Votre livre, Fiscal Policy under Low Interest Rates, vient de paraître. Si nous revenons sur ce qui vous a mené à ce sujet, y a-t-il eu un basculement dans votre réflexion sur les questions budgétaires lors de votre passage au Fonds monétaire international, et notamment lors de l’épisode de la crise grecque et du plan de soutien ? 

Oui, ma pensée a évolué au cours du temps. Je prends un exemple. Quand je suis arrivé au FMI, en 2008, j’étais très inquiet de la taille de la dette publique japonaise, très élevée déjà à ce moment-là. Je pensais qu’il n’était pas possible qu’ils arrivent à la soutenir et qu’il y aurait des problèmes. Durant les six premiers mois, j’ai dit à Dominique Strauss-Kahn, le Directeur général du Fonds monétaire international à l’époque, qu’il y avait un vrai problème au Japon. Finalement, il ne s’est rien passé, il n’y a pas eu de catastrophe — pas de ce côté-là et pas pour le moment en tout cas. Ça m’a forcé à remettre en cause ce que je pensais sur le rôle et les dangers de la dette. 

Dans un texte publié en 2013 vous disiez déjà que peut-être le FMI et plus largement la communauté des économistes avaient commis une erreur dans l’appréciation des multiplicateurs budgétaires dans des situations de crise et de récession…

D’un côté, j’avais pris conscience que les taux d’intérêts évoluaient à la baisse depuis les années 1980 de manière presque séculaire. Dans ce contexte de taux faibles, la dette était moins dangereuse que la perception que j’avais pu en avoir auparavant.

De l’autre, il y a eu l’épisode de la crise de la dette publique grecque — le débat était différent, mais lié. Certains disaient : ils ont un problème de dette effroyable, il faut qu’ils fassent une consolidation budgétaire énorme, parce que sans cela, ils ne vont pas s’en sortir. Mais, ne vous inquiétez pas, disaient-ils  : quelquefois la demande agrégée ne diminue pas fortement lorsque la demande publique baisse, parce que les agents sont tellement rassurés par la consolidation budgétaire que ça n’a pas d’effet négatif sur la demande totale. L’effet négatif direct sera plus que compensé par un optimisme plus grand des consommateurs et des entreprises — c’est ce qu’on a appelé expansionary fiscal contraction. 

J’avais écrit sur ce sujet au début des années 1990 en réponse à une publication de Francesco Giavazzi et Marco Pagano1. Mon point était que quand dans un pays au bord du gouffre un gouvernement irresponsable est remplacé par un gouvernement responsable qui décide de prendre le budget en main, il y a une bonne chance que les investisseurs soient rassurés et que ça ait des effets positifs ; on peut penser, dans ce cas-là, qu’il y aura de larges diminutions de primes de risque. Dans un pays qui est au bord du gouffre, les investisseurs prêtent avec des taux d’intérêts de 10 à 20 % ou plus. S’ils sont rassurés, les taux peuvent passer à 5 %, et cela change complètement la dynamique de la demande et l’effet de la consolidation budgétaire. 

Dans un pays qui est au bord du gouffre, les investisseurs prêtent avec des taux d’intérêts de 10 à 20 % ou plus. S’ils sont rassurés, les taux peuvent passer à 5 %, et cela change complètement la dynamique de la demande et l’effet de la consolidation budgétaire. 

Olivier Blanchard

Je savais donc que ça pouvait arriver, mais cela ne me paraissait pas être le cas dans le contexte européen du moment. Je pensais que l’effet de la consolidation budgétaire risquait d’être très négatif.

Quel était votre positionnement sur la Grèce ? 

Je pensais qu’on demandait à la Grèce un effort qui n’était absolument pas soutenable, que s’ils essayaient de le faire, ils auraient une récession catastrophique. Ce qui m’a amené à ce moment-là à prendre une position différente de la Commission européenne — qu’il fallait être très prudent, qu’il ne fallait pas ignorer les effets keynésiens et qu’il n’y avait pas de miracle à venir. Si la dette était trop élevée, il fallait la renégocier à la baisse plutôt que de demander une consolidation budgétaire trop forte.

