Tout au long de l’histoire, le savoir technique a constitué une source de puissance pour les États1. La concurrence pour le leadership technologique est étroitement liée à la rivalité pour le pouvoir. En effet, le pouvoir, défini comme la capacité de forcer ou de persuader les autres à suivre une ligne de conduite qu’ils n’auraient pas choisie autrement, est dépendant des ressources et capacités nationales. Or le progrès technologique peut renforcer la puissance économique, les capacités militaires ou l’influence politique. Cela ne veut pas pour autant dire que l’avance technologique confère automatiquement le pouvoir. Les variables agissantes sont multiples et vont de la stratégie politique à la structure organisationnelle, en passant par le pouvoir de marché ou les compétences des dirigeants2. Toutefois, dans la mesure où la recherche et le développement de nouvelles technologies (ainsi que leur application) créent de réels bénéfices économiques et accroissent les capacités militaires, l’innovation est corrélée à la puissance de l’État.

C’est aujourd’hui d’autant plus vrai que la transformation numérique pénètre toutes les sphères de la vie politique, militaire, économique et sociétale. Les technologies numériques et la connectivité, associées à une nouvelle révolution industrielle, sont le moteur de profondes transformations sociétales. Le progrès technologique n’est pas seulement une question de compétitivité économique, il est au cœur de la rivalité de puissance émergente entre les États-Unis et la République populaire de Chine. À l’heure où, d’une manière générale, l’Union européenne dépend des logiciels américains et du matériel informatique est-asiatiques, y compris chinois, l’exploitation des dépendances technologiques à des fins de politique de puissance est susceptible de limiter la capacité de l’Union à agir en toute souveraineté et en toute autonomie. En d’autres termes, l’évolution de la rivalité technologique aura forcément un impact significatif sur la liberté d’action de l’Union3.

Le progrès technologique n’est pas seulement une question de compétitivité économique, il est au cœur de la rivalité de puissance émergente entre les États-Unis et la République populaire de Chine.

Tim Rühlig

L’Union doit apprendre rapidement à naviguer dans ces nouvelles eaux. Pour ce faire, il sera nécessaire de bien comprendre la Chine et d’adopter une stratégie à son égard. La Chine possède un poids important et en croissance rapide dans le domaine des technologies numériques. Elle n’est pas, contrairement aux États-Unis, un allié de l’Union ou de ses États membres. En outre, les écosystèmes européens et chinois des technologies numériques sont façonnés par des systèmes économiques et politiques fondamentalement différents.

Dans ce contexte, le présent document examine l’avancée technologique de la Chine et sa pertinence pour la souveraineté stratégique européenne. La section suivante traite de manière générale de l’évolution des paradigmes et de la manière dont elle remodèle un concept essentiel dans ce contexte : l’interdépendance. L’article s’intéresse ensuite à la capacité d’innovation de la Chine, expliquant comment ce pays, candidat improbable à l’innovation numérique, est devenu une puissance d’innovation, et pourquoi sa réussite future est incertaine. La section suivante, qui présente une heuristique à quatre dimensions, explore la manière dont l’avance technologique de la Chine se traduit en puissance internationale. Le document s’achève sur un vaste programme de recherche nécessaire pour comprendre la trajectoire technologique future de la Chine. Il s’agira d’une condition préalable à l’élaboration de politiques européennes adéquates et efficaces, pour que l’Union conserve sa liberté d’action dans les affaires mondiales.

L’interdépendance, vestige d’une ère de mondialisation révolue ?

L’époque où l’interdépendance et la mondialisation étaient interprétées comme irréversibles et « aplanissant » le monde est aujourd’hui révolue4. L’arsenalisation des interdépendances, telle que décrite par Farrell et Newman, est au cœur de la politique de la Chine. Celle-ci s’efforce d’étendre son influence dans des sphères qui ne sont traditionnellement pas soumises à la concurrence entre grandes puissances5. Dans le même temps, les États-Unis instrumentalisent également les dépendances. La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine en constitue un exemple, de même que les contrôles des exportations dans le domaine des semiconducteurs ou que l’initiative « la Ceinture et la Route » (BRI) qui fait naître des dépendances en Asie, en Afrique et en Europe. Autre manifestation de cette tendance, la Chine exerce une forte pression économique sur la Lituanie, après l’ouverture d’un bureau de représentation de Taïwan. 

