Doctrines de la Chine de Xi Jinping

Les Little Pink et l’avenir de la jeunesse chinoise

Doctrines de la Chine de Xi | Épisode 18

Qui sont les jeunes nationalistes chinois en ligne qu'on surnomme Little Pink ? Sous-produit de la culture des fan-clubs de l'Internet chinois, ce phénomène est à la fois l'un des plus structurants pour la jeunesse chinoise actuelle et l'un des plus difficiles à saisir vu d'Europe. Nous proposons une lecture critique d'un texte de Yu Liang sur ce phénomène — une enquête en forme d'adresse nationaliste aux intellectuels chinois.

Auteur
David Ownby et Freya Ge
Image
Shan Wu, LITTLE PINK, 2020

Yu Liang est directeur adjoint et chercheur associé de l’Institut d’études chinoises de l’Université Fudan à Shanghai, le même institut dirigé par l’apologiste du Parti, Zhang Weiwei. Yu a aussi été rédacteur en chef de Guancha Syndicate (观察者网), l’une des plateformes en ligne les plus populaires et les plus influentes de Chine depuis le début des années 2010. Yu est donc un intellectuel public extrêmement actif, qui fait la navette entre le journalisme et le monde universitaire.

Le sujet abordé dans le texte traduit ici1 est celui des « Little Pink »(小粉红), le nom donné par leurs détracteurs, aux jeunes patriotes — ou plutôt nationalistes — chinois en ligne. Cette nouvelle jeunesse chinoise parcourt la toile à la recherche de ceux qui osent insulter la Chine et les noient ensuite sous un torrent d’attaques en ligne. Yu Liang — en tant que rédacteur en chef de Guancha Syndicate au début des années 2010 — a joué un rôle déterminant dans la fondation de cette nouvelle culture du patriotisme des Little Pink. Dans ce texte, il adopte une position relativement neutre à leur égard et tente d’expliquer qui ils sont et ce qu’ils font au-delà de leur tentative propagandiste d’imposer la Chine comme un modèle supérieur rejetant tous ses détracteurs.

En d’autres termes, Yu soutient que les Little Pink sont un sous-produit de la culture des fan-clubs sur la toile chinoise. Le but d’un fan-club chinois est de défendre son équipe, son idole ou son groupe favori, et d’attaquer les équipes, idoles ou groupes rivaux. Il s’agit d’un phénomène presque entièrement en ligne, issu de Weibo et de WeChat. Il est fondé presque exclusivement sur les likes et les avatars virtuels — et donc de manière sous-jacente a soutenu le consumérisme et les grandes marques. Yu soutient que la Chine toute entière en est venue à être l’idole des Little Pink, et qu’ils se sont attaqués à quiconque insultait la Chine, à la recherche du pic d’adrénaline que procure la défense de sa tribu.

À un certain niveau, tout cela peut paraître dérisoire. Les marques ont cependant de l’importance, et les guerres en ligne finissent par influencer les bénéfices réels des grandes marques en Chine, ce qui est important pour l’économie chinoise et l’économie mondiale. Freya Ge écrit que « lorsque plusieurs marques — dont H&M, Nike, Adidas, GAP, New Balance entre autres — ont publié une déclaration de ‘boycott du coton du Xinjiang” au début de l’année, les Little Pink ont rapidement pris le contrôle des plateformes en ligne et des espaces de discussion du monde réel. Ils ont appelé au boycott de ces marques et affirmant que les efforts pour boycotter le coton du Xinjiang faisaient partie d’un complot organisé par l’Occident. Sur Zhihu (知乎), des posts ont reçu des milliers de likes dont les internautes affirmaient qu’ils n’achèteraient plus jamais ces produits et considéraient ceux qui les achetaient comme des « reliques de la dynastie Qing ». De nombreux magasins proposant ces marques ont perdu des clients. De toute évidence, les Little Pink aimeraient voir les revenus de ces marques diminuer pour avoir « calomnié le peuple chinois ».

En d’autres termes, les Little Pink s’engagent dans une sorte de politique identitaire : la Chine — désormais riche et puissante — devient la base de leur identité. En tant que citoyens de l’Internet, les Little Pink — comme pratiquement tous les Chinois — ont vu le monde en ligne changer, et la Chine semble sortir vainqueur de ces changements. Qu’en est-il cependant de leur loyauté au Parti ? 

Les Little Pink ne seraient pas totalement ni officiellement à la botte du gouvernement — même si l’État-Parti a contribué à les créer par le biais d’une « éducation patriotique » et apprécie l’adulation dirigée vers la Chine en tant qu’idole. Ils agissent de leur propre chef, en suivant la logique impulsive de la logique de groupe en ligne. Dans ce texte, Yu Liang semble particulièrement préoccupé par le fait que les intellectuels chinois ne parviennent pas à comprendre cette logique, et continuent à condamner les Little Pink à partir de positions idéologiques qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’expérience de ces jeunes internautes chinois.

En réalité, c’est sûrement le « nouveau nationalisme » propre à Yu Liang qui parle, dans le sens où il critique les intellectuels publics pour leur incapacité à saisir ce qui se passe — en même temps qu’il insiste sur le fait qu’il leur incombe de « guérir » la « rupture » entre leur génération et celle des jeunes Little Pink.

La montée en puissance des Little Pink

Les nouveaux groupes sociaux et types de pensée que les Little Pink incarnent émergent d’abord comme une sorte de nouvelle mentalité sociale. Elle se développe discrètement au travers des changements silencieux du mode de production, de la structure sociale et de la situation politique de la Chine. Au début, il n’y avait pas de nom pour définir ce qui se développait. Les choses devenant alors lentement une tendance — qui est souvent comprise en termes de déviance — car une fois que les individus la remarquent, ils la décrivent souvent en des termes négatifs. Cette tendance pousse le nouveau groupe social à prendre conscience de lui-même. La montée des Little Pink et du nouveau patriotisme est passée par un tel processus.

Un phénomène majeur que nous observons aujourd’hui dans l’opinion publique chinoise est une rupture sérieuse entre les tendances idéologiques émergentes dans le comportement des jeunes en ligne et le milieu intellectuel chinois. Les catégories d’analyse académiques traditionnelles, telles que les débats entre la gauche et la droite, les Lumières et le conservatisme, l’élitisme et le populisme, le nationalisme et l’universalisme libéral, l’autoritarisme et la démocratie libérale, l’économie de marché et l’économie planifiée, perdent progressivement leur pouvoir explicatif. 

