Aujourd’hui s’ouvre à Vilnius un sommet important pour l’Alliance atlantique, qu’en attendre ?

Les discussions se noueront autour de l’Ukraine. On assistera très probablement à une réaffirmation de la condamnation de l’action russe sur le territoire ukrainien et de la solidarité des membres de l’alliance en soutien de Kiev. En découleront des négociations sur les garanties de sécurité que pourra offrir l’OTAN à l’Ukraine. Nous aurons probablement une déclaration très diplomatique qui va entrouvrir la porte de l’OTAN à l’Ukraine en temps et en heure. 

Qu’entendez-vous par « en temps et en heure » ?

Une chose assez évidente : l’adhésion de l’Ukraine implique des réformes pour accéder au standard de l’Organisation. Les alliés veilleront à ne pas soulever un enthousiasme ou une espérance excessive de la part de l’Ukraine, tout en montrant leur volonté de l’intégrer. En tout état de cause, cette volonté d’adhérer démontre que l’Alliance atlantique reste la meilleure garantie de sécurité en Europe dans les conditions actuelles.

L’adhésion de l’Ukraine implique des réformes pour accéder au standard de l’Organisation. Les alliés veilleront à ne pas soulever un enthousiasme ou une espérance excessive de la part de l’Ukraine, tout en montrant leur volonté de l’intégrer.

Général Jean-Paul Paloméros

C’est à cette aune que l’on peut interpréter les déclarations assez fermes de Jake Sullivan ce week-end, mais cela pose une question très concrète : dans une guerre qui dure et qui s’étend, à quelles conditions l’Ukraine peut-elle vraiment espérer adhérer ?

Une chose est sûre : les opérations militaires déterminent tout. Les armes vont continuer à parler et les événements nous diront de quelle Ukraine on parle au moment d’une éventuelle adhésion. À partir de quel moment les Ukrainiens et les Russes penseront qu’il faut mettre un terme à la guerre — les uns pour garantir leur souveraineté, les autres pour garantir les gains éventuels qu’ils auraient pu atteindre après plusieurs années de guerre ? Il est clair que l’issue des combats actuels sera sera cruciale. On voit bien que l’Ukraine ne peut pas se permettre de lancer des offensives sans succès. Soit elle arrivera malgré tout à déstabiliser les Russes — si possible avant la fin de l’été —, soit la guerre se finira en statu quo. Aura-t-on une drôle de guerre entre des pays qui consolideront leurs lignes ? C’est une issue possible mais les pronostics restent très hypothétiques.

Peut-on établir un lien direct entre les avancées ukrainiennes espérées pour cet été et la perspective d’adhésion ?

À ce stade, nous sommes encore en plein combat et personne ne peut prédire quelles seront les futures frontières de l’Ukraine. Nous souhaitons qu’elles soient le plus large possible, bien sûr, mais nous connaissons aussi les difficultés actuelles de Kiev quant au regain d’un pouce de terrain… En réalité, les discussions politiques sur l’adhésion reposent en grande partie sur la contre-offensive.

Jens Stoltenberg a été prolongé : selon vous, est-ce un casting idéal ou un choix par défaut ?

Les leaders de l’Alliance doivent actuellement se pencher sur de nombreux autres sujets. Dans ce contexte, débattre du futur Secrétaire général ne semblait pas approprié. Ils ont décidé de ne pas changer le capitaine du navire au milieu de la tempête — en attendant que la mer soit plus calme. Stoltenberg est donc une solution d’attente, voire une solution de sagesse.

En réalité, les discussions politiques sur l’adhésion l’Ukraine reposent en grande partie sur la contre-offensive.

Général Jean-Paul Paloméros

Mais cela n’indique-t-il pas malgré tout qu’il n’existe pas de consensus aujourd’hui sur sa succession ?

Cette temporisation cache vraisemblablement des discussions difficiles entre les différents membres de l’Alliance. C’est normal, c’est habituel. Il est rare qu’un nouveau secrétaire général s’impose naturellement. Cela dit, Stoltenberg avait en son temps assez bien réussi cet exercice puisqu’il avait pris la précaution de faire le tour des capitales avant de lancer sa candidature. Il avait d’abord voulu acquérir la certitude d’être soutenu par les pays membres, dont la France.

Depuis le 24 février, l’Europe s’est peut-être « réveillée » géopolitiquement, mais elle a aussi accru sa dépendance aux États-Unis en matière de sécurité. Partagez-vous le constat selon lequel la guerre d’Ukraine aurait encore plus vassalisé le pilier européen dans l’Alliance ?