L’arsenalisation des interdépendances est au cœur de la politique de la Chine. Celle-ci s’efforce d’étendre son influence dans des sphères qui ne sont traditionnellement pas soumises à la concurrence entre grandes puissances

Tim Rühlig

Les États-Unis et la Chine visent à réduire leur dépendance mutuelle dans des domaines clés. Cet objectif de « découplage » se traduit notamment dans une stratégie de « double circulation » formulée par le Président Xi Jinping6. Plus récemment, les dirigeants chinois ont clairement indiqué que l’autosuffisance était la force motrice de l’évolution institutionnelle du secteur scientifique et technologique de la Chine, notamment avec la création de la Commission centrale de la science et de la technologie et d’un Bureau national des données7.

À cet égard, le domaine des hautes technologies joue un rôle particulièrement important. Le découplage et la concurrence s’y manifestent, notamment sous la forme de l’exclusion du géant technologique chinois Huawei des réseaux 5G occidentaux ou des contrôles drastiques des exportations de semi-conducteurs8. Lors d’une session de discussion du Congrès national du peuple de cette année, le président Xi a décrit le régime de contrôle des exportations de semi-conducteurs comme un élément essentiel de la stratégie d’endiguement de la Chine menée par les États-Unis.

La présence de la Chine dans le domaine des technologies numériques recoupe les priorités, les intérêts et les préoccupations de l’Europe ; son rôle croissant dans les réseaux 5G a soulevé des questions sur tout le continent au sujet de la sécurité de la chaîne d’approvisionnement et d’un éventuel espionnage9 ; l’espionnage économique parrainé par l’État et les opérations d’influence sont devenus tout aussi prioritaires dans l’agenda politique européen10 ; l’utilisation croissante des technologies de surveillance au niveau national, en particulier dans le Xinjiang, met la Chine en porte-à-faux avec la vision européenne des valeurs fondamentales11 ; et la route de la soie numérique, projet ambitieux de la Chine visant à développer la connectivité et la technologie numérique dans les pays du sud, s’affronte au projet Global Gateway de l’Union. 

Plus encore, les ambitions déclarées de la Chine dans des domaines tels que l’intelligence artificielle et le big data posent la question de l’impact que les approches chinoises pourraient avoir sur l’émergence d’une structure économique et politique mondiale alimentée par les données. La présence croissante d’acteurs chinois dans les organismes de normalisation technique a fait craindre que la Chine ne fixe les règles des futures voies de développement technologique afin d’ancrer son modèle politique dans des normes techniques12 ; les obstacles élevés à l’accès à son marché et l’importance des aides d’État qu’elle accorde à ses entreprises numériques ont fait pencher la balance en défaveur des entreprises européennes13.

Malgré toutes ces préoccupations bien fondées, le découplage technologique et l’arrêt de toute coopération avec la Chine dans le domaine des technologies numériques ne sont ni souhaitables ni réalisables ; même sans tenir compte des retombées qu’une telle décision pourrait avoir sur d’autres domaines des relations bilatérales, les conséquences seraient graves. La plupart des écosystèmes technologiques sont façonnés par un degré élevé d’interdépendance. L’autosuffisance est un objectif abstrait qui peut sembler raisonnable à la lumière des tensions géopolitiques croissantes ; mais l’autarcie technologique reste un objectif inatteignable dans un avenir proche, à moins que tous les acteurs ne soient prêts à accepter des coûts énormes en termes de bien-être et de progrès technologique.