Par le passé, les camps opposés n’ont cessé de réclamer une « base commune » imaginaire qui transcenderait la gauche et la droite, mais en réalité, les querelles ont continué. La transcendance était insaisissable dans l’ancien cadre cognitif. Ces dernières années, une série de tendances socio-idéologiques ont émergé de la sous-culture de la jeunesse chinoise. Elle s’appuie sur les tensions actuelles et cherchant à transcender le clivage gauche-droite, parmi lesquelles le « parti technologique » — ou « parti industriel » (工业党) —, les  Little Pink, et le groupe des « barbares à la porte (入关学) » sont les principaux représentants. Parmi eux, on peut dire que les « Little Pink » constituent le groupe le plus important.

Selon la description de Wang Xiuying, les axes clés du parti technologique décrits sont « une croyance inébranlable dans le progrès technologique perpétuel, un manque de complaisance et une volonté d’affronter la prochaine catastrophe — qu’il s’agisse d’une invasion extraterrestre, d’un apocalypse climatique ou d’une nouvelle guerre mondiale.  » Voir son article dans la London Review of Books.

Pour citer à nouveau Wang Xiuying sur les barbares : « Ce récit compare l’actuelle confrontation sino-américaine au renversement de la dynastie Ming qui a abouti à la domination mandchoue. Les États-Unis ressemblent à la dynastie Ming du début du XVIIe siècle : ils sont la puissance suprême et dictent les règles, mais ils pourrissent de l’intérieur. La Chine prend la place des barbares : laborieuse, payant le tribut qui lui est dû, mais jamais respectée, constamment salie et diabolisée… En bref, l’hégémonie américaine doit être remise en question et les barbares doivent franchir la porte si nous voulons bénéficier d’un progrès pacifique. »

« Little Pink » désigne la nouvelle génération de jeunes patriotes nés après 1990, qui ont grandi en étant profondément intégrés dans l’économie de marché moderne et la vie urbaine — mais leur nom a été choisi par leurs rivaux. Suite à une série d’événements publics majeurs sur la scène internationale en 2008 — qui englobait principalement des débats entre la gauche et la droite menés par des intellectuels sur la toile chinoise — ce paradigme a progressivement cédé sa place à des débats entre le patriotisme des internautes ordinaires et les « valeurs universelles ». Les principales parties au conflit sont respectivement les « têtes parlantes soutenant l’Amérique (公知美分) » et les individus qui « apportent leur propre stock” (自干五). Les prédécesseurs des Little Pink, le « Groupe des Filles de Jinjiang Inquiètes pour la Nation (晋江忧国少女团) » et les « Sœurs Fengyi (凤仪妹子), » sont alors apparus dès 2010, lorsque les intellectuels célèbres de Big V dominaient encore l’Internet chinois. 

Ces terminologies nécessitent quelques explications. « Les têtes parlantes soutenant l’Amérique » est traduit par gongzhi meifen en chinois. À l’origine, gongzhi signifiait simplement « intellectuel public », mais ces dernières années, il a été transformé en un terme pour se moquer de l’élite intellectuelle qui s’exprime sur les questions publiques en ligne. Meifen signifie « sou américain » et est probablement dérivé d’un terme utilisé pour tourner en dérision les trolls d’Internet qui sont payés pour attaquer ceux qui critiquent le gouvernement chinois. On les appelle wumaodang — le « parti des cinq cents » — parce qu’ils sont censés recevoir 500 yuans pour chaque message. Les ziganwu, ce qui signifie littéralement « le parti qui apporte son propre stock » fait référence aux personnes qui défendent corps et âmes le gouvernement sans être payées. Le terme a été inventé par des personnes qui n’apprécient pas ces trolls, pour exprimer leur mépris envers des individus qui se financent eux-mêmes et sont trop réputés trop stupides pour prendre l’argent qu’on leur propose. Les termes sont souvent réappropriés et détournés, auquel cas « le parti qui apporte son propre stock » pourrait bien devenir un « le parti qui apporte son propre stock avec fierté ».

Le mot Jinjiang fait référence à un site Web appelé la « Cité littéraire de Jinjiang 晋江文学城 », qui a été créé à l’origine comme une plateforme de discussions littéraires, mais qui est devenu un site d’échanges politiques. Le site était rose, et la plupart de ses utilisateurs étaient des femmes : ce qui a donné naissance à l’expression « Little Pink ». Fengyi fait référence au Forum alimentaire Fengyi, qui a été fondé par quelques « Little Pink », furieux que le site Jinjiang ait fini par limiter les messages politiques dans le but de calmer la situation.

« Big V » fait référence aux blogueurs ayant un nombre important de followers et un compte vérifié. Ces célébrités peuvent avoir des centaines de milliers d’adeptes.

Les personnes liées aux filles de Jinjiang et aux soeurs de Fengyi étaient principalement des internautes actives sur les sites de littérature et de divertissement — à la mode et patriotiques — et opposées aux groupes d’intellectuels publics qui, à leurs yeux, vénéraient l’Occident et rabaissaient la Chine. Au départ, les Little Pink étaient une sous-branche mineure des ziganwu « le parti qui apporte son propre stock ». Certains intellectuels publics éminents, comprenant qu’ils avaient affaire à de nouveaux adversaires qui ne ressemblaient pas à la gauche traditionnelle, les ont baptisés par dérision « Little Pink ». Le groupe s’est rapidement développé, le nom « Little Pink » ayant produit une explosion de conscience de soi. En 2013, les célébrités et les intellectuels publics en ligne qui parlaient des « valeurs universelles » sur les réseaux sociaux ont commencé à décliner, tandis que la notoriété des  » Little Pink » a continué à augmenter, transformant progressivement l’environnement de l’opinion publique en ligne autrefois dominé par les intellectuels publics. En janvier 2016, les « Little Pink » ont mené un flooding informatique sur Facebook — ce qui a choqué l’opinion publique nationale et internationale.

L’objet de l’attaque était la page Facebook de la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen, les Little Pink en ont profité pour dénoncer l’idée d’indépendance de Taïwan.

L’attitude générale des intellectuels traditionnels et des cercles médiatiques à l’égard des  Little Pink est négative et méfiante, et un grand nombre d’intellectuels libéraux leur reprochent de n’avoir qu’un « niveau d’études secondaires », affirmant qu’ils sont « impulsifs  et hyperactifs », tous issus du « plus bas échelon » de la société. Ils considèrent les  Little Pink comme le produit d’une mentalité de « loyauté » et de « haine », et discutent tristement du retour de « l’ultra-gauche » et de « l’échec de trente ans d’éclaircissement ».

