L’Union a une nouvelle doctrine chinoise

« L'objectif clair du PCC est un changement systémique de l'ordre international. » Vingt-deux ans après l’entrée de la Chine dans l’OMC, l’Union vient définitivement de prendre acte de la nouvelle place occupée par la Chine dans le paysage global. Dans un discours clef prononcé aujourd’hui, la Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen formule une feuille de route pour y répondre.

Auteur
Louis de Catheu
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Ce discours de la Présidente de la Commission, prononcé le 30 mars 2023 devant le Mercator Institute of China Studies (MERICS) et le Centre de politique européenne, s’inscrit dans une intense séquence diplomatique sino-européenne. Après la visite du Chancelier Scholz puis du président du Conseil européen Charles Michel à Pékin en novembre dernier, suivi du tour des capitales européennes effectué par Wang Yi en février, c’est le Président du conseil espagnol Pedro Sánchez qui s’est rendu cette semaine à Pékin, tandis que le Président Macron et la Présidente von der Leyen s’y rendront conjointement la semaine prochaine. 

Dans ce discours, la présidente de la Commission porte un regard inquiet sur la Chine. Sur le plan intérieur, elle constate le renforcement du pouvoir personnel de Xi Jinping et du contrôle exercé par l’État du parti sur l’économie et la société. Sur la scène internationale, le partenariat sino-russe dans le contexte de la guerre en Ukraine et la volonté de de la Chine de façonner l’ordre mondial viennent remettre en cause les intérêts européens. La Chine reste donc, comme précisé dans la perspective stratégique de l’Union européenne de 2019, un « rival stratégique ».

Mais cette rivalité doit cohabiter avec des partenariats. La Chine est devenue incontournable. D’abord pour contribuer à la pacification des relations internationales, en jouant de son influence pour rapprocher l’Iran et l’Arabie saoudite, et demain peut-être – c’est du moins ce qu’espèrent les dirigeants européens – pour mettre fin au conflit en Ukraine ; mais aussi pour répondre aux défis globaux, en premier lieu le réchauffement climatique ou la préservation de la biodiversité. Surtout, la Chine est un géant industriel et commercial, avec lequel de nombreux liens économiques se sont tissés.  

Constatant l’interdépendance, Ursula von der Leyen présente les efforts menés par l’Union pour accroître sa résilience et se protéger lorsque la Chine, ou d’autres, refusent de jouer selon les règles communes de l’économie de marché. Face aux capitalismes politiques, il convient se doter des moyens de réagir face aux pratiques distorsives et à l’arsenalisation des interdépendances.

Mesdames et Messieurs,

C’est un réel plaisir d’être présente à cet évènement spécial organisé conjointement par deux des groupes de réflexion les mieux informés et les plus indépendants d’Europe. Alors que la situation mondiale devient plus difficile à décrypter, et à une époque où les faits sont régulièrement remis en question, le travail que vous effectuez n’a jamais été plus important pour l’Europe. Parce que ce n’est qu’en ayant une meilleure compréhension du monde tel qu’il est réellement – et non comme nous souhaiterions qu’il soit – que nous pourrons élaborer des politiques mieux éclairées. C’est la raison pour laquelle je suis convaincue que les groupes de réflexion jouent un rôle essentiel dans notre démocratie. En seulement dix ans, MERICS a acquis une expertise unique en ce qui concerne l’analyse des tendances politiques, économiques et sociales en Chine et leur incidence sur l’Europe et le monde. Et nous devons préserver et défendre votre droit – et celui de tous les groupes de réflexion – de faire preuve d’esprit analytique et critique. Je tiens donc à exprimer ma solidarité avec vous et avec toutes les autres personnes et institutions qui ont été injustement sanctionnées par le gouvernement chinois.

Créé en 2013 par la fondation Mercator, le MERICS est un centre de recherche sur la Chine contemporaine. Ses travaux portent notamment sur les développements politiques en Chine, les relations entre l’Union et la Chine ou la sécurité économique. 

En 2021, MERICS a fait partie de la (courte) liste des entités sanctionnées par la Chine en réaction à l’adoption, par l’Union européenne, de sanctions ciblant certains des responsables des atteintes aux droits de l’Homme dans la région du Xinjiang. 

