercheurs Giulio Pugliese, Francesca Ghiretti et Aurelio Insisa dans un rapport bien documenté sur la stratégie du gouvernement italien à l’époque : « Une lecture de « marketing politique » suggère que le gouvernement jaune-vert a utilisé la marque BRI pour reconditionner l’engagement avec la Chine poursuivi par ses prédécesseurs, dans le but de signaler la supposée nouvelle liberté d’action de l’Italie à son électorat et à l’électorat italien dans son ensemble. Le protocole d’accord relevait davantage de la gesticulation populiste que de la grande stratégie et du réalignement international. »2

Ce qui est certain, c’est qu’au début de l’année 2019, alors que l’adhésion de l’Italie aux Nouvelles Routes de la Soie est désormais concrète et que la visite du président chinois Xi Jinping pour conclure l’accord est prévue pour la fin du mois de mars, une partie de l’opinion publique témoigne son opposition. La presse italienne et internationale s’interroge sur l’opportunité d’un tel choix, et le Parti démocrate (PD) lui-même, interprétant en partie son rôle d’opposition et conscient des implications géopolitiques de l’adhésion, exprime plus d’une critique. Au sein de l’Union, le choix de Rome est remis en cause, mais le contexte géopolitique pré-pandémique et les relations avec Pékin, qui évoluent certes vers plus de tension, sont incomparables avec le contexte actuel. Aux États-Unis, en revanche, la position est clairement défavorable, comme l’admet Michele Geraci lui-même : « Lors d’une réunion à Washington avec mon homologue, on m’a demandé pourquoi nous avions signé, et on m’a fait remarquer que ce n’était pas une bonne idée de le faire. En Europe, en revanche, personne ne m’a jamais appelé, téléphoné, écrit, et je ne pense pas qu’ils aient appelé mes collègues, car sinon ils me l’auraient dit. »

En Europe, personne ne fait peut-être pression3, mais les alliés continentaux ne semblent certainement pas croire qu’il est nécessaire de rejoindre les Nouvelles routes de la soie pour faire des affaires : peu après la visite de Xi à Rome la même année, la France et l’Allemagne ont conclu plusieurs accords commerciaux et industriels avec la Chine, à l’instar d’autres États européens. C’est une considération qui commence à faire son chemin jusqu’au gouvernement jaune-vert, quelques semaines seulement après la grande visite d’État organisée par Xi Jinping à l’occasion de la signature.

Les alliés continentaux de Rome ne semblent certainement pas croire qu’il est nécessaire de rejoindre les Nouvelles routes de la soie pour faire des affaires : peu après la visite de Xi à Rome la même année, la France et l’Allemagne ont conclu plusieurs accords commerciaux et industriels avec la Chine, à l’instar d’autres États européens.

Francesco Maselli

Un accord contre l’Italie ?

En 2019, la Ligue a le vent en poupe : chaque mois, elle élargit son consensus et le gagne surtout sur son allié/adversaire. Au siège de la Via Bellerio, on commence à envisager de faire tomber le gouvernement pour tenter de remporter les élections et, pour la première fois de l’histoire, la présidence du Conseil. Mais pour être crédible, il faut l’aval de Washington. Les signaux d’allégeance à la ligne américaine en provenance de la Ligue se multiplient, une circonstance facilitée par la grande proximité idéologique entre le parti de Salvini et Donald Trump, cité comme modèle politique par le ministre de l’Intérieur de l’époque. Peut-être les Américains n’exercent-ils pas de pression sur le gouvernement italien par les canaux diplomatiques habituels, mais publiquement leur position est très claire : « L’approbation de Rome aux Nouvelles Routes de la soie légitime à l’échelle internationale l’approche prédatrice de la Chine en matière d’investissement et ne bénéficiera pas au peuple italien », peut-on lire dans un tweet du compte du Conseil national de sécurité des États-Unis daté du 9 mars 2019.