La guerre en Ukraine a remis l’OTAN sur le devant de la scène. Mais elle a aussi montré, parfois cruellement, que l’efficacité de l’Alliance allait de pair avec la crédibilité militaire. La demande d’adhésion par la Finlande couronnée de succès réaffirme d’ailleurs cette réalité.

Depuis le 24 février, il est vrai que les Européens sont plus directement confrontés au déficit flagrant de certaines de leurs capacités militaires. Aucun pays européen ne pourrait mener aujourd’hui une guerre de haute intensité dans la durée — il ne sert à rien de se voiler la face à ce sujet. Tous ensemble ils pourraient sans doute faire mieux mais il resterait toujours des trous dans la raquette. Les Américains sont là pour les combler — comme c’est d’ailleurs le cas depuis la création de l’Alliance. Ces trous, divers et variés touchent aussi bien à des capacités clefs comme la défense antimissile qu’aux effectifs militaires, qui comptent aussi. L’Ukraine nous montre mieux que tout autre théâtre combien il faut être préparé — comme pendant la Guerre froide — à des conflits qui durent. Et pour cela, le nombre compte : il faut des stocks, des munitions, des recharges.

Or aujourd’hui, les Européens ne sont pas bien préparés à ce défi. Vont-ils en tirer des conséquences ? Un nouveau souhait émerge : que les Européens assument plus leurs responsabilités au sein de l’OTAN et deviennent le pilier européen qu’ils auraient dû constituer depuis pratiquement la création de l’OTAN. Nous n’y sommes pas.

L’Ukraine nous montre mieux que tout autre théâtre combien il faut être préparé — comme pendant la Guerre froide — à des conflits qui durent. Et pour cela, le nombre compte : il faut des stocks, des munitions, des recharges.

Général Jean-Paul Paloméros

Quelle serait la bonne méthode pour être constructifs dans cette relation nécessairement asymétrique ?

Il faut se servir de tous les outils que l’Union européenne met à la disposition des États pour coopérer dans tous les domaines afin, d’abord, de reconstruire l’industrie européenne de défense. Les industriels européens de dimension mondiale capables de faire la guerre se comptent sur les doigts d’une main. Actuellement, alors qu’il y a visiblement un besoin de cohérence politique industrielle européenne, les pays européens qui souhaitent se réarmer se tournent plus volontiers vers les États-Unis. L’exemple du F-35 est évidemment dans toutes les têtes.

Mais les États-Unis le ressentent-ils vraiment ainsi ? On a l’impression d’assister là à une situation paradoxale puisque la carte mentale de l’establishment militaire américain est de toute façon centrée sur le Pacifique…

Je dirais que, parallèlement au regain d’intérêt pour l’OTAN, on assiste à un regain d’attente des Américains vis-à-vis de leurs alliés. Nous revenons pratiquement à la situation que connaissait Dwight D. Eisenhower, le premier commandant suprême de l’Alliance au début des années 1950. À l’époque, Washington était soumis à une double pression : d’une part de provenance de Staline, qui obligeait les États-Unis à renforcer et à réarmer l’Europe, et d’autre part à l’ouverture d’un front asiatique avec la guerre de Corée. Souvenons-nous qu’alors, Eisenhower avait été amené à faire pression sur les Européens, très fortement, y compris à pousser au réarmement de l’Allemagne. 

Le sentiment d’appartenance de l’OTAN — et d’attente vis-à-vis de l’Alliance — semble plus ouvertement assumé aujourd’hui par les États-Unis, sans trop de complexe. Cela tient sans doute au président Biden et à l’équilibre américain d’aujourd’hui. Qu’en sera-t-il dans un peu plus d’an, c’est une question qui se posera. Bien que la priorité américaine actuelle est le pivot vers l’Asie et la Chine, ils ne peuvent pas, une fois de plus, laisser l’Europe à elle-même. Un « désengagement » pourrait se faire, mais de manière progressive. L’industrie américaine est prête à réarmer l’Europe — mais évidemment de nombreux pays européens ne sont pas prêts à voir les États-Unis partir…

L’industrie américaine est prête à réarmer l’Europe — mais évidemment de nombreux pays européens ne sont pas prêts à voir les États-Unis partir…

Général Jean-Paul Paloméros

Au-delà de la Russie, pensez-vous que les États-Unis puissent vouloir utiliser l’Alliance atlantique pour le théâtre asiatique ? L’exemple des réticences françaises sur l’ouverture du bureau de liaison au Japon pourrait le laisser penser…

