Les défis du Parti communiste chinois selon Yao Yang

Doctrines de la Chine de Xi | Épisode 8

À long terme, la « démocratie réactive » pourrait-elle s'avérer insuffisante ? À l'inverse de beaucoup d'auteurs, Yao Yang propose une perspective alternative à celle prônée par Xi et le PCC pour la Chine. À deux jours de l'ouverture du 20e Congrès, nous publions ce texte qui prouve que tous les intellectuels chinois n’ont pas embrassé l’agenda de Xi — ni son culte.

Auteur
David Ownby
Image
© Xinhua/Zhang Ling

Yao Yang (né en 1964) est professeur au Centre chinois de recherche économique et doyen de l’École nationale de développement de l’Université de Pékin1. Il a remporté le prix Sun Yefang Economics en 2009, la plus haute distinction chinoise en économie, le prix Pu Shan 2008 et 2010 en économie internationale, et le prix Zhang Peigang en 2008 en économie du développement. 

Yao est généralement identifié à la Nouvelle Gauche chinoise, et a fréquemment travaillé avec des universitaires de ce courant tels que Wang Shaoguang 王绍光 (né en 1954) et Hu An’gang 胡鞍钢 (né en 1953). Dans le même temps, Yao est aussi ouvert aux idées d’autres écoles de pensée en Chine. Par exemple, dans un essai de 2009 intitulé Le dilemme de la démocratisation de la Chine, publié dans la revue de Hong Kong Twenty-First Century (二十一世纪), Yao adopte les éléments de langage de la Nouvelle Gauche pour faire l’éloge de la « démocratie réactive » de la période de réforme et d’ouverture de la Chine, mais suggère également que cela sera insuffisant à long terme. Yao soutient au contraire que la Chine devra inévitablement mettre en place des élections et une gamme complète de libertés civiles si le gouvernement veut finalement être considéré comme légitime. 

Plus récemment, Yao a développé un intérêt pour le confucianisme au travers de la publication de nombreux essais sur le sujet. Dans un essai d’avril 2020 intitulé Is a New Cold War Coming ? (新型冷战来了吗) Yao essaye de montrer que le retour de la Chine aux racines confucéennes pourrait être le meilleur moyen pour le pays de faire face à l’obsession occidentale pour le communisme.

Plusieurs de ces textes sont écrits conjointement avec un spécialiste du confucianisme Qin Zizhong 秦子忠, qui a obtenu son doctorat en 2017 à l’Université Renmin et qui enseigne maintenant à l’Institut du marxisme de l’Université de Hainan. Il a publié plusieurs essais relativement denses sur la solution confucéenne aux inégalités sociales. L’un d’eux aborde la question de savoir comment la politique confucéenne traite des différences dans la nature humaine. Un autre tente de réconcilier le confucianisme et le libéralisme.

Le texte traduit ici s’appuie sur ces travaux récents tout en s’adressant à un public plus large. Intitulé La plus récente proposition de dix mille caractères de Yao Yang « 姚洋最新万字方案 », le texte a été originalement publié sur le site web de l’influente Revue culturelle de Pékin le 2 juillet 2021, autrement dit, le lendemain de la célébration du centenaire du Parti communiste chinois, ce qui n’est pas un hasard.

À bien des égards, l’argument de Yao est assez standard au sein du courant du nouveau confucianisme, en ce sens qu’il suggère que pour construire la philosophie politique du « socialisme aux caractéristiques chinoises », le régime doit revenir aux éléments fondamentaux de la tradition confucéenne : le pragmatisme, l’équilibre entre l’individualisme et l’ordre, la méritocratie et le règne de la vertu. 

Il est toutefois marquant dans ce texte de Yao qu’aucune mention ne soit faite à Xi Jinping ou à la Pensée Xi Jinping, malgré (ou peut-être à cause) de la campagne de propagande massive liant Xi et sa pensée au centenaire du Parti. Au contraire, Deng Xiaoping reçoit quant à lui des éloges considérables. 

Le marxisme reçoit son dû en tant qu’élément crucial ayant contribué à la révolution qui a rendu possible la Chine d’aujourd’hui, mais il est également présenté comme plus ou moins obsolète et nécessitant un renouveau, que la Chine réalisera en « absorbant » le marxisme (et le reste de la civilisation occidentale) de la même manière que la Chine a absorbé le bouddhisme dans l’histoire.

En outre, contrairement à de nombreux auteurs chinois qui choisissent de dire peu de choses sur le Parti ou sur la révolution, Yao aborde les deux sujets de front, les traitant comme des éléments importants de la « revitalisation de la grande nation chinoise » — mais ils ne les considèrent pas comme les seuls éléments, et peut-être pas des causes durables sur le temps. La révolution était nécessaire, mais elle a accompli sa tâche — la destruction de l’ordre ancien — et désormais la Chine est passée à autre chose. Le succès du Parti dans la période de réforme et d’ouverture a été basé sur l’adoption réflexe de politiques confucéennes traditionnelles — en particulier le pragmatisme et la méritocratie — et la tâche future est de continuer à siniser le marxisme, qui sera finalement l’offre de la Chine envers la civilisation mondiale. Cette tâche sera accomplie par la génération actuelle de savants chinois.

En d’autres termes, Yao Yang fait le choix ici de proposer une perspective différente de celle préférée par Xi et le Parti, alors que la Revue culturelle de Pékin qui a présenté le choix de Yao le lendemain de la célébration du centième anniversaire du Parti. Il n’est pas certain que l’un ou l’autre de ces gestes constitue une forme de « résistance », mais cela suggère assurément que tous les intellectuels chinois n’ont pas embrassé l’agenda de Xi ou de son culte.

Une nouvelle civilisation chinoise 

Au cours des deux derniers millénaires, les cultures étrangères ont eu un impact sur la Chine à deux occasions, l’une étant l’arrivée du bouddhisme et l’autre celle de la culture occidentale. Le bouddhisme a eu un impact limité, mais il a fallu plus de mille ans pour que la culture chinoise l’absorbe complètement : Le bouddhisme Chan (Zen), la plus « chinoise » des différentes écoles, est devenu la secte bouddhiste dominante en Chine, et le néoconfucianisme Song 理学 a transformé les enseignements confucéens traditionnels en absorbant la pratique bouddhiste de l’illumination personnelle.

En comparaison, l’impact de la culture occidentale sur la culture chinoise a été global, incluant la technologie, l’organisation de la production, les systèmes politiques, la culture et la philosophie. La Chine n’a cessé de faire face à cet impact depuis 1840. L’expérience a été si violente et omniprésente que l’idée que la civilisation occidentale est la « fin de l’histoire » est encore aujourd’hui une idée reçue pour de nombreux chinois. Cependant, ce que nous devons faire, ce n’est pas transformer la culture chinoise en une partie de la culture occidentale, mais plutôt absorber certaines des valeurs de la culture occidentale et les intégrer à la culture chinoise, tout comme nous l’avons fait historiquement avec le bouddhisme. 