Les consommateurs européens et les fournisseurs d’infrastructures dépendent des capacités de production chinoises pour la grande majorité des appareils numériques qu’ils achètent. Le transfert de ces chaînes de production hors de Chine nécessiterait énormément de temps et de ressources. La technologie a également été intégrée dans des produits traditionnels, tels que les voitures, pour lesquels la Chine reste l’un des plus grands marchés du monde, l’un de ceux qui connaissent la croissance la plus rapide, et dans lequel l’Europe occupe une position forte. Il convient également de réfléchir à l’évolution de la perception de l’interdépendance mutuelle. Il n’y a pas si longtemps, celle-ci était considérée comme une source de sécurité et de stabilité ; aujourd’hui, elle est surtout perçue comme un risque et une menace. Il s’agit bien sûr des deux, mais il est important de garder à l’esprit les effets déstabilisants d’un découplage plus poussé, dans la mesure où moins de parties prenantes ont un intérêt à préserver des relations qui soient au moins cordiales.

Prenons l’exemple d’une guerre autour de Taïwan. Jusqu’à présent, la dépendance de la Chine à l’égard de l’écosystème des semi-conducteurs de pointe de Taïwan a contribué à empêcher une invasion. Malgré toute l’agitation au sujet des contrôles renforcés sur les exportations, environ 40 % des exportations taïwanaises de semi-conducteurs restent destinées à la Chine ; or même une invasion militaire réussie ne permettrait pas à la Chine de prendre le contrôle de la production de puces de pointe, et conduirait plutôt à la destruction de l’écosystème unique de Taïwan. En effet, la force de Taipei repose sur le savoir-faire international, l’expertise américaine en matière de conception de puces et la lithographie de pointe des Pays-Bas et du Japon. Taïwan, contrôlée par la Chine, perdrait l’accès à toutes ces capacités. Par conséquent, de nouveaux contrôles des exportations pourraient modifier les calculs de Pékin, car une invasion de Taïwan est moins coûteuse pour la Chine si elle est décorrélée de la fabrication de semi-conducteurs de pointe de l’île. L’interdépendance, même si elle rend l’Occident et ses alliés vulnérables, continue à limiter Pékin.

Une invasion de Taïwan est moins coûteuse pour la Chine si elle est décorrélée de la fabrication de semi-conducteurs de pointe de l’île. L’interdépendance, même si elle rend l’Occident et ses alliés vulnérables, continue à limiter Pékin.

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En outre, la pénurie de talents est l’un des principaux goulets d’étranglement du développement numérique. L’Europe et la Chine ont toutes deux considérablement profité de la collaboration en matière de recherche et de développement dans les universités et les entreprises. Cette collaboration pourrait être mise en péril en cas de découplage sévère. 

Une guerre entre grandes puissances au sujet de Taïwan pourrait modifier ces considérations. Mais pour l’heure, la gestion de l’interdépendance devrait être au centre des préoccupations des décideurs politiques en Chine, dans l’Union et aux États-Unis. Pour ce faire, il est essentiel non seulement de s’attaquer aux dépendances stratégiques vis-à-vis des concurrents géopolitiques, mais aussi de préserver ses propres forces afin de rester indispensable à l’autre.

La Chine : une puissance numérique improbable, vouée à l’échec ?

L’émergence de la Chine en tant que puissance technologique confronte l’Union à une réalité à laquelle elle ne s’attendait pas. Pendant des décennies, les Européens ont attribué les prouesses numériques de l’Occident à la combinaison de la démocratie libérale et de l’économie de marché. Cette combinaison seule était censée fournir l’environnement propice à la recherche, à l’ouverture et à l’esprit d’entreprise jugés nécessaires au succès technologique. Il semblait donc évident qu’en tant qu’État non démocratique et non soumis à l’économie de marché, la Chine serait incapable d’imiter ce succès. En 2014 encore, la Harvard Business Review pouvait publier un article intitulé « Pourquoi la Chine ne peut pas innover »14.

