Yenching : le « scandale » de l’anglais à l’Université de Pékin

Doctrines de la Chine de Xi | Épisode 13

En 2014, deux des plus éminents spécialistes chinois de la pensée occidentale s'insurgent. Un nouveau programme vient d'être lancé au cœur historique de l'Université de Pékin : il propose une formation en sinologie dispensée en anglais. La polémique enfle — et finit par devenir un nouveau lieu de controverse pour les intellectuels nationalistes.

Auteur
Matthew Dean, David Ownby
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Liu Xiaofeng (née en 1956) et Gan Yang (née en 1952) sont les principaux interprètes, traducteurs et défenseurs chinois de Leo Strauss (1899-1973), théoricien politique américain d’origine allemande. Strauss est connu, entre autres, pour avoir insisté sur un retour aux origines de la pensée politique occidentale afin de sauver cette dernière des forces du relativisme historique et du positivisme scientifique. Ce retour aux « origines des choses » est donc lui-même à l’origine des préoccupations intellectuelles et polémiques de Liu et Gan. En 2006, ils ont obtenu la coresponsabilité d’une série de traductions intitulée « Sources of Western Scholarship » (西学源流), dont les titres comprennent la Trilogie de Platon de Jacob Klein, De Hegel à Nietzsche de Karl Löwith, et Essais de Théodicée de Leibniz. L’introduction générale de cette série, intitulée « Relire l’Occident » (重新阅读西方), a été republiée séparément sur différents médias sous la forme d’un bref manifeste.

Gan est connu pour avoir cherché la voie de la Chine moderne en tentant d’« unifier les trois traditions », c’est-à-dire les traditions confucéenne, maoïste et dengiste. Il est également l’éditeur de « Culture : China and the World », une série de traductions à laquelle on doit en grande partie la réintroduction de la pensée occidentale dans la Chine de l’après Mao. Liu, plus prolifique en tant qu’auteur, édite sa propre série « Hermes : Classici et Commentarii » (西方传统:经典与解释) qui, comme le titre le suggère, publie à la fois des traductions de classiques et des commentaires sur des œuvres classiques, telles que Peur et tremblement de Kierkegaard, les commentaires de Simone Weil sur Platon et Les Variétés de l’expérience religieuse de William James. Liu est digne d’un intérêt beaucoup plus grand dans le monde occidental que celui qu’il reçoit actuellement. Après avoir décidé d’apprendre le grec ancien et le latin il a, à l’âge de près de 50 ans, produit de nouvelles traductions chinoises de plusieurs dialogues platoniciens1. Le travail de Gan et Liu pris ensemble a peut-être été la force la plus puissante derrière le regain d’intérêt pour les classiques occidentaux depuis les réformes chinoises des années 1980.

Ce texte2 coécrit par les deux théoriciens est basé sur une polémique contre les responsables administratifs de l’Université de Pékin — aussi connue sous le nom de Beida — qui, à l’été 2014, ont commencé à déployer un plan pour l’Académie Yenching. Il s’agit d’un nouveau programme de master au sein de l’Université de Pékin calqué sur le modèle du Schwarzman Scholars, un prestigieux programme international de bourses de master très sélectif permettant à quelques 200 étudiants d’étudier à l’université de Tsinghua (清华大学).« Nous ne pouvons qu’espérer que nos inquiétudes sont injustifiées », notent les auteurs. Après des polémiques comme celle-ci, certaines des inquiétudes présentées ici se sont cependant avérées injustifiées. Mais l’inquiétude qui se cache derrière ces sévères critiques reste pleinement dans la conscience de nombreux sinologues.

Dès le milieu de l’année 2014, un nouveau programme local de master en sinologie, entièrement enseigné en anglais, arrive au cœur du campus. Cet aspect du déploiement initial du programme est immédiatement perçu comme une contradiction : les titulaires d’un master en sinologie ne sont pas tenus d’étudier le chinois. En fait, les exigences attendues des étudiants n’étaient pas claires : « Actuellement, à part la capacité de parler anglais, les autorités de Beida n’ont pas encore révélé quelles qualifications et quelles conditions préalables les étudiants inscrits devraient posséder. » Ce programme résidentiel allait être hébergé à Jingyuan, le centre historique et symbolique de l’Université de Pékin.