La référence précise de la « fin de l’histoire » est le livre de Francis Fukuyama du même nom. 

L’impact de la culture occidentale sur la Chine a commencé avec la Première guerre de l’opium (1839-1942), lorsque la Chine a été contrainte d’ouvrir ses portes aux puissances occidentales. Pendant la deuxième guerre de l’opium (1856-1860), les forces alliées britanniques et françaises ont envahi Pékin et ont brûlé le Palais d’été. Ce n’est qu’après cela que la cour des Qing commence à prendre conscience du danger de la situation, donnant naissance au mouvement des Affaires étrangères 洋务运动. La défaite écrasante de l’armée Qing lors de la première guerre sino-japonaise en 1895 a fait prendre conscience que le simple fait d' »étudier la technologie barbare » des occidentaux ne pouvait pas sauver la Chine, et qu’un changement institutionnel était nécessaire. Mais les réformes multiples qui ont suivi n’ont pas sauvé le gouvernement Qing, et le nouveau gouvernement républicain a été incapable de maintenir une forme durable de régime républicain.

Ce mot péjoratif qui désigne les « barbares » fait référence aux puissances occidentales, et l’importance selon le stratège Wei Yuan (1794-1857) d' »apprendre les techniques supérieures des barbares afin de mieux les contrôler. »

La Première guerre de l’opium marque le moment où la Chine se voit forcée d’ouvrir ses portes à l’Occident et d’accepter les règles de jeu telles que comprises par la diplomatie occidentale.

Le déclenchement de la révolution d’octobre en Russie en 1917 a propagé le marxisme-léninisme en Chine et avec lui, un nouvel espoir. Dans le sillage du mouvement du Quatre Mai de 1919, le Parti communiste chinois est né. L’objectif du Parti était de réaliser la vision de Marx de détruire l’ancienne structure sociale et de construire une nouvelle société sans distinction de classe. L’invasion étrangère a obligé le Parti à coopérer avec d’autres acteurs politiques, afin de sauver le pays, ce qui était la tâche la plus importante. Après la fondation de la nouvelle Chine en 1949, le Parti a commencé à entreprendre une transformation socialiste complète de la société chinoise, qui a largement jeté les bases du décollage économique de la Chine après 1978.

Depuis la réforme et l’ouverture, le Parti a abandonné le dogme socialiste de style soviétique et a fait du grand rajeunissement de la nation chinoise l’objectif symbolique du Parti. Sur le plan philosophique, il est revenu à la tradition chinoise du pragmatisme, dans laquelle la pratique est le seul critère de vérité ; sur le plan pratique, il a adopté une stratégie de réforme modérée 中庸 et progressive, achevant la transition d’une économie planifiée à une économie de marché mixte ; sur le plan politique, il a poursuivi la tradition chinoise de la méritocratie 贤能主义, en établissant un système de sélection des meilleurs cadres, qui est devenu l’un des traits distinctifs du système politique chinois contemporain.

Le Parti communiste chinois est un produit de la propagation de l’influence occidentale à l’Est, mais le secret de son succès a été de combiner la pensée et la pratique occidentales avec la réalité et la tradition chinoises. Le défi que doit relever la génération actuelle de chercheurs chinois est d’élever ce processus à un niveau théorique, et d’absorber et de digérer les idées occidentales dans le cadre de la culture chinoise, créant ainsi une nouvelle civilisation chinoise. Comme dans le cas de l’absorption de l’impact bouddhiste, nous saurons que nous avons réussi à digérer la culture occidentale lorsque les Chinois ne la remarqueront plus dans le cours quotidien de leur vie. 

Il faudra peut-être plusieurs générations pour atteindre cet objectif, mais il est crucial que nous commencions dès aujourd’hui. L’année 2021 relie le passé et l’avenir : elle marque à la fois le centenaire de la fondation du Parti communiste chinois et la première année de la progression de la Chine vers son deuxième objectif centenaire : construire une puissance socialiste moderne d’ici la 100e année de la fondation de la Chine nouvelle et réaliser le grand rajeunissement de la nation chinoise. C’est le devoir impérieux de cette génération d’intellectuels chinois de résumer l’expérience réussie du Parti au cours des cent dernières années et de créer de nouvelles théories, en vue de créer le dessin initial d’une nouvelle civilisation chinoise au moment du centenaire de la fondation de la République populaire. 

Le Parti communiste chinois et la Révolution chinoise dans la perspective du deuxième défi culturel 

L’impact de la culture occidentale sur la Chine a largement dépassé celui du bouddhisme. Alors que l’Inde, la mère patrie du bouddhisme, n’avait pas une civilisation plus avancée que la Chine, la civilisation occidentale avait un avantage écrasant sur la Chine, sur les plans technologique, économique et social, ainsi qu’intellectuel. Lorsque la Chine a été forcée d’ouvrir ses portes en 1840, bien que son économie soit la première du monde en termes de volume et que son revenu par habitant ne soit que légèrement inférieur à celui des pays occidentaux, la Chine était une civilisation entièrement agricole, et la politique, l’économie et la culture de la Chine portaient toutes les marques d’une société traditionnelle.

À cette époque, l’Occident avait déjà connu le baptême des Lumières et lancé le processus de modernisation, entrant dans la phase de civilisation industrielle et réalisant un saut exponentiel de productivité. L’impact troublant de l’Occident signifiait que le processus de modernisation de la Chine ne pouvait se faire sans heurts. Au cours de cette époque turbulente, la société chinoise avait besoin d’un leadership fort, mais ni le gouvernement Qing, ni les seigneurs de guerre de Beiyang, ni le Guomindang n’étaient à la hauteur de la tâche consistant à construire un État moderne et à promouvoir la modernisation en Chine.

Ce n’est qu’après la Révolution d’octobre en Russie qu’un groupe d’intellectuels, principalement de l’Université de Pékin, a commencé à promouvoir et à étudier sérieusement le marxisme, pour finalement fonder le Parti communiste chinois en 1921. Dès le départ, le PCC s’est positionné comme un parti marxiste. La mission fixée par la première conférence nationale du PCC [23 juillet – 2 août 1921] était d’éliminer les classes en mettant en œuvre la dictature du prolétariat ; le PCC s’est uni à la Troisième Internationale et la cause du Parti faisait partie de la révolution prolétarienne mondiale. Il convient de noter que, bien que le Premier Congrès national ait fixé la tâche de transformer la Chine et déterminé les critères et le délai de son accomplissement, en stipulant que la transformation se poursuivrait « jusqu’à ce que les distinctions de classe dans la société aient été éliminées », il n’a pas mentionné quelle direction la Chine devait prendre une fois les distinctions de classe éliminées.