Pas directement. Les Américains connaissent, comme nous, les limites de l’Alliance et du traité qui la sous-tend. En revanche, la mission du Partenariat pour la paix (PPP) n’a pas été contestée depuis de nombreuses années et s’est notamment matérialisée par une projection de la sécurité partout dans le monde, à travers des partenariats en Australie et au Japon. L’OTAN ne s’interdit pas de créer des partenariats qui auraient comme vocation à nouer d’abord un dialogue politique et puis à échanger sur des normes d’interopérabilité et sur les enjeux de sécurité, sans aller plus loin en termes d’engagement. Or de tels partenariats avec des pays qui n’ont pas des visions similaires du monde, comme des pays arabes, pourrait produire d’immenses dégâts.

Les Américains se contentent déjà de traiter les affaires européennes. Je ne pense pas qu’ils veulent aller au-delà. En revanche, ils sont ouverts à créer une dynamique de discussions avec le Japon au titre du Partenariat pour la paix. À mon avis, cela en restera là… L’installation d’un bureau au Japon est très politique et la mission s’y prête bien. En 2014, nous avons eu un partenariat avec la Russie — j’y étais. Ce n’est pas interdit en soi, c’est même encouragé dans la mesure où l’OTAN s’est donnée cette mission. Toutefois, il s’agit de respecter le concept d’emploi que l’Alliance s’est fixé et les limites posées par les autres membres — par exemple concernant le type de sujets abordés et la portée du partenariat.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, nous avons vu émerger le courant porté par les Baltes, la Finlande, l’Estonie et la Pologne qui est à la fois un réinvestissement de l’OTAN par un ensemble le cohérent de voix au sein de l’Alliance qui n’émane pas des lieux habituels. Comment ces pays peuvent-ils peser dans l’Alliance atlantique ? 

En effet, ces pays prennent de plus en plus d’importance à tous égards. La Pologne, qui a pendant longtemps accepté son déclassement militaire, modernise totalement son armée sous la pression de la guerre d’Ukraine. Le centre de gravité de l’OTAN est donc en train de bouger — vers les frontières russes.

La Pologne, qui a pendant longtemps accepté son déclassement militaire, modernise totalement son armée sous la pression de la guerre d’Ukraine. Le centre de gravité de l’OTAN est donc en train de bouger — vers les frontières russes.

Général Jean-Paul Paloméros

Ainsi, même si c’est une Alliance qui fonctionne au consensus, des rapports de force s’établissent. L’axe Nord-Est vise à prendre le pas sur l’axe Sud-Est. Cela semble évident mais il n’y a pas de concept d’emploi qui privilégierait un axe sur un autre dans l’Alliance : il faut que l’OTAN puisse mener ses missions sur l’ensemble du spectre et dans toutes les directions. Alors que les yeux sont tournés vers l’Est, puisque c’est là que les grands risques se situent, les pays du Sud on pu se faire entendre pour rappeler leur présence aussi et les risques qui pèsent sur leur sécurité. Nous avons donc un problème de repositionnement. J’ai vécu ce genre de tiraillements en 2014 au sommet de l’OTAN et je puis certifier que cela n’a rien d’évident à démêler.

L’enjeu consiste donc à ne pas permettre une cristallisation trop importante et d’observer ce qui se passe dans les pays nordiques à l’occasion de l’adhésion de la Finlande et de la Suède. Nous ne pouvons pas permettre une Alliance à plusieurs vitesses. C’est un grand enjeu pour le Secrétaire général et pour le commandant suprême pour trouver — puis de veiller à garder — l’équilibre, sans se concentrer sur uniquement un axe et en faisant face aux menaces futures.

Quel rôle les pays de l’Est ont-ils selon vous joué dans les nouveaux plans de défense qui vont être présentés à Vilnius ?

Cela a donné lieu à beaucoup de discussions. Les plans sont confidentiels bien sûr. Mais les pays ont réussi à atteindre un point de juste équilibre entre le pré-positionnement de troupes aux frontières orientales et le besoin de capacité de réactivité et de projection rapide, en particulier sur l’axe Sud. La France, quant à elle, détient une capacité de réactivité, ce qui lui permet d’intervenir dans l’axe Sud. 

Erdogan a, à la dernière minute, donné son feu vert à l’adhésion de la Suède. Était-ce inattendu ?

On se doutait que le Président turc voudrait maintenir le suspens jusqu’au dernier moment. L’autre bonne nouvelle est que le processus de l’adhésion de la Suède à l’OTAN se fera rapidement, puisqu’il s’agit d’un pays déjà très bien préparé. C’est pour la même raison que l’adhésion de la Finlande s’est déroulée si rapidement — j’avais d’ailleurs participé à cette préparation.