Ainsi commence une phase de redimensionnement, de l’accord — ou à tout le moins de sa valeur politique. Le 11 mars 2019, peu après une visite à New York et Washington du sous-secrétaire à la présidence du Conseil, le leghiste Giancarlo Giorgetti, Matteo Salvini commence à signaler une certaine impatience de son parti face à l’adhésion : « S’il s’agit d’aider les entreprises italiennes à investir à l’étranger, nous sommes prêts à raisonner avec tout le monde, mais s’il s’agit de coloniser l’Italie et ses entreprises par des puissances étrangères, non » déclare le ministre de l’Intérieur en marge d’une réunion de son parti. Le Président du Conseil Giuseppe Conte tente de minimiser l’importance de la signature prévue à la fin du mois : « Le mémorandum n’a pas la nature d’un accord international et ne crée pas de contraintes juridiques », déclare-t-il au Corriere deux jours plus tard. En réalité, le gouvernement était parfaitement conscient qu’il pouvait devenir un instrument de la politique étrangère chinoise, comme l’explique très clairement Michele Geraci : « Pour les Chinois, la relation est géopolitique, pour nous, elle est commerciale. Nous ne pouvons pas contrôler la manière dont ils revendiquent politiquement les accords, mais nous pouvons les accompagner « en crédit » ; nous collectons ce crédit grâce à la cascade de communication qui se crée après une déclaration de Xi Jinping en faveur des affaires avec l’Italie. Le président donne son avis à ses entreprises, qui agissent ensuite. C’était l’esprit du protocole d’accord : nous donnons quelque chose à la Chine qui doit ensuite nous donner quelque chose en retour. Nous savions très bien comment ils allaient s’y prendre. »

Le gouvernement était parfaitement conscient qu’il pouvait devenir un instrument de la politique étrangère chinoise.

Francesco Maselli

Selon la reconstitution effectuée par les journalistes du Foglio Giulia Pompili et Valerio Valentini, au cours de ces journées plutôt agitées, démontrant la grande valeur symbolique de l’accord, Xi Jinping a menacé de faire échouer la visite d’État. Tout se met en place, le voyage a lieu et, pour l’Italie, le protocole d’accord est signé par le ministre du développement économique, Luigi Di Maio, avec 29 accords, institutionnels et entre entreprises. « Il rééquilibrera la balance commerciale en notre faveur », déclare Luigi Di Maio en marge de la cérémonie.

Le président chinois Xi Jinping et la délégation chinoise lors d’une réunion avec le premier ministre italien Giuseppe Conte à la Villa Madama à Rome le 23 mars 2019. © Alessandro Serrano’/AGF/SIPA

Après plus de quatre ans, les échanges commerciaux indiquent le contraire. Le déséquilibre manifeste de la balance des paiements, qui devait théoriquement diminuer avec l’accord, est encore plus marqué aujourd’hui. Si les exportations italiennes s’améliorent, passant de 11 milliards en 2016 à 16,4 milliards en 2022, les importations en provenance de Chine augmentent de façon spectaculaire : en 2016, l’Italie a importé 27,3 milliards de biens, en 2022, la somme atteindra 57,5 milliards. Si, en termes de biens achetés à Pékin, la position de l’Italie est similaire à celle de l’Allemagne, Rome exporte beaucoup moins que la France et l’Allemagne, qui vendent respectivement près de deux fois (4,03 % du marché) et trois fois (6,77 % du marché) les biens vendus par les Italiens (2,73 % du marché) à la Chine.

Contacté à plusieurs reprises par le Grand Continent pour lui demander de dresser un bilan politique et économique du mémorandum, l’ancien ministre des affaires étrangères Luigi Di Maio, l’un des principaux artisans de cette signature, a refusé de répondre à nos questions.

Le déséquilibre manifeste de la balance des paiements, qui devait théoriquement diminuer avec l’accord, est encore plus marqué aujourd’hui.

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De Pékin à Trieste : « nous ne nous rendrons pas aux mains des Chinois »

L’un des nombreux domaines dans lesquels l’accord n’a pas donné de grands résultats est celui des ports, qui aurait dû être la principale infrastructure à bénéficier d’une coopération plus approfondie avec la Chine. L’intérêt de la Chine pour les ports italiens fait depuis longtemps l’objet de débats. Trieste, par exemple, était censée être l’un des principaux débouchés des Nouvelles Routes de la soie en Europe du Sud — à tel point que le président de l’autorité portuaire de Trieste, Zeno D’Agostino, véritable protagoniste de la renaissance du port de la ville, est présent le 23 mars 2019 à la Villa Madama et signe également un accord avec le géant chinois CCCC pour des investissements dans le Trihub — le projet d’interconnexion entre le port et le nœud ferroviaire. L’accord prévoit des opportunités réciproques : le port de Trieste pourra participer aux projets logistiques de CCCC en Chine et en Slovaquie, ce qui se concrétise quelques mois plus tard, le 5 novembre 2019, à Shanghai, où Di Maio et D’Agostino signent un partenariat avec l’entreprise chinoise pour le développement de zones industrielles sino-italiennes en Chine, qui seront connectées au port de Trieste et au système logistique italien.