Je tiens également à féliciter le Centre de politique européenne à l’occasion de son 25e anniversaire. Dès le premier jour, vous avez été une voix véritablement européenne dans le monde de l’action publique et de l’université. Cet esprit est tout à fait à l’image de l’un de vos fondateurs, un des pères les plus méconnus de l’Europe – Max Kohnstamm. Max Kohnstamm a vécu un traumatisme personnel et une tragédie pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce qu’il a connu l’a incité à consacrer sa vie à la construction d’une Europe unie. Une question a toujours guidé son travail : « Pensons-nous que les États sont pour toujours condamnés à rester […] à ne jamais faire confiance à un autre État ? Ou croyons-nous à la possibilité du changement, d’une évolution progressive des mentalités des hommes et de leur comportement ? ». Cet engagement à faire émerger une meilleure compréhension entre les uns et les autres perdure au sein de la communauté des groupes de réflexion en Europe.

Et c’est la nécessité d’approfondir notre connaissance d’un monde en mutation rapide qui nous amène ici à débattre de la politique de l’Europe à l’égard de la Chine. Notre relation avec la Chine est l’une des plus complexes et des plus importantes du monde. Et la manière dont nous la gérons sera un facteur déterminant pour notre prospérité économique et la sécurité nationale à l’avenir. La Chine est une nation dont l’histoire unique en son genre remonte à l’origine de la civilisation, et a connu l’essor et la chute de dynasties. Ses philosophes ont façonné la culture et la société dans une grande partie du monde d’aujourd’hui, depuis les enseignements de Lao Tseu, sur la vie en harmonie avec la nature, jusqu’aux valeurs éthiques de Confucius. Les quatre grandes inventions de la Chine antique – la boussole, la poudre, la fabrication du papier et l’imprimerie – ont révolutionné la civilisation mondiale. Mais l’époque actuelle est, à bien des égards, l’un des chapitres les plus notables de cette longue histoire, complexe et souvent turbulente. En moins de 50 ans, la Chine est passée d’une situation de pauvreté généralisée et d’isolement économique au statut de deuxième économie mondiale et à la première place pour ce qui est de nombreuses technologies de pointe.

Un récent rapport de l’Australian Strategic Policy Institute semble indiquer que la Chine a déjà ravi le leadership scientifique mondial aux États-Unis. Analysant les publications scientifiques dans 44 technologies critiques, le think tank constate que la Chine occupe la première place mondiale dans 37 de ces domaines scientifiques. L’intelligence artificielle est l’un des seuls domaines dans lesquels les États-Unis conservent la prééminence. Les pays européens sont quant à eux rarement présents sur le podium.

Depuis 1978, la croissance atteint en moyenne plus de 9 % par an, et plus de 800 millions de personnes sont sorties de la pauvreté. C’est l’une des plus grandes réalisations du siècle dernier. La portée de la Chine s’étend sur tous les continents et dans les institutions mondiales, et ses ambitions sont encore bien plus vastes. Grâce à l’initiative « une ceinture, une route », elle est le principal prêteur aux pays en développement. Et sa puissance économique, industrielle et militaire remet en question toute idée selon laquelle la Chine elle-même reste un pays en développement. Nous l’avons constaté quand, en octobre dernier, le président Xi a déclaré au Congrès du Parti communiste qu’il voulait que, d’ici à 2049, la Chine devienne un chef de file mondial sur le plan de « la force nationale composite et de l’influence internationale ». Ou pour le dire plus simplement : il veut en substance que la Chine devienne la nation la plus puissante au monde. Compte tenu de sa taille et de son influence mondiale, la réouverture de l’économie chinoise après la COVID-19 est positive. Et il est bon que nos citoyens, nos entreprises et nos diplomates soient à nouveau en mesure d’échanger. Parce que la compréhension mutuelle commence par la discussion.

Pour autant, nous sommes préoccupés par les raisons qui motivent ce retour sur la scène mondiale. La définition d’une stratégie européenne à l’égard de la Chine – ou en quoi consiste une stratégie réussie – doit commencer par une évaluation objective de nos relations actuelles et des intentions stratégiques de la Chine. Notre relation avec la Chine est bien trop importante pour être mise en péril faute de définition claire des conditions d’un dialogue sain. Il est clair que nos relations sont devenues plus distantes et plus difficiles ces dernières années. 

L’approche de l’Union européenne vis–à-vis de la Chine est définie dans la perspective stratégique de la Commission européenne du 12 mars 2019. Celle-ci affirme que la Chine est à la fois « un partenaire en matière de coopération, un concurrent économique et un rival systémique ». La distinction est ainsi faite entre les domaines dans lesquels l’Europe et la Chine ont des intérêts convergents, à l’instar du climat, le domaine économique, qui génère de grands bénéfices mais également des risques car la Chine ne joue pas selon les mêmes règles et le domaine politico-stratégique, où la Chine essaie de promouvoir son modèle autoritaire et sa vision de l’ordre international.