Jiang Shigong (né en 1967), membre éminent de la Nouvelle Gauche à la Faculté de droit de Beida et principal défenseur en Chine de la pensée de Carl Schmitt (1888-1985), dont plusieurs textes sont commentés dans cette série, a mentionné la controverse de Yenching dans sa conférence intitulée « Un aperçu de l’avenir d’Un pays, deux systèmes ». Après avoir suggéré que Hong Kong a un point de vue fondamentalement occidental sur le continent, il déclare : « Vous le savez peut-être déjà, mais le programme [Yenching] nous a tous effrayés, même si nous avons les meilleurs professeurs d’anglais, parce qu’il s’agissait de Chinois qui utilisaient l’anglais pour enseigner aux Américains. Ils venaient tous des meilleures écoles, comme Harvard et Yale, et étaient recommandés personnellement par les présidents d’université et venaient également de bonne famille… » L’impression donnée par le lancement du programme était si mauvaise que Gan et Liu qualifient ces étudiants de « paillettes internationales » et décrivent le programme lui-même comme une « tentative humiliante pour faire venir les filles d’Obama en Chine pendant un an » ?

Depuis la rédaction de cet essai, le plan Yenching est devenu l’Académie Yenching, désormais un programme de master local en deux ans, entièrement financé par des bourses, et qui accueille plus de 200 étudiants en 2020. Pour les étudiants internationaux, seule une année sur site est obligatoire — la deuxième année peut être passée à l’étranger pour rédiger un mémoire. Les cours de chinois sont obligatoires pour les étudiants internationaux.

L’Académie de Yenching est formellement peu différente des programmes comparables d’autres institutions. Elle aspire aux mêmes objectifs de construction d’une communauté internationale que la bourse Rhodes, ou les nombreux programmes de master anglophones en Europe. Dans la mesure où elle poursuit ces objectifs, l’Académie de Yenching a reçu une lettre de gratitude pour avoir accueilli la première dame Michelle Obama. C’est cette note d’avril que Gan et Liu ont probablement à l’esprit lorsqu’ils accusent les responsables de Beida de s’attirer les faveurs des Obama. Pourtant, la crainte que l’objectif de ce programme soit de comprendre la Chine uniquement selon les termes du Parti, qu’il s’agisse d’une poussée de soft power, a conduit le FBI à enquêter sur ses diplômés, et même le ministère de la Défense à interdire la participation de deux diplômés de West Point, l’Académie militaire des États-Unis.

L’essai atteint son coté nationaliste le plus aigu dans ses commentaires sur l’importance de parler sa langue maternelle : « Il ne s’agit pas d’une sorte d’alarmisme : lorsqu’une civilisation ayant une longue tradition historique ne pense plus et n’écrit plus dans sa propre langue, alors ce n’est plus une civilisation, et cela marque la mort de cette dernière. Lorsque la meilleure université d’une nation n’utilise plus sa propre langue et sa propre littérature pour exprimer sa pensée académique, cela montre que cette nation n’a pas sa propre tradition académique indépendante et autonome. Cela montre que cette nation n’est pas une grande puissance culturelle. »

Cette polémique n’est pas un invective contre les étudiants et les enseignants, étrangers ou autochtones. Elle s’en prend plutôt à un problème présent dans les universités du monde entier : l’érosion du pouvoir du corps enseignant et des étudiants par une élite managériale qui prend ses repères en fonction de ce que disent les présidents de Harvard. Une grande partie de l’essai s’attarde donc sur la question de l’université chinoise elle-même. Qu’est-ce qu’elle est et que devrait-elle faire ? La Chine peut-elle être une grande puissance, et réaliser le rêve chinois, si ses intellectuels — ou autorités académiques — continuent leur culte aveugle de la langue anglaise ?

