1 — Le « couple franco-allemand » relève d’une psychologisation très française de la relation bilatérale

Le mot de couple n’est véritablement utilisé qu’en France, tandis qu’en Allemagne on préfère parler de moteur (Der deutsch französische Motor)1, une asymétrie émotionnelle qui se reflète aussi dans la réalité politique. La politique franco-allemande est généralement plus importante dans les campagnes électorales françaises que ne l’est la politique française de Berlin dans les campagnes électorales allemandes. Au moment où De Gaulle « fonde » l’amitié franco-allemande en 1963 avec l’acte solennel du traité, il met en scène spectaculairement et avec pompe une réconciliation franco-allemande qui en réalité a commencé dès 1950. La manière de se raconter cette histoire en France est très liée à une geste gaullienne qui colore voire recouvre la réalité historique de l’après-guerre2.

Il faut d’abord se dégager de la lecture psychologisante à laquelle incite le terme de couple et à laquelle les médias spécialisés eux-mêmes n’échappent pas. En insistant sur une supposée psychologie des protagonistes successifs, on occulte les différences de régimes politiques entre une république présidentialiste et une république parlementaire, où l’autorité du chancelier semble parfois encore plus faible même que celle du premier ministre français sur ses ministres sans parler de celle du président. 

L’importance que De Gaulle donne à l’amitié franco-allemande doit ainsi être lue dans le contexte du changement de régime en France après 1958. On peut bien sûr trouver des justifications dans les parcours des protagonistes, celui du Général De Gaulle, chef de la France Libre qui pose un geste réparateur et tourné vers l’avenir, en donnant une importance aux valeurs chrétiennes de Charles de Gaulle, qui devait d’ailleurs à cette époque se démarquer également de soupçons de maurrassisme et qui se rapproche du grand leader démocrate chrétien allemand Adenauer. Ce dernier, tout en œuvrant avec opiniâtreté à son objectif fondamental d’ancrage de l’Allemagne à l’Europe,  est lui aussi à la recherche du modelage de sa stature légendaire en surjouant avec sincérité l’amitié personnelle avec le Général. Car Adenauer, menacé de mort, destitué, ayant vécu dans l’insécurité et de facto « persona non grata des nazis »3 n’était pas considéré, à la différence de Willy Brandt, comme un combattant de la résistance au nazisme.  Les éléments sentimentaux ont leur importance mais les surévaluer risque de faire retomber dans le modèle narratif du « couple » amoureux voulu par la Ve République.

La politique franco-allemande est généralement plus importante dans les campagnes électorales françaises que ne l’est la politique française de Berlin dans les campagnes électorales allemandes.

Sylvain Kahn et Pierre Mennerat

2 — Le traité de l’Elysée est inspiré du plan Fouchet

Le but initial du traité de l’Élysée est d’opérer un relatif « découplage » de la RFA vis-à-vis des États-Unis et de l’OTAN. Ce traité bilatéral ressemble beaucoup à un ersatz du plan Fouchet promu par les gaullistes pour instituer « un caractère statutaire à l’union de leurs peuples » aux Six Etats-membres de la CEE. Les études historiques tendent pourtant à démontrer que le gouvernement du Général de Gaulle l’a sans doute fait sciemment échouer : à chaque fois que les Six s’accordaient sur une version, la France revenait avec des amendements nouveaux tout en prétendant vis-à-vis de sa propre population que le plan échouait successivement à cause des belges ou des néerlandais. Le traité de l’Élysée contient en quelque sorte pour deux ce que le plan Fouchet proposait pour six, et notamment une coopération de défense, qui est au cœur du traité de l’Élysée, bien que cela soit le volet qui ait été ensuite le moins mis en œuvre.

Malgré la grande réserve sur cet aspect côté allemand, Adenauer fait accepter ce projet à son gouvernement car, de 1949 à 1963, sa priorité constante durant tout son mandat est la concrétisation dans les faits de l’amitié  avec la France et une rupture définitive de l’Allemagne avec son Sonderweg4. Lorsque Ludwig Erhard, ministre de l’économie et « père du miracle économique allemand » lui succède à la fin de l’année 1963, il ne possède ni la même envie ni la même compréhension de la relation franco-allemande, qui connaît par conséquent une période de léthargie jusqu’à son départ en 1966 et à celui de De Gaulle en 1969.