La boussole stratégique de 2022 réaffirme cette posture vis-à-vis de Pékin. Dans ce texte, Ursula von der Leyen montre qu’elle a bien conscience du défi historique auquel elle est confrontée : « le développement de la Chine, son intégration dans sa région et dans le monde entier marqueront le reste de ce siècle. Nous devons veiller à ce que cela se fasse d’une manière qui contribue à maintenir la sécurité mondiale et qui ne soit pas contraire à l’ordre international fondé sur des règles ainsi qu’à nos intérêts et à nos valeurs ».

Depuis un certain temps, nous avons assisté à un durcissement très délibéré de la position stratégique globale de la Chine. Elle s’accompagne désormais d’une recrudescence d’actions de plus en plus affirmées. Nous en avons eu un vif rappel la semaine dernière à Moscou, lors de la visite d’État du président Xi. Loin d’être décontenancé par l’invasion atroce et illégale de l’Ukraine, le président Xi maintient son amitié « sans limites » avec la Russie de Poutine. Mais il y a eu un changement de dynamique dans la relation entre la Chine et la Russie. Il ressort clairement de la visite que la Chine voit dans la faiblesse de Poutine un moyen d’accroître son influence sur la Russie. Et il est évident que l’équilibre des pouvoirs dans cette relation – qui, pendant la majeure partie du siècle dernier, était favorable à la Russie – s’est inversé. L’élément le plus évocateur a été la déclaration du président Xi à Poutine à sa sortie du Kremlin, lorsqu’il a dit : « En ce moment, il se produit des changements comme nous n’en avons pas connu depuis 100 ans. Et nous sommes ceux qui, ensemble, sont à l’origine de ces changements ». En tant que membre permanent du Conseil de sécurité, la Chine a la responsabilité de préserver les principes et les valeurs qui sont au cœur même de la charte des Nations Unies. Et la Chine a le devoir de jouer un rôle constructif dans l’encouragement d’une paix juste. Mais cette paix ne peut être juste que si elle est fondée sur le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. L’Ukraine définira les termes d’une paix juste, qui passe par le retrait des troupes qui l’ont envahie. Tout plan de paix qui consacrerait les annexions russes n’est tout simplement pas viable. Nous devons être francs à ce sujet. La manière dont la Chine continuera de réagir face à la guerre menée par Poutine sera un facteur déterminant de l’avenir des relations entre l’UE et la Chine.

L’influence de la Chine vis-à-vis de la Russie poutinienne est aujourd’hui au cœur des calculs stratégiques des élites européennes vis-à-vis de Pékin. Et c’est à cette lumière que doit être lue la séquence diplomatique en cours. Le Président Macron a ainsi récemment déclaré, en amont de sa visite à Pékin, qu’il partageait avec le Chancelier Scholz une vision commune, consistant à « interagir avec la Chine afin de mettre de la pression sur la Russie ». L’Union cherche à éviter que la Chine fasse évoluer sa posture vers un soutien plus actif, sous la forme de livraisons d’armes et de munitions.  

Et, bien entendu, la Chine elle-même a adopté une attitude plus ferme vis-à-vis de ses propres voisins. La démonstration de force militaire en mer de Chine méridionale et orientale, ainsi qu’à la frontière avec l’Inde, a des répercussions directes sur nos partenaires et leurs intérêts légitimes. Nous insistons également sur l’importance de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan. Tout affaiblissement de la stabilité régionale en Asie, région qui connaît la croissance la plus rapide au monde, nuit à la sécurité mondiale, à la libre circulation des échanges et à nos propres intérêts dans la région. Les graves violations des droits de l’homme au Xinjiang sont également très préoccupantes, comme le montre le récent rapport du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme. La manière dont la Chine satisfait aux obligations internationales en matière de droits de l’homme sera un autre critère pour déterminer comment – et dans quelle mesure – nous pouvons coopérer avec elle.

Le dernier sommet entre l’Union européenne et la Chine s’est tenu en avril 2022, après une interruption en 2021. Décrit par le Haut-Représentant Borrell comme un dialogue de sourds, ce sommet n’a pas permis de mettre sur pied un programme de coopération sino-européen tel qu’il avait pu exister entre 2013 et 2020. Les deux parties n’ont pas non plus été en mesure de s’accorder sur un communiqué commun. Seul résultat positif issu de ce sommet, l’Union et la Chine ont décidé de relancer leur dialogue dédié aux droits de l’homme.