Après la fondation de la nouvelle Chine, le Parti communiste chinois a commencé à appliquer pleinement le programme établi par le premier congrès national et a lancé des vagues successives de mouvements de réforme sociale dans tout le pays. La réforme agraire a réalisé le rêve longtemps caressé par Sun Yat-sen de « la terre aux cultivateurs » ; la transformation socialiste de l’industrie et du commerce urbains a éliminé la propriété privée de la production industrielle ; le mouvement de libération des femmes a fait sortir les femmes de leurs foyers et a élevé leur statut politique, social et économique ; le mouvement d’alphabétisation et l’éducation universelle ont grandement amélioré le niveau du capital humain de la population, en particulier celui des classes inférieures, et ont considérablement augmenté la mobilité sociale ; le mouvement patriotique pour la santé a endigué les maladies infectieuses qui frappaient la population, et le système de soins de santé à faible coût et à large couverture a amélioré la santé de la population et a considérablement réduit les taux de mortalité infantile. Aujourd’hui, la plupart des citoyens ne sont pas conscients de ces réalisations et les considèrent comme acquises, mais une comparaison montre que très peu de pays (ou régions) en développement ont fait aussi bien que la Chine.

Prenons l’exemple de l’Inde, qui est à bien des égards assez semblable à la Chine. Les pays sont à peu près égaux en termes de population et de taille ; tous deux ont des civilisations durables et resplendissantes ; leur histoire récente est également très similaire, la nouvelle Chine ayant été fondée en 1949 tandis que l’Inde a déclaré son indépendance en 1947 ; et dans les décennies qui ont suivi leur fondation, les deux pays se sont engagés sur la voie d’un développement indépendant et ont tous deux adopté une politique industrielle de substitution des importations.

Cependant, en 1978, les réalisations des deux pays étaient très différentes. L’Inde était encore un pays pauvre à cette époque, mais la Chine, bien que plus pauvre, était loin devant l’Inde à d’autres égards : en Chine, l’alphabétisation des adultes était supérieure de 25 %, l’espérance de vie par habitant était supérieure de 12 ans et la mortalité infantile était inférieure de 50 %. Le seul indicateur pour lequel la Chine a obtenu de moins bons résultats que l’Inde est le nombre d’inscriptions dans l’enseignement supérieur, et il a fallu attendre 2002 pour que la Chine dépasse l’Inde sur ce plan.

Ceci est en partie un héritage de la Révolution culturelle, et en partie dû à la différence des stratégies de développement éducatif des deux pays : La Chine s’est concentrée sur la fourniture d’une éducation de base à la population générale, tandis que l’Inde a mis davantage l’accent sur l’éducation des élites. Bien que les deux pays aient activement promu l’industrialisation, les performances de la Chine étaient bien supérieures à celles de l’Inde : en termes de fabrication en pourcentage du PIB, la Chine était 23 % plus élevée que l’Inde, et en termes d’emploi manufacturier, la Chine était 4,3 % plus élevée que l’Inde. Ces réalisations ont jeté des bases solides pour le décollage de l’économie chinoise après la réforme et l’ouverture de 1978. Aujourd’hui, l’industrie manufacturière chinoise représente plus d’un quart de la valeur ajoutée mondiale, dépassant celle des États-Unis et du Japon réunis ; cette réussite serait inimaginable sans les réalisations de l’ère précédente. 

Comment devons-nous évaluer la révolution chinoise du XXème siècle ? Comment devrions-nous analyser le rôle joué par le Parti communiste chinois dans cette révolution ? La première chose à affirmer est que la révolution chinoise du XXème siècle était une étape inévitable de la modernisation de la Chine. Certains universitaires libéraux conservateurs soutiennent que la Chine a manqué l’occasion d’établir une monarchie constitutionnelle à la fin de la dynastie Qing, et que cela a été la cause d’un siècle de troubles dans la société chinoise.

Cette opinion, si elle n’est pas simplement une erreur de compréhension, relève d’un romantisme historique fantaisiste. En fait, après Qianlong [qui régna de 1735 à 1796], chaque empereur Qing suivant eut un bilan pire que son prédécesseur. Pourtant, 2000 ans de règne impérial et près de 300 ans de contrôle Qing signifiaient que le chemin vers une république ne serait pas facile, et que la révolution était inévitable. Il s’agit d’un phénomène courant dans le processus de transformation des pays d’Eurasie, qui passent de sociétés anciennes à des sociétés modernes. Les différences les plus importantes entre les sociétés modernes et anciennes sont l’industrialisation, le nivellement des structures sociales, l’ouverture politique, les relations interpersonnelles et sociales qui vont au-delà des liens du sang et de la géographie, et la rationalisation de la vie intellectuelle.

La révolution a brisé l’ancienne structure sociale, étendu le champ des interactions interpersonnelles et élargi la participation politique, créant ainsi les conditions de l’industrialisation. Sans la révolution, la modernisation de la Chine aurait été beaucoup plus difficile. En revanche, les pays qui n’ont pas connu de révolution (comme ceux du sous-continent indien) ont mis beaucoup plus de temps à démanteler l’héritage institutionnel de la société traditionnelle, et leur développement économique et social a été beaucoup plus lent en conséquence.

L’histoire a donné au Parti communiste chinois l’occasion de transformer la Chine. Le Parti lui-même était un produit de la propagation de l’influence occidentale marxiste à l’Est, et la transformation sociale que le Parti a poursuivie après la fondation de la Nouvelle Chine était également le résultat de la pratique d’un aspect de la culture occidentale (le marxisme). En termes d’importation des idées occidentales et de leur mise en pratique, aucune organisation de la Chine moderne ne peut rivaliser avec le PCC.

Toutefois, il ne s’agissait pas d’une occidentalisation complète, mais d’une absorption sélective de la civilisation occidentale. Bien sûr, le Parti a commis des erreurs dans la transformation sociale qu’il a réalisée après la fondation de la Chine nouvelle. L’héritage de certaines de ces erreurs pourrait être durable, et la plus importante de ces erreurs a été la répudiation de la culture traditionnelle chinoise. Pendant la période révolutionnaire, cette répudiation était nécessaire car l’ancien système s’appuyait sur la culture traditionnelle, notamment sa culture politique. Cependant, après avoir terminé la période de reconstruction de base, ce dont le Parti avait besoin plus que tout, c’était d’une théorie qui assurerait une paix durable et d’une pratique qui favoriserait la construction économique.