J’ai continué ma recherche sur les effets de la consolidation budgétaire, sur ce que l’on appelle les multiplicateurs budgétaires. En janvier 2013, j’ai publié une étude faite avec Daniel Leigh2, qui a beaucoup circulé au FMI et à l’extérieur, dans laquelle nous avons montré que les multiplicateurs utilisés par le FMI et par d’autres organisations étaient probablement beaucoup trop faibles. On montrait que dans les pays où il y avait des programmes très austères, il y avait eu une projection de l’activité beaucoup trop optimiste. Ce qui indiquait qu’on avait sous-estimé les effets négatifs de la consolidation budgétaire. 

Cette position m’a amené ensuite à être aussi en désaccord avec l’Angleterre, au moment où David Cameron a décidé de faire une importante consolidation budgétaire. Cela me paraissait tout à fait extrême. Certes il y avait un problème de dette, qu’on ne pouvait ignorer, mais il y avait un problème d’activité, et la consolidation risquait d’avoir des effets dramatiques. Il s’est avéré que cette prévision-là s’est révélée fausse… La consolidation budgétaire a eu lieu, plus limitée que ce qu’il avait dit. Mais Cameron l’a faite et cela n’a pas été catastrophique. Quelquefois on se trompe… 

Le monde, en termes de politique économique, est complètement différent si «  r – g » est négatif.

Olivier Blanchard

Ensuite, j’ai réfléchi aux implications de la diminution structurelle du taux d’intérêt sans risque commencée au début des années 1980, et qui continuait de manière soutenue. C’est là que j’ai commencé à réaliser l’importance de « r – g  » (le taux d’intérêt naturel, r, moins le taux de croissance, g), une expression arithmétique, qui est devenu presque une expression standard en économie ; le taux d’intérêt réel sans risque était devenu inférieur au taux de croissance — et de manière significative  : «  r – g  » était devenu négatif. C’était frappant au Japon, mais c’est devenu vrai ailleurs ensuite. 

C’est un peu abstrait pour les non-économistes, mais si il a y une variable qui a une énorme importance en économie, c’est « r – g  ». Le monde, en termes de politique économique, est complètement différent si «  r – g » est négatif. Comme l’avait montré Phelps dans des modèles théoriques dans les années 1960, un monde ou «  r – g  » est négatif est presque un monde à l’envers… Était-ce le cas en pratique  ? C’est la question que j’ai décidé d’étudier.

Un monde sans gravité…

Ce que Phelps avait montré dans un modèle théorique était que dans un monde ou «  r – g  » est durablement négatif, la dette publique est bonne  : il y a trop de capital, son rendement est trop bas, et donc la dette, qui diminue l’accumulation de capital, est une bonne chose…. 

Je me suis demandé si nous étions rentrés dans ce drôle de monde-là ; j’ai commencé à travailler dessus au moment où j’ai quitté le FMI et j’ai été nommé Président de l’Association Américaine d’économie — ce qui donne l’occasion d’une grande leçon annuelle sans contradicteurs… J’ai posé la question : sommes-nous vraiment dans un monde où «  r – g  » est négatif, et qu’est-ce que cela a comme implications ? 

Pour résumer, j’ai montré que nous n’étions probablement pas dans ce monde-là, mais que nous étions proches. Que le coût de la dette, que ce soit le coût budgétaire, ou le coût en termes de bien-être, était beaucoup plus faible qu’il avait été dans le passé, et que ceci avait des implications importantes pour la politique budgétaire.