Tout comme la Chine a renforcé sa posture militaire, elle a également intensifié ses politiques de désinformation et de contrainte économique et commerciale. C’est une politique délibérée ciblant d’autres pays pour faire en sorte que ceux-ci se plient aux attentes chinoises. Nous l’avons vu lorsque la Chine a réagi à l’ouverture d’un bureau taïwanais à Vilnius, en prenant des mesures de rétorsion à l’encontre de la Lituanie et d’autres entreprises européennes. Nous l’avons vu avec les boycotts contre des marques de vêtements qui avaient pris position sur la question des droits de l’homme, ou avec les sanctions prises à l’encontre de députés européens, de fonctionnaires et d’institutions universitaires en raison de leurs opinions sur les actions de la Chine. Nous avons constaté que les États membres sont de plus en plus confrontés à des activités chinoises, dans leurs sociétés, qui ne sont pas tolérables. Et nous l’avons vu dans la région, par exemple lorsque la Chine a fortement limité les exportations australiennes d’orge et de vin en raison des questions du gouvernement australien sur l’origine de la COVID-19. Tout cela s’inscrit dans le cadre d’une utilisation délibérée de situations de dépendance et de leviers économiques pour faire en sorte que la Chine obtienne ce qu’elle souhaite des pays plus petits.

Mesdames et Messieurs,

L’escalade que l’on observe indique que la Chine devient plus répressive à l’intérieur de ses frontières et plus ferme à l’étranger. Nous pouvons tirer trois grandes conclusions sur la manière dont la Chine évolue – et en tenir compte impérativement pour réorienter nos propres politiques. La première est que la Chine a désormais tourné la page de l’ère « des réformes et de l’ouverture », et entre dans une nouvelle ère axée sur la sécurité et le contrôle. Nous l’avons remarqué au début du mois, lorsque le président Xi a répété son engagement de faire de l’armée chinoise une « grande muraille d’acier qui protège efficacement la souveraineté, la sécurité et les intérêts en matière de développement de la Chine ». Nous le constatons avec l’initiative de Pékin pour la sécurité mondiale, qu’elle cherche à faire intégrer dans les documents des Nations Unies et dans le discours international de manière plus large. Nous pouvons donc nous attendre à ce que l’accent soit davantage mis sur la sécurité, qu’elle soit militaire, technologique ou économique. 

La transformation des priorités politiques chinoises, le développement économique cessant d’être la priorité pour être remplacé par la sécurité, correspond très exactement à l’hypothèse du capitalisme politique formulée par Alessandro Aresu et explorée depuis dans notre série hebdomadaire de publications. On constate bien en Chine une double dynamique de sécuritisation de l’économie — c’est toute la logique du la fusion civilo-militaire — et d’arsenalisation, c’est-à-dire d’exploitation des interdépendances pour faire avancer les intérêts chinois ; ce fut le cas, comme le rappelle Ursula von der Leyen, lorsque la Chine entreprit des actions de coercitions économiques vis-à-vis de la Lituanie ou de l’Australie. 

L’ouverture d’un bureau de représentation de Taïwan à Vilnius fin 2021 a provoqué en réponse des mesures de rétorsion du côté chinois. Au-delà de la rétrogradation des relations bilatérales au niveau d’un chargé d’affaire, la Chine a multiplié les mesures de coercition économique (arrêt de la circulation des trains de marchandises, produits bloqués aux douanes chinoises). Cette politique, vue comme une atteinte au fonctionnement du marché unique par les décideurs européens, a motivé un projet d’instrument anti-coercition, qui vient de faire l’objet d’un accord politique entre le Conseil et le Parlement européen.