La sinisation du PCC 

Les historiens de demain considéreront probablement que la plus grande réussite de Deng Xiaoping est d’avoir ramené le Parti communiste chinois en Chine. La première étape de ce processus a été le repositionnement de l’idée de « lutte des classes ». La « Résolution sur certaines questions de l’histoire de notre Parti depuis la fondation de la République populaire de Chine », promulguée en juin 1981, a soigneusement résumé l’expérience du Parti et les leçons apprises au cours des 30 premières années de son existence. 

Sous Mao Zedong, la lutte des classes a été fondamentale, ce qui rend difficile n’importe quelle réconciliation avec les « forces du marché ». La Résolution fait une relecture du passé qui permet une ouverture vers un futur différent.

En 1982, le 12e Congrès du Parti a redéfini les principales contradictions de la société chinoise : « Après l’élimination de la classe exploitante en tant que classe, la plupart des contradictions existant dans notre société n’ont pas la nature de la lutte des classes, et la lutte des classes n’est plus la principale contradiction. En raison de facteurs nationaux et d’influences internationales, la lutte des classes continuera d’exister à un certain degré pendant une longue période et pourra s’intensifier dans certaines conditions. La contradiction principale de notre société est la contradiction entre les besoins matériels et culturels croissants du peuple et le retard de la production sociale. D’autres contradictions doivent être résolues en même temps que cette contradiction principale. Il est nécessaire de distinguer strictement et de traiter correctement les deux types de contradictions de nature différente, à savoir la contradiction entre l’ennemi et nous et les contradictions internes au sein du peuple. »

La mission du Parti a également subi d’importants changements : « La mission générale du PCC au stade actuel est d’unir tous les groupes ethniques de la nation pour qu’ils soient autonomes et luttent pour moderniser progressivement l’industrie, l’agriculture, la défense nationale, la science et la technologie, et pour faire de la Chine un pays socialiste hautement civilisé et hautement démocratique. L’objectif principal du travail du PCC est de diriger le peuple de tous les groupes ethniques dans la construction d’une économie socialiste modernisée. Il doit développer vigoureusement les forces productives sociales et améliorer progressivement les relations socialistes de production en fonction du niveau réel des forces productives et des exigences du développement. Le niveau de vie matériel et culturel de la population dans les zones urbaines et rurales devrait être progressivement élevé sur la base du développement de la production et de la croissance de la richesse sociale. »

Puisque la lutte des classes n’était plus le conflit principal et que la tâche de transformation sociale avait été achevée, le Parti ne pouvait plus s’appuyer sur la théorie marxiste dogmatique pour guider sa pratique future. Lorsque Deng Xiaoping a dirigé la transition du Parti de la transformation sociale à la construction économique, c’est la tradition philosophique chinoise du pragmatisme qui a guidé sa pratique. La grande discussion sur le critère de la vérité, qui a débuté en mai 1978, visait à l’époque les « deux choses 两个凡是 ».

« Nous soutiendrons résolument toutes les décisions politiques prises par le président Mao, et suivrons inébranlablement toutes les instructions données par le président Mao », extrait d’un éditorial du 7 février 1977 du Quotidien du peuple. Les « deux choses » (chinois : 两个凡是 ; pinyin : Liǎng gè fán shì) fait référence à l’affirmation selon laquelle « Nous soutiendrons résolument toutes les décisions politiques prises par le président Mao, et suivrons inébranlablement toutes les instructions données par le Président Mao » (凡是毛主席作出的决策,我们都坚决维护;凡是毛主席的指示,我们都始终不渝地遵循). Cette déclaration était contenue dans un éditorial commun, intitulé « Étudiez bien les documents et saisissez le lien clé », imprimé le 7 février 1977 dans le Quotidien du peuple, la revue Drapeau rouge et le Quotidien de l’APL.

Rétrospectivement, il s’agissait d’un nouveau départ, dans lequel le PCC abandonnait ses dogmes et embrassait le pragmatisme. Marx a grandi dans la tradition allemande de la philosophie discursive, mais l’a consciemment transcendée, notamment lors de la rédaction de Das Kapital, dans laquelle la méthodologie empirique était très importante. Mais pour les Chinois, ses théories restent néanmoins trop abstraites, notamment ses théories sur les vérités ultimes, qui ont du mal à s’enraciner en Chine, où l’on célèbre la vie dans le monde présent. La pratique de la réforme de Deng Xiaoping est partie de la simple compréhension que « la pauvreté n’est pas le socialisme ». Deng a réalisé que la mise en œuvre dogmatique du marxisme avait laissé la Chine à la traîne de ses voisins et que l’introduction d’une économie de marché était le moyen pour le socialisme chinois de se réinventer.

La question suivante concernait la pratique. La « théorie du chat » de Deng Xiaoping — « Peu importe qu’un chat soit noir ou blanc, du moment qu’il attrape des souris » — tombait à point nommé, insistant sur le fait que tant que tout le monde est d’accord sur les objectifs, les moyens de les atteindre sont secondaires. Dans les années 1980 et 1990, presque toutes les réformes visaient à résoudre les problèmes les plus urgents de l’époque. La réforme rurale a été initiée par les paysans et les cadres de base pour résoudre les problèmes matériels de nourriture et de vêtements adéquats, et a rapidement évolué de « rendre le groupe responsable de la production 包产到组 » à « rendre le ménage responsable de la production 包产到户 ». Cette réforme a finalement réussi à dissiper les doutes des dirigeants, car elle a résolu le problème d’approvisionnement alimentaire de la Chine pratiquement du jour au lendemain.

Inspirée par les réformes rurales, la relation financière entre le gouvernement local et le gouvernement central a également commencé à changer avec la mise en œuvre du système « cuisiner dans des cuisines séparées 分灶吃饭 » [c’est-à-dire la décentralisation fiscale], qui a considérablement accru l’enthousiasme local et a jeté les bases des réformes de « répartition des impôts » 分税制 qui ont débuté en 1994. Le gradualisme est devenu la caractéristique la plus importante de la réforme chinoise, ce qui était d’autant plus évident dans les réformes urbaines qui ont débuté à l’automne 1984. Le cœur des réformes urbaines était la transition des prix planifiés aux prix du marché par le biais d’un « système de prix à deux voies 价格双轨制 : » les biens produits par le plan avaient des prix fixés par le plan, tandis que les prix du marché prévalaient pour les biens produits en dehors du plan.