J’ai continué à travailler sur le sujet, et puis j’ai tout mis en forme dans un livre, que j’ai finalisé en décembre 2021. MIT Press, mon éditeur, a donné accès au livre gratuitement dès le départ et cela m’a permis d’avoir énormément de retours et de discussions, que j’ai incorporés à la version finale sortie ce 10 janvier.

Vous avez finalisé votre ouvrage fin 2021 et, en juillet 2022, la BCE a augmenté ses taux pour la première fois depuis de nombreuses années. Votre ouvrage parle des « taux d’intérêt bas » alors que les banques centrales ne font que les augmenter… 

Il y a évidemment un problème de timing. J’aurais préféré que le livre sorte il y a un an et demi, parce qu’à ce moment-là les taux d’intérêts étaient très bas. Ils sont maintenant plus élevés. Donc la question se pose : est-ce qu’il s’agit d’un livre d’histoire — il donne une vision de ce qui s’est passé — ou est-ce un livre important pour l’avenir ? Jean Tirole me rappelle souvent l’idée de motivating belief — une fois qu’on dit quelque chose, qu’on y est très attaché, on voit la réalité à travers ce prisme-là. Mais je suis convaincu que, de fait, nous vivons une période transitoire de remontée des taux d’intérêts due au combat contre l’inflation et qu’ils redescendront à des taux bas. 

Les taux, même aujourd’hui, restent d’ailleurs surprenamment bas. Alors que nous ne sommes pas très loin du pic de taux d’intérêt, au moins aux États-Unis, pas très loin en Europe non plus, si on regarde les taux à dix ans, l’inflation prévue pour dix ans, les taux de croissance prévus pour les dix ans à venir, «  r – g  » est encore négatif.

Je suis convaincu que nous vivons une période transitoire de remontée des taux d’intérêts due au combat contre l’inflation et qu’ils redescendront à des taux bas.

Olivier Blanchard

Est-ce que les investisseurs se trompent  ? Est-ce que quelque chose a durablement changé qui suggèrerait des taux d’intérêt beaucoup plus élevés dans l’avenir ? J’ai découvert que mon ami Larry Summers a parlé récemment de la fin de la secular stagnation, dont il avait pourtant participé à populariser le terme, et qu’il considère que cette période de «  r – g  » négatif était finie. 

Et vous n’êtes pas d’accord ? 

Non, je ne suis pas d’accord. Pour répondre à la question, il faut réfléchir aux facteurs qui ont déterminé la diminution des taux d’intérêt depuis près de 40 ans et se demander s’ils changeront dans l’avenir.

D’abord il faut réfuter un canard, qui accuse les banques centrales d’avoir choisi ces taux bas. Oui, les taux sont choisis par les banques centrales, mais elles ne font que refléter, au mieux qu’elles le peuvent, les évolutions des taux nécessaires à maintenir l’activité au bon niveau. Ce qui détermine fondamentalement les taux d’intérêt à moyen terme, ce sont l’épargne, l’investissement, et la demande d’actifs sûrs. L’épargne et l’investissement déterminent ensemble l’évolution du stock de capital, et par implication la productivité marginale du capital  ; la demande d’actifs sûrs détermine le taux sans risque par rapport à la productivité marginale du capital.

La raison pour laquelle je pense que les taux d’intérêts resteront bas, c’est que les forces qui ont amené la diminution des taux, une épargne forte, un investissement faible, et une grande demande d’actifs sûrs, vont, je pense, rester dominantes. Prenons l’évolution de l’épargne  : elle vient très largement de deux facteurs, de l’augmentation de l’espérance de vie, et du niveau général de revenu. L’espérance de vie croissante implique que les gens ont une retraite plus longue, et doivent donc épargner pour préparer leur retraite (au-delà de ce qu’ils reçoivent de la sécurité sociale). Le niveau de revenu : quand on a une économie qui a un niveau de vie faible, et qu’une grande proportion de la population a un revenu faible, elle n’épargne pas ou peu. Au fur et à mesure que l’économie devient plus riche, de plus en plus de gens sont en mesure d’épargner. Quant à la demande d’actifs sûrs, je ne vois aucune raison que cela change non plus. Nous sommes dans un monde de plus en plus incertain, la régulation financière continuera à obliger les institutions financières à détenir des actifs sûrs.