Cependant, les Little Pink sont rapidement devenus le courant dominant de l’opinion publique en ligne. Ce mainstreaming était visible à la fin de l’année 2019, lorsque le site Bilibili a organisé sa première soirée de réveillon. Accompagnant la chanson « Flower Suite 种花组曲 », l’écran s’est rempli des mots « Je ne regrette pas d’être né en Chine dans cette vie, et je choisirai d’être né en Chine dans ma prochaine vie aussi. » Le courant dominant de la politique des jeunes sur Bilibili est notamment « rose ». Par exemple, en 2019, Fang Kecheng (方可成), un contributeur bien connu (UP主) du site, a été identifié par les internautes comme quelqu’un qui penchait pour l’indépendance de Hong Kong. Il a quitté le site après avoir reçu un barrage de critiques. En 2020, le célèbre contributeur de vulgarisation scientifique « Paperclip » a publié une vidéo jugée insultante pour la Chine par les internautes, ce qui a entraîné des boycotts répétés de la part de ces derniers et la fermeture du compte.

Les « Little Pink » sont la « génération du renouveau » de la Chine, issue de circonstances difficiles. Leurs idées sont un mélange complexe qui semble inclure le nationalisme, le conservatisme et certains thèmes de gauche, dont le point commun est de s’opposer aux « valeurs universelles » américaines, et ils sont donc souvent considérés comme l’opposé du libéralisme ou des « lumières » du style des années 1980. Mais le libéralisme et les Little Pink ne sont pas vraiment rivaux, car les idées exprimées par les Little Pink ne suivent pas complètement la trajectoire des mouvements de balancier traditionnels de la gauche et de la droite — mais contiennent de nouveaux éléments.

Les critiques ont fait valoir que les Little Pink sont le produit d’une nouvelle culture d’entreprise médiatique mondialisée, et qu’en ce sens, ils sont peut-être plus universels que leurs ennemis ostensiblement « universels ». Leur mode d’action, leur style de discours et leurs réactions émotionnelles sont tous ancrés dans l’économie de marché mondialisée, même si l’une de leurs caractéristiques est de faire preuve d’une sorte de « mondialisation anti-mondialiste” — c’est-à-dire nationaliste. Nous devons comprendre les Little Pink dans ce contexte plus large, ce qui nous aidera à comprendre les tendances idéologiques affichées par la jeunesse chinoise contemporaine.

Shan Wu, LITTLE PINK, 2020 — CC BY 4.0

Les trois vagues du nouveau patriotisme de la jeunesse chinoise

Le « nouveau patriotisme » des « Little Pink » diffère radicalement des manifestations de patriotisme du passé. Afin de voir les Little Pink dans une perspective plus large, nous allons commencer par une simple généalogie des trois vagues de nouveau patriotisme des jeunes chinois qui a eu lieu depuis 2008.

La première vague a été menée par des groupes patriotiques d’étudiants chinois vivant a l’étranger. Ces étudiants vivaient à l’étranger depuis un certain temps, ce qui signifie que leur compréhension de la société occidentale était passée de l’imagination à l’expérience personnelle, les amenant à saisir l’énorme fossé entre le « mythe » occidental et la réalité occidentale. Ces groupes se sont initialement rassemblés sur des plates-formes d’étudiants à l’étranger comme Xixihe (西西河), et sont apparus dans le contexte de diverses perturbations politiques internationales impliquant la Chine en 2008, comme les efforts pour protéger les coureurs du relais de la flamme olympique chinoise en Europe, ou l’opposition à la couverture déformée de la Chine par les médias occidentaux comme CNN. Les participants appartenaient à une élite relative, étaient très instruits et possédaient des compétences linguistiques sophistiquées. Ils se sont exprimés sur le site Web anti-CNN — rebaptisé par la suite « site Web d’Avril » — et sur d’autres sites exclusivement consacrés à ces thèmes. 

Après l’essor des réseaux sociaux en 2010, les groupes patriotiques se sont déplacés sur Weibo, en utilisant des identifiants commençant par AC (abréviation de anti-CNN), devenant ainsi l’un des germes du nouveau pouvoir de la jeunesse patriotique à l’ère des réseaux sociaux. Cette vague de jeunes patriotes ne s’engageait plus dans les fantasmes glamouristes de l’Occident, mais cherchait à transmettre des expériences réelles au peuple chinois. Une série d’articles d’un individu sous le pseudonyme « Petite bouteille d’eau (小水瓶) », un étudiant de l’Université de Pékin à l’étranger, étaient typiques de cette époque. Un article intitulé Is China’s Health Care Worse than America’s ? Should We Swap ? ne se contentait pas de comparer le système de santé en Chine et aux États-Unis, mais pointait du doigt Han Han (韩寒, né en 1982) — leader de la jeunesse libérale et blogueur populaire à l’époque — pour son manque d’expérience réelle de la vie en Occident. A ce stade, les Little Pink cherchaient à se définir par le questionnement et la confrontation.

La deuxième vague a commencé en 2010. À cette époque, le « printemps arabe » et la « révolution Twitter » étaient en plein essor, le sentiment sur les réseaux sociaux chinois était que les valeurs universelles occidentales semblaient être à leur apogée. Certaines élites chinoises ayant l’expérience de la vie, du travail ou de l’engagement médiatique hors de Chine, notamment des experts, des universitaires et des activistes sociaux, se sont joints à la première vague d’étudiants étrangers et de jeunes patriotes en Chine pour mener une résistance organisée à l’Occident par le biais des médias et d’autres moyens. En juin 2011, le Shanghai Chunqiu Institute for Development and Strategic Studies (春秋战略发展研究院), un groupe de réflexion privé, en coopération avec le Shanghai Wenhui Daily (文汇报), a organisé un « Débat du siècle » entre Zhang Weiwei (张维为) (né en 1957) et le politologue américain Francis Fukuyama (né en 1952), déclarant la fin de la « fin de l’histoire ». 

Par la suite, le Guancha Syndicate, une excroissance de l’Institut Chunqiu, a commencé à prendre la tête de l’opinion publique en ligne. Dans une série d’initiatives, telles que la défense du développement du train à grande vitesse en Chine, l’opposition au « Consensus de Washington », la démystification de certains « mythes » occidentaux, l’affirmation des avantages du développement de la Chine et la défense du « modèle chinois », Guancha a continuellement étendu son influence et attiré un grand nombre d’écrivains d’élite, remplaçant ainsi le site Web d’April et devenant la bannière des nouveaux médias patriotiques.