Pendant des décennies, les Européens ont attribué les prouesses numériques de l’Occident à la combinaison de la démocratie libérale et de l’économie de marché. Cette combinaison seule était censée fournir l’environnement propice à la recherche. 

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Ce point de vue s’est révélé faux. Non seulement les capacités chinoises rivalisent désormais avec celles de l’Union et des États-Unis, mais nous avons également sous-estimé la base de compétences que la Chine a rapidement développée en tant que fabricant de produits électroniques ; depuis au moins une décennie, la Chine est devenue un acteur irremplaçable de l’écosystème numérique mondial, et possède des avantages concurrentiels qui lui sont propres. Nous devons donc développer de nouvelles idées et concepts capables de rendre compte des compétences de la Chine dans le domaine de la technologie et, plus généralement, de son empreinte mondiale croissante. Ce peut s’avérer difficile, car cela va à l’encontre d’un récit occidental au cœur de la perception que les États et les sociétés ont d’eux-mêmes. Toutefois, comme la Chine a déjà profondément remodelé l’ordre numérique mondial, moins nous passerons de temps à en accepter les conséquences, mieux cela vaudra.

Aujourd’hui, personne ne persiste à penser que la Chine n’est pas une puissance innovante ; bien au contraire, de nombreux observateurs jugent que la Chine est sur la voie du succès. En fait, elle n’est probablement ni sur la voie d’un succès inéluctable, ni vouée à l’échec ; pour une évaluation correcte, il convient d’examiner les conditions qui ont façonné sa capacité d’innovation. Cinq éléments peuvent être considérés comme cruciaux.

Premièrement, la protection partielle de ses marchés pour les technologies fondamentales et émergentes a permis à la Chine d’absorber les nouvelles tendances venues d’Occident tout en protégeant les entreprises chinoises. L’exemple le plus frappant est celui de la Grande Muraille qui protège l’internet chinois. Principalement considérée comme un outil de censure et de contrôle du discours, la Grande Muraille a également une fonction économique en protégeant sélectivement les entreprises chinoises de l’internet de la concurrence étrangère. Si l’internet mondial n’est pas librement accessible, la Grande Muraille reste facile à contourner au moyen de réseaux privés virtuels (VPN). En d’autres termes, la Grande Muraille est suffisamment poreuse pour permettre l’innovation sans exposer le secteur chinois de l’internet à la concurrence mondiale.

La protection partielle de ses marchés pour les technologies fondamentales et émergentes a permis à la Chine d’absorber les nouvelles tendances venues d’Occident tout en protégeant les entreprises chinoises.

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Deuxièmement, l’apprentissage à partir des écosystèmes occidentaux a joué un rôle énorme dans l’innovation en Chine. Grâce à des programmes comme celui des « Mille talents, celle-ci a cherché à attirer ses ressortissants talentueux au sein des universités occidentales et des entreprises innovantes, pour qu’ils retournent au pays. Ces personnes ont rapporté en Chine une expertise spécifique sur une technologie donnée, mais aussi une expérience du fonctionnement des écosystèmes d’innovation occidentaux.

Troisièmement, l’acquisition ciblée de savoir-faire a été importante pour compenser le manque initial de capacités d’innovation chinoises ; la Chine a utilisé des moyens légaux et illégaux pour y parvenir ; ses pratiques vont du transfert de connaissances comme condition d’accès au marché et de l’acquisition d’entreprises de haute technologie par des sociétés chinoises au vol de propriété intellectuelle par le biais d’opérations d’espionnage. 

Quatrièmement, les consommateurs chinois sont exigeants et assoiffés d’innovation ; de plus, la fidélité des clients est plus faible que dans la plupart des sociétés occidentales. Dans un marché hautement concurrentiel, cela rend la course à l’innovation décisive pour le succès des entreprises. La fusion profonde de la politique et des affaires en Chine n’entraîne donc pas une moindre concurrence. Au contraire, les différents acteurs d’une économie politique fortement imbriquée rivalisent en matière d’innovation.

