Totale et pourtant limitée1, non pas mondiale mais bel et bien mondialisée2, la guerre en Ukraine s’étend « du marché au commerce, des technologies numériques aux imaginaires »3… à la musique aussi4. Conflit armé inter-étatique au cœur de l’Europe, elle tend à réveiller les habitants du continent d’une certaine torpeur post-1989. Elle entraîne augmentation des budgets de la Défense, notamment en Allemagne, demandes d’adhésion à l’OTAN d’États neutres comme la Finlande et la Suède sans oublier articulation entre appel à la sobriété énergétique et lutte contre la dépendance des ressources naturelles russes sous les traits d’une « écologie de guerre »5. Non sans composante nucléaire6, cette guerre accentue la recomposition mondiale à l’oeuvre. Elle rend encore plus urgente la définition d’une orientation dans un monde bien difficile à décrypter depuis la fin de la bipolarité. Une des pistes possibles correspond au néo-idéalisme, à savoir une « approche morale de la poursuite géopolitique des intérêts qui met l’accent sur le droit à l’autodétermination de tous les États démocratiques, y compris les plus petits »7. Il trouve son incarnation dans des figures comme Volodymyr Zelenski mais aussi Kaja Kallas, Sanna Marin et de nombreux leaders d’Europe de l’Est. Mais est-ce suffisant  ? Cette manière de voir le monde est-elle adaptée  ? Et comme souligne Bruno Latour en découvrant le sommaire de Fractures de la guerre étendue  : « où est la Terre »8 dans le néo-idéalisme  ? Si son positionnement présente l’avantage d’offrir un diagnostic rafraîchissant, il n’ouvre pas un sentier aussi large qu’il semble paraître. Un néo-solidarisme prenant acte de l’enroulement planétaire dans lequel nous sommes engagés paraît plus adéquat. Ce néo-solidarisme n’est rien d’autre qu’un sens de la Terre. 

Le néo-idéalisme  : un positionnement stimulant, un dépassement nécessaire

Défendre une troisième voie est toujours délicat. C’est ce que proposent les tenants du néo-idéalisme au cœur de nos années Vingt. Situé à équidistance des réalismes façonnés par une vision tragique des relations internationales et des internationalismes libéraux dont le projet s’étiole à l’échelle globale, le néo-idéalisme défriche un autre chemin. Profondément attaché aux idées de progrès ainsi qu’à la nécessaire prise en compte des régimes politiques dans la compréhension des politiques étrangères, il s’oppose à un ordre oligarchique du monde confisqué par les grandes puissances. Ce qui explique sa critique à l’égard de certains experts et théoriciens américains regroupés dans une « coalition de la retenue » après les guerres d’Irak et d’Afghanistan  ; leur lecture du système international demeure exclusivement centrée sur la conduite de l’État le plus armé au monde. Surtout, le néo-idéalisme reconnaît la métamorphose des intérêts, lesquels deviennent moins étroitement nationaux en raison d’un enchevêtrement des sociétés entre elles9

Défendre une troisième voie est toujours délicat.

Frédéric Ramel

Un tel positionnement néo-idéaliste présente un double avantage. Du point de vue méthodologique, il réhabilite le rôle des idées et des valeurs. Un précepte souvent occulté voire ouvertement dénigré par la majorité des réalistes puisque la conduite des affaires internationales s’élaborerait exclusivement à l’aune d’une évaluation rationaliste des rapports de puissance. Prendre en compte les idéologies et plus généralement la nature des régimes politiques n’aiderait en rien décideurs et observateurs. Une posture critiquée en pleine guerre froide par Raymond Aron, lequel se révèle « too realistic to be a realist » selon l’expression de Pierre Hassner10. Une attitude encore plus critiquable aujourd’hui face aux clivages entre autoritarismes et démocraties aujourd’hui. Du point de vue ontologique, le positionnement néo-idéaliste réhabilite également le rôle des petits États. Là encore, ceux-ci échappent aux regards réalistes entièrement focalisés sur les grandes puissances, seules aptes selon eux à façonner l’ordre mondial sous l’effet des guerres majeures qu’elles engagent entre elles. En Europe, ces petits États portent en effet un discours et une politique anti-impérialistes au nom des valeurs démocratiques avec une forte cohérence entre la protection de l’état de droit à l’intérieur et la défense des démocraties agressées ou risquant de l’être à l’extérieur. Le néo-idéalisme repose ainsi sur la reconnaissance d’États souvent négligés dans le processus de construction européenne et ce au détriment du couple franco-allemand associé à la véritable locomotive de l’intégration