Toutes les entreprises chinoises, par exemple, sont déjà tenues par la loi de contribuer aux opérations de collecte de renseignements de l’État et de les tenir secrètes. Nous pouvons également nous attendre à des mesures de contrôle économique encore plus strictes dans le cadre d’un renforcement du pilotage de l’économie par le parti communiste chinois, par l’intermédiaire de ses institutions et de ses dirigeants. Et nous pouvons nous attendre à de nettes pressions pour que la Chine devienne moins dépendante du reste du monde, mais le reste du monde plus dépendant de la Chine. Ou, comme l’a déclaré franchement le président Xi il y a quelques années, « la Chine doit renforcer la dépendance des chaînes de production internationales vis-à-vis d’elle-même pour constituer une capacité puissante de réaction et de dissuasion ». C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les matières premières critiques telles que le lithium ou le cobalt ; pour des secteurs tels que le transport ferroviaire à grande vitesse et la technologie des énergies renouvelables ; ou encore pour les technologies émergentes qui sont vitales pour la sécurité économique et nationale future, comme l’informatique quantique, la robotique ou l’intelligence artificielle. La deuxième conclusion que nous pouvons tirer de tout ça est que l’impératif de sécurité et de contrôle dépasse désormais la logique de la liberté des marchés et de l’ouverture des échanges. Dans son rapport au récent Congrès du parti, le président Xi a invité le peuple chinois à se préparer à la lutte. Ce n’est pas une coïncidence s’il a utilisé à plusieurs reprises dans son discours d’ouverture les mots « douzheng » et « fendou », qui peuvent tous deux se traduire par le terme « lutte ». C’est le signe d’une vision du monde façonnée par une certaine mission pour la nation chinoise ; ce qui m’amène à la troisième conclusion, à savoir que l’objectif clair du PCC est un changement systémique de l’ordre international, focalisé sur la Chine. Cela ressort des positions de la Chine au sein des instances multilatérales, qui montrent sa détermination à promouvoir une autre vision de l’ordre mondial ; une vision dans laquelle les droits individuels sont subordonnés à la souveraineté nationale ; où la sécurité et l’économie l’emportent sur les droits civils et politiques. Nous l’avons vu avec l’initiative « une ceinture, une route », de nouvelles banques internationales ou d’autres institutions pilotées par la Chine, mises en place pour rivaliser avec le système international actuel. Nous l’avons constaté avec l’ensemble d’initiatives mondiales prises par la Chine, et par la manière dont elle se positionne en tant que puissance et médiateur en faveur de la paix, par exemple dans le contexte du récent accord entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Et nous avons vu la manifestation d’amitié à Moscou, qui en dit long sur cette nouvelle vision de l’ordre international.

Lors de sa visite à Moscou, préparée en amont par un article publié dans la presse russe, Xi Jinping est revenu sur le « partenariat sans limite » des deux pays, dont les leaders se sont rencontrés plus de quarante fois depuis 2012. En apparence, Pékin et Moscou affichent une amitié qui irait dans le sens de la construction d’un nouvel ordre mondial fondé sur la prospérité à partir de leur bloc. Dans les faits, la Russie, engagée dans une guerre d’attrition en Ukraine et sous le coup de sanctions économiques, n’a d’autre choix que de réorienter son économie et se trouve de plus en plus en position de dépendance vis-à-vis de son voisin chinois.

Sur la référence d’Ursula von der Leyen aux routes de la soie et aux autres tentatives chinoise d’influer sur la gouvernance mondiale — qui se vérifient dans des domaines aussi différents que la santé ou le numérique — on peut se reporter, outre les épisodes de la série hebdomadaire « Doctrines de la Chine de Xi », aux textes de Li Bin ou de He Yafei publiés dans nos pages.

Mesdames et Messieurs,

Dans ce contexte, notre réponse doit consister en premier lieu à œuvrer au renforcement du système international lui-même. Nous voulons travailler avec nos partenaires sur des questions mondiales comme le commerce, la finance, le climat, le développement durable ou la santé. À cette fin, nous devons renforcer les institutions et les systèmes dans lesquels les pays peuvent se faire concurrence et coopérer, et dont ils bénéficient. C’est pourquoi il est crucial de garantir la stabilité diplomatique et des lignes de communication ouvertes avec la Chine. Je pense qu’il n’est ni viable, ni dans l’intérêt de l’Europe, de se distancier de la Chine. Nos relations ne sont ni noires ni blanches, et notre réponse ne peut l’être non plus. C’est pourquoi nous devons nous concentrer sur la réduction des risques, et non sur la distanciation. C’est notamment pour cette raison que j’irai bientôt à Pékin avec le président Macron. La gestion de cette relation et un échange ouvert et franc avec nos homologues chinois sont des éléments essentiels de ce que j’appellerais la réduction des risques par la diplomatie dans nos relations avec la Chine. 

En cohérence avec la perspective stratégique de l’Union européenne, après avoir exposé les causes et les manifestations de la rivalité systémique entre la Chine et l’Union européenne, la Présidente von der Leyen se tourne vers la coopération et la concurrence économique.  