Le but initial du traité de l’Élysée est d’opérer un relatif « découplage » de la RFA vis-à-vis des États-Unis et de l’OTAN.

Sylvain Kahn et Pierre Mennerat

3 — Le moteur franco-allemand existe bien avant le traité de l’Élysée

À l’encontre du récit qu’on entend parfois, le moteur franco-allemand démarre en réalité dès 1950. La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) est une proposition de Robert Schuman et de Jean Monnet, qui la présentent à Konrad Adenauer, cumulant alors les postes de chancelier et ministre des affaires étrangères et qui l’accepte avec enthousiasme. À l’époque, les dessins de presse allemands caricaturent Schuman et Adenauer en couple, libre ou marié, dans la corbeille duquel le dirigeant allemand apporte en dot le charbon sur lequel il se bécotent5.

Le 4 novembre 1956 peut aussi constituer une date de départ alternative du moteur franco-allemand, en pleine crise de Suez. Celle-ci vint percuter les négociations à Six qui aboutirent au traité de Rome. Dans une réalité qui sera transfigurée par le récit français a posteriori, ce furent bien les pays du Benelux qui permirent aux Six de se relever de l’échec de la CED pour aboutir à la CEE. La parole des français était alors en effet assez dévaluée depuis 1954. Une rencontre à Matignon prévue de longue date entre Guy Mollet et Konrad Adenauer intervint, hasard du calendrier, en plein milieu de la crise de Suez. Ils s’y mirent d’accord sur l’organisation du référendum d’autodétermination en Sarre, et le chancelier valida la conception française du traité de Rome, alors même que les Allemands et les Français semblaient jusqu’alors à la traîne dans les négociations. En France comme en Allemagne, il y avait alors une certaine réticence vis-à-vis de la construction européenne. Le puissant ministre de l’économie Ludwig Erhard, qui agissait en porte-parole officieux du patronat industriel allemand, n’était pas insensible au contre-projet britannique de zone libre-échange, et semble méfiant vis à vis d’une CEE bâtie sur le modèle de la CECA qu’il trouvait déjà fort compliquée.

Le couple franco-allemand mis en scène par De Gaulle lors de ses rencontres avec Adenauer dès 1958 est loin d’avoir joué un rôle d’entraînement ou un rôle constructif dans la première décennie de la CEE.

Sylvain Kahn et Pierre Mennerat

L’histoire de l’Union européenne comme long fleuve tranquille et nécessaire occulte donc la richesse des débats et des conceptions divergentes qui font son intérêt comme objet historique, et l’importance de moments accidentels qui précipitent des décisions, comme la crise de Suez. Adenauer et Mollet tombèrent d’accord à la fois sur la Sarre, le Traité de Rome, y compris sur l’inclusion des territoires ultra-marins dans la CEE. Le « couple franco-allemand » commence donc en 1950 avec l’accord enthousiaste d’Adenauer pour la proposition Schumann et s’institue vraiment avec cet accord crucial de 1956 qui dégage la voie pour le traité de Rome.

A contrario, le couple franco-allemand mis en scène par De Gaulle lors de ses rencontres avec Adenauer dès 1958 est loin d’avoir joué un rôle d’entraînement ou un rôle constructif dans la première décennie de la CEE.

Robert Michel, Anti Stilleben, 1924-1925 © ADAGP

4 — Les applications majeures et les aspects plus négligés du traité

Le traité de l’Élysée, dont on célèbre les noces de diamant, n’est donc pas le début du « couple franco-allemand ». Cas assez unique dans l’histoire diplomatique, les célébrations solennelles du traité de l’Élysée qui sont mises en scène désormais tous les cinq ans servent à en démontrer la vitalité. Les Français se racontent l’histoire de la construction européenne comme la manière de réconcilier la France et l’Allemagne. On a tellement insisté sur cette fonction du projet européen qu’aujourd’hui la logique s’est inversée  : on s’imagine qu’il faut actualiser l’amitié franco-allemande tous les cinq ans pour que l’Europe progresse. Puisque ce récit français sur le franco-allemand a sa propre autonomie, il est devenu aujourd’hui la conviction que sans moteur franco-allemand, on ne fait pas l’Europe — ce qui est une représentation très partielle de la réalité de l’histoire de la construction européenne. 