Bien que fort stimulant, le positionnement néo-idéaliste se heurte à deux difficultés. La première tient à sa restriction géographique, à savoir l’Europe. Certes, les leaders comme Kaja Kallas font part de leurs expériences en dehors du continent et considèrent que la défense des valeurs démocratiques tout comme les droits humains ne s’arrêtent pas à ses frontières. Néanmoins, le néo-idéalisme semble d’abord lié au sol européen. Il ne prend pas vraiment en charge les revendications dé-coloniales et post-occidentales ou tout simplement les positions neutres voire indifférentes exprimées par certains États des Suds à l’égard de la guerre russo-ukrainienne. Les votes à l’Assemblée générale des Nations unies sont majoritairement critiques à l’égard de la conduite russe. Mais les abstentions et les prises de distance par rapport à l’Occident demeurent (32 pour la dernière résolution votée le 22 février 2023), voire se multiplient lorsqu’apparaît le spectre du double standard occidental sur les droits humains, à l’instar de la suspension de la Russie du Conseil des Droits de l’homme adoptée le 7 avril 2022 (58 abstentions et 24 voix contre).

La première difficulté du néo-idéalisme tient à sa restriction géographique, à savoir l’Europe.

Frédéric Ramel

La deuxième difficulté réside dans la terminologie même. L’idéalisme n’a jamais eu bonne presse dans l’histoire politique car il était synonyme d’utopisme et d’aveuglement. Les défenseurs libéraux de la Société des Nations au cours de l’entre-deux guerres ont souffert de cette étiquette. Pourtant, lucidité et modestie animaient leurs conceptions tant ils étaient parfaitement conscients d’une absence d’harmonisation spontanée des intérêts entre États et convaincus de l’absolue nécessité d’éduquer afin de transformer les esprits. La paix par le Droit est aussi une question de volonté politique. Les néo-idéalistes s’insurgent à juste titre contre « le dénigrement des idéalistes du passé »11. Mais pourquoi, dès lors, reprendre un qualificatif brandi comme repoussoir pour ne pas dire anathème ? Pourquoi promouvoir une conception du monde en mobilisant ce label ? Ne faudrait-il pas être plus explicite  ? C’est ce que propose le néo-solidarisme planétaire. Il suppose d’inscrire la compréhension du fait guerrier au cœur de la planétisation du monde.

L’enroulement planétaire  : des guerres d’extension aux guerres de compression 

Mondialisation n’est pas planétisation. Ne se confondant ni avec le capitalisme ni avec l’essor des échanges marchands, la première renvoie à l’abolition des distances sous l’effet des technologies de l’information et de la communication devenues de plus en plus véloces. La seconde relève d’un autre registre quand bien même elle présente elle aussi un rapport à l’espace. La planétisation réside en l’éclosion d’une noosphère, une sphère pensante qui s’articule à la biosphère tout en étant issue de celle-ci puisque « continuation authentique et directe du processus évolutif »12. Aucune autre forme vivante n’avait jusqu’alors étendu sur l’ensemble de l’astre son influence, son impact, son empreinte. Jusqu’à l’entrée dans une nouvelle ère, sous l’effet de cette noosphère devenue « force géologique »13, à savoir l’anthropocène. Autrement dit, elle « change la face de la Terre »14.  

Similaire à la trajectoire d’une courbe qui s’étire jusqu’à enrouler l’Humanité tout entière, ce mouvement de planétisation est ponctué par deux séquences. La première tient à une dilatation à partir de laquelle les humains prospèrent biologiquement et peuplent progressivement toute la surface de la planète. Comparable à un « étalement géographique »15, cette phase présente les traits d’une expansion humaine s’étirant du paléolithique jusqu’à la modernité tardive. La deuxième séquence correspond à une compression, poussant les humains à discerner des liaisons de plus en plus denses entre les unités politiques qu’ils ont constitués. Nous sommes au cœur d’une telle compression. Elle génère une élévation de la Réflexion de l’Humanité sur elle-même, c’est-à-dire un plus haut degré de conscience de chacun des éléments qui la constituent. En d’autres termes, « la Terre continue à s’organiser ; sa température psychique monte »16.