Après un grand intérêt initial qui laissait présager un investissement chinois dans le terminal de la Plateforme Logistique de Trieste (PLT), la pandémie et l’escalade des tensions entre la Chine et les États-Unis ont changé la donne. Le 29 septembre 2020, ce n’est pas une entreprise chinoise qui se voit attribuer la gestion de la PLT jusqu’en 2052, mais la société allemande Hamburger Hafen und Logistik (HHLA), basée à Hambourg. Au moment de la signature de l’accord, Zeno D’Agostino précise implicitement que le décor n’est plus le même : « L’accord démontre que la mise en œuvre la plus complète des Nouvelles Routes de la soie ne s’arrête pas à l’initiative Belt And Road menée par la Chine. Jusqu’à présent, il manquait une vision forte du côté européen, capable d’intégrer et d’équilibrer les points de vue et les intérêts de l’Asie. »

Le 29 septembre 2020, ce n’est pas une entreprise chinoise qui se voit attribuer la gestion de la plateforme logistique de Trieste jusqu’en 2052, mais la société allemande Hamburger Hafen und Logistik (HHLA), basée à Hambourg.

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La trajectoire de l’entreprise allemande témoigne également du changement de contexte géopolitique. HHLA négocie depuis des mois la vente de moins de 25 % des parts de la société Container Terminal Tollerort GmbH (CTT), qui exploite l’un des principaux terminaux du port de Hambourg, à l’entreprise publique chinoise COSCO. L’accord a fait l’objet de plusieurs révisions : initialement, les Chinois avaient l’intention d’acquérir une participation plus importante, mais le gouvernement fédéral a imposé un plafond d’un quart du capital. L’accord, qui semblait être conclu fin 2022, a été remis en question début 2023, après que le gouvernement fédéral a déclaré que les terminaux portuaires de Hambourg étaient des « infrastructures critiques ». Le 12 avril, le ministère allemand de l’économie avait annoncé qu’il se prononçait sur les modalités d’entrée de COSCO dans Container Terminal Tollerort GmbH (CTT), avant de conclure l’opération le 10 mai, en accordant aux Chinois 24,9 % des parts.

La négociation a immédiatement donné au gouvernement de Giorgia Meloni l’occasion de souligner son hostilité aux accords d’infrastructures avec la Chine, une sorte de prélude à d’éventuelles décisions sur des dossiers liés au Mémorandum signé en 2019 : « Nous ne nous rendrons pas aux mains des Chinois », a répondu le ministre des Entreprises et du Made in Italy Adolfo Urso en octobre 2022 à une question sur d’éventuels intérêts chinois dans le port de Trieste si l’accord avec HHLA venait à se concrétiser. Notons en tout cas que COSCO n’achète pas d’actions de HHLA, mais seulement de la société qu’elle contrôle et qui gère l’un des principaux terminaux du port de Hambourg. En résumé, il s’agit d’un accord qui n’a que peu d’importance pour Trieste.

En réalité, selon le Secolo XIX, COSCO s’intéresse également aux anciennes emprises de l’aciérie Ilva à Gênes. COSCO Shipping Italy, en joint venture avec le groupe génois Fratelli Cosulich, a présenté une lettre, citée par le journal en ligne Formiche, dans laquelle elle fait part de son intérêt pour les zones situées dans la région de Gênes « en vue d’un investissement présent et futur sur le territoire ligure, avec des projets importants tels que la création d’un parc automobile ». Cosco est également présent à Vado Ligure et a participé aux activités du port bien avant que l’Italie ne rejoigne la Belt and Road Initiative. « En 2016, la société a repris une partie du terminal, mais le projet n’est entré dans le débat politique et public qu’après la signature du mémorandum », ajoute Francesca Ghiretti. « Gênes est un cas emblématique qui nous montre l’évolution de l’époque : en 2016, les accords sont passés inaperçus, tandis qu’en 2019, ils sont devenus problématiques. Dans ces cas, il est clair que le mémorandum n’a pas eu un impact particulièrement positif : au contraire, il a attiré les projecteurs, entravant les projets. »

La négociation a immédiatement donné au gouvernement de Giorgia Meloni l’occasion de souligner son hostilité aux accords d’infrastructures avec la Chine, une sorte de prélude à d’éventuelles décisions sur des dossiers liés au Mémorandum signé en 2019.