Nous ne craindrons jamais de soulever les questions profondément préoccupantes que j’ai déjà évoquées. Mais je crois que nous devons laisser le champ libre à un débat sur un partenariat plus ambitieux et sur les moyens de rendre la concurrence plus équitable et plus disciplinée. Et, plus généralement, nous devons réfléchir à la manière dont nous pourrons collaborer de manière productive dans le système mondial à l’avenir, et à quels défis nous nous attaquerons. Certains domaines nous offrent des perspectives sur lesquelles nous appuyer. Prenez le changement climatique et la protection de la nature. Je me félicite vivement du rôle de premier plan joué par la Chine dans la conclusion de l’accord mondial historique sur la biodiversité de Kunming-Montréal. Il y a quelques semaines à peine, la Chine a également joué un rôle actif dans l’accord mondial visant à protéger la biodiversité dans les eaux internationales. En cette période de conflit et de tensions à l’échelle mondiale, il s’agit là de réalisations diplomatiques notables, sur lesquelles la Chine et l’Union ont travaillé ensemble. De plus, nous serons heureux de collaborer dans le même esprit, plus tard dans l’année, dans la perspective de la COP28. Cela montre ce qui peut être fait lorsque les intérêts convergent. Cela montre également que la diplomatie peut encore fonctionner, que ce soit pour se préparer aux pandémies, pour lutter contre la prolifération nucléaire ou pour œuvrer à la stabilité financière mondiale.

Le fait est que nous ne voulons pas rompre les liens économiques, sociétaux, politiques et scientifiques. La Chine est un partenaire commercial essentiel : elle représente 9 % de nos exportations de biens et plus de 20 % de nos importations de biens. Si les déséquilibres se creusent, la plupart de nos échanges de biens et de services restent mutuellement bénéfiques et dépourvus de risques. Toutefois, notre relation est déséquilibrée et souffre de plus en plus de distorsions créées par le capitalisme d’État chinois. Nous devons donc rééquilibrer cette relation sur la base de la transparence, de la prévisibilité et de la réciprocité. Nous devons veiller à ce que nos relations en matière de commerce et d’investissement favorisent la prospérité en Chine et dans l’Union. L’accord global sur les investissements – pour lequel les négociations se sont achevées en 2020 – vise à un tel rééquilibrage. Cependant, nous devons reconnaître que le monde et la Chine ont changé ces trois dernières années – et nous devons réévaluer l’AGI à la lumière de notre stratégie d’ensemble vis-à-vis de la Chine. Nous savons qu’il existe des domaines dans lesquels le commerce et les investissements présentent des risques pour notre sécurité économique ou nationale, d’autant plus que la Chine fusionne de manière explicite ses secteurs militaire et commercial. C’est le cas de certaines technologies sensibles, des biens à double usage ou même d’investissements qui s’accompagnent de transferts forcés de technologie ou de savoir-faire. C’est la raison pour laquelle, après la réduction des risques par la diplomatie, le deuxième volet de notre future stratégie envers la Chine doit être la réduction des risques par l’économie. 

Au cours des dernières années, le regard porté depuis la Commission sur l’ouverture économique et financière a évolué. Si le commerce est toujours considéré comme mutuellement bénéfique, un double constat a pris forme : certains pays ne jouent pas selon les règles du jeu et certaines entreprises peuvent avoir des comportements prédateurs. L’Union s’est donc dotée d’une panoplie d’instruments de défense commerciale et de sécurité économique. 

Pour rétablir une concurrence équitable face à certains États qui, comme la Chine, mobilisent les fonds publics en faveur de certains secteurs jugés stratégiques, l’Europe a adopté un règlement relatif aux subventions étrangères. Celui-ci permet d’imposer des mesures réparatrices et de contrôler certaines concentrations d’entreprises. Un mécanisme de contrôle des investissements étrangers en Europe a également été créé, qui prévoit la notification de la Commission. 

La Commission européenne a également proposé un instrument anti-coercition. Celui-ci permet de prendre des mesures de rétorsions dans le cas où un État utilise des mesures de coercition économique à l’égard d’un État membre. L’Union pourra alors répliquer au travers de droits de douane accrus, de licences d’importation ou d’exportation, ou de restrictions dans le domaine des services ou des marchés publics.