Erdogan a par ailleurs donné des signes positifs quant à son soutien pour l’adhésion de l’Ukraine à l’Alliance. Il a libéré des combattants d’Avozstal ce qui n’est pas apprécié par la Russie. Il est possible que le Président de la Turquie soit en train de se dire qu’il ne peut pas se passer de l’Alliance car autrement il rencontrerait des problèmes.

Faut-il aller plus loin et plus vite dans le soutien à l’Ukraine ? On comprend l’intérêt tactique des armes à sous-munition dans un conflit marqué par l’attrition et un front figé où l’artillerie devient le seul moyen de percer — les États-Unis ont-ils bien fait d’annoncer leur livraison ?

Cette décision n’est pas le fruit du hasard mais a été longuement mûrie. C’est une décision qui entérine un équilibre entre des principes et la réalité de la guerre en Ukraine. 

Les principes, plus ou moins agréées par les État-Unis — contrairement à la Russie et à l’Ukraine — interdisent l’emploi de ces armes. La réalité, c’est que le nerf de la guerre, ce sont les munitions.

Vue la cadence des tirs, il est clair que nous sommes dans une guerre industrielle liée à la capacité de produire. Cette décision démontre aussi les limites du système industriel américain. Joe Biden a pris cette décision en étant pleinement conscient des effets de cette livraison qui va soutenir l’Ukraine et lui permettre de toujours tirer le volume de missiles nécessaires pour se défendre et pour attaquer.

Vue la cadence des tirs, il est clair que nous sommes dans une guerre industrielle liée à la capacité de produire. Cette décision sur les armes à sous-munition démontre surtout les limites du système industriel américain.

Général Jean-Paul Paloméros

Cela dit, d’un point de vue purement militaire, les risques sont relativement limités. Le taux de munitions qui ne fonctionnerait pas est très limité. Les Ukrainiens ont tiré la sonnette d’alarme depuis longtemps et les États-Unis ont conscience de cette situation. S’ils sont obligés de déstocker des armes à sous-munition, c’est qu’ils y sont réduits. Dans ces conditions, on peut cependant se demander pourquoi les Américains refusent toujours de livrer des cibles de plus haut portée aux Ukrainiens ?

Liez-vous directement cette décision à la crainte que l’industrie américaine n’arrive plus à suivre le rythme d’une guerre du type Ukraine ? 

Pour l’Europe, c’est habituel : cela fait longtemps que nous ne suivons plus le rythme. Voir aujourd’hui les Américains crier au loup pour leur propre industrie montre très bien ce qu’est une guerre de haute intensité. Nous commençons à peine à mesurer les effets de ces cinq-cents jours de guerre industrielle. 

Quel est le potentiel de l’industrie russe ? Pour l’instant, elle est capable de restaurer au moins des munitions de base, moins précise que les autres. Au vu de la longueur du front et de l’intensité des combats, on comprend que les stocks de munitions sont un élément important.

Le prochain grand sujet sera donc le réarmement de l’Europe ?

Je le crois profondément. C’est tout le débat sur l’emploi des 100 milliards que les Allemands ont décidé de mettre un soutien de leurs forces de défense. C’est tout le débat de la loi de programmation militaire 2024-2030 en France. Est-ce que ces efforts-là sont de nature à nous permettre de nous réarmer. Les avis sont partagés.

Nous commençons à peine à mesurer les effets de ces cinq-cents jours de guerre industrielle. 

Général Jean-Paul Paloméros

Or le nombre est sacrifié à la diversité. Il est paradoxal qu’une loi de reconstruction aboutisse à des volumes en régression. Si c’est l’effort que peut se permettre la France, il faut en tirer les conséquences sur son plan d’action et sa place dans l’OTAN. Pour l’instant, elle est très bien située, il ne s’agit pas de pleurer sur notre sort non plus. Paris reste un des contributeurs majeurs à l’Alliance, après les États-Unis et la Grande-Bretagne.

La question du réarmement des Européens se structurera peut-être en fonction du résultat de ce qui se passe en Ukraine. Mais il existe aussi un autre scénario :  peut-être aurons-nous la mémoire courte et nous dirons que, sous condition que l’Ukraine intègre l’OTAN, tout se passera bien… Ce ne serait pas très avisé. La conclusion, c’est qu’il y aura sans doute une rediscussion de la loi de programmation en fonction de ce qui se passera en Ukraine.