Les forces qui ont amené la diminution des taux, une épargne forte, un investissement faible, et une grande demande d’actifs sûrs, vont, je pense, rester dominantes.

Olivier Blanchard

Dans votre ouvrage, vous expliquez que l’une des causes du bas niveau des taux d’intérêt est le « global savings glut », le fait que l’épargne mondiale est beaucoup plus élevée que l’investissement. Pensez-vous que les investissements dans la transition écologique et digitale peuvent inverser la donne ?

Effectivement la seule raison pour laquelle on pourrait avoir une augmentation durable des taux d’intérêt, ce serait si on avait une grosse augmentation de l’investissement vert, l’investissement nécessaire à une action climatique forte. Comme montré notamment par le travail de Jean Pisani-Ferry, si nous étions prêts à mobiliser les sommes nécessaires, la demande d’investissement pourrait augmenter, et, avec elle, le taux d’intérêt d’équilibre. Dans cette hypothèse en effet, «  r – g » pourrait augmenter significativement. Mais, pour être réaliste, je ne pense pas que nous allons faire ce qu’il faut faire, nous allons faire moins. Mais c’est certainement là qu’il y a peut-être une possibilité de taux d’intérêt d’équilibre plus élevé. Je serais ravi que cela arrive. 

Il y a une hypothèse assez forte dans l’argument de la stagnation séculaire, c’est la dimension internationale. Nous pouvons imaginer qu’un des grands changements qui peuvent arriver aujourd’hui, c’est une modification profonde des déséquilibres de balances des paiements, et du coup que le global savings glut en sera affecté.

Certainement une partie de la diminution du taux d’intérêt dans les années 1990 venait de l’augmentation de l’épargne et, par implication, du surplus de la balance du compte courant en Chine. C’est à ce moment-là que Ben Bernanke3 développa le concept de global savings glut. Mais aujourd’hui le surplus de la balance du compte courant chinois est faible par rapport à ce qu’elle était. Est-ce qu’on peut imaginer des scénarios dans l’avenir où d’autres pays seront dans le même cas ? Je n’ai pas l’impression. Pour moi c’est de l’histoire et pour le moment, ce n’est pas fondamental. 

Ce qui est fondamental, et que je décris dans le livre, c’est que cette diminution du taux d’intérêt est un phénomène mondial. Ce ne sont pas juste les États-Unis ou le Japon qui sont affectés, ce sont tous les pays riches. Il faut donc en chercher les causes au niveau mondial, pas dans les spécificités de chaque pays.

La politique monétaire doit agir contre l’inflation. Est-ce qu’on peut aussi envisager que la politique budgétaire ait un rôle à jouer et qu’elle puisse mettre en œuvre quelque chose de contre-intuitif, une politique budgétaire expansionniste mais désinflationniste ? 

J’ai écrit sur ce sujet avec Jean Pisani-Ferry. En France j’ai poussé pour limiter l’augmentation des prix de l’électricité et du gaz de manière non seulement à protéger les ménages, mais aussi à limiter l’inflation. La France l’a fait et cela a limité l’inflation à 2 % de moins que la moyenne dans la zone euro. Si les autres pays de la zone euro l’avaient aussi fait, il y aurait eu 2 % de moins d’inflation, ce qui implique que la BCE n’aurait pas eu à réagir tout autant et qu’on aurait peut-être pu éviter une récession, qui, aujourd’hui, reste possible. 

Il y a beaucoup d’acteurs dans ce jeu et le gouvernement a un rôle à jouer. En même temps, protéger les ménages n’implique pas nécessairement d’avoir un déficit plus élevé. Ces dépenses peuvent être financées par une taxation des profits exceptionnels des compagnies énergétiques. On aurait pu le faire.