Cinquièmement, le parti a su utiliser certains mécanismes issus du passé de la Chine en tant qu’économie socialiste, sans reproduire une planification détaillée. Par exemple, les plans quinquennaux ouvrent des cycles de planification qui servent à signaler les priorités du parti à un certain nombre d’acteurs. Le secteur financier dominé par l’État libère d’énormes ressources pour servir les priorités politiques de la direction centrale. De même, l’État se sent encouragé à permettre l’expérimentation dans les domaines technologiques prioritaires — notamment en autorisant une déréglementation ciblée qui favorise l’innovation.

Le parti a su utiliser certains mécanismes issus du passé de la Chine en tant qu’économie socialiste, sans reproduire une planification détaillée.

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L’orientation de l’État central se combine ainsi à la concurrence commerciale entre les entreprises. La Chine n’est donc pas un acteur monolithique ; et le fossé entre le secteur public et le secteur privé mérite une attention particulière. Bien qu’il existe un degré considérable de proximité entre les entreprises chinoises et le parti, la récente vague de réglementation visant le secteur numérique démontre qu’il est erroné de considérer les entreprises chinoises comme une simple manifestation des intérêts du Parti. Cela signifie que certains des multiples acteurs en Chine seront plus proches des intérêts européens que d’autres, même si aucun ne s’alignera jamais complètement. Même au sein du gouvernement, les organes de sécurité et les militaires ont des intérêts différents de ceux de la bureaucratie technologique. Une politique visant à atteindre les objectifs européens devrait être consciente du fait que des modes de coopération peuvent être trouvés avec certains acteurs chinois, mais pas avec d’autres.

Ces cinq ingrédients ont fait de la Chine une puissance d’innovation qui ne rivalise pas en termes d’efficacité, mais d’échelle. En conséquence, elle occupe une position forte dans les chaînes d’approvisionnement des technologies émergentes et fondamentales ; à cet égard, certains affirment qu’elle a peut-être déjà surpassé l’Occident15.

Toutefois, lorsque l’on considère des développements plus récents, les quatre conditions qui soutiennent la capacité d’innovation de la Chine sont remises en question. Les nouvelles réglementations en matière de données instaurent un contrôle plus strict du marché intérieur, désormais semi-protégé. Apprendre de l’Occident devient plus difficile, puisque les contrôles sur les exportations ciblent maintenant explicitement la coopération en matière de recherche et de développement. De même, le filtrage des investissements complique les acquisitions de sociétés étrangères. Aujourd’hui, le marché chinois se referme, alors même que les taux de croissance diminuent – l’accès au marché devient donc un outil moins efficace pour encourager le transfert de technologie. Ces dernières années, la répression des entreprises privées telles qu’Alibaba a mis en question la confiance des entrepreneurs privés et faussé la concurrence. Enfin, les institutions nouvellement créées, telles que la Commission centrale pour la science et la technologie, semblent indiquer que l’État du parti s’oriente vers une surveillance plus stricte. 

Aujourd’hui, le marché chinois se referme, alors même que les taux de croissance diminuent. 

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Malgré ces conditions défavorables à la capacité d’innovation de la Chine, celle-ci est loin d’être condamnée à l’échec. Seul le temps nous dira dans quelle mesure ces conditions changeantes ont eu un impact négatif sur les capacités d’innovation de la Chine ; il ne faut pas non plus négliger sa capacité d’adaptation. 

Pourquoi est-ce important ? le défi quadridimensionnel de la Chine pour l’Union

L’Union européenne, dans sa perspective stratégique de 2019, qualifiait la Chine de « partenaire de coopération, […] concurrent économique […] et rival systémique ». Aujourd’hui, c’est la rivalité systémique qui requiert le plus d’attention, non parce qu’elle devrait prédominer sur les autres rôles, mais parce que la coexistence du partenariat et de la concurrence est une situation courante dans l’élaboration de la politique étrangère. Dans le domaine des technologies numériques, l’Union est confrontée à un « défi chinois » à quatre dimensions, dont les caractéristiques économiques, politiques, sécuritaires et idéologiques se chevauchent.