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« Il faut faire très attention à la manière dont on annonce la sortie : personne ne veut d’un conflit ouvert avec Pékin »

Avec l’arrivée de Mario Draghi au gouvernement, la situation devient encore plus claire. Dans son premier discours au Parlement, le nouveau Président du Conseil ne mentionne la Chine qu’une seule fois, et pas de manière positive : « Nous suivons également avec inquiétude l’augmentation des tensions en Asie autour de la Chine », déclare l’ancien banquier central. L’inquiétude ne se limite pas à l’Asie, mais aussi aux activités chinoises en Italie : entre février 2021 et juin 2022, le gouvernement Draghi a utilisé à cinq reprises le golden power — les pouvoirs spéciaux accordés à l’exécutif pour bloquer ou modifier les opérations dans les entreprises publiques ou privées en cas « d’existence d’une menace de préjudice grave pour les intérêts essentiels de la défense et de la sécurité nationale » — contre des investissements chinois.

Giorgia Meloni arrive elle aussi au palais Chigi avec une réputation plutôt anti-chinoise. Le 23 septembre 2022, deux jours avant le vote, elle accorde une interview à la Central News Agency, l’agence de presse de l’État taïwanais. Dans cet entretien, Fratelli d’Italia est qualifié de « parti ami de Taïwan » et Giorgia Meloni promet que l’Italie, avec elle à la tête du gouvernement, renforcera la coopération bilatérale avec Taipei et condamnera fermement les menaces de la Chine à l’encontre de l’intégrité territoriale de l’île. Quelques jours plus tôt,  Meloni avait rendu publique une rencontre avec le représentant de Taïwan en Italie, Andrea Sing Ying Lee, autre événement symbolique destiné à préciser le cadre dans lequel la favorite des élections législatives entend évoluer une fois au pouvoir.

Sur les Routes de la Soie, Giorgia Meloni a jusqu’à présent exprimé des positions claires. Elle a toujours critiqué le choix du gouvernement Conte, expliquant que l’adhésion au projet était une erreur : « Si je devais signer le renouvellement de ce mémorandum demain matin, je ne verrais pas les conditions politiques », a-t-elle expliqué dans une interview accordée à l’agence taïwanaise CNA. Le gouvernement italien a des positions très divergentes sur la Russie, mais sur la Chine il semble plus qu’uni : le parti Forza Italia de Silvio Berlusconi n’a jamais aimé Pékin, y compris pour des raisons idéologiques anticommunistes, et la Ligue, après la parenthèse jaune-vert pro-chinoise — qui, comme on l’a vu, n’était déjà pas très enthousiaste — a maintenant une position atlantiste sur le dossier. Voilà pour la coalition. Mais la haute administration italienne est également convaincue que la signature de 2019 était une erreur, et que le non-renouvellement est aujourd’hui la seule option possible, comme a pu le vérifier le Grand Continent après de nombreuses conversations avec des officiels et diplomates italiens : « L’accord, d’un point de vue commercial, ne vaut pas grand-chose, et a été progressivement vidé de ses aspects opérationnels. Cependant, symboliquement, il reste pertinent, il est difficile de le renouveler comme si rien ne s’était passé ; bien sûr, il faut faire très attention à la manière dont on annonce la sortie, personne ne veut d’un conflit ouvert avec Pékin », souligne l’un d’eux.

Sur les Routes de la Soie, Giorgia Meloni a jusqu’à présent exprimé des positions claires. Elle a toujours critiqué le choix du gouvernement Conte, expliquant que l’adhésion au projet était une erreur.

Francesco Maselli

Le gouvernement italien n’a pas encore annoncé officiellement sa décision. Toutefois, de manière informelle, plusieurs membres de la majorité, sans jamais être explicitement nommés, ont fait part à la presse de leur volonté de ne pas renouveler l’accord. D’autre part, comme l’a déclaré le ministre des affaires étrangères Antonio Tajani au Sole 24 Ore : « Dans ce domaine, c’est l’Inde qui est en train de devenir notre partenaire stratégique ». Et c’est justement à l’Inde que Giorgia Meloni a consacré une visite de deux jours, sans oublier les autres partenaires choisis pour signer des mémorandums d’entente, le Royaume-Uni et le Japon, avec lesquels l’Italie a non seulement des accords commerciaux solides, mais aussi des accords militaires, comme le montre le programme Tempest pour le développement d’un nouveau chasseur-bombardier.