Le point de départ de cette approche est d’avoir une vision claire des risques. Cela nécessite de reconnaître la manière dont les ambitions de la Chine en matière d’économie et de sécurité ont évolué. Mais il s’agit également d’examiner de manière critique notre propre résilience et nos propres dépendances, en particulier au sein de notre base industrielle et de défense. Pour cela, il est indispensable de mettre notre relation à l’épreuve afin de voir où se situent les plus grandes menaces pour notre résilience, notre prospérité à long terme et notre sécurité. Nous pourrons ainsi développer notre stratégie de réduction des risques par l’économie dans quatre domaines. Le premier consiste à rendre notre propre économie et notre propre industrie plus compétitives et résilientes. C’est surtout vrai en ce qui concerne la santé, le numérique et le secteur des technologies propres. Le marché mondial des technologies « zéro net », par exemple, devrait tripler d’ici à 2030. Notre capacité à rester pionniers dans ce secteur façonnera notre économie pendant les décennies à venir. C’est la raison pour laquelle nous avons présenté la semaine dernière le règlement pour une industrie zéro net, élément essentiel de notre plan industriel du pacte vert. L’objectif est de pouvoir produire au moins 40 % des technologies propres dont nous avons besoin pour la transition écologique, comme l’énergie solaire, l’énergie éolienne terrestre et les énergies renouvelables en mer, les batteries et le stockage, les pompes à chaleur et les technologies de réseau. Mais pour y parvenir, nous aurons également besoin d’une plus grande indépendance et d’une plus grande diversité en ce qui concerne les intrants clés nécessaires à notre compétitivité. Nous savons que nous dépendons d’un seul fournisseur, la Chine, pour 98 % de notre approvisionnement en terres rares, 93 % de notre magnésium et 97 % de notre lithium. Nous gardons bien à l’esprit ce qui s’est passé avec les importations japonaises de terres rares en provenance de Chine il y a dix ans, lorsque les tensions en matière de politique étrangère se sont exacerbées entre les deux pays en mer de Chine orientale. Et notre demande concernant ces matériaux va exploser à mesure que les transitions numérique et écologique s’accéléreront. Les batteries qui alimentent nos véhicules électriques devraient multiplier par 17 la demande de lithium d’ici à 2050. C’est pourquoi nous avons proposé un règlement sur les matières premières critiques, qui devra contribuer à la diversification et à la sécurité de l’approvisionnement. 

Alors que l’adoption de l’Inflation Reduction Act a provoqué de nombreux remous au sein de l’Union européenne, les États-Unis étant accusés de protectionnisme — certaines subventions étant soumises à des critères d’origine des minerais ou de localisation de la production — la Présidente von der Leyen a réorienté le débat en soulignant le caractère massif des subventions accordées par la Chine aux industries vertes, et cela depuis plus d’une décennie.

La politique industrielle verte de l’Union en formation — Net-Zero Industry Act et Critical Raw Material Act — née comme une réponse aux États-Unis, s’est trouvée un nouveau compétiteur, tandis que les partenariats transatlantiques se développent.