Sur le plan économique, l’inégalité des règles du jeu favorise les entreprises technologiques chinoises, qui bénéficient d’un traitement préférentiel et de normes moins strictes en matière de protection des données et d’environnement. Cette situation met en péril la compétitivité de l’industrie numérique de l’Union. En outre, le découplage technologique présente un grand risque de retombées économiques pour l’Union.

Sur le plan politique, la Chine peut obtenir des concessions politiques de la part de pays tiers (trop) dépendants de la technologie, y compris des États membres de l’Union. Pékin s’engage également activement dans la gouvernance numérique mondiale, dans le but de réécrire les processus institutionnels et d’accroître son pouvoir. 

Dans le domaine de la sécurité, la Chine suscite de multiples inquiétudes, allant de l’espionnage aux opérations d’influence basées sur les médias sociaux, en passant par les problèmes de sécurité liés aux fournisseurs de matériel ou aux chaînes de fabrication basés sur son territoire. Aucune compréhension commune de la sécurité ou coopération formelle ne vient atténuer ces préoccupations. En outre, l’incorporation d’équipements numériques chinois pourrait s’accompagner de menaces cyber permettant l’espionnage et le sabotage par un État avec lequel l’Union n’a pas d’alliance de sécurité.

L’incorporation d’équipements numériques chinois pourrait s’accompagner de menaces cyber permettant l’espionnage et le sabotage par un État avec lequel l’Union n’a pas d’alliance de sécurité.

Tim Rühlig

Sur le plan idéologique, la mainmise technologique de la Chine remet en question les principes de gouvernance des technologies numériques qui pénètrent de plus en plus les sociétés et reflètent les valeurs libérales et démocratiques. Les normes techniques, la gouvernance des données et la protection efficace de l’environnement comptent parmi les domaines idéologiques dans lesquels l’Europe et la Chine affichent le plus de divergences.

On ne peut attendre des États membres de l’Union qu’ils relèvent ces défis seuls : une approche unitaire est essentielle. Même dans ce cas, l’Union devra coopérer étroitement avec des partenaires partageant les mêmes idées si elle veut relever le défi quadridimensionnel de la Chine. Si la coopération transatlantique se renforce à nouveau sous l’administration Biden, les intérêts et les stratégies de l’Europe ne concordent pas entièrement avec ceux des États-Unis. Par conséquent, l’Union continue à juste titre de discuter de sa propre « autonomie stratégique ouverte », ce qui nécessite une connaissance européenne indépendante des ambitions numériques de la Chine et l’élaboration d’une position européenne bien fondée sur ces développements. 

Comment comprendre les capacités technologiques de la Chine dans un avenir proche ?

Pour comprendre les ambitions de la Chine en matière de technologie numérique, il est nécessaire de comprendre l’approche de la Chine en ses propres termes. Expliquer n’équivaut pas à justifier : l’Union ne doit pas être naïve quant aux ambitions de la Chine et au rôle des avancées technologiques numériques, ni qualifier toute chose de dangereuse, simplement parce qu’elle vient de Chine.

Souvent, les décisions politiques chinoises sont expliquées par la simple référence au désir de contrôle présumé du Parti ; mais ce n’est pas parce que la Chine est un État autoritaire que tout ce qu’elle fait contient des éléments autoritaires. Le type de régime est important, mais il ne peut tout expliquer. Il est important d’examiner attentivement si une politique donnée favorise l’autoritarisme. Par exemple, les tentatives de la Chine d’étendre l’empreinte mondiale de ses entreprises technologiques pourraient être destinées à faciliter la mise en œuvre de l’idéologie du Parti à l’échelle mondiale, mais elles peuvent aussi s’expliquer par la motivation économique et financière. La Chine est en effet à la recherche de nouvelles sources de croissance économique et de revenus d’exportation16. Une analyse indépendante est donc nécessaire pour enquêter sur des cas spécifiques avant de pouvoir tirer des conclusions.