Ne faudrait-il pas être plus explicite  ? C’est ce que propose le néo-solidarisme planétaire. Il suppose d’inscrire la compréhension du fait guerrier au cœur de la planétisation du monde.

L’enroulement planétaire ainsi décrit présente deux dimensions complémentaires17. Il révèle une convergence de trajectoires qui nous expose à des enjeux et des menaces communs traversant les frontières mais aussi façonnant nos conditions de vivants sur un même astre. La deuxième dimension correspond à la personnalisation, c’est-à-dire à une augmentation des capacités réflexives — mouvement de cérébralisation — qui s’accompagne d’une plus grande expression de soi dans sa singularité. Ce que l’on pourrait qualifier de contribution des individus à l’évolution de l’espèce.  

Violence et recours à la force armée ont accompagné cet enroulement planétaire. L’extension à l’œuvre lors de la première séquence se caractérise par conquêtes, colonisations ainsi qu’occidentalisation du monde à partir du XVIème siècle, un phénomène qui entraîne une extension globale de la manière dont les Européens ont établi l’ordre international entre eux. La seconde séquence est, quant à elle, ferment des guerres de compression pour trois principales raisons. L’étouffement tout d’abord : « comme dans un train aux heures de presse, on commence à étouffer sur la Terre. Et, dans cette condition d’asphyxie, les coups de poing s’expliquent par lesquels nations et individus essaient de se dégager et de sauver, par isolation, leurs habitudes, leur langue et leur pays. Bien vainement, du reste, puisque, dans le compartiment, les voyageurs continuent à monter… »18. Les politiques étrangères néo-populistes ayant pour finalité de protéger des identités nationales considérées comme figées dans le temps peuvent être interprétées comme des réponses à cet étouffement.  C’est aussi un tel étouffement qui renforce les clivages internationaux quant aux valeurs et notamment les droits humains. Les différentialismes que revendiquent certains acteurs à l’instar des défenseurs d’une conception islamique des droits ou bien les oppositions à la reconnaissance des LGBTQI+ à la fois en Occident mais aussi dans les pays des Suds sont de plus en plus saillants. Ils prennent d’assaut le fonctionnement même des organisations intergouvernementales, mettant en péril leur budget comme l’illustrent les débats à l’Organisation Internationale du Travail en juin 2023 quant à l’insertion de l’orientation sexuelle et des identités de genre au sein de la section consacrée à l’égalité des sexes, la non-discrimination et l’inclusion dans le monde du travail. Ces différentialismes s’articulent aussi au recours à la force. L’impérialisme n’est pas la seule matrice idéologique de la guerre menée par la Russie. Alimentée par le refus de voir s’émanciper l’Ukraine en tant qu’unité politique souveraine alors que celle-ci a témoigné d’une trajectoire historique distincte19, la guerre menée par Vladimir Poutine est également le produit d’une compression ressentie non seulement sur le plan stratégique — avancée de l’OTAN — tout comme sur le plan idéologique — défense du conservatisme et de l’orthodoxie.

Violence et recours à la force armée ont accompagné l’enroulement planétaire. 