Nous devons aussi réfléchir à cette question dans l’ensemble de notre marché unique, afin de renforcer notre résilience dans les domaines du cyberespace et du transport maritime, de l’espace et du numérique, de la défense et de l’innovation. Le deuxième volet de la stratégie de réduction des risques consiste à mieux utiliser la panoplie d’instruments commerciaux dont nous disposons. Ces dernières années, nous avons mis en place des mesures pour répondre aux préoccupations en matière de sécurité, que celles-ci concernent la 5G, les investissements directs étrangers ou les contrôles à l’exportation. Nous nous sommes dotés des outils nécessaires pour lutter contre les distorsions économiques, notamment grâce au règlement sur les subventions étrangères, ainsi qu’à un nouvel instrument visant à décourager la contrainte économique. Nous devons maintenant être unis, au niveau de l’UE, pour utiliser plus audacieusement et plus rapidement ces instruments lorsqu’ils sont nécessaires, et nous devons faire respecter la législation avec plus de fermeté. Troisièmement, l’évolution des politiques de la Chine pourrait nous obliger à mettre au point de nouveaux outils de défense pour certains secteurs critiques. L’Union doit définir sa relation future avec la Chine et d’autres pays dans des domaines de haute technologie sensibles tels que la microélectronique, l’informatique quantique, la robotique, l’intelligence artificielle, la biotechnologie et d’autres. Lorsque des biens peuvent se prêter à un double usage ou que les droits de l’homme peuvent être mis en jeu, il faut définir clairement si des investissements ou des exportations sont bien au service de notre propre sécurité. Nous devons veiller à ce que le capital, l’expertise et le savoir-faire de nos entreprises ne soient pas utilisés pour renforcer les capacités militaires et de renseignement de ceux qui sont également nos rivaux systémiques. Nous devons donc rechercher, dans notre panoplie d’instruments, les lacunes qui permettent la fuite de technologies émergentes ou sensibles au travers d’investissements effectués dans d’autres pays. C’est pourquoi nous réfléchissons actuellement à la question de savoir si et comment l’Europe devrait mettre au point un instrument ciblé sur les investissements sortants. Cet instrument concernerait un petit nombre de technologies sensibles pour lesquelles les investissements peuvent conduire au développement de capacités militaires présentant des risques pour la sécurité nationale. La Commission présentera, dans le courant de l’année, quelques pistes dans le cadre d’une nouvelle stratégie de sécurité économique. Cela permettra de déterminer où nous devons renforcer notre sécurité économique et comment mieux utiliser nos outils de sécurité commerciale et technologique. La quatrième partie de notre stratégie de réduction des risques par l’économie est l’alignement avec d’autres partenaires. Sur les questions touchant à notre sécurité économique, nous avons beaucoup de points communs avec nos partenaires du monde entier. C’est particulièrement vrai pour nos partenaires du G7 et du G20 et pour ceux de la région et au-delà, qui ont souvent des relations plus intégrées avec la Chine et sont plus avancés dans leur réflexion sur la réduction des risques. Dans ce cadre, nous nous concentrerons sur les accords de libre-échange là où nous n’en avons pas encore conclu – comme avec la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Inde, nos partenaires de l’ANASE et du Mercosur –, sur la modernisation de certains accords – comme ceux conclus avec le Mexique et le Chili – et sur une meilleure utilisation des autres accords qui existent déjà. Nous renforcerons la coopération dans des secteurs tels que le numérique et les technologies propres, par l’intermédiaire du Conseil du commerce et des technologies avec l’Inde ou de l’alliance verte UE-Japon. Et nous investirons également dans les infrastructures de la région et au-delà, dans le cadre de la stratégie « Global Gateway ».

Global Gateway est la réponse européenne à la stratégie de la ceinture et des routes chinoise. Afin de répondre aux besoins en connectivité et en infrastructure des pays du sud, l’Europe souhaite mobiliser 300 milliards d’euros sur la période budgétaire 2021-2027, dont 18 milliards d’euros provenant du budget européen, 135 milliards de garanties fournies par le fond européen pour le développement durable et 145 milliards de financement apportés par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et la Banque européenne d’investissement. 

Nous offrons aux pays en développement un véritable choix en matière de financement des infrastructures. Tout cela contribuera à renforcer la résilience de notre chaîne d’approvisionnement et à diversifier nos échanges commerciaux – ce qui doit être un élément central de notre stratégie de réduction des risques par l’économie.

Mesdames et Messieurs,

La perspective que nous avons devant nous, c’est celle d’un recentrage sur les questions les plus importantes. C’est aussi le reflet de la nécessité d’adapter notre stratégie à la manière dont le PCC semble évoluer. Mais si nous voulons gérer cette relation de manière à préparer l’avenir, nous devons le faire ensemble. À ce moment décisif pour la marche du monde, nous avons besoin de cette volonté collective de réagir ensemble. Une politique européenne forte envers la Chine doit s’appuyer sur une coordination étroite entre les États membres et les institutions de l’Union, ainsi que sur la volonté de contrecarrer des tactiques qui viseraient à nous diviser pour mieux régner. Cependant, je tiens aussi à dire que rien n’est inévitable en géopolitique. La Chine est un mélange fascinant et complexe d’histoire, de progrès et de défis ; et elle définira ce siècle. Mais l’histoire de notre relation avec la Chine n’est pas encore entièrement écrite, et elle ne doit pas forcément être défensive. Nous devons montrer collectivement que notre système démocratique, nos valeurs et notre économie ouverte peuvent apporter la prospérité et la sécurité aux gens. Dans le même temps, nous devons toujours être prêts à parler et à travailler avec ceux qui voient le monde différemment ; ce qui me ramène à mon point de départ et à ce que disait Max Kohnstamm au sujet de l’évolution progressive des mentalités et des actions. C’est à cela que vous œuvrez chaque jour. Et c’est en cela que l’Europe croira toujours.

Longue vie à l’Europe, et merci de votre attention.

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