Le caractère secret du système léniniste chinois est souvent accusé, non sans fondement, d’être à l’origine de notre manque de compréhension17. Le gouvernement chinois est moins transparent que l’Union, et ses efforts pour gérer la disponibilité des informations sont bien connus. Toutefois, l’Europe doit comprendre que la Chine partage également de nombreux objectifs et intérêts politiques avec des pays du monde entier et qu’elle affiche des tendances similaires. Le nouveau régime chinois de protection des données personnelles, le régime anti-monopole pour les plateformes en ligne et les réglementations de protection des consommateurs, même s’ils ne sont pas identiques, présentent des similitudes avec la législation générale sur la protection des données et les lois de l’Union sur les marchés numériques et les services numériques18. Pour obtenir la meilleure analyse possible, il est nécessaire de connaître le pays dans toute sa complexité et ses nuances.

Le caractère secret du système léniniste chinois est souvent accusé, non sans fondement, d’être à l’origine de notre manque de compréhension.

Tim Rühlig

Pour étudier les implications de l’influence croissante de la Chine, qu’elle obtient grâce à ses technologies numériques, au moins trois éléments doivent être réunis : une compréhension de ses ambitions, une évaluation de la pertinence de ses politiques numériques et un examen de la faisabilité de son agenda numérique. 

La Chine produit régulièrement des informations libres d’accès sur ses politiques et ses ambitions dans le domaine du numérique ; les documents juridiques et réglementaires, les plans d’action, les discours des hauts fonctionnaires et les publications des ministères et des groupes de réflexion affiliés en sont les plus importants. Les collectivités locales continuent d’agir comme un laboratoire expérimental pour les idées politiques qui peuvent ensuite être adoptées au niveau national. Outre ces documents politiques, des sources telles que les normes et spécifications techniques, ainsi que les stratégies des grandes entreprises technologiques, viennent également enrichir nos connaissances. Les chercheurs en sciences sociales et les ingénieurs chinois débattent beaucoup de l’évolution future du pays et du rôle de la technologie. Le principal défi pour l’Union n’est pas le manque d’informations disponibles, mais d’identifier ce qui est important dans l’énorme quantité de sources, généralement disponibles en seul mandarin. L’apprentissage automatique et l’IA pourraient être utiles en tant qu’outils de recherche, mais ne peuvent pas remplacer les actes d’interprétation par des experts techniques et des experts de la Chine.

Les ambitions de Pékin en matière de technologie numérique doivent également être replacées dans leur contexte ; elles sont le reflet des préoccupations et des aspirations nationales de la Chine. Pékin en est venu à considérer la technologie comme un remède miracle pour résoudre les éternels problèmes politiques qui tourmentent le Part depuis des décennies, et comme un accélérateur de la croissance économique. La Chine a reconnu que son modèle de croissance basé sur les exportations et la fabrication à faible valeur ajoutée s’est essoufflé ; elle a identifié les industries numériques comme un élément crucial d’une nouvelle stratégie visant à atteindre les niveaux de richesse des pays développés avant que les vents contraires démographiques ou le piège des revenus moyens ne se mettent en place.

La Chine a reconnu que son modèle de croissance basé sur les exportations et la fabrication à faible valeur ajoutée s’est essoufflé ; elle a identifié les industries numériques comme un élément crucial d’une nouvelle stratégie. 

Tim Rühlig

Comprendre les ambitions technologiques chinoises et les replacer dans le contexte de l’agenda politique du Parti ne permet pas d’expliquer ni même de prévoir les impacts réels. Pour ce faire, l’Union doit évaluer dans quelle mesure ces points de vue ou ambitions chinoises reflètent les possibilités technologiques. C’est une chose d’expliquer la motivation du Parti à rechercher l’autosuffisance dans la fabrication de semi-conducteurs ou les ambitions de la Chine en matière d’intelligence artificielle, mais c’en est une autre d’évaluer si, et dans quelles conditions, l’une ou l’autre de ces ambitions est réalisable. De même, une évaluation de la qualité des contributions de Huawei à la norme 5G, des outils techniques déployés par l’équipe chinoise d’intervention en cas d’urgence informatique ou du fonctionnement de la nouvelle monnaie numérique chinoise alimentée par la blockchain nécessite la collaboration d’experts techniques et nationaux.