Selon diverses sources gouvernementales italiennes, la question n’est pas de savoir si, mais comment et quand s’organisera la sortie — une position qui est désormais considérée comme acquise par Washington : « ce n’est pas une question de si, mais de comment », a répété Jimmy Panetta, membre de la Chambre des représentants des États-Unis, en visite en Italie le 9 juin dernier4, dans une interview accordée à Il Giornale. La décision semble donc prise, comme en témoignent les nombreux articles de la presse italienne et internationale, où la fin du protocole d’accord est considérée comme acquise. L’idéal, pour le gouvernement, serait donc à ce stade de trouver un moyen de rendre le non-renouvellement le moins public possible, afin de rassurer les Américains tout en minimisant les éventuelles représailles de Pékin. Mais pour Francesca Ghiretti, « maintenant que l’affaire est publique et médiatisée, il est difficile de la garder sous les radars ».

L’idéal, pour le gouvernement Meloni, serait à ce stade de trouver un moyen de rendre le non-renouvellement le moins public possible, afin de rassurer les Américains tout en minimisant les éventuelles représailles de Pékin.

Francesco Maselli

Le 10 mai, en visite à Prague, Giorgia Meloni s’est exprimée publiquement pour la première fois sur le renouvellement du mémorandum : « C’est une décision que nous n’avons pas encore prise, c’est un débat ouvert dans lequel je crois que les acteurs doivent être nombreux et à différents niveaux. Le Parlement en fait partie. C’est un débat que j’ai déjà ouvert dans plusieurs enceintes compétentes. Il reste encore plusieurs mois pour prendre cette décision, qui est délicate… Je n’étais pas d’accord à l’époque avec le choix que le gouvernement Conte a fait, mais aujourd’hui il faut la traiter avec beaucoup de prudence parce que, de toute façon, il s’agit d’une situation qui touche à de multiples dynamiques internationales. »

Pour l’instant, quelques signaux faibles indiquent à Rome qu’il n’y aura pas de renouvellement. Tout d’abord, Taïwan a compris qu’il était possible de renforcer sa présence en Italie sans mettre le gouvernement actuel dans l’embarras. Le 17 avril 2023, le ministère des affaires étrangères a annoncé l’ouverture d’un bureau de représentation à Milan5 pour faciliter les relations commerciales et économiques et offrir des services consulaires et d’urgence aux expatriés taïwanais vivant et travaillant dans huit régions — Vallée d’Aoste, Piémont, Ligurie, Lombardie, Émilie-Romagne, Vénétie, Frioul-Vénétie Julienne et Trentin-Haut-Adige. L’annonce a été suivie d’une visite très importante : le 17 juin, le ministre taïwanais des affaires étrangères Joseph Wu a rencontré à Milan deux députés de la Ligue, Paolo Formentini et Igor Iezzi, et deux députés de Fratelli d’Italia, Emanuele Pozzolo et Gianpietro Maffoni. D’autre part, Gian Marco Centinaio, vice-président du Sénat, a été reçu à Taipei par la présidente Tsai Ing-wen lors d’un voyage non officiel d’une semaine.

Le 16 juin, le gouvernement a fait usage de son golden power pour sauvegarder l’autonomie de Pirelli, précisément dans le but de limiter l’influence chinoise au sein d’une entreprise considérée comme stratégique. Cette décision fait suite au pacte d’actionnaires signé entre Camfin, la société de Marco Tronchetti Provera, qui détient 14 % des actions de Pirelli, et Sinochem, société chinoise et actionnaire majoritaire relatif avec 37 % du capital. Ensemble, les deux entités contrôlent Pirelli, et l’accord prévoit une réduction du nombre d’administrateurs italiens au sein du conseil d’administration et la possibilité pour Sinochem de nommer des postes exécutifs à partir de 2026.

Le 16 juin, le gouvernement a fait usage de son golden power pour sauvegarder l’autonomie de Pirelli, précisément dans le but de limiter l’influence chinoise au sein d’une entreprise considérée comme stratégique.