À cet égard, la position de De Gaulle selon laquelle on peut se passer de l’Europe pour faire la paix avec l’Allemagne est plutôt en désaccord avec cette hypothèse, même si le traité n’a pas vraiment accompli ce but. De Gaulle cherchait à mettre les américains à distance, et le traité est devenu dans les faits beaucoup plus concret s’agissant de l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), de l’apprentissage de la langue du partenaire et des jumelages. Or le discours sur le rapprochement des sociétés civiles n’était pas au cœur du vocabulaire et du référentiel gaulliens, et le traité de l’Élysée a débouché sur autre chose que l’intention gaullienne, qui était de créer le noyau d’une coopération de défense et de stratégie franco-allemande.

On s’imagine qu’il faut actualiser l’amitié franco-allemande tous les cinq ans pour que l’Europe progresse.

Sylvain Kahn et Pierre Mennerat

5 — Le traité de l’Élysée représente un objet diplomatique unique

Un des aspects fondamentaux de ce traité est cependant l’obligation mutuelle d’échanges fréquents à tous les niveaux de la vie politique. Dans tous les ministères, même à l’Intérieur, qui est généralement la plus lente à intégrer les évolutions de l’européanisation, existent des coopérations, des échanges de fonctionnaires et des programmes de travail communs entre France et Allemagne. Le rôle du plénipotentiaire de l’Allemagne pour les relations culturelles franco-allemandes est révélateur de cette volonté de se parler malgré des différences culturelles et institutionnelles. Représentant les 16 Länder avec rang de ministre dans les conseils et les affaires germano-françaises, il est présent comme interlocuteur pour une variété de discussions mais fait face à différents ministres français aux tutelles diverses, culture, enseignement, universités, voire recherche.

Le fonctionnement franco-allemand dans son aspect régulier est profondément unique dans l’histoire contemporaine de la diplomatie. L’objectif principal et assumé de la relation est de finir par se mettre d’accord entre Français et Allemands sur une vision de compromis entre des visions, diagnostics et représentations structurelles et culturelles dont on présuppose qu’elles sont a priori différentes voire opposées. C’est une relation qui n’est possible qu’après 1945. Les Français et les Allemands admettent l’existence de différences et se mettent d’accord depuis sept décennies sur la volonté d’avancer ensemble. Qu’il faille parfois six mois, ou plusieurs années pour arriver à une solution n’est donc pas en soi un problème.

La presse, surtout en France, parle trop vite de « crise franco-allemande ». Mais il n’y a pour ainsi dire jamais de « crise franco-allemande » qui soit vraiment devenue une crise ni de problème qui n’ait jamais trouvé une solution de compromis. Il n’y a pas d’équivalent entre la France et l’Allemagne de différends comme il peut y en avoir entre la France et l’Algérie, entre la France et le Mali en ce moment, entre la France et la Turquie récemment, entre la France et l’Italie du temps du gouvernement M5S-Lega, entre la Serbie et la Bosnie ou le Kosovo, ou encore entre la Lituanie et la Chine actuellement, c’est à dire un acte de politique publique hostile. Entre la France et l’Allemagne existent des divergences et des problèmes à résoudre, que les acteurs politiques finissent toujours par régler, ainsi que des réalisations communes, conjointes, dont certaines ont des effets d’entraînement ou une influence notables. À ce compte-là, depuis 70 ans, il n’y a guère dans le franco-allemand de crise qui réponde à la définition généralement admise de ce qu’est une crise en diplomatie et dans les relations internationales.

Il n’y a pour ainsi dire jamais de « crise franco-allemande » qui soit vraiment devenue une crise ni de problème qui n’ait jamais trouvé une solution de compromis.