Seule l’élaboration de politiques fondée sur un programme de recherche respectant ces trois caractéristiques peut empêcher l’Europe de négliger des tendances importantes — comme lorsque l’Occident pensait que la Chine était incapable d’innover.

Sources
  1. Ce papier est basé sur Tim Rühlig et al., « Getting China’s digital technology policy right : implications for the EU », in Tim Rühlig (dir.), « China’s digital power. Assessing the implications for the EU », Digital Power China, janvier 2022.
  2. James Lewis, « Technology and the Shifting Balance of Power », CSIS, avril 2022.
  3. « Rethinking Strategic Autonomy in the Digital Age », Commission européenne, 2019.
  4. Thomas Friedman, The World Is Flat : A Brief History of the Twenty-first Century, Farrar, Straus and Giroux, avril 2005.
  5. Henry Farrell et Abrahahm L. Newman, « Weaponized Interdependence : How Global Economic Networks Shape State Coercion » International Security, n° 44, 2019.
  6. La « double circulation », 国内国际双循环 (guónèi guójì shuāng xúnhuán), est une stratégie officielle chinoise mentionnée pour la première fois en mai 2020 par le Comité permanent du Politburo du Parti communiste chinois, pour réorienter l’économie chinoise en donnant la priorité à la consommation intérieure et à l’autosuffisance technologique.
  7. Lors du Congrès national du peuple de mars 2023, les dirigeants chinois ont notamment annoncé la création de deux nouvelles institutions. La Commission centrale de la science et de la technologie sera une institution du Parti communiste chinois chargée de diriger le cours du pays en matière de technologies de rupture. Le Bureau national des données sera un nouveau régulateur centralisé des données.
  8. Jan-Peter Kleinhans et Nurzat Baisakova, « The Global Semiconductor Value Chain. A Technology Primer for Policy Makers », SNV Policy Brief, 2020 ; Tim Rühlig, « Who Controls Huawei ? Implications for Europe », UI Paper 5/2020, Institut suédois des relations internationales, Stockholm, 2020.
  9. Tim Rühlig et Maja Björk, « What to Make of the Huawei Debate ? 5G Network Security and Technology Dependency in Europe », UI Paper 1/2020, Institut suédois des relations internationales, Stockholm, 2020.
  10. Mark Scott et associés, « European Commission Accuses China of Peddling Disinformation », Politico, 10 juin 2020.
  11. « Forced Labour and the Situation of the Uyghurs in the Xinjiang Uyghur Autonomous Region », Parlement européen, 17 décembre 2020.
  12. Tim Rühlig, Technical Standardisation, China and the Future International Order. A European Perspective, Heinrich Böll Stiftung, 2020 ; John Seaman, China and the New Geopolitics of Technical Standardization. Notes de l’Ifri, Ifri, Paris, 2020.
  13. The EU and China. Addressing the Systemic Challenge. A Comprehensive EU Strategy to Rebalance the Relationship with China, BusinessEurope, Bruxelles, 2020.
  14. Regina M. Abrami et associés, « Why China Can’t Innovate », Harvard Business Review, mars 2014.
  15. Graham Allison et al., « The Great Tech Rivalry : China vs the US », Belfer Center for Science and International Relations, Cambridge MA, décembre 2021.
  16. Rogier Creemers, « China’s Long and Winding Road in Global Cyberspace : Great Power Relationships or Common Destiny ? », SSRN.
  17. Voir par exemple « COVIDcast : the China Story », Lowy Institute, 2020.
  18. Voir le texte de loi sur le site de la Commission européenne.