Frédéric Ramel

Mais les guerres de compression — ou « des états de guerre » de compression — se manifestent également dans les espaces communs si Indispensables au fonctionnement des sociétés de la modernité tardive car vecteurs de flux de biens, de personnes, d’information. Ces espaces non terrestres ne sont détenus par personne tout en étant accessibles à tous  : espace aérien international, espace extra atmosphérique, haute mer, cyberespace. Ne bénéficiant plus d’un monopole en leur sein, les États-Unis sont de plus en plus contestés par les autres puissances, lesquelles déploient des stratégies de déni d’accès voire de balkanisation de ces espaces communs. En d’autres termes, des tendances nationalistes et néo-mercantilistes s’intensifient. Les appels à un dé-serrement des régulations internationales voire leur disparition font florès comme le démontre l’American Space Commerce Free Enterprise Act adopté par la Chambre des Représentants en 2018. Il promeut l’idée que l’espace extra-atmosphérique ne devrait pas être considéré comme un espace commun20. Une telle interprétation fait le lit d’une militarisation grandissante, c’est-à-dire l’utilisation de moyens placés dans ces espaces pour soutenir des opérations militaires. Par exemple, dans l’espace extra-atmosphérique, cela se traduit par la présence de défense antimissile balistique exo-atmosphérique ou le renforcement des capacités antisatellites avec comme conséquence l’accroissement de la pollution orbitale et notamment du syndrome de Kessler bien explicité dans le film Gravity (2013). Dans le milieu cyber, les recours aux virus tel Stuxnet, ou bien aux fake news qui concernent la couche supérieure sociétale du domaine participent d’une déstabilisation générale des régimes politiques, une déstabilisation qui s’amplifie en période de guerre à l’instar de ce qui se donne à voir dans l’affrontement des forces ukrainiennes et russes depuis février 2022.

Par ailleurs, ces espaces suscitent également la convoitise d’acteurs non-étatiques. Dans l’espace extra-atmosphérique, les géants du Net investissent des sommes colossales à l’instar de Space X d’Elon Musk ou de Blue Origin de Jeff Bezos. On voit aussi poindre des opérateurs visant à réparer des satellites en orbite sous la forme de « space servicing ». Dans les eaux internationales, on constate une série de découvertes concernant des gisements sous-marins de ressources naturelles comme le gaz ou bien de ressources halieutiques diversifiées dont l’exploitation attire des investisseurs variés. L’augmentation de la circulation maritime avec des portes conteneurs de plus en plus gigantesques ou encore des ports démultipliant leurs capacités de tonnages pour les accueillir, révèlent également les fenêtres d’opportunité d’enrichissement via un commerce accéléré. Cette immixtion d’acteurs sociétaux favorise une tension entre les res communes — les choses communes non appropriables, personne ne peut en avoir la propriété — et les res nullius — choses de personne ou choses sans maîtres, sans propriétaires mais néanmoins appropriables par des personnes privées voire des collectifs. Un risque de confusion se profile entre les deux via le phénomène d’appropriation sans contrôle d’une partie de ces espaces communs ainsi que de leurs ressources.

Le Grand Lac Salé est montré à l’arrière-plan de la «  jetée en spirale  » réalisée par Robert Smithson sur la rive nord-est du Grand Lac Salé près de Rozel Point dans l’Utah le 1er février 2022. L’année dernière, le Grand Lac Salé a atteint son niveau le plus bas depuis 170 ans et a continué à baisser, atteignant un nouveau niveau de 1 277,2 mètres en octobre. © AP Photo/Rick Bowmer

Enfin, l’enroulement planétaire actuel s’accompagne d’un spectre, celui d’une disjonction entre l’humain et la nature ou, plus précisément, « à travers l’action humaine, la noosphère se désengage elle-même, peu à peu, de la biosphère et devient de plus en plus indépendante, et tout ceci avec une accélération rapide et une amplification des effets qui ne cessent de s’accroître. Corrélativement, par une sorte de choc en retour, l’hominisation a introduit de formidable risques dans le cours de la vie »21. Les diagnostics inquiétants relatifs aux neufs limites planétaires22 témoignent d’un tel spectre qui prend les traits de « guerres climatiques » sous la plume de Bruno Latour — l’Humanité contre Gaïa. 

L’enroulement planétaire actuel s’accompagne d’un spectre, celui d’une disjonction entre l’humain et la nature ou, plus précisément, « à travers l’action humaine, la noosphère se désengage elle-même, peu à peu, de la biosphère et devient de plus en plus indépendante, et tout ceci avec une accélération rapide et une amplification des effets qui ne cessent de s’accroître. 

Frédéric Ramel

Ces guerres de compression liées à l’étouffement — première forme —, au contrôle des espaces communs — deuxième forme —, à la séparation de la biosphère et de la noosphère — troisième forme — invitent toutes à prendre conscience de cet enroulement planétaire dans lequel nous évoluons. Elles interrogent aussi et surtout notre manière d’agir en donnant à l’idée de solidarité une criante nécessité.