Francesco Maselli

À travers cette intervention, le gouvernement veut poursuivre « l’objectif de mettre en place un réseau de mesures fonctionnant comme un tout pour protéger l’autonomie de Pirelli et de sa direction, ainsi que pour protéger les technologies et les informations d’importance stratégique détenues par la société », indique le communiqué. Le décret établit explicitement que « l’administrateur délégué de Pirelli issu de la liste majoritaire sera désigné par l’actionnaire Camfin », et prévoit que « sur 12 administrateurs issus de la liste majoritaire, 4 seront désignés par Camfin », ce qui ne laisse que 8 administrateurs aux Chinois, alors que le pacte d’actionnaires prévoyait auparavant 9 administrateurs, sans oublier que « tous les organes délégués par Pirelli seront identifiés parmi les administrateurs désignés par Camfin » et que les décisions sur les questions stratégiques doivent être approuvées par une majorité des 4/5 au sein du conseil d’administration. Au total, rien ne peut être décidé sans le consentement de l’Italie.

Le président chinois Xi Jinping et la délégation chinoise lors d’une réunion avec le premier ministre italien Giuseppe Conte à la Villa Madama à Rome le 23 mars 2019. © Alessandro Serrano’/AGF/SIPA

Le gouvernement est intervenu parce que Sinochem est une entreprise publique chinoise et, selon un décret de l’administration Trump, employée par l’armée chinoise, ce qui exposerait donc Pirelli à d’éventuelles sanctions américaines. L’intervention est considérée comme relativement peu invasive : selon la loi, le gouvernement aurait pu imposer un contrôle encore plus strict, en supprimant les droits de vote de Sinochem, ou même en demandant à l’entreprise de réduire sa participation. Le choix de Meloni est donc un signal fort adressé à Pékin et aux autres investisseurs chinois qui détiennent des participations dans des entreprises italiennes, mais il ne s’agit pas d’une déclaration de guerre.

La Chine cherche évidemment à négocier un point d’atterrissage.

Francesco Maselli

Selon le journal Il Foglio, la Farnesina « travaillerait sur un document ‘alternatif’ » au Mémorandum, afin de donner un nouveau cadre aux relations bilatérales. Le ministère des Affaires étrangères et le Palais Chigi ne confirment toutefois pas cette possibilité, se référant aux propos de la Présidente du Conseil : pour l’instant, les discussions au sein de l’exécutif portent sur le renouvellement ou non de l’accord, et non sur son remplacement par un accord à renégocier. À ce stade, il est probable qu’il faudra attendre plusieurs semaines pour connaître la décision de Giorgia Meloni — et il n’est pas exclu que la question soit abordée publiquement, au cours d’un débat parlementaire, ou en tout cas élargie aux représentants politiques présents dans les deux Chambres, au sein du Comité pour la sécurité de la République (COPASIR)6.

Entre-temps, la Chine cherche évidemment à négocier un point d’atterrissage. Selon les révélations d’Il Foglio7, Liu Jianchao, ministre en charge du département des relations internationales du Parti communiste chinois, était en mission diplomatique à Rome du 25 au 27 juin : il a rencontré le président du Sénat Ignazio La Russa et le ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani, puis s’est également entretenu avec la secrétaire du Parti démocrate, Elly Schlein. Après tout, jusqu’à la fin de l’année, il reste du temps pour négocier.

Sources
  1. Federico Fubini, « Tria prepara la missione Cina. Lo scambio tra l’acquisto del debito pubblico e le rotte verso l’Italia », Corriere della Sera, 13 août 2018.
  2. Giulio Pugliese and others, Italy’s embrace of the Belt and Road Initiative : populist foreign policy and political marketing, International Affairs, Volume 98, Issue 3, mai 2022, Pages 1033–1051, https://doi.org/10.1093/ia/iiac039.
  3. Le sujet est quand même à l’époque au centre des discussions : Alexandra Brzozowski et Jorge Valero, « Don’t be naive with China’, EU leaders tell Italy », Euractiv, 22 mars 2019.
  4. Marco Liconti, « Giorgia sta superando le aspettative Usa. Il governo piace pure ai Democratici americani », Il Giornale, 9 juin 2023.
  5. Gabriele Carrer ed Emanuele Rossi, « Taipei apre un ufficio a Milano, il secondo in Italia. Ecco perché è importante », Formiche, 17 avril 2023.
  6. Giulia Pompili, « Copasir ? Dibattito in Aula ? Nessuno sa uscire dalla Via della Seta, pare », Il Foglio, 1 juin 2023.
  7. Giulia Pompili, « Pechino fa lobby per la Via della seta a Roma », Il Foglio, 16 juin 2023.