En tant qu’enfants de l’âge d’or de l’Université de Pékin dans les années 1980, où nous avons passé plusieurs années libres et faciles, nous avons toujours cru qu’il s’agissait de la plus grande université du monde. Plus tard, nous avons fréquenté de nombreuses universités européennes et américaines de renom, mais nous pensions qu’elles étaient au mieux les égales de Beida, et que Beida n’était inférieure à aucune d’entre elles. L’université de Pékin est l’université de Pékin. Elle ne peut être mesurée qu’en fonction de sa civilisation et de sa culture particulières. Utiliser toute comparaison extérieure et tout indicateur quantitatif pour évaluer Beida ne peut que détruire sa fierté et son âme.

« Beida » est un raccourci pour désigner l’Université de Pékin, abrégeant son nom chinois complet de « Beijing Daxue » (北京大学).

Une Beida anglophone ?

Cependant, après que chacun d’entre nous soit rentré en Chine, nous avons été déçus d’apprendre que la Beida que nous avions fréquentée ne se classait même pas parmi les plus grandes universités du monde. Nous avons été particulièrement choqués de découvrir que ceux qui étaient les plus mécontents de Beida, qui pensaient que Beida était si mal en point qu’elle avait besoin d’une transformation majeure, voire d’une thérapie de choc, n’étaient autres que les administrateurs de l’Université de Pékin eux-mêmes. Nous avons découvert par la suite que toute leur insatisfaction à l’égard de l’université était centrée sur une chose : qu’aujourd’hui encore, l’Université de Pékin reste en quelque sorte une université de pacotille où tout le monde parle et écrit le chinois ! Comment est-ce possible ? Si elle n’est pas une université anglophone, comment peut-elle devenir une « université de classe mondiale » ? Depuis les réformes sur l’embauche de 2003 jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’Académie Yenching en 2014, le fil conducteur de la réforme est toujours le même : L’anglais ! L’anglais ! L’anglais !

Gan rassemble ses réflexions sur les réformes de 2003 dans Cinq essais sur Beida (北大五论). 

Ce n’est que lorsque Beida s’engagera à se transformer complètement en une université anglophone qu’elle pourra vraiment suivre les pratiques internationales et rivaliser avec Singapour et Hong Kong pour le titre de meilleure université d’Asie. « Ne voyez-vous pas que les anglophones de Singapour et de Hong Kong sont classés par l’Occident respectivement premier et deuxième en Asie ? Ne voyez-vous pas que Beida ne peut pas rivaliser avec Singapour et Hong Kong qui sont anglophones ? Ne voyez-vous pas que nous sommes à l’ère de la mondialisation, à l’ère de la langue anglaise ? Alors comment cela peut-il fonctionner sans passer à l’anglais ? »

Transformer Beida en une université anglophone est plus facile à dire qu’à faire ! Le plus grand obstacle est d’abord le corps enseignant existant, puisque la plupart d’entre eux ne parlent que le chinois, pas l’anglais. C’est pourquoi les réformes de 2003 se sont entièrement concentrées sur l’embauche, avec pour objectif une transformation complète. Grâce à un recrutement strict, ils espéraient transformer rapidement la faculté de Beida en une faculté qui parle et écrit en anglais. Les administrateurs de l’époque ont rendu publique leur cruauté : « Nos étudiants sont de premier ordre. Notre faculté est de second ordre. »

Pourquoi le corps professoral était-il de second ordre ? Eh bien naturellement parce qu’ils ne savaient ni parler ni écrire l’anglais, et qu’ils n’étaient donc pas à la hauteur des normes internationales. Parce qu’elles étaient si prétentieuses (吃相过于难看) et mal conçues, les réformes de 2003 de Beida ont finalement été rejetées par des huées.

Les réformes de 2014 ont donc peut-être tiré la leçon de l’expérience de 2003. Elles savent qu’un assaut direct n’est pas aussi efficace qu’une manœuvre de flanc, alors elles tordent les normes en créant d’abord une école prestigieuse3 au sein de l’université. Et quelle est sa fierté, cette académie prestigieuse qui méprise tous ces professeurs qui ne parlent pas l’anglais ? Un seul mot : l’anglais ! Non seulement c’est une académie anglophone, mais c’est aussi une université résidentielle anglophone ! Il n’y a toujours qu’un seul mot clé dans toute la réforme : l’anglais ! À part utiliser l’anglais pour remplacer le chinois, les administrateurs ne savent vraiment pas ce que l’université devrait faire. Des profondeurs du cœur chinois de Beida émerge une école résidentielle anglophone, semblable aux « concessions étrangères » taillées dans Shanghai et Tianjin après les guerres de l’opium. Les mots nous manquent pour décrire l’imagination derrière cette réforme majestueuse ! Tout comme les concessions ont été taillées à l’époque, Beida a finalement fait le premier pas sur le chemin pour devenir une université anglophone. La réforme est un travail difficile !