À ce stade, le ton discursif du nouveau patriotisme est devenu plus positif, soulignant la nature réussie de l’expérience de développement de la Chine, affichant une claire conscience de soi que la voie de la Chine était distincte de celle de l’Occident. Un autre phénomène important est apparu à ce stade : un groupe de jeunes faiseurs d’opinion travaillant dans les domaines de la science et de l’ingénierie, qui appartenaient auparavant à la « majorité silencieuse », mais qui ont désormais intégré l’opinion publique dominante avec l’aide de nouveaux médias tels que Guancha, cherchant à actualiser le modèle obsolète du discours politique basé sur les antagonismes gauche-droite par un nouveau discours de développement fondé sur le fonctionnement réel de la science et de la technologie. Ce groupe a été appelé le « parti de la technologie ». En tant que groupe « autodidacte » au sein de la nouvelle classe moyenne chinoise, ils ont élargi à la fois la base sociale et la force théorique du nouveau patriotisme.

La troisième vague a été l’émergence des Little Pink tels qu’on les connaît aujourd’hui. Les groupes patriotiques précédents ne faisaient plus partie de l’élite intellectuelle, mais étaient plutôt l’armée de réserve des jeunes de la nouvelle classe moyenne urbaine, ce qui a encore élargi la base du nouveau patriotisme. Par rapport aux deux vagues précédentes de groupes patriotiques, les Little Pink étaient plus jeunes, la proportion de femmes était plus importante, les liens avec la vie quotidienne étaient plus clairs, et ils ont séduit de nombreux groupes de fans, par exemple, les groupes de mode féminine comme Jinjiang et le forum Fengyi. Il y avait aussi des Little Pink masculins, dont beaucoup venaient de groupes de fans de sports et de jeux en passant par des sites comme Diba, Hupu et Bilibili.

En termes d’idées, les « Little Pink » sont moins théoriques et politiques par rapport aux deux vagues précédentes, lorsque les gens étaient plus conscients de leur « politique du clavier ». Les Little Pink ont puisé intuitivement dans leur expérience de vie. Ils ont moins de bagage historique et ne partagent pas les souvenirs des générations précédentes du double choc de la Révolution culturelle et de la réforme et de l’ouverture. Le miracle de l’ascension de la Chine depuis 2008 leur donne le sentiment que la Chine se développe plus vite que l’Occident, que la vie en Chine est plus commode, que la sécurité publique est meilleure, que l’industrie est plus forte et que la gestion de la pandémie est meilleure, tout cela ayant généré un pur sentiment de fierté nationale.

En ce qui concerne leur style d’action, leur engagement dans la culture commerciale des fans leur a permis de développer des compétences d’organisation, comme « soutenir les idoles » et attaquer les ennemis, que les deux premières vagues de groupes de jeunes patriotes ne possédaient pas. Son style de mobilisation en ligne multicentrique est différent des styles d’action de l’élite des étudiants internationaux ou de la communauté intellectuelle, mais il est lié aux deux premières vagues et interagit également avec elles.

Il convient de noter que le développement de l’Internet mobile a permis à de plus en plus de jeunes des villes de troisième et quatrième rangs de rejoindre les rangs des  Little Pink. Ces nouveaux membres apportent avec eux de nombreuses différences économiques et culturelles, de sorte que les Little Pink constituent désormais un groupe assez hétérogène.

Les Little Pink, une contradiction culturelle

La pratique socialiste dans la Chine contemporaine est une contradiction désordonnée d’individualisme, de consumérisme, de socialisme, de conservatisme et même d’internationalisme. Le phénomène des  Little Pink incarne un mélange similaire, mais son apparence extérieure, faite d’identité nationaliste et de patriotisme, peut facilement camoufler ses intriguantes contradictions internes.

La politique identitaire nationale et l’estime de soi culturelle de la nouvelle classe moyenne

Le mouvement patriotique des Little Pink, qui s’est largement répandu sur Internet, incarne la conscience de la nouvelle classe moyenne d’une société consumériste. Il mobilise la classe moyenne, y compris les étudiants et les cols blancs, et son armée de réserve de jeunes. Par contraste, les mouvements patriotiques précédents avaient tendance à toucher une base plus large, comme dans les manifestations antijaponaises, qui jusqu’en 2012 incluaient des personnes de la base comme les travailleurs migrants, et affichaient les caractéristiques de la politique de masse anti-impérialiste traditionnelle de la rue et de la masculinité.

Le mouvement patriotique Little Pink s’est développé à partir d’événements tels que : l’incident de 2018 au cours duquel la police suédoise a traité des touristes chinois de manière brutale ; la publicité de la marque de mode italienne Dolce & Gabanna qui a humilié la Chine et a déclenché des manifestations patriotiques de jeunes ; les attaques sur Internet contre la réalisatrice sino-américaine Chloé Zhao pour avoir prétendument publié des commentaires anti-chinois en 2021 ; et les attaques contre certaines stars sud-coréennes qui auraient insulté la Chine, déclenchant le mouvement « pas d’idole des fans devant la nation » dans lequel les fans ont déclaré leur allégeance à la Chine et non à leur idole. Il est évident que ces événements se concentrent dans les domaines de la mode, de la consommation et de la culture. Le problème émotionnel est que ces incidents nuisent à l’estime de soi de la jeune armée de réserve de la classe moyenne chinoise et à sa puissance de consommation mondiale.

Par conséquent, si la force combinée des actions des Little Pink va dans le sens du grand récit traditionnel du nationalisme, son pouvoir de mobilisation généralisé découle d’une demande d’identité nationale de la classe moyenne à l’ère de la mondialisation — plutôt qu’une conscience nationaliste au sens strict — et l’intérêt de cette politique identitaire est d’exiger que l’autre partie reconnaisse que « moi aussi je suis une personne civilisée, tout comme les Occidentaux. » Cette passion de la reconnaissance a donné naissance à une forme de politique identitaire qui est de nature nationaliste, mais qui n’est pas une caractéristique de la politique identitaire des sociétés occidentales.

Modes affectifs et cognitifs dans le monde virtuel

Les émotions communes et les intérêts partagés sont les composantes idéologiques du niveau le plus bas de la société, et l’énergie cinétique qu’elles génèrent est bien plus importante que les idées rationnelles. Lorsque nous plongeons sous la surface des fortes émotions patriotiques des  Little Pink, nous découvrons que les  Little Pink partagent d’importantes composantes idéologiques et émotionnelles contemporaines avec leurs rivaux, les « universalistes ». Parmi ceux-ci, citons : « éviter le sublime 躲避崇高, » la politique de la vie, l’espièglerie postmoderne, le politiquement correct, et un large sens de la fragilité. Dans le même temps, nous trouvons également des éléments hétérogènes, qui culminent dans un « mécanisme unique d’identification et d’authentification émotionnelle. »

L’auteur fait ici référence à un article de 1992 de l’écrivain Wang Meng (né en 1934), dans lequel il fait l’éloge de la « littérature loufoque » de l’écrivain Wang Shuo (né en 1958) pour être en parfaite harmonie avec les tendances actuelles de la culture de consommation et du divertissement populaire. L’idée est que les « intellectuels des Lumières » des années 1980 étaient des rêveurs et étaient complètement coupés des masses.