Sylvain Kahn et Pierre Mennerat

6 — Des crises franco-allemandes qui n’en sont pas

Si de 1950 à 1963 les deux pays se trouvaient dans une « union libre » à la André Breton ou un PACS avant l’heure, l’institutionnalisation de leur relation qu’a permis leur « mariage » à l’Élysée en 1963, a fait rentrer la relation franco-allemande dans le champ du familial et du psychologique. Un mariage, cela permet pour ainsi dire de raconter une histoire aux enfants — comme aux frères et sœurs et autres cousins. Ce récit a une fonction instrumentale particulière vis à vis des Français, qui se racontent leur histoire nationale comme le peuple qui «  invente  » l’État puis l’État-nation puis la démocratie — la Révolution française cristallisant l’ensemble6. Par conséquent il faut pour les Français tisser une histoire qui rende compatible ce mythe anthropologique de la centralité de l’État pilier de la nation et de la démocratie avec la construction européenne. Or comme la construction européenne est la mutualisation des compétences étatiques et des territoires nationaux, le pouvoir français doit, dans la durée, inventer un récit qui la justifie sans renoncer à l’héritage de la Révolution. L’importance parfois démesurée du « couple franco-allemand » dans le récit national français est peut-être une facette de cette tentative de rationalisation interne de la participation de la France à la construction européenne. 

Robert Michel, TH-organ, 1960 © ADAGP

Ainsi des pays qui ont pourtant une histoire de conflits avec l’Allemagne, comme les Pays-Bas, le Danemark voire la Grande-Bretagne, n’ont pas entrepris de bâtir une relation similaire à la relation franco-allemande, même si ces guerres sont tout aussi constitutives de leur histoire nationale que la conflictualité avec l’Allemagne dans l’histoire française. Un pas de côté est nécessaire pour comprendre l’attachement au couple franco-allemand dans la politique française, non pas pour la minorer mais pour en comprendre la fonction et la place. Les réactions très inquiètes à l’annonce de Scholz du fonds spécial de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr ou de l’enveloppe de 200 milliards pour gérer la crise énergétique sont le symptôme de cette obsession française, qui mythifie les crises franco-allemandes.

L’importance parfois démesurée du « couple franco-allemand » dans le récit national français est peut-être une facette de cette tentative de rationalisation interne de la participation de la France à la construction européenne. 

Sylvain Kahn et Pierre Mennerat

Car cette représentation a une fonction mythique. C’est parce que les « crises » franco-allemandes sont exagérées et les différends dramatisés, que leur dénouement peut-être qualifié de miraculeux et l’action du couple de démiurgique. Par exemple, le Système monétaire européen adopté en 1978 est une solution de politique publique au problème important de l’écart de valeur entre les devises européennes à la fin des trente glorieuses. Sa représentation est couplée à la mémoire idyllique d’un « couple » idéal Giscard-Schmidt, discutant ensemble sans interprètes et d’accord sur tout. Or entre 1971, alors que Giscard et Schmidt sont ministres des finances de leurs pays respectifs, et 1978, les gouvernements allemands et français n’étaient d’accord sur rien en matière monétaire. Le SME une fois acté, les choses vont très vite : il entre en vigueur neuf mois plus tard. L’histoire a largement occulté les sept années de dialogue de sourds derrière la mise en scène séduisante de l’entente idéale entre Giscard et Schmidt. 

7 — Une pratique des compromis

Le plan de relance de 2020 relève d’une dynamique similaire. Les « Eurobonds », rebaptisés Coronabonds, étaient sur la table depuis 2012. Les Français avaient poussé pendant plusieurs années avec d’autres pays mais les Allemands bloquaient avec d’autres pays. Il a fallu un événement catastrophique et inattendu, la crise sanitaire, pour arriver à un diagnostic partagé sur cet instrument… Sur le plan de relance, la fonction démiurgique du mythe franco-allemand permet également d’oublier ou d’occulter dans le récit de cette relance de la construction européenne dans son ensemble le mandat donné dès fin mars 2020 par le conseil européen à la Commission pour réfléchir à une solution d’ensemble pour faire face aux conséquences économiques et sociales de la pandémie et des confinements, à l’unisson des résolutions du Parlement européen et de l’assemblée parlementaire franco-allemande. Merkel, pour sa part, saisit le changement de l’opinion et quitte le camp des « frugaux ». Le rapport de force à l’intérieur de l’Europe permet au moteur franco-allemand d’apparaître alors dans sa position favorite, celle du duopole sensible à l’intérêt collectif qui synthétise des groupes de pays plus larges. Cela aboutit à l’initiative franco-allemande sur les « coronabonds » du 18 mai 2020 et à un succès majeur. La Commission accepte bien volontiers que le couple ou moteur lui grille la politesse dans la proposition concrète d’un plan de relance : l’initiative franco-allemande fonctionne à la fois comme un ballon d’essai et comme une base de travail pour la proposition qu’elle s’est engagée à présenter au conseil fin mai 2020 et qui deviendra le désormais fameux et historique plan de relance. 