Malheureusement, les répercussions des réformes de 2014 ont déjà surpassé celles de 2003, notamment l’intense réaction du corps étudiant. Pourquoi ? Parce que cette école prestigieuse au sein d’une université le dit clairement à la communauté de Beida : Non seulement le corps enseignant est de second ordre, mais les étudiants le sont aussi. Seuls les étudiants privilégiés de la « concession étrangère » sont de premier ordre. Ils viennent tous des universités dites les plus célèbres du monde et discutent en anglais, contrairement à cette université de pacotille et sans importance dont les étudiants parlent encore chinois. L’intérieur et l’extérieur de la « concession » représentent deux mondes différents, deux valeurs différentes : « À l’intérieur de la concession, on parle l’anglais, qui est la lingua franca internationale et la langue académique internationale représentant la « civilisation » et le « progrès » ; à l’extérieur de la concession, on parle le chinois, qui, n’étant ni une langue internationale ni une langue académique, représente la « barbarie » et l’« arriération ».

Pour faire simple,« la Beida anglophone à l’intérieur de la concession » représente l’Université de Pékin qui se conforme aux normes mondiales, et a déjà atteint le seuil d’une « université de classe mondiale. » La Beida chinoise à l’extérieur de la concession, en revanche, représente le passé désuet de Beida et doit être complètement éliminée. Il semble que la « responsabilité » que s’est assignée l’administration de Beida sera, avec pour bastion « la Beida anglophone à l’intérieur de la concession », d’instituer progressivement des réformes qui conduiront à l’élimination totale de « la Beida hors de la concession ». Ce n’est que si l’anglais remplace totalement le chinois, ce n’est que si la « Beida anglophone » remplace totalement la « Beida sinophone » que l’Université de Pékin pourra véritablement devenir une « université de classe mondiale ». Et c’est pourquoi Beida peut promouvoir un programme de master d’un an dont aucune université de recherche ne se soucie au plus haut niveau dans sa planification stratégique, et annoncer à plusieurs reprises que ce programme de master en un an n’est pas seulement l’action la plus importante de Beida pour le nouveau siècle, mais qu’il est également crucial pour le destin de Beida, l’avenir de Beida, et même la possibilité de réaliser le rêve chinois.

Comment un si petit programme de master d’un an peut-il jouer un rôle aussi crucial pour Beida ? Comment peut-il finalement assumer une si grande mission historique ? Beida n’a pas et ne peut pas expliquer ce point, car le but ultime de l’« académie de concession » est de remplacer la « Beida sinophone » par la « Beida anglophone », ce que les responsables de Beida ne peuvent pas dire, mais seulement faire. C’est un secret de polichinelle, tant pour ceux qui soutiennent ces réformes que pour ceux qui s’y opposent4.

Par exemple, pour soutenir les autorités de Beida, un certain étudiant nommé Luo, qui obtient cette année son diplôme du département des relations internationales de Beida, a posté le commentaire suivant en ligne sous son vrai nom : « Beaucoup de gens de Beida voient ce problème pour ce qu’il est, mais par peur de blesser les sentiments des gens, ils évitent d’en parler. Quoi qu’il en soit, je quitte Beida, alors je vais m’exprimer. Toute réforme rendra certaines personnes malheureuses. Beida veut devenir internationale, une université de recherche de classe mondiale, et veut naturellement éliminer les universitaires incapables d’utiliser l’anglais dans leurs recherches ».