Le néo-solidarisme planétaire comme sens de la Terre

Par néo-solidarisme planétaire, il faut entendre une densification du solidarisme tel qu’il a pu éclore à l’orée du XXe siècle. Entre libéralisme et socialisme, il s’est essentiellement déployé à l’intérieur des frontières de l’État. Il fournit « un cadre de référence pour élaborer les lignes de force du droit et des institutions de l’État républicain, cadre dans lequel s’est construite et a évolué bon an mal an notre société politique jusqu’à l’époque contemporaine »23. Aujourd’hui, plusieurs courants s’en réclament avec des orientations plus ou moins critiques à l’égard du modèle économique capitaliste. Le cadre demeure essentiellement celui de la nation24 et c’est bien le sort actuel de l’État social dont il est question. Or, les concepteurs originels du solidarisme en appellent à une extension internationale à l’instar de Léon Bourgeois et sa « Société des nations » dont les contours dépassent le cadre purement inter-étatique de la League of Nations élaborée par Wilson. Une telle idée en appelle à un multilatéralisme social dont l’objectif est d’améliorer les conditions sociales et économiques d’existence des individus. Actualiser cette extension — elle-même très ancrée dans une foi robuste comme le révèle le discours de réception du prix Nobel de Léon Bourgeois25 — suppose la mobilisation d’un contre-récit à l’effondrement et ce, pour la densifier26. Ce contre-récit trouve une parfaite résonance avec le sens de la Terre défini par Teilhard de Chardin comme « le sens passionné de la destinée commune qui entraîne, toujours plus loin, la fraction pensante de la Vie »27. Un sens qui resserre. Un sens qui cimente. Un sens qui « en révélant à chacun qu’il existe une part de lui-même dans tous les autres, fait justement apparaître, entre la masse des vivants, un principe d’affection universelle et nouvelle  : le goût et le dévouement de l’élément pour l’élément, au cœur d’un même Monde en progrès »28

Ce néo-solidarisme est donc un état d’esprit qui s’inscrit dans un « élan vital » pour reprendre les termes de Bergson. À y regarder de près, cet état d’esprit apparaît dès le milieu du XIXe siècle avec l’essor de la coopération internationale sous la forme des organisations intergouvernementales dont le rôle et le développement n’ont cessé de croître. Si le malaise actuel qui entoure le multilatéralisme doit être analysé notamment sous l’effet des clivages normatifs déjà cités, il ne doit pas cacher cette dynamique profonde. Un certain nombre d’indices permettent de la repérer.

Le premier réside dans la reconnaissance d’un intérêt collectif au-delà des nations29. Il se traduit tout d’abord par l’adoption de textes fondamentaux malgré une atmosphère qui pourrait paraître comme léthargique pour ne pas dire réfractaire à l’égard du droit international. Par exemple, le Traité sur la haute mer illustre la protection de la biodiversité marine et place 30 % des océans dans des zones protégées30. La reconnaissance de cet intérêt collectif surgit aussi dans les tendances budgétaires des organisations intergouvernementales. L’épidémie de Covid-19 a généré un sursaut de conscience au sein de l’Organisation Mondiale de la Santé quant à l’insuffisance des cotisations obligatoires (20 %) — qui assurent le fonctionnement ordinaire — comparé aux contributions volontaires (80 %) sur lesquelles les États peuvent imprimer leurs vues. L’Assemblée mondiale de la santé a décidé d’augmenter ses cotisations obligatoires jusqu’à 50 % du budget général d’ici 2031 au plus tard. Un tel choix sonne comme un aveu  : l’organisation joue un rôle non des moindres dans la prévention et la gestion de la santé globale au-delà des critiques qu’elle a subies depuis 2020. Elle doit bénéficier de moyens financiers plus pérennes car il en va de l’intérêt de tous, la santé des uns étant tributaire de celle des autres à l’échelle planétaire. 