La diminution du taux d’intérêt est un phénomène mondial.

Olivier Blanchard

Cela nous mène à une question importante qui est un peu en filigrane dans tout votre livre : l’interaction entre la politique budgétaire et la politique monétaire. Est-ce que dans ce nouveau monde que vous décrivez, nous sortirions du cadre de la dominance monétaire vers un cadre de la dominance budgétaire, y a-t-il matière à revenir sur l’indépendance des banques centrales ?

C’est une question de coordination. On ne peut pas avoir la politique monétaire d’un côté, la politique budgétaire de l’autre, les deux ne se parlant pas, ce que nous observons trop souvent. Il y a aujourd’hui très peu de coordination, mais il est clair qu’il y a deux bras et qu’il faut se servir des deux. 

Il y a des risques à éviter. Il se peut que le gouvernement insiste pour que les banques centrales gardent des taux très bas de manière à ne pas avoir à payer trop sur leur dette, ce qu’on appelle le problème de dominance budgétaire. Mais je ne crois pas que ce danger soit présent dans les pays riches. Les banques centrales sont indépendantes et le resteront. L’indépendance n’empêche pas la coordination avec la politique budgétaire, par exemple dans le cas d’une récession. Dans un contexte où les taux d’intérêt sont très bas pour commencer, la marge de manœuvre de la politique monétaire pour les diminuer et relancer l’économie est limitée. La politique budgétaire peut et doit aider. 

Vous défendez donc l’idée que la politique budgétaire peut être durablement plus expansionniste sans risques pour la soutenabilité de la dette mais vous étiez, avec Larry Summers, critique de la politique budgétaire américaine et du plan très expansionniste de l’administration Biden. Comme cette prise de position s’intègre dans ce récit plus large ? 

Je ne trouve pas du tout qu’il y ait une contradiction. Tout le contraire, cela me donne une certaine crédibilité vis-à-vis de ceux qui disent que je propose n’importe quoi en matière de politique budgétaire et d’augmentation de la dette…

Le plan Biden avait à peu près trois fois la taille du plan qui me paraissait justifié au regard de l’augmentation désirable de l’activité. Il y avait déjà eu le plan Trump à la fin de sa présidence, d’un montant de 900 milliards de dollars. Le Président Biden en proposait un nouveau, de 1900 milliards, ce qui me paraissait énorme compte tenu des possibilités de reprise, de place pour augmenter la production. Pour moi, c’était une erreur… Ma position était que le volume était trop élevé, et que cela allait produire une surchauffe et de l’inflation — et c’est exactement ce que nous avons vu, et qui est un grand problème aujourd’hui.

Pour revenir sur l’inflation actuelle. Vous avez fait un tweet récent sur le rapport entre l’inflation et la redistribution. Pouvez-vous développer votre raisonnement ?

Mon point partait d’une question simple : quand et comment l’inflation augmente-t-elle ? La première possibilité, c’est que la demande de biens est trop forte — par exemple, quand il y a une expansion budgétaire trop forte, ou que la banque centrale a choisi des taux d’intérêts trop bas, ou que pour quelque raison que ce soit, les ménages et les entreprises deviennent très optimistes et dépensent beaucoup. On a alors un taux de chômage qui diminue, et à un moment, le marché du travail surchauffe. Les salariés veulent des salaires plus élevés. Les entreprises veulent augmenter ou maintenir leurs marges. Ces deux désirs sont incompatibles  : les salaires augmentent, faisant augmenter les coûts et les prix  ; les prix augmentent, amenant les salariés à demander des augmentations de salaire, etc. Le résultat est de l’inflation.

Le mandat de la banque centrale étant de limiter l’inflation, et la banque centrale ayant comme seul instrument le taux d’intérêt, elle l’augmente jusqu’à ce que le ralentissement de l’activité amène les salariés à accepter des salaires réels plus bas et les entreprises à accepter une diminution de leurs marges.