Il arrive aussi que le tandem franco-allemand mette en place un compromis par défaut, ou une solution inaboutie. La « solitude de la BCE » qu’a analysée Jacques Bourrinet, ne résulte pas d’une construction consciente mais plutôt d’un inachèvement, lorsque les négociateurs de Maastricht s’opposent sur le fait de lui donner pour interlocuteur soit un ministre des finances de l’euro au sein du Conseil (proposition qui a la préférence entre autres des Français) soit un Commissaire en charge de la politique monétaire de l’Union (proposition qui a la préférence entre autres des Allemands) ; ils remettent simplement la question à plus tard. Puisque la nature a horreur du vide, cela a disproportionnellement renforcé la BCE que beaucoup de politiciens français ont d’abord vilipendé  avant de s’émerveiller de la politique menée par son président Mario Draghi et de déployer beaucoup d’énergie pour la faire diriger par des Français (Trichet et Lagarde).

La Commission accepte bien volontiers que le couple ou moteur lui grille la politesse dans la proposition concrète d’un plan de relance : l’initiative franco-allemande fonctionne à la fois comme un ballon d’essai et comme base de travail.

Sylvain Kahn et Pierre Mennerat

Les politiques énergétiques, souvent citées comme la pomme de discorde irréparable des relations franco-allemandes, ne conduisent pas non plus à une véritable crise. Malgré des différends profonds sur la politique énergétique, on ne peut pas véritablement parler de crise franco-allemande, puisque chacun accepte, dans une forme d’accord tacite sur le périmètre des désaccords, ce que chaque partie considère comme une grave erreur chez l’autre. C’est aussi la reconnaissance pragmatique et réciproque de l’inertie des histoires industrielles de chacune des deux nations et de l’importance qu’y jouent dans les deux cas les ingénieurs et les entreprises historiques. Dans le même temps, et c’est essentiel, les réseaux d’énergie sont interconnectés et les deux pays savent qu’en cas de manque d’énergie chacun peut compter sur l’autre. 

8 — La relation franco-allemande repose sur une accoutumance mutuelle

La situation actuelle de l’arrivée de Scholz rappelle l’arrivée de Gerhard Schröder en 1998. Ces deux chanceliers sociaux-démocrates, avec un changement de coalition, doivent marquer la différence avec leur prédécesseur. Schröder arrive après seize ans de pouvoir d’Helmut Kohl et veut desserrer la contrainte du couple franco-allemand. En signant également le manifeste Blair-Schröder, il marginalise le socialisme français marxisant au pouvoir avec Jospin. Il ne renonce pas au couple franco-allemand mais, sous couvert de la réflexion idéologique, il semble amorcer un rapprochement net avec le Royaume-Uni du New Labour et les États-Unis de Bill Clinton. La principale pomme de discorde de l’époque avec la France d’alors est l’évolution de la PAC et du budget communautaire. Schröder et Chirac signent cependant au conseil européen de Cologne en juin 1999 l’« Agenda 2000 » qui sanctuarise les dépenses de la PAC pour 14 ans. On peut difficilement trouver compromis et moteur franco-allemands plus concrets.

L’incompréhension mutuelle initiale entre dirigeants est un motif récurrent de l’histoire du couple franco-allemand.

Sylvain Kahn et Pierre Mennerat

L’incompréhension mutuelle initiale entre dirigeants est un motif récurrent de l’histoire du couple franco-allemand. Depuis le tandem de dirigeants Pompidou/Brandt, il faut toujours du temps pour que les partenaires apprennent à se comprendre. D’autant qu’il y a souvent dans la relation un «  senior  » déjà là et un «  junior  » qui vient d’être élu, et chacun doit invariablement prendre ses marques et se démarquer. C’est à cet égard qu’il faut éviter de psychologiser à outrance cette relation bilatérale, dans la mesure où ses déterminants sont aussi structurels et politiques. Ce sont ces dirigeants élus sur un programme électoral précis qui arrivent au pouvoir dans un couple franco-allemand qu’ils doivent endosser, chacun avec son bagage politique et électoral. 