La génération qui a fait ses adieux à la révolution a rejeté les mouvements patriotiques précédents, n’ayant pas vu que la jeune génération avait, dans une certaine mesure, réalisé ce même rêve sans s’en rendre compte. L’idée que « le patriotisme peut aussi être mignon » et qu’une politique fondée sur des intérêts communs rend le pays et son histoire plus intéressants, produit de nouvelles idoles pour les fan-clubs. Par exemple, le webcomic “Year Hare Affair” (那年那兔那些事) présente divers pays sous forme d’images d’animaux de bandes dessinées, ce qui correspond en fait à la proposition des années 1990 d' »éviter le sublime ». L’économie de marché va « supprimer le sublime » de la vie quotidienne, mais tant que la lutte dans l’histoire du monde contemporain ne sera pas terminée, le « sublime » continuera à résider dans la culture quotidienne.

La « génération qui a fait ses adieux à la révolution » est une autre référence aux intellectuels libéraux qui avaient décidé après la Révolution culturelle que la révolution elle-même était le principal problème de la Chine moderne.

« L’affaire du lièvre » est un webcomic chinois et une franchise médiatique créée par Lin Chao. La bande dessinée utilise des animaux anthropomorphes comme allégorie des nations et des États souverains pour représenter les événements politiques, militaires et diplomatiques du XXe siècle.

La culture de la fiction en ligne contient elle-même une sorte de structure guidant la pratique émotionnelle. En particulier, la fan-fiction recrée des histoires d’idoles à partir des propres récits des auteurs, aidant les fans à établir un espace d’imagination émotionnel flexible et interactif autour d’une idole, ce qui construit une « communauté imaginée » hautement immersive. « Year Hare Affair  » et « Azhong Gege 阿中哥哥 » ont tous deux absorbé les modes et les méthodes de pratique émotionnelle de la fan-fiction, en prenant le « pays » comme objet de création des fans et en projetant l’émotion sur lui, de sorte que le patriotisme et la grande lutte peuvent également participer à la compétition de l’espace émotionnel de la fiction en ligne.

Azhong Gege fait référence à un terme d’affection généralement employé par les fans chinoises. Gege (哥哥,littéralement « grand frère ») est généralement utilisé pour désigner les idoles masculines.

Il a été largement remarqué que les sentiments patriotiques des mouvements précédents se sont transformés en une forme de politiquement correct qui a la caractéristique d’être résolument non négociable. Le comportement consistant à « creuser sa propre tombe » est proéminent : l’utilisation des réseaux sociaux pour déterrer les remarques inappropriées passées des gens sur le pays, puis pour rapporter les résultats et accuser la personne en question. Des personnes comme la réalisatrice Chloé Zhao et la regrettée pianiste Fou Ts’ong (傅聪, 1934-2020) ont été largement fustigées sur les médias sociaux pour leurs penchants pro-occidentaux. Ces critiques refusent souvent de prendre en compte le contexte des remarques, ou le fait que les temps et les gens changent, et tracent des lignes en fonction de la confrontation actuelle entre les États-Unis et la Chine. Comment devons-nous comprendre un tel comportement ?

Shan Wu, LITTLE PINK, 2020 — CC BY 4.0

D’une part, ce type de pensée stéréotypée et absolutiste est fondé sur le fait que si les adolescents peuvent être assez expérimentés dans les activités quotidiennes de consommation et de divertissement, ils manquent d’expérience en ce qui concerne la dure lutte pour la survie et le travail dans la société. Par conséquent, ils ont du mal à penser aux choses de manière complexe et réaliste, et sont habitués à identifier leurs amis et leurs ennemis à travers des discours et des symboles, ce qui conduit à des sentiments et des opinions qui ne sont guère plus que des étiquettes.

Il ne s’agit pas d’une étroitesse d’esprit nationaliste, mais d’une maladie moderne qui touche le monde entier. Un livre récemment publié, The Coddling of the American Mind : How Good Intentions and Bad Ideas Are Setting Up a Generation for Failure, par Greg Lukianoff et Jonathan Haidt, explique en détail comment les jeunes Américains, endommagés par le politiquement correct et une culture de surprotection, sont devenus de plus en plus sensibles et vulnérables aux dommages émotionnels, ce qui les rend désireux de « dénoncer » et de « rapporter » les méfaits. Ils ont été endoctrinés sur les « microagressions » et sont désireux de censurer le comportement politiquement incorrect et intrusif de ceux qui les entourent dans leur vie quotidienne. Les Little Pink partagent cette forme de politiquement correct, mais le contenu est différent. En ce sens, les Little Pink et leurs rivaux des « valeurs universelles » sont des gens du « discours », identifiant amis et ennemis sur la base d’idées incarnées dans le discours, plutôt que sur des considérations empiriques. Cela devrait également nous amener à nous demander si les Little Pink partagent la psyché fragile de la jeunesse américaine.

En même temps, il est important de noter que c’est précisément dans la sphère politique que l’émotion fonctionne toujours comme le mécanisme de reconnaissance le plus direct, capable d’identifier l’ami et l’ennemi plus rapidement que la raison. La politique identitaire est à l’origine une sorte de politique de l’émotion, qui dépend de l’expérience émotionnelle dans une situation spécifique. Lorsque le conflit international échappe au contrôle des êtres humains, et lorsque les défenseurs des « valeurs universelles » utilisent des mots comme « rationalité » et « Lumières » pour critiquer les  Little Pink, et sont incapables de cacher leur propre position émotionnelle pro-occidentale, il sera impossible de gagner le respect de l’autre partie. C’est comme lorsque le virologue hongkongais Guan Yi 管轶 (né en 1962), au début de la pandémie, a admis que « j’ai peur cette fois » et que « même les vétérans comme moi ont envie de déserter. » Même s’il avait raison quant à son jugement médical, par rapport à l’équipe médicale qui a décidé d’aller à contre-courant et d’aider Wuhan, Guan a été attaqué par les jeunes internautes pour avoir clairement révélé sa position émotionnelle.