Ce partisan a cité Xin Deyong (辛德勇) en exemple, estimant que si le professeur Xin est « largement reconnu comme la conscience de Beida », néanmoins « le dossier universitaire du professeur Xin suggère qu’il lui serait difficile de converser avec des universitaires internationaux, et il pourrait être sacrifié sur l’autel des réformes de Beida. »

La controverse sur le plan Yenching ne peut être abordée sans mentionner le nom de Xin Deyong (辛德勇) qui est professeur au Centre de recherche sur l’histoire de la Chine ancienne de l’Université de Pékin, spécialisé dans la linguistique historique et la géographie historique chinoise. L’indignation du professeur Xin concernant le plan Yenching a été relayée à plusieurs endroits. Après des tentatives infructueuses pour exprimer son mécontentement par des moyens officiels, il a créé un compte Weibo afin de publier plusieurs longues polémiques.

L’académie anglophone de la concession étrangère

De l’utilisation de l’anglais pour rabaisser la faculté, à l’utilisation de l’anglais pour rabaisser les étudiants, et enfin à l’utilisation de l’anglais pour rabaisser Beida elle-même. Cela pourrait décrire la trajectoire des réformes de Beida de 2003 à 2014. Cette compulsion irrépressible à parler anglais ou à s’auto-coloniser favorise l’abnégation continuelle de Beida, illustrant symboliquement qu’ils piétineront le reste de Beida uniquement pour cette prestigieuse « académie anglophone de concession étrangère ». La relation entre ce qui est à l’intérieur et à l’extérieur de la « concession étrangère » symbolise classiquement la tyrannie condescendante selon laquelle « internationalisation égal anglais », fustigeant l’« université chinoise de souche ».

C’est également un symbole classique d’auto-aliénation et d’auto distorsion. Il est regrettable que les autorités de Beida aient non seulement accueilli cette tyrannie sans aucune réflexion, mais aient cherché cette domination par tous les moyens possibles, et n’aient pas rechigné devant la dégradation de Beida en vassalité. Aux yeux des autorités de Beida, anglais égal internationalisation, ce qui signifie que toute université anglophone sera meilleure que Beida. Et simplement parce que parler anglais est assimilé à l’érudition, le programme de master d’un an offert par cette académie anglophone est suffisant ! Les autorités de Beida prennent pour acquis que parce que ces étudiants de « l’académie anglophone de concession étrangère « viennent d’universités célèbres, leur niveau de réussite surpassera naturellement celui des étudiants de Beida. Ces cerveaux anglophones, ayant étudié la « sinologie anglophone » pendant un an, atteindront naturellement des niveaux supérieurs à ceux des étudiants du programme de master de trois ans de Beida en langue chinoise, et même des candidats du programme de doctorat de quatre ans de Beida en langue chinoise. Leurs bourses d’études devraient être de huit à dix fois supérieures à celles du M.A.5et du doctorat de pacotille, et devraient même être supérieures au salaire de ces conférenciers de pacotille de Beida ! Il va sans dire que l’ « académie anglophone de concession étrangère » parle la langue internationale de l’érudition.

Comment pourrait-elle être mentionnée dans le même souffle que la langue chinoise non internationale et non académique ? Qui se soucie du programme de master de trois ans en langue chinoise de Beida ? Qui se soucie même du programme de doctorat de quatre ans ? Peu importe ce que vous lisez, tout est toujours en chinois. Peu importe ce que vous écrivez, tout est toujours en chinois. Ce n’est pas de l’anglais ! Seul l’anglais est l’érudition. Seul l’anglais est la pensée. Seul l’anglais produit des élites, ou même des leaders. Tout ce qui n’est pas en anglais doit disparaître ! À partir de là, le joker de l’Université de Pékin est le « M.A. de sinologie anglophones » d’un an né de l’« académie de concession étrangère » de Beida. Pour reprendre le verbiage de leur propagande dans le Quotidien du Peuple, ces « English-language China Studies M.A.s » représentent l’empressement de Beida à utiliser « la sinologie pour construire l’agence culturelle chinoise », et s’appuieront plus tard sur eux pour réaliser le rêve chinois6.