Robert Michel, Der H8 – Plan, 1926 © ADAGP

9 — Un moteur franco-allemand instrumentalisé par tous dans la construction européenne

Cette dynamique autour de la relation franco-allemande au sein de l’Europe à l’œuvre dans l’adoption du plan de relance est bien révélée dans le film de Costa-Gavras Adults in the Room, inspiré du livre de Yanis Varoufakis sur la crise de la dette grecque. Il montre comment les « petits pays » dits frugaux, Finlandais et Néerlandais dans la zone euro notamment, utilisent l’Allemagne pour se cacher derrière elle et lui faire endosser seule le rôle de rigoriste sans coeur vis-à-vis des Grecs. On peut repérer ce manège dont les rôles sont distribués depuis bientôt 40 ans et faire l’hypothèse que le couple franco-allemand est une histoire que chaque pays se raconte à sa façon pour s’expliquer l’Europe. Par exemple, et c’est particulièrement vrai en ce moment de soutien à l’Ukraine et de sanctions envers la Russie, il est de bon ton en Pologne de se gausser ou se scandaliser de l’existence d’un couple franco-allemand, présenté au choix comme pusillanime ou directorial, sans nécessairement que cette critique ne débouche sur une proposition alternative de politique publique face à la guerre. Par ailleurs, cette épreuve de la guerre en Ukraine ne marque pas de véritable divergence franco-allemande, au contraire  : au-delà des différences de communication les deux pays participent de manière similaire au soutien à l’Ukraine. 

Le modèle du couple franco-allemand comme repoussoir a un certain nombre de précédents. Par exemple, dans les négociations du traité de Paris sur la CECA, les pays du Benelux obtiennent qu’on tempère le pouvoir de la Haute autorité par un conseil des ministres européens, dans la crainte que la Haute autorité ne soit le faux-nez du tandem franco-allemand. Puis lors du traité de Rome, ils ont obtenu que la prise de décision au sein de ce conseil des ministres se fasse à la majorité qualifiée, là aussi par crainte d’une tendance fantasmée au duopole. L’attente des pays du Benelux était en effet que la scène européenne mette à distance les supposées tendances hégémoniques des deux pays : le couple ou le moteur franco-allemand remplit ici sa fonction mythique — mais à l’envers.

Le couple franco-allemand est une histoire que chaque pays se raconte à sa façon pour s’expliquer l’Europe.

Sylvain Kahn et Pierre Mennerat

Dans la politique française, le président Macron, bien qu’il ait revêtu avec une certaine ostentation le costume du président gaullien, est sans doute le premier des huit présidents de la Ve République qui comprend intellectuellement et politiquement le sens de la supranationalité et de la construction européenne7. Cela différencie nettement son action de celle de Giscard ou de Mitterrand. Le président français communique avec une assiduité rare avec tous ses homologues, ce qui lui permet de débloquer certaines situations comme pour la directive travailleurs détachés.

10 — La matrice du traité de l’Élysée sur les nouveaux traités bilatéraux

L’institutionnalisation par des traités bilatéraux sur la matrice du traité de l’Elysée de la relation avec l’Allemagne, l’Italie — traité du Quirinal —  et désormais l’Espagne — traité de Barcelone — repose sur cette compréhension du fonctionnement de l’Union européenne où la supranationalité suppose des coalitions bilatérales ou multilatérales dans le cadre européen. Il ne s’agit en aucun cas de court-circuiter l’Europe communautaire  : contrairement au général de Gaulle, Emmanuel Macron considère que la Commission doit jouer son rôle. De même que la Communauté politique européenne est l’institutionnalisation de ce que la géographie politique appelle le «  système territorial européen  » qui existe déjà de facto depuis les années 1990, les nouveaux traités bilatéraux ont une fonction similaire d’institutionnalisation et de mise en récit des relations au sein de l’Union. À ce titre, Emmanuel Macron semble avoir une vision d’ensemble de la vie politique de l’Union dans laquelle il accorde une grande importance au Parlement européen, ce qui le différencie de ses prédécesseurs, y compris Valéry Giscard d’Estaing ou François Mitterrand ; ses interventions visent généralement à renforcer les institutions, comme le montre sa campagne pour les listes transnationales et l’installation d’Ursula von der Leyen à la tête de la commission européenne en 2019. 