Olivier Blanchard

C’est à peu près la même chose quand il y a une augmentation du prix de l’énergie, par exemple du pétrole. Les entreprises qui utilisent du pétrole voient leurs coûts augmenter, et augmentent leur prix. Les salariés qui voient leur pouvoir d’achat diminuer demandent des augmentations de salaires. Les augmentations de salaires augmentent les coûts, et donc les prix, etc. Le mandat de la banque centrale étant de limiter l’inflation, et la banque centrale ayant comme seul instrument le taux d’intérêt, elle l’augmente jusqu’à ce que le ralentissement de l’activité amène les salariés à accepter des salaires réels plus bas et les entreprises à accepter une diminution de leurs marges.

Fondamentalement, l’inflation reflète un conflit entre salariés et entreprises. Le conflit peut venir d’une économie en surchauffe, ou d’une augmentation par exemple du prix de l’énergie. Ou il peut être la source même de l’inflation, comme par exemple l’explosion des colères en 1968 en France.

Comment le rôle de la politique budgétaire devrait être pensé en Europe ? Nous voyons déjà comment les mesures adoptées dans différentes États-membres pour protéger les consommateurs de la hausse des prix de l’énergie soulèvent des questions liées, entre autres, à l’intégrité du marché unique. 

Ce n’est pas un problème fondamental, c’est un problème de coordination. Il y a des cas où des gouvernements doivent faire des choses qui sont, de leur point de vue, dans leur intérêt, mais ou les intérêts divergent entre pays. Dans le cas présent, il me semble que tous les États ont à peu près le même objectif. Chacun est confronté à peu près au même problème qui est de protéger les consommateurs, les petites entreprises. Donc il n’y a pas de différence fondamentale. 

C’est vrai qu’il n’y a pas eu assez de coordination. La polémique autour du plan allemand de 200 milliards d’euros est hypocrite parce que de fait la France a largement fait un an plus tôt ce que l’Allemagne a annoncé cette année. Nous avons mis en place un bouclier tarifaire et nous avons eu raison. Mais je ne suis pas absolument sûr qu’on ait parlé aux Allemands quand on l’a mis en place. 

La seule chose c’est que les Allemands l’ont fait avec un an de retard en annonçant un chiffre très important et, autant que je sache, sans coordination. Nous leur avons reproché de donner un avantage aux entreprises allemandes, mais de fait nous avions déjà donné un avantage aux entreprises françaises. Il faudrait coordonner plus. Mais pour moi cela reste un problème mineur.

La polémique autour du plan allemand de 200 milliards d’euros est hypocrite parce que de fait la France a largement fait un an plus tôt ce que l’Allemagne a annoncé cette année.

Olivier Blanchard

Est-ce que la question de la loi américaine sur l’inflation et ses impacts sur la compétitivité de l’industrie européenne est-elle aussi une question de coordination ? 

Non, ce problème n’est pas du tout mineur. 

L’Europe a décidé de combattre le réchauffement climatique largement par la taxation, que ce soit par le système d’échange de quotas d’émission ou la taxe carbone aux frontières, ce qui est la bonne approche. Les États Unis ont décidé d’utiliser principalement des subventions. Ceci donne un énorme avantage de compétitivité aux entreprises américaines. De manière générale, la politique américaine prend de plus en plus l’aspect d’une guerre commerciale, de subventions pour les entreprises qui produisent sur le sol américain ou qui viennent s’installer aux États-Unis, ce qui est inacceptable pour ses partenaires. 

Il est pourtant très difficile d’imaginer un prix carbone aux États-Unis pour le simple fait que l’opinion publique n’y est pas du tout favorable et qu’il n’y a pas de coalition politique capable de le faire adopter par le Congrès. C’est donc plutôt aux européens de se coordonner en matière de subventions ? 