Un autre indice surgit sous les traits d’un appel à la sécurité planétaire. Plusieurs initiatives visent en effet à articuler la sécurité avec la survie de la planète que ce soit au prisme de la création d’un Conseil du système Terre31 ou l’Initiative pour la sécurité planétaire financée par le Ministère néerlandais des Affaires étrangères32. Ces propositions ont parfois du mal à s’émanciper des lectures traditionnelles de la sécurité33 car attachées aux conceptions géopolitiques faisant de la logique de puissance le principal aiguillon pour appréhender la sécurité climatique. Or la sécurité planétaire ne saurait se confondre avec celle-ci. Elle la transcende. Ou plus précisément, la sécurité planétaire se caractérise par un entrelacement de sécurités économique, alimentaire, sanitaire, environnementale… Répondre à cet entrelacement est une nécessité. Surtout, il convient de reconnaître la convergence d’exposition et de sensibilité à ces entrelacements, c’est-à-dire des vulnérabilités de plus en plus similaires quels que que soient les lieux d’existence. Or le néo-solidarisme planétaire offre des ressources non des moindres en vue d’appréhender ces vulnérabilités. Il est sous-jacent aux programmes visant à articuler les domaines, comme, à titre d’illustration, « une seule santé » qui défend une approche intégrée, systémique et unifiée de la santé publique (animale, humaine, environnementale).

La sécurité planétaire se caractérise par un entrelacement de sécurités économique, alimentaire, sanitaire, environnementale… Répondre à cet entrelacement est une nécessité.

Frédéric Ramel

Le néo-idéalisme a l’indéniable mérite de proposer un déplacement d’accent face à la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Mais il ne prend pas en considération l’enroulement planétaire dans lequel celle-ci se loge, ni les autres guerres de compression déclarées ou en émergence, notamment la disjonction entre l’humain et la biosphère. Prendre en compte cet enroulement offre l’opportunité de densifier l’héritage du solidarisme dans le monde d’aujourd’hui. Cette orientation peut trouver d’indéniables résonances avec des penseurs non occidentaux, lesquels aboutissent parfois à des orientations similaires mais par leur propre chemin34. Ne serait-ce pas l’occasion de lancer un dialogue mondial sur ce sens de la Terre  ? 