Les traités bilatéraux ne sont pas que des symboles, ils obligent à réfléchir et à faire des propositions ensemble et poussent les partis eurosceptiques à sortir de leur position protestataire tribunitienne.

Sylvain Kahn et Pierre Mennerat

Si Emmanuel Macron multiplie en ce moment les traités avec ses partenaires européens, y compris avec l’Allemagne à Aix la Chapelle en 2019, c’est peut-être pour trouver un motif à la fois symbolique et institutionnel qui permette d’articuler à la fois la mutualisation de souveraineté qu’est la construction européenne et la conception centrale de l’État. Contrairement à la vision du général de Gaulle, ces traités ont aussi pour fonction de démontrer que faire l’Europe n’est pas seulement dissoudre la souveraineté nationale dans un « machin » apatride, mais que le multilatéralisme laisse aussi de la place à un renforcement du lien bilatéral, les deux mouvements étant complémentaires au sein d’un ensemble supranational qui fait système.

Ces traités ont également une fonction d’acculturation des parlementaires d’une Assemblée nationale qui, depuis juin 2022, a pris une coloration assez eurosceptique. La réunion régulière d’assemblées parlementaires franco-allemandes, franco-italiennes et franco-espagnoles composées au prorata des groupes parlementaires va socialiser les députés nationaux en les confrontant à un travail binational, à l’image de l’européanisation des cultures politiques au sein du Parlement européen. Ces assemblées vont mettre à l’épreuve de la réalité de la vie politique européenne des groupes parlementaires plutôt hostiles par principe à l’Europe. À cet égard, ces traités bilatéraux ne sont pas que des symboles, ils obligent à réfléchir et à faire des propositions ensemble et poussent les partis eurosceptiques à sortir de leur position protestataire tribunitienne.

Sources
  1. Moins courue mais employée et présente, on trouve aussi l’expression « Die  deutsch französische Beziehung » (la relation franco-allemande). « Das  deutsch französische Paar » (le couple franco-allemand) est une expression moins utilisée. Nous remercions Hélène Kohl pour ses éclaircissements sur ce point.
  2. Voir le récit synthétique et saisissant d’un paragraphe, d’une tonalité qui peut être au choix mythologique ou second degré, qu’en fait René Rémond dans Notre Siècle, dernier tome de l’Histoire de France publiée par Fayard, p.611 dans l’édition de 1988.
  3. Sylvie Guillaume, Konrad Adenauer, Ellipses, 2007, p. 53.
  4. Le CVCE propose la transcription du discours du 10 décembre 1951 au conseil de l’Europe d’Adenauer, véritable pièce de doctrine, en trois langues et en ligne : https://www.cvce.eu/obj/discours_de_konrad_adenauer_devant_le_conseil_de_l_europe_strasbourg_10_decembre_1951-fr-0ea92ca7-2add-405e-9b03-047ab6e9b728.html
  5. Illustration CVCE (Centre virtuel de connaissance sur l’Europe) URL : https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/c3c5e6c5-1241-471d-9e3a-dc6e7202ca16/aa47bf8a-e49a-4318-9489-c4c61deff0bd/Resources#62ae5773-2d5a-4565-a108-16cd1e717113_fr&overlay
  6. Voir, entre autres, Schulze Hagen, État et nation dans l’histoire de l’Europe, Seuil, 1996, p.31 par exemple ; Le Goff Jacques, dir., L’Etat et les pouvoirs, tome 2 de Burguière André et Revel Jacques dir., Histoire de la France, Seuil, 1989, préface notamment.
  7. https://www.puf.com/actualites/PODCAST_%3A_LEurope_des_Présidents_racontée_par_Sylvain_Kahn et en streaming https://audmns.com/LXwpUnb