L’attaque des petits investisseurs : les modes d’organisation des fan-clubs

L’attaque en ligne [ou « expédition » 出征] des fans contre les célébrités pro-indépendance de Hong Kong en août 2019 illustre de façon spectaculaire les similitudes entre le mouvement des Little Pink et le mouvement ordinaire des fan-clubs, ainsi que les différences entre les Little Pink et les mouvements patriotiques passés. En 1999, 2004, 2005 et 2012, les mouvements anti-américains et anti-japonais se sont transformés en marches dans la rue, dont les thèmes exprimaient les désirs populaires dans le contexte de grands débats politiques, tandis que l’attaque des Little Pink était un mouvement purement en ligne : ils se sont répartis les tâches, ont rédigé les posts qu’ils allaient envoyer, ont organisé le vote et cherché à gagner des gens à leur camp, ont fait des commentaires positifs sur leurs favoris et ont signalé les commentaires négatifs venant de l’autre camp, tout cela étant ancré dans les activités d’organisation quotidiennes de diverses communautés d’intérêt en réseau.

Les « attaques » sont une forme courante d’organisation communautaire produite par l’économie mondiale d’Internet. Des méthodes d’organisation similaires peuvent être observées dans le populisme de la politique Twitter de l’ère Trump aux États-Unis, et en janvier 2021, lorsque les investisseurs particuliers ont utilisé Reddit pour attaquer Wall Street dans l’incident GameStop. Les investisseurs particuliers sont en un sens séparés des unités sociales et des institutions traditionnelles, mais ils ne restent pas dans une situation « atomisée », et utilisent au contraire Internet pour s’organiser.

Ce type de mouvement uni des investisseurs particuliers s’échappe de plus en plus d’Internet, affectant l’organisation et le fonctionnement du monde réel. L’incident Xiao Zhan 肖战事件, qui a duré de 2020 à 2021 et dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui, est un exemple typique de la socialisation de l’économie des fans. Au départ, l’incident Xiao Zhan n’était qu’un conflit interne au sein du groupe de fans considérable de Xiao, mais il a déclenché une réaction en chaîne, et les rapports des fans ont conduit au blocage du site de fan-fiction Archive of Our Own, qui a ensuite affecté les activités de divertissement quotidiennes d’autres groupes de fans. La lutte s’est étendue, et Xiao Zhan lui-même est devenu une cible, et ceux qui étaient contre lui ont adopté une tactique consumériste typique : boycotter les marques pour lesquelles Xiao est un porte-parole, ce qui a attiré les points de vente de luxe dans le jeu. En conséquence, les groupes de fans, l’argent et le gouvernement ont tous été impliqués. 

Des choses similaires se sont produites à plusieurs reprises. Par exemple, en février 2021, il y a eu une controverse sur Bilibili à propos d’un dessin-animé japonais appelé « Jobless Reincarnation » en raison d’accusations de pornographie. À l’origine, il s’agissait d’une dispute au sein du fan club, mais parce qu’un streamer sur un site de Bilibili a fait des commentaires inappropriés sur l’histoire de la Chine, les Little Pink se sont jointes à eux et ont attaqué, ce qui a ensuite conduit un groupe Douban de femmes activistes à intervenir également, en essayant d’influencer le prix de l’action de Bilibili. Cela reflète l’état déséquilibré et instable de l’écologie culturelle des jeunes, dans laquelle des incidents mineurs entraînent souvent des conflits multipartites.

En juillet 2021, juste parce qu’une certaine marque chinoise de chaussures et de vêtements a « annoncé » qu’elle allait faire don de 50 millions de RMB d’articles aux zones sinistrées du Henan, des internautes patriotes se sont précipités dans la salle de diffusion en direct de la marque pour acheter frénétiquement leur bien et exprimer leur gratitude, un exemple typique de la façon dont le mouvement émotionnel « Little Pink » répand l’instabilité dans l’économie chinoise.

Les rivaux des Little Pink

Après avoir compris les « Little Pink » comme une expression chinoise particulière d’un phénomène mondial, nous devons introduire la perspective analytique de la « niche écologique » pour étudier sa position réelle dans les contradictions sociales.

Les intellectuels traditionnels qui semblent rejeter avec véhémence les Little Pink n’appartiennent pas à la même niche écologique et ne constituent donc pas une concurrence directe. Derrière leur opposition apparente, il existe une « division d’espèce » générationnelle, et les deux groupes ne se comprennent pas en raison des différences d’expériences historiques et de systèmes de discours. Par exemple, lorsque les  Little Pink ont critiqué le Journal de Fang Fang, ils ont utilisé des armes telles que le rap, les mèmes et les dessins numériques, que les personnes du côté de Fang Fang ne pouvaient pas comprendre, ce qui a conduit à des résultats amusants. Les dénonciations rageuses des intellectuels à l’encontre des Little Pink ont souvent manqué leur cible et ne constituaient pas une véritable critique.

Les groupes de jeunes liés à l’indépendance de Hong Kong et à l’indépendance de Taïwan occupent la même niche écologique que les Little Pink. En 2019, l’ancien invincible Diba a été attaqué par des groupes de jeunes liés à l’indépendance de Hong Kong. Ces jeunes sont, comme les Little Pink, des autochtones du cyberespace, et se battent en utilisant les mêmes méthodes en ligne que les autres groupes de fans, comme se réunir sur des plateformes Internet, se répartir le travail et coopérer pour pirater le site de Diba et révéler les informations privées des membres des groupes rivaux. Une fois attaqué, Diba a demandé à plusieurs reprises une trêve. Cela nous permet de constater que différents camps génèrent de nouvelles espèces en ligne, chacun développant la capacité organisationnelle de l’investisseur de détail à l’ère de la mondialisation. Ils ont des intérêts de mode, des modes d’action et des armes discursives similaires, malgré leurs positions et leurs idées contradictoires. Pour utiliser une métaphore biologique, ils se trouvent tous dans la même « niche écologique », ce qui signifie qu’ils sont en concurrence.

Diba est un site sportif, où les querelles opposaient à l’origine des supporters de différentes équipes de football ou de basket : les conflits entre fan-clubs ont fini par s’étendre à d’autres domaines.

Une fois que nous comprenons où se situent les  Little Pink en termes de « politique identitaire + conscience nationale », nous pouvons alors mieux comprendre leur enchevêtrement avec d’autres mouvements de politique identitaire dans l’écologie de l’opinion publique, comme leurs conflits avec le féminisme. En février 2020, le compte Weibo du Comité central de la Ligue de la jeunesse communiste chinoise a lancé deux idoles patriotiques virtuelles, « Red Flag Manga 红旗漫 » et « Jiangshan Jiao 江山娇 », qui devaient animer une célébration en ligne de la journée Made in China, qui s’est terminée par une controverse.