Actuellement, outre la capacité à parler anglais, les autorités de Beida n’ont pas encore mentionné les qualifications et les conditions préalables que les étudiants inscrits devraient posséder. Par exemple, si ces étudiants avaient des réalisations ou des contributions exceptionnelles, en particulier dans des secteurs qui font progresser la paix dans le monde ou corrigent les inégalités mondiales, ou s’ils auront suivi un certain nombre de cours sur la Chine, ou avaient des résultats académiques suffisants, ou s’ils auront au moins lu les classiques chinois en traduction anglaise et passé un examen. Les autorités de Beida n’ont pas réfléchi à ces questions, tout comme elles n’ont pas réfléchi et n’osent pas soulever la question de savoir si les « étudiants des concessions étrangères » devraient au moins avoir passé un examen de langue chinoise de niveau introductif.

Dans l’esprit des administrateurs de Beida, comment peut-on évoquer la condition préalable de l’apprentissage du chinois ? Le simple fait qu’ils viennent donne de la visibilité à Beida. Qu’il s’agisse de la fille d’Obama, du fils de Bama-oh, du petit-fils de Bababa ou du gendre de O-ho-ho… s’ils sont prêts à venir à Beida, alors quel honneur c’est pour nous ! Bien sûr, la durée du programme ne peut pas dépasser un an. Comment pourrions-nous sérieusement espérer qu’ils viennent étudier pendant trois ans ? Qui viendrait ? Notre Beida, après tout, est une université de pacotille, c’est nous qui implorons les gens de venir ; l’important est de bien recevoir nos invités. Nous avons besoin d’un système d’hébergement. La chambre et la pension doivent être de premier ordre ! Beida a l’air servile face à ces « étudiants étrangers concessionnaires » imaginaires. Alors que les exigences à l’égard de ces étudiants sont tombées au plus bas, l’hospitalité qui leur est accordée s’est élevée jusqu’aux cieux. Comment Beida a-t-elle pu tomber si bas ?

Le paradoxe des études anglophones sur la Chine

Ce qui est inconcevable, c’est qu’après que le « plan de concession étrangère » ait suscité une opposition universelle, les autorités de Beida ont commencé à parler sans cesse de leur « responsabilité », et même à parler du « rêve chinois ». Pour être honnête, si ce n’était pas les autorités de Beida qui débitent de telles inepties, nous ne nous serions même pas souciés de tout cela. Si les autorités de Beida devaient être honnêtes et admettre qu’elles se vendent en créant un programme d’un an pour faire de l’argent et créer un réseau pour des connexions internationales et personnelles, alors les gens ne le prendraient pas au sérieux et ce serait fini. Après tout, s’ils veulent amener les filles d’Obama à venir étudier pendant un an à Beida, ou offrir à ces enfants de l’aristocratie politique un diplôme de master d’un an sans valeur, dans l’optique d’un réseautage international, cela ne nous coûte rien. Mais lorsque les autorités de Beida ont publié dans le Quotidien du Peuple (人民日报) que ces inepties totales sont « les responsabilités appropriées d’une université de premier ordre », et qu’elles ont proclamé solennellement en caractères gras qu’il s’agissait de Beida « utilisant la sinologie pour construire l’agence culturelle chinoise », et lorsqu’elles jubilaient que cette « académie anglophone de concession » était « pour le rajeunissement du rêve chinois », nous ne savions pas si nous devions rire ou pleurer. Ne se moquent-ils pas publiquement de la Chine ?

On peut se demander si « la responsabilité de premier ordre d’une université de premier ordre » est de gérer un programme de master d’un an ? Est-ce parce qu’il est en anglais ? Ou parce qu’il vise à fournir un service aux gros bonnets internationaux ? Comment ce qu’ils disent au nom de l’imposante Beida peut-il être aussi indigne ? Les universités de premier ordre sont-elles composées de spécialistes qui donnent des cours intensifs sans valeur académique ? Une « responsabilité de premier ordre » consiste-t-elle à supplier les enfants de gros bonnets internationaux de venir participer à des cours intensifs ? Le geste le plus important pour que l’Université de Pékin devienne une université de premier ordre consiste-t-il à flatter les enfants de l’aristocratie internationale ? Sont-ils sérieux ?

En fait, ce que les autorités de Beida ont dit au peuple chinois dans le Quotidien du Peuple était extrêmement malhonnête. Elles auraient dû dire qu’elles espèrent utiliser « la sinologie anglophone pour construire une agence culturelle chinoise », utiliser « une académie anglophone » afin de « rajeunir le rêve chinois. « Dès qu’