Sources
  1. Jean-Marie Guéhenno, « Totale et limitée  : un premier bilan de la longue guerre d’Ukraine », dans Le Grand continent. Fractures de la guerre étendue, Paris, Gallimard, 2023, p. 25 et s.
  2. Bertrand Badie, « Les surprises de la guerre mondialisée ». Attac. Les possibles. 34. Septembre 2022. https://france.attac.org/IMG/pdf/badie-possibles_34.pdf
  3. Gilles Gressani, Mathéo Malik, « Fractures de la guerre étendue », dans Le Grand continent. Fractures de la guerre étendue, op. cit. p. 20.
  4. Damien Mahiet, Ramel Frédéric, « Commentary Series on Putin’s War : The Shattered Frame of Cultural Exchange ? ». H-Diplo 446, 6 juillet 2022. https://hdiplo.org/to/E446
  5. Pierre Charbonnier, « La naissance de l’écologie de guerre », Le Grand continent, 18 mars 2022. https://legrandcontinent.eu/fr/2022/03/18/la-naissance-de-lecologie-de-guerre/
  6. Jean-Pierre Dupuy, « Déjouer la fin  : penser la guerre nucléaire qui vient », Le Grand continent, 27 mars 2023.
  7. Benjamin Tallis, « Qui soutient Zelenski  ? Naissance et doctrine du néo-idéalisme », dans Le Grand continent, Fractures de la guerre étendue, op. cit., p. 83.
  8. Bruno Latour, « Postface » dans Le Grand continent, op. cit. p. 226.
  9. Benjamin Tallis, op. cit., p. 94.
  10. Pierre Hassner, « Raymond Aron  : too Realistic to Be A Realist ? », Constellations, 14, 4, 2007, pp. 798-505.
  11. Benjamin Tallis, op. cit., p. 89.
  12. Pierre Teilhard de Chardin. La place de l’homme dans la Nature. Le groupe zoologique humain, Paris, Albin Michel, 1996, p. 218.
  13. Vladimir I. Vernadsky « The Biosphere and the Noosphere », American Scientist, 33, 1, January 1945, p. 9.
  14. Albert Le Roy, Les origines humaines et l’évolution de l’intelligence, Paris, Boivin, 1928.
  15. Pierre Teilhard de Chardin, La place de l’homme, op. cit., p. 190.
  16. Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. Paris, Seuil, 1963, Tome VII, p. 83.
  17. Michel Camdessus, « Mondialisation et avenir de l’humanité ». Discours introductif Colloque des amis du Père Teilhard de Chardin, New York, 7 avril 2005.
  18. Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie, Paris, Seuil, 1963, p. 358.
  19. Arthur Kappeler. Russes et Ukrainiens. Les frères inégaux du Moyen-Age à nos jours. Paris, CNRS Editions, 2022.
  20. David Ronfeldt, John Arquilla, Whose Story Wins : Rise of the Noosphere, Noopolitik, and Information-Age Statecraft. Santa Monica, CA : RAND Corporation, 2020, p. 65 et s.
  21. David Pitt, Paul R. Samson, « Introduction. Sketching the Noosphere » dans Mikhael Gorbatchev, David Pitt, Paul R. Samson, ed., The Biosphere and Noosphere Reader. Global Environment, Society and Change, London, Routledge, 1999 (1st ed.), p. 5.
  22. En avril 2022, la revue Nature souligne que la sixième limite (le cycle de l’eau douce) a été franchie. Seules trois ne l’ont pas encore été  : l’acidification des océans, l’appauvrissement de la couche d’ozone, la concentration des aérosols dans l’atmosphère. Les autres limites déjà dépassées sont le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, les cycles de l’azote et du phosphore, l’utilisation des sols, la pollution chimique (franchie également en 2022).
  23. Robert Lafore. « Solidarité et doctrine publiciste. Le solidarisme juridique hier et aujourd’hui » dans Solidarité(s). Perspectives juridiques. Toulouse, Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2009. https://doi.org/10.4000/books.putc.220
  24. Benjamin Chapas, Virgile Chassagnon, « Pour un nouveau solidarisme politique », Télos, 3 avril 2022.
  25. Bourgeois Léon, « La raison de vivre de la Société des Nations », Communication de M. Léon Bourgeois au Comité Nobel du Parlement norvégien, Décembre, 1922. https://www.nobelprize.org/prizes/peace/1920/bourgeois/26046-leon-bourgeois-conference-nobel/
  26. Patrice van Eersel, Noosphère, Paris, Albin Michel, 2021.
  27. Pierre Teilhard de Chardin, L’énergie humaine, Paris, Seuil, 1962, p. 39.
  28. Ibid., p. 44.
  29. Pour une analyse récente de cette tendance, voir Guillaume Devin, « Pour une politique multilatérale audacieuse. Policy Paper  : de la nécessité d’une coopération internationale au service de l’intérêt collectif ». Journal du multilatéralisme. 3 Mai 2023. https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/pour-une-politique-multilaterale-audacieuse/?highlight=devin
  30. Ce texte s’inscrit dans le prolongement des engagements pris lors de la COP15 sur la biodiversité tenue à Montréal en 2022 qui vise la protection d’un tiers de le la biodiversité mondiale sur terre comme sur mer (d’ici 2030 (« 30 pour 30 »).
  31. Anthony Burke et al., « Planet Politics  : A Manifesto from the End of IR », Millennium : Journal of International Studies, 44, 3, 2016, p. 522.
  32.  https://www.planetarysecurityinitiative.org/about-psi
  33. Judith Nora Hardt et Jürgen Scheffran, « L’(in)sécurité planétaire vue par le réseau de la Planetary Security Initiative  : une approche critique de l’expertise face à l’Anthropocène », Les Champs de mars, 2020/2, 35, p. 101-126.
  34. Voir par exemple le penseur bengalais Tagore (1861-1941) : Giorgio Shani, « From “Critical” Nationalism to “Asia as Method” : Tagore’s Quest for a Moral Imaginary’ and Its Implications for Post-Western International Relations », Global Studies Quarterly, Volume 2, Issue 4, October 2022, ksac069, https://doi.org/10.1093/isagsq/ksac069