Il s’agit d’un exemple de tentative des autorités chinoises de participer à la culture des jeunes qui, dans ce cas, a mal fini — entre autres parce que le moment coïncidait avec le début de la pandémie — et a été considéré à juste titre par les jeunes chinois comme une distraction irritante.

Entre autres, le personnage féminin « Jiangshan Jiao » a attiré une vague d’ire féministe, et lorsqu’on leur a demandé de participer à l’activité « 100 questions pour Jiangshan Jiao », les féministes ont envoyé des questions comme : « Jiangshan Jiao, avez-vous vos menstruations ? » « Jiangshan Jiao, le leader vous a-t-il demandé de vous raser la tête ? » « Jiangshan Jiao, as-tu un petit frère parce que tes parents ne voulaient pas d’une fille ? ». Elles ont même inventé des chansons de rap pour ridiculiser Jiangshan Jiao, ce qui a eu un impact considérable. Comme les Little Pink, les jeunes féministes sont immergées dans le discours de l’économie de marché mondialisée et médiatisée et dans la politique identitaire. Elles savent comment utiliser habilement les nouveaux canaux médiatiques et les nouveaux moyens discursifs pour diffuser leur message. Lorsque les féministes ont attaqué le site Bilibili en février 2021 et lors de l’incident à Chengdu en avril 2021, on a pu voir les féministes se battre contre les hommes des Little Pink. Cela montre que les Little Pink se sont profondément impliqués dans ce que le sociologue britannique Anthony Giddens (né en 1938) appelle la « politique de la vie » plutôt que la « politique traditionnelle », et que les défis futurs viendront principalement de groupes qui occupent des niches écologiques similaires dans la vie sociale.

L’incident de Chengdu en avril 2021 fait réfèrence à une femme qui mangeait dans un restaurant de fondue chinoise, et a demandé aux autres clients mangeant aux tables adjacentes d’arrêter de fumer. Non seulement ils n’ont pas obtempéré, mais ils ont jeté du bouillon sur la femme, ce qui l’a amenée à rendre l’incident public.

Les Little Pink sont leur propre nemesis

En 2020, de nombreuses personnes ont noté l’existence d’une curieuse mentalité sociale : les jeunes sont généralement confiants quant à l’avenir du pays au niveau macro, mais pessimistes quant à leurs perspectives de vie personnelle au niveau micro, anxieux quant aux questions d’emploi, de mariage et de procréation. Qu’est-ce qui a donné naissance à cette mentalité schizophrénique ?

La nouvelle émotion patriotique représentée par les Little Pink a pris racine à l’ère de la mondialisation et de l’économie de marché aux caractéristiques socialistes, ce qui est subtilement différent du patriotisme du « court vingtième siècle ». Ce dernier est basé sur l’expérience de la souffrance et le sens des responsabilités, dans le sens où, bien que la Chine moderne soit pauvre et faible, et qu’elle ait été brimée à plusieurs reprises, les patriotes ont néanmoins « exploré cette vaste terre avec leurs mains abîmées »2. Le premier est davantage basé sur l’expérience de la force nationale et du bonheur personnel. Cela soulève la question de savoir si les sentiments peuvent être influencés par l’évolution du niveau de vie et des expériences.

L’idée du « court vingtième siècle » est le plus souvent associée à l’historien Eric Hobsbawm (1917-2012), et fait référence à la période entre le début de la Première Guerre mondiale et la chute de l’Union soviétique, et donc à la montée et à la chute du communisme et au « triomphe » du capitalisme libéral.

La plus grande pandémie depuis un siècle a freiné le développement économique et réduit les possibilités d’emploi pour les jeunes. En même temps, en tant que personnes ayant grandi sur Internet, la génération des années 1990 s’appuie grandement sur les plateformes Internet pour le travail et la vie. Leur vie personnelle devient de plus en plus « à l’intérieur (宅化) », et leur capacité à comprendre la vie réelle hors ligne et les pressions a diminué. Ils sont nés sur Internet et mourront sur Internet. Ils sont de plus en plus sous l’emprise d’une combinaison de consumérisme, de culture des heures supplémentaires et de culture de l’endettement. Maintenant que les géants du capital de plate-forme sont pris au piège de leur propre concurrence involutive, qu’ils infiltrent davantage tous les aspects de la vie sociale des gens et qu’ils passent de l’exploration d’un nouvel espace de valeur à la récolte des utilisateurs par tous les moyens possibles, l’impression que les jeunes ont du capital, en particulier du capital de plate-forme, s’est nettement détériorée. L’image de Jack Ma (马云, né en 1964) a dégringolé. Les jeunes en ligne ont applaudi la mort prématurée de Zuo Hui (左晖, 1971-2021), le fondateur d’une célèbre plateforme de courtage en ligne.

Dans le même temps, les attentes des jeunes à l’égard des entreprises d’État et de l’emploi public ont augmenté, et ils ont commencé à imaginer de bonnes choses à propos de l’économie planifiée. Dans ce contexte, depuis 2020, nous pourrions noter que l’intérêt des jeunes pour le marxisme s’est accru de manière exponentielle. Le site Bilibili propose de nombreuses courtes vidéos produites par des dizaines de milliers d’internautes de leur propre initiative, présentant le marxisme et critiquant les capitalistes. Le nombre de ces vidéos a été multiplié par sept depuis 2019. Le documentaire de 2019 de CCTV intitulé « Le pouvoir du capital » devait initialement célébrer les gloires de la réforme et de l’ouverture, en donnant un aperçu positif de la construction du capitalisme et des marchés. Cependant, après avoir été reposté sur Bilibili, il a été accueilli par un barrage de critiques. Dans le même temps, les ventes des Œuvres choisies de Mao Zedong ont également bondi en 2020.

Ainsi, nous devons constater que la génération Little Pink, bien qu’imprégnée de l’économie de marché, présente encore des symptômes du capitalisme tardif dans son aversion pour le capital et sa dévotion au « marxisme du clip vidéo ». Étant donné leur expérience de vie réduite, leurs attentes en baisse, leur tendance à passer du temps en ligne avec des personnes partageant les mêmes idées, leur politiquement correct, leur manipulation émotionnelle, à laquelle nous pourrions ajouter la popularité d’une culture morose et l’utilité de l’anxiété comme outil pour générer du trafic médiatique… Ces facteurs, associés à l’involution du capital mondial, ont produit un état émotionnel chez les jeunes d’aujourd’hui que l’on pourrait appeler une culture « patriotique, anti-impérialiste et anti-capitaliste + grief en ligne ». C’est peut-être l’une des sources de « l’état d’esprit schizophrénique » des Little Pink. Il ne s’agit pas tant d’un retour de la gauche que de ce que Fukuyama appelle l’actuelle « politique du ressentiment » chez les jeunes occidentaux, produit de la détérioration de l’économie politique et de la prolifération des politiques identitaires.