La taxe carbone est bien préférable aux subventions. Elle permet aux entreprises de prendre des décisions cohérentes. Les subventions sont souvent trop coûteuses, et coûtent une fortune à l’État. 

C’est vrai qu’il y a de manière générale, une forte opposition dans tous les pays à la taxe carbone, et c’est politiquement difficile pour les gouvernements de la mettre en place. En revanche, les enquêtes montrent que quand les revenus sont redistribués aux personnes qui vont être le plus impactées par la transition, la tendance est inversée et il y a presque une majorité qui y est favorable. À mon avis, la porte n’est pas fermée et un gouvernement courageux peut arriver à faire passer une taxe carbone. 

Concernant la taxe carbone aux frontières, en théorie c’est facile. En pratique c’est difficile. En particulier, quand un autre pays subventionne massivement son industrie, et donc arrive à diminuer ses émissions de CO2, ce que les États-Unis sont en train d’essayer de faire, ça crée un problème évident : si les importations américaines respectent les engagements environnementaux, il n’y a pas lieu de leur imposer une taxe carbone aux frontières ; mais parce que l’approche consiste majoritairement dans des subventions, les entreprises exportatrices américaines gagnent un grand avantage compétitif. 

La taxe carbone est bien préférable aux subventions. Elle permet aux entreprises de prendre des décisions cohérentes. Les subventions sont souvent trop coûteuses, et coûtent une fortune à l’État. 

Olivier Blanchard

En même temps, est ce qu’on ne se complique pas la vie avec une question qui, dans une économie ouverte à taux de change flexible se règle seule par l’ajustement du taux de change ? 

Oui, avec l’ajustement du taux d’échange, certaines industries deviendront moins compétitives et d’autres industries deviendront plus compétitives. Est-ce que nous sommes ravis du résultat ? Est ce qu’il s’agit des industries dont nous avions besoin, et que nous voulions protéger ? En principe, en effet le taux de change peut ajuster, mais il va ajuster avec un effet de redistribution fort qui n’est pas nécessairement celui recherché. 

La Commission européenne a présenté ses propositions pour la réforme du Pacte de stabilité et de croissance. Qu’en pensez-vous ? 

Les règles européennes étaient très inadaptées pour la simple raison qu’il est impossible de juger d’une politique budgétaire en fonction de chiffres simples comme le déficit nominal ou la dette, du fait du rôle central de «  r – g  » pour décider si la dette est soutenable ou pas. Le problème était devenu de plus en plus évident au fur et à mesure que les taux d’intérêt, et donc le coût de la dette, baissaient. 

Dans ces colonnes notamment, j’ai soutenu avec Jeromin Zettelmeyer et Alvaro Leandro l’idée de se reposer largement sur une étude des évolutions possibles de la dette, tenant compte pour chaque pays de l’évolution possible des taux d’intérêt, du taux de croissance, des obligations implicites, etc, ce qu’on appelle dans notre jargon une analyse stochastique de la soutenabilité de la dette  ; ensuite de décider sur la base de cette étude si des changements de cap devaient être entrepris. La Commission a aussi adopté un principe très similaire dans sa proposition, même si elle a gardé les règles de 60 % et 3 %, ce qui est compréhensible, car un changement impliquerait l’ouverture des traités. C’est un grand progrès. Mais ce n’est pour le moment qu’une proposition. Il faut que les États l’acceptent. J’espère qu’ils le feront.

Sources
  1. Francesco Giavazzi, Marco Pagano, Can Severe Fiscal Contractions be Expansionary ? Tales of Two Small European Countries, National Bureau of Economic Research Working Paper Series, No. 3372, 1990.
  2. Olivier Blanchard, Daniel Leigh, Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers, FMI, 2013.
  3. Bernanke, Ben S, « The Global Saving Glut and the U.S. Current Account Deficit », Mars 2005.