Sous l’ancien régime de l’économie planifiée, les prix étaient fixés par le régime en fonction de la logique du système. Au cours des années 1980, les Chinois ont vite compris que le marché ne fonctionnait pas de cette façon, mais que la transition d’un système à l’autre était complexe. Pour plus d’informations, voir : https://legrandcontinent.eu/fr/2021/06/10/comment-la-chine-a-echappe-a-la-therapie-de-choc-le-debat-sur-la-reforme-du-marche/

Au fur et à mesure que les réformes progressent, la portée de la fixation des prix du marché a été progressivement étendue. Aux yeux des économistes orthodoxes, cette idée de « deux prix pour la même chose » ne pouvait pas fonctionner, car elle donnerait lieu à un marché noir et à la revente à profit des biens produits par le plan. Des marchés noirs et des « spéculateurs 倒爷 » sont effectivement apparus, mais le système de prix à deux voies a généralement été un succès, permettant à la Chine d’éviter l’hyperinflation. En outre, un avantage involontaire était que la voie du marché dans le cadre du système de prix à double voie a créé de la place pour les entreprises rurales afin de survivre, et a grandement stimulé le processus d’industrialisation rurale de la Chine. Dans les années 1990, le système de prix à double voie a achevé sa mission historique, marquée par la convergence des taux de change en 1994, et la réforme des prix a été complétée par un nouveau cycle de réformes autour des entreprises d’État.

Comme les réformes rurales, il s’agissait d’un exercice ascendant, motivé par la pression que les entreprises d’État exerçaient sur les finances des collectivités locales. En 1995, le gouvernement central a introduit la politique consistant à « saisir le grand et laisser partir le petit 抓大放小, » [c’est-à-dire consolider les grandes entreprises d’État et permettre aux plus petites de se privatiser] et la réforme des entreprises d’État a été menée dans tout le pays.

Ce slogan « Grasping the large, letting go of the small » (抓大放小), littéralement « saisir le grand, laisse le petit s’en aller », évoque toutes les réformes industrielles effectuées par l’État chinois en 1996 qui s’est trouvé en charge de beaucoup d’entreprises étatiques, dont beaucoup non rentables, et il fallait choisir lesquelles garder comme entreprises étatiques, et lesquelles « lâcher » aux forces du marché privé. En réalité, ceci n’avait pas tant à voir avec « grand » et « petit » qu’au poids économique des entreprises.

Toutes ces pratiques ont devancé la théorie du Parti ; l’idéologie officielle a toujours reconnu les pratiques qui ont fait leurs preuves. En guise de reconnaissance de la réforme rurale, le 13e Congrès du Parti, en octobre 1987, a avancé la théorie du « stade primaire du socialisme », et la troisième session plénière du 14e Comité central, en octobre 1993, a fait écho aux remarques de Deng Xiaoping lors de sa « tournée dans le sud », en stipulant que l’objectif de la réforme économique de la Chine était d’établir une économie de marché socialiste. Par rapport à la théorie du « stade primaire du socialisme », la théorie de « l’économie socialiste de marché » n’était pas seulement une reconnaissance des réformes existantes, mais aussi un rôle de guide pour les mesures futures. Les réformes des années 1990 ont accéléré l’évolution de la Chine vers une économie à propriété mixte.

Il est clair que le moteur de l’économie chinoise est l’économie privée. En même temps, le fait que certains secteurs restent au contrôle de l’État sous forme d’entreprises étatiques du moins permet à l’État de croire qu’il peut toujours exercer une forme de contrôle. L’économie de la Chine est tellement gargantuesque qu’il est difficile d’y voir clair. Il n’y a pas de consensus là-dessus en Chine. Xi Jinping a peur des super riches, mais beaucoup de savants rejettent ses idées concernant la « prospérité commune ».

Les résultats des réformes se sont reflétés dans les amendements constitutionnels de 1999, qui ont établi l’économie individuelle et l’économie privée comme des éléments importants de l’économie de marché socialiste. Lors du 16e Congrès du Parti, qui s’est tenu en 2002, la théorie des « Trois Représentants » a été inscrite dans la Constitution du Parti, une théorie qui stipule que le PCC représente « les exigences de développement des forces productives avancées de la Chine, la direction de la culture avancée de la Chine et les intérêts fondamentaux du peuple chinois. » 

Suite aux réformes des années 1990, la société et l’économie chinoises ont subi d’énormes changements, et la théorie des « Trois Représentants » était une réponse à ces changements. Sous la bannière des « Trois Représentants », le Parti a ouvert ses portes à des personnes de tous horizons. Le PCC n’est plus un parti qui ne représente que des groupes particuliers, comme c’est le cas des partis politiques occidentaux, mais offre un forum pour l’expression de divers intérêts ; grâce au processus de centralisation démocratique au sein du Parti, le Parti lui-même est devenu un mécanisme de sommation de divers intérêts.

L’importance mondiale de la civilisation chinoise

L’un des principaux défis auxquels le PCC est actuellement confronté est la tension entre la pratique et la théorie du Parti. Au niveau théorique, la sinisation vient de commencer. Il est très difficile de réintégrer la théorie du Parti dans la tradition chinoise ; après tout, l’anti-tradition a été le principe directeur de la révolution chinoise du 20e siècle.

Cependant, dans la perspective du 100e anniversaire de la fondation du Parti, et alors que nous entrons dans le sprint final pour réaliser le grand rajeunissement de la nation chinoise, il est temps de prendre au sérieux la tradition chinoise au niveau théorique. Cela exige que nous reconnaissions pleinement les excellentes composantes de la tradition chinoise et que nous les combinions avec le marxisme et d’autres excellentes composantes de la culture occidentale pour former finalement une théorie politique et philosophique unifiée. À mon avis, les excellentes composantes politiques et philosophiques de la tradition chinoise sont le pragmatisme, l’équilibre entre l’individualisme et l’ordre, la méritocratie et le règne de la vertu 德治 [c’est-à-dire par opposition au règne de la loi].

1 — Le pragmatisme

La première caractéristique de la civilisation chinoise et du peuple chinois est le pragmatisme. Lorsque le corps principal de la civilisation chinoise s’est développé dans le bassin du fleuve Jaune, la région était beaucoup plus humide et chaude qu’aujourd’hui, avec un climat subtropical, et une abondance d’eau et d’herbe, de plantes et d’animaux. Nos ancêtres ont donc développé une vision optimiste et mondaine et ont commencé très tôt à faire l’éloge de la vie sur terre, comme en témoignent les magnifiques poèmes d’amour du Livre des Chants :  » Guan-guan vont les balbuzards/Sur l’îlot dans la rivière/La jeune femme modeste, effacée, vertueuse/Sera une bonne compagne pour notre prince.  » 

La nature a souri à nos ancêtres, c’est pourquoi nos ancêtres n’avaient aucune crainte de Dieu, mais seulement un désir ardent de leur vie dans le monde. Parce qu’ils ne croyaient pas en Dieu, les Chinois ne croyaient pas aux vérités éternelles, ce qui constitue le premier impératif du pragmatisme. De nombreux conflits majeurs dans le monde occidental sont nés de la conviction que leur vérité était plus digne d’être poursuivie que celle des autres ; les croisades, la guerre de Trente Ans et la guerre froide américano-soviétique ont toutes eu pour origine des différences de croyance. Le pragmatisme dissout de tels conflits, et il n’y a jamais eu de guerre dans l’histoire de la Chine pour des croyances.

En temps de paix, le pragmatisme rejette les dogmes et ouvre la porte aux innovations institutionnelles et technologiques. La pratique est le seul critère de vérité ; la pratique crée le monde, et était une condition préalable à la réforme et à l’ouverture. Dans le même ordre d’idées, le pragmatisme refuse de prendre les moyens pour la fin, et commence plutôt par la fin, insistant sur le fait que tant que tout le monde est d’accord sur les objectifs, les moyens pour les atteindre sont secondaires.

Lorsque nous appliquons ce principe au monde réel, cela signifie que le but d’un système doit être de servir les gens et la société, et que le système lui-même ne peut pas être le but ultime auquel toute la société doit croire et qu’elle doit poursuivre. Ceci est très différent de la vision occidentale de la démocratie libérale comme but ultime. Pour un pragmatique, le critère d’évaluation de l’adéquation d’un régime n’est pas sa forme, mais le fait qu’il puisse atteindre l’objectif de la légitimité. La démocratie libérale peut atteindre certains objectifs de légitimité, mais pas tous, et ne doit donc pas être considérée comme la « fin de l’histoire ».

2 — Un équilibre entre l’individualisme et l’ordre 

La perception générale aujourd’hui est que la culture chinoise est une culture collectiviste. C’est très différent de l’opinion des révolutionnaires et des penseurs de la fin de la période Qing et du début de la période républicaine. Selon Sun Yat-sen (1866-1925), la société chinoise était comme un sac de pommes de terre, chaque pomme de terre étant indépendante et se heurtant les unes aux autres. Selon Liang Shuming (1893-1988), la société chinoise était une société de petits groupes basée sur la parenté et la localité, tandis que la société occidentale formait une société civile en raison de la fraternité religieuse. Les points de vue de ces sages sont plus réalistes que ceux qui sont populaires de nos jours. En raison de l’absence de religion, la société chinoise de base a été fondée sur des liens de parenté et de géographie.

Le bouddhisme a brièvement brisé ce modèle dans certains endroits, mais après la sinisation du bouddhisme, les liens de parenté et de localité ont consolidé leur emprise sur la société chinoise de base. Entre la famille et le gouvernement, il existe peu d’autres groupes sociaux dans la société chinoise. Au niveau de la base, ce qui domine la société chinoise est l’individualisme basé sur la famille, et les normes morales doivent être maintenues sur la base des liens de parenté et de la géographie. Au-delà de ces liens, la société chinoise doit compter sur le gouvernement pour maintenir l’ordre. De ce point de vue, le gouvernement fort de la Chine est exactement ce que l’individualisme familial de la base exige, et le collectivisme chinois est en fait l’expression de l’obéissance des gens du peuple à l’autorité en échange de l’ordre.

Cette situation est très différente de celle de l’Occident, notamment de l’Angleterre. En Angleterre, la religion et les tribunaux fondés sur le droit coutumier sont devenus la force dominante de la société de base avant que le pouvoir du roi ne prenne le dessus, et ont continué à fonctionner comme des organisations intermédiaires entre l’individu et le pouvoir du roi, servant à organiser et à gérer la société et à contrer l’autorité du roi. La société chinoise ne dispose pas de telles organisations intermédiaires, et les grandes tentatives de mobilisation et d’organisation sociales doivent être gérées directement par le gouvernement.

Par conséquent, il est plus difficile d’établir un gouvernement responsable en Chine qu’en Occident. Mais le modèle chinois d’individualisme + gouvernement fort a également ses propres avantages : d’une part, les Chinois admirent l’effort et la réussite individuels, ce qui leur permet d’accepter plus facilement les principes libéraux des valeurs individuelles et de nourrir les entrepreneurs ; d’autre part, il est facile pour la société de suivre l’exemple du gouvernement en cas de besoin, et il est facile de générer une cohésion sociale en temps de crise, ce qui aide à résoudre ces crises avec succès. En témoigne le fait que la Chine a dépassé les États-Unis en tant que pays comptant le plus de milliardaires et que, dans le même temps, elle a mieux réussi que l’Occident à faire face à la pandémie.

3 — La méritocratie 

Une conséquence de l’individualisme à la chinoise est la méritocratie 贤能主义. Contrairement à la théorie monolithique occidentale de la nature humaine, le confucianisme soutient que la nature humaine est diverse, fluide et malléable. Les gens naissent différents, mais à l’exception des personnes extrêmement intelligentes et des personnes extrêmement stupides, les réalisations des gens dépendent des efforts individuels au cours de leur vie. Pour les Confucianistes, il n’y a pas d’égalité abstraite, car les talents et les réalisations qu’une personne possède en fin de compte sont le résultat d’efforts individuels, et l’égalité abstraite ignore le rôle de l’effort. Le confucianisme ne reconnaît que l’égalité relationnelle et, en termes de distribution sociale, préconise que les récompenses soient proportionnelles à l’effort, ce qui est similaire à l’égalité proportionnelle d’Aristote.

L’impact de cette vision de la nature humaine sur la société chinoise a été profond et durable. Au niveau personnel, elle se manifeste par l’estime de l’accomplissement individuel ; au niveau politique, elle se manifeste par la méritocratie politique, c’est-à-dire qu’elle exige des fonctionnaires qu’ils aient des niveaux de moralité et de compétence correspondant à leurs postes publics, et plus le poste est élevé, plus les attentes sont grandes. Du système de recommandation 察举制度 de la dynastie des Han occidentaux, au système d’examen impérial organisé sous les dynasties Tang et Song, puis au système actuel de sélection des cadres, la méritocratie a toujours joué un rôle de premier plan.

Ici, Yao Yang fait référence surtout au « département d’organisation », dans sa largeur, qui est chargé globalement de la gestion, de la promotion et de la démission des cadres.

Toute force particulière d’un peuple doit également être sa faiblesse, et la méritocratie ne fait pas exception. Ses plus graves faiblesses sont de deux ordres : premièrement, elle néglige les différences innées entre les individus, ainsi que les circonstances familiales et sociales, et ignore le rôle des contingences individuelles et sociales tout en récompensant les réalisations individuelles ; deuxièmement, elle affaiblit le sens de la communauté sociale et renforce la tendance de l’individualisme à rejeter le sens de la communauté sociale. À l’intérieur de la Chine, un gouvernement fort peut partiellement compenser ces défauts ; cependant, à l’étranger, ces faiblesses créent l’image de Chinois « ne se souciant que d’eux-mêmes », « ne se souciant pas de la politique » et « incapables de s’intégrer à la société locale ».

L’auteur fait ici toujours référence aux problèmes créés par la méritocratie, surtout dans le contexte de l’image de la Chine à l’extérieur, où la méritocratie est vue surtout comme un prétexte pour un contrôle autoritaire.

Cependant, la méritocratie peut être un antidote au populisme occidental contemporain. À l’origine, la démocratie libérale occidentale n’était pas une démocratie pure, mais un système républicain qui mélangeait des éléments de monarchie, d’aristocratie et de démocratie. Mais après la Première Guerre mondiale, et surtout après l’effondrement de l’Union soviétique, la démocratie s’est imposée et a finalement évolué vers le populisme d’aujourd’hui. En réponse à l’impact de la démocratisation d’après-guerre et du mouvement des droits civiques, les intellectuels occidentaux ont contribué à ces changements en fournissant des justifications théoriques pour une démocratisation et une égalité plus poussées, faisant avancer les changements susmentionnés.

Cependant, la démocratie pure ne permet pas de prendre des décisions politiques rationnelles, que ce soit au niveau théorique ou pratique. Pour toute société, l’abandon des principes de hiérarchie politique et de méritocratie peut avoir des conséquences désastreuses à long terme. Le système politique chinois n’est peut-être pas entièrement reproductible dans d’autres pays, mais la méritocratie politique qui le sous-tend est quelque chose dont les autres pays peuvent s’inspirer. Par rapport au perfectionnement de la démocratie, la réintroduction de la méritocratie et l’amélioration des institutions républicaines sont le moyen de faire face au populisme occidental.

4 — La règle de la vertu

L’une des critiques passées de la politique chinoise était que la Chine n’avait que « la règle de l’homme » mais pas « la règle de la loi ». Cette critique a beaucoup de validité, mais il est trop arbitraire de rejeter complètement l’idée de la règle de l’homme. Un État de droit parfait n’existe pas dans le monde, il y a donc toujours de la place pour l’État de droit humain. La question n’est donc pas de savoir s’il faut accepter la règle de l’homme, mais plutôt de savoir quel type de règle de l’homme nous voulons avoir. L’histoire politique chinoise nous apprend que la règle de la vertu est le principe fondamental qui guide la règle de l’homme.

La « Culture juridique » renvoie au fonctionnement du système légal — les avocats, les juges, les cours. Ici, quand Yao Yang contraste rule of law et rule of man, il veut dire qu’en Chine traditionnelle, le contenu moral d’une politique était toujours important, alors qu’en Occident, on se contente de voir si une politique est conforme ou non à la lettre de la loi, de la constitution ou d’un autre texte normatif.

Pour le confucianisme, l’objectif le plus élevé de la gouvernance de l’État est la « bienveillance 仁 », comme dans l’expression « la bienveillance signifie aimer le peuple. » Gouverner avec bienveillance, c’est servir le peuple du monde. Pour parvenir à la bienveillance, les gouvernants eux-mêmes doivent d’abord posséder un haut degré de vertu et être capables non seulement de faire preuve de retenue mais aussi de juger ce qui constitue la bienveillance. Contrairement à la démocratie occidentale contemporaine, qui met l’accent sur la responsabilité des représentants du gouvernement, la politique chinoise met l’accent sur leur responsabilité. La responsabilité est une contrainte passive imposée aux fonctionnaires, tandis que la responsabilité est une exigence selon laquelle les fonctionnaires doivent prendre l’initiative de servir le peuple.

Le premier affaiblit donc les exigences morales imposées aux fonctionnaires, tandis que le second exige que les fonctionnaires aient des normes morales élevées et soient compétents. Ni l’une ni l’autre ne doit être poussée à l’extrême : si la première est trop extrême, un président comme Trump verra le jour ; si la seconde met trop l’accent sur l’activisme officiel, elle conduira à la violation des droits du peuple par les fonctionnaires. Dans la société moderne, la meilleure combinaison devrait être de prendre la règle de droit comme fondement et d’exiger que les fonctionnaires pratiquent une règle de vertu. 

Construire la philosophie politique du socialisme aux caractéristiques chinoises 

Depuis la réforme et l’ouverture, le Parti a accéléré le processus de sinisation du marxisme, qui a pris la forme initiale de la théorie du socialisme aux caractéristiques chinoises. Le socialisme est le résultat le plus notable que l’influence occidentale a laissé sur la Chine, et la preuve de l’absorption par la Chine de l’excellente culture de l’Occident. Cependant, la question de savoir comment définir les « caractéristiques chinoises » reste ouverte. J’ai illustré ci-dessus que la culture chinoise possède des qualités qui ont une importance mondiale. Ces qualités devraient être les éléments qui composent nos « caractéristiques chinoises ».

Yao évoque ici plus une mise en valeur des caractéristiques chinoises qu’un rejet de l’Occident. Depuis des décennies, les Chinois insistent sur les caractéristiques spécifiques qui rendent la Chine unique, sans pour autant spécifier le contenu concret de cette unicité. Yao essaie de fournir ce contenu, tout en contrant la tendance à vouloir provoquer un antagonisme perpétuel entre la Chine et l’Occident.

La question est de savoir comment combiner ces qualités pour former une philosophie politique. La civilisation mondiale d’aujourd’hui est une continuation de l’ère axiale. Au cours de cette période passionnante, la civilisation chinoise a brillé de mille feux et a laissé aux générations futures un héritage de ressources intellectuelles illimitées. Pour construire la propre philosophie politique de la Chine, nous devons nous tourner vers cette époque pour y trouver des ressources. En ce qui concerne le potentiel de la philosophie politique, le confucianisme est sans aucun doute la doctrine la plus éprouvée par le temps. La solution la plus réalisable est de partir du confucianisme pour construire une philosophie politique aux « caractéristiques chinoises ».

Conformément à la tradition chinoise du pragmatisme, la compréhension confucéenne de la nature humaine découle de l’observation empirique des êtres humains, et non de constructions théoriques, comme chez Hobbes et Locke. La nature humaine est la combinaison des caractéristiques universelles des êtres humains. Cependant, ces caractéristiques universelles sont un ensemble de caractéristiques individuelles, qui dépendent de la nature innée, de l’environnement vécu et de l’effort personnel de chacun. La psychologie moderne nous apprend également que les individus sont très différents au niveau physiologique, et que ces différences sont le résultat de l’accumulation de facteurs innés et acquis. Par conséquent, il n’est pas très judicieux de parler de nature humaine universelle. Chaque personne se retrouve avec une nature humaine différente, et ceci est très important pour le processus politique. 

Dans la participation politique, la plus petite « unité » est l’individu, et cette participation implique une variété de facteurs tels que la vertu individuelle, la quantité de connaissances que l’individu possède, son jugement et sa capacité à agir. Étant donné les différences dans les réalisations individuelles, tous les individus ne devraient pas participer à tous les processus politiques. Les hiérarchies politiques sont inévitables, et les différents niveaux exigent des vertus et des capacités individuelles différentes. Plus la hiérarchie est élevée, plus les décisions impliquées seront complexes, et donc plus les attentes seront élevées en termes de vertus et de compétences.

Pour cette raison, la sélection des fonctionnaires ne doit pas être laissée entièrement à la décision du peuple, mais doit être effectuée par un organe central. En tant qu’organe dont le devoir est de sélectionner les fonctionnaires, les fonctionnaires de l’organe central lui-même doivent également être hautement vertueux et compétents, et pour cette raison, l’organe central définit également la politique générale du pays. Toutefois, le pouvoir de l’organe central doit être limité par un organe souverain élu, et ses nominations et politiques générales doivent être approuvées par cet organe souverain avant d’être mises en œuvre. Il y a deux raisons à cela : premièrement, l’idéal le plus élevé de la politique confucéenne est la bienveillance, et l’organe central n’aura pas peur de soumettre ses décisions à l’organe souverain pour examen si elles sont propices à la mise en oeuvre de la bienveillance ; deuxièmement, en soumettant ses décisions à l’organe souverain pour délibération, l’organe central peut éliminer les doutes du public quant à la sincérité de l’organe central dans la mise en oeuvre d’un gouvernement bienveillant.

Ici, la souveraineté de l’organe souverain est passive en ce sens qu’il n’a pas l’initiative des lois et des nominations de personnel, contrairement à la souveraineté d’organes similaires dans la démocratie libérale. Conformément à la démocratie libérale, un organe exécutif (gouvernement) est établi sous l’organe souverain. En outre, pour empêcher l’organe central d’abuser de son pouvoir ou de prendre de mauvaises décisions, un organe admonitif 谏议机构 est établi spécifiquement pour superviser les actions de l’organe central.

L’objectif de la gouvernance de l’État est d’établir un équilibre entre les acteurs politiques, d’assurer l’ordre social et d’atteindre des objectifs sociaux spécifiques. Les démocraties libérales laissent le choix des objectifs sociaux à la majorité des électeurs, ce qui n’est pas nécessairement optimal sur le plan social, car les objectifs sociaux consensuels peuvent ne pas être le choix de la majorité des électeurs. Au cœur de la structure politique confucéenne décrite ci-dessus se trouve la méritocratie politique traditionnelle chinoise, mais elle intègre également des éléments occidentaux de démocratie, ainsi que des freins et contrepoids au pouvoir.

Un tel système républicain facilite la mise en œuvre d’objectifs sociaux consensuels et empêche l’exercice arbitraire du pouvoir. Il présente de nombreuses similitudes avec le libéralisme, dont la plus importante est la même protection des libertés individuelles fondamentales. Toutefois, il rejette l’égalité abstraite et n’accepte que l’égalité en vertu du principe de proportionnalité. Le libéralisme confucéen qui en résulte hérite des valeurs fondamentales du libéralisme, mais reflète également mieux la réalité que le libéralisme, et a donc plus de chances d’être appliqué.

Le système politique chinois contemporain recoupe largement la structure politique confucéenne décrite ci-dessus : le PCC est l’organe central, le Congrès national du peuple est l’organe souverain, le Conseil d’État est l’organe exécutif (gouvernement) et la Conférence consultative politique du peuple chinois est l’organe admonitif. La sinisation du Parti au niveau théorique doit commencer par l’absorption de la philosophie politique confucéenne. Le marxisme, lui-même un produit de la transformation du capitalisme primitif par l’Occident, est devenu, après son introduction en Chine, l’arme de la victoire du Parti sur l’ancien système et toutes ses forces subordonnées, et a fourni la base théorique de la transformation de la société chinoise par le Parti.

Cependant, le marxisme dans sa forme originale ne convient pas comme guide idéologique du Parti pour accomplir le grand rajeunissement de la nation chinoise ; ce que nous devons faire, c’est développer un marxisme du 21e siècle dans le processus du grand rajeunissement de la nation chinoise. De plus, le marxisme est un produit de la civilisation occidentale, et pour que la nation chinoise prenne sa place au sein de la civilisation mondiale, elle doit offrir au monde une culture que la Chine a créée. Comment construire une nouvelle théorie du Parti tout en maintenant l’essence du marxisme est la tâche la plus importante pour le Parti à l’occasion de son centenaire.

Les contours du nouveau socialisme chinois sont encore flous. Tout se passe comme si Yao se montrait favorable à ce que la Chine écarte — du moins pour un temps — une bonne partie de l’idéologie socialiste, pour expérimenter autre chose. Pour lui, le succès de la Chine n’est pas le fait du socialisme — il s’agit d’une histoire qu’ils se sont racontée pendant trop longtemps. Il faut confronter ou inventer une nouvelle réalité.

Une orientation possible consiste à distinguer la philosophie marxiste de la pratique marxiste, en héritant de la première et en écartant la seconde. Le noyau de la philosophie marxiste est le matérialisme dialectique et le matérialisme historique, qui ont tous deux quelque chose en commun avec le pragmatisme chinois et l’idéal confucéen de la voie du milieu. La base de la pratique marxiste est l’économie politique marxiste, dont le noyau est la théorie de l’exploitation fondée sur la théorie de la valeur du travail. Dans les premiers temps du capitalisme, la production était relativement simple et la division entre le capital et le travail était relativement claire ; cependant, dans le cadre du modèle de production et d’échange mondialisé d’aujourd’hui, le capital et le travail forment depuis longtemps une situation d’interactivité extrême [lit., « il y a quelque chose de chacun de nous dans l’autre 你中有我、我中有你 »], et la distribution basée sur les facteurs s’est avérée être un mécanisme de distribution sociale plus efficace.

La pratique de la Chine montre également que l’établissement d’un mécanisme de marché pour réaliser la distribution des facteurs est le secret du succès de la réforme et de l’ouverture. Utiliser la philosophie marxiste comme guide et la politique confucéenne comme corps pour reconstruire le système théorique du Parti est le moyen pour le Parti d’achever son retour en Chine et une étape clé dans l’absorption de la civilisation occidentale par la civilisation chinoise.

Sources
  1. Introduction de David Ownby sur un texte de Yao Yang publié a l’origine dans la revue culturelle de Pékin (文化纵横), 2 juillet 2021
Le Grand Continent logo