La politique occidentale du ressentiment peut facilement se transformer en politique de rue et en politique populiste dans un système électoral, tandis que la colère qui infecte la jeunesse chinoise devient plutôt une mentalité de résignation totale et de fuite dans l’opinion publique en ligne.  Un exemple de cela pourrait être les quatre « révoltes » proposées par les jeunes sur Bilibili : nous n’achèterons pas de maison, nous ne nous marierons pas, nous n’aurons pas d’enfants et nous ne travaillerons pas douze heures par jour, six jours par semaine. « Si je m’allonge, les capitalistes ne pourront plus m’exploiter ». L’essence de ce ressentiment est, d’une part, une revendication légitime contre l’exploitation du capital ; d’autre part, c’est l’expression de la frustration d’une âme qui a été capturée par le consumérisme mais qui reste insatisfaite. Cette logique n’indique pas un récit de classe, mais plutôt un récit de bien-être semblable à ce que nous voyons dans les social-démocraties occidentales.

Shan Wu, LITTLE PINK, 2020 — CC BY 4.0

Conclusion

Certains théoriciens utilisent le terme de « nouvel individualisme » pour tenter de décrire la mentalité actuelle des jeunes internautes chinois. À l’ère de l’économie de marché, l’individualisme est certainement un aspect essentiel de la façon dont nous comprenons et vivons nos vies, mais le mélange d’individualisme et de nationalisme que nous voyons chez les  Little Pink va manifestement au-delà de l’individualisme abstrait. L' »individu » dans la libération de la pensée des années 1980 était un humaniste, un individu spirituellement pur tel qu’imaginé par les intellectuels. Lorsque la réforme et l’ouverture véritables ont pris leur essor dans les années 1990, l’économie de marché a laissé ces « individus humanistes » dans l’ombre, et l’individu est devenu l' »homme économique » abstrait de l’économie occidentale. L’argent continuant d’affluer, ces individus économiques se sont transformés en véritables détonateurs, portant un coup sérieux à la belle imagination de l’individu des intellectuels, d’où le débat sur « l’esprit humaniste » dans les cercles littéraires dans les années 1990.

En 1998, Liu Xiaofeng (刘小枫, né en 1956) a publié un résumé des idées de l’ère post-révolutionnaire et de la période de transformation sociale, axé sur une discussion de la « douleur et du bonheur » associés à la transformation d’une éthique collective en une éthique de la liberté individuelle. Cependant, par rapport à la génération des Little Pink, il semblerait que la transformation dont parle Liu ne se produise que pendant la transition de l’économie planifiée à l’économie de marché, et le « poids » dont il parle n’inclut pas l’anxiété produite par le fossé entre les riches et les pauvres au niveau personnel, parce que l' »individu » à cette époque n’était pas encore pleinement au fait du prix du logement, le coût de l’éducation, ou des problèmes comme les heures supplémentaires et la mauvaise rémunération. Il ne comprend pas non plus l’expérience du contact direct avec les citoyens du monde — qui est l’expérience des jeunes à l’ère de la consommation mondialisée d’aujourd’hui — à un moment où la réforme et l’ouverture de la Chine sont en « eau profonde ».

Après 2008, alors que l’essor de la Chine devenait de plus en plus évident, les Chinois ont été directement exposés à la communication médiatique mondiale et aux émotions compétitives qu’elle peut produire. Le phénomène « Little Pink » en est une manifestation. Par rapport à la génération tout aussi consumériste de « Mon petit bonheur (小确幸) » à Taïwan, les jeunes du continent se retrouvent dans une guerre d’identité avec l’Occident en raison du rajeunissement de la Chine, tandis que les jeunes de Taïwan sont à l’aise dans le système international occidental. 

La politique et l’éthique des Little Pink — qui rejettent à la fois l’intellectualisation et la prolétarisation — sont difficiles à accepter pour les intellectuels qui ont atteint leur majorité dans les années 1980. Ils ne comprennent pas pourquoi la réforme, l’ouverture et les marchés mondiaux n’ont non seulement pas réussi à provoquer la fin de l’histoire qu’ils avaient appelée de leurs vœux, mais ont au contraire engendré une communauté patriotique plus large. Cependant, le phénomène des Little Pink et toutes les controverses qu’elles ont suscitées reflètent de manière frappante le remaniement et le recodage de diverses doctrines et idées dans la réalité, traçant les symptômes d’une post-modernité qui n’est toujours pas présente, d’une histoire qui ne parvient pas à se terminer, et du désir de bonheur du dernier homme et de sa lutte continue.

Les Little Pink sont un processus qui, dans une certaine mesure, dépasse l’individualisme stoïque et la « politique dépolitisée », et renoue avec la collectivité, la nationalité, l’histoire et le socialisme. La question qui se pose pour l’avenir est la suivante : dans une ère de changements sans précédent, la génération des Little Pink va-t-elle s’élever ou chuter ?

Les intellectuels doivent d’abord se défaire de leur posture de critiques extérieurs et rejeter les termes simplistes tels que « populiste » ou « colonne vertébrale 脊梁 ». Dans le même temps, ils doivent dépasser les stéréotypes tels que « jeunes » et « courant dominant » et comprendre que les Little Pink ne sont pas simplement une sous-culture de jeunes, mais aussi l’expression d’un certain esprit qui a été supprimé par les intellectuels et le système éducatif et qui ne pouvait trouver sa place qu’au sein de la jeunesse. 

Nous avons assisté à la montée en puissance de la « force 原力 des Little Pink », mais il nous manque une théorie pour expliquer cette force. La direction que prendront la jeunesse chinoise et le nouveau patriotisme dépend de la possibilité de faire fructifier l’interaction entre les divers acteurs intellectuels, sociaux et pratiques de la Chine. C’est aussi l’une des responsabilités inéluctables des intellectuels chinois.

Sources
  1. 余亮,  » 小粉红的系谱、生态与中国青年的未来 « , initialement publié dans l’édition de mai 2021 de la Beijing Cultural Review, republié sur le site Aisixiang le 6 octobre 2021.
  2. Cette phrase est tirée d’un poème de Dai Wangshu 戴望舒 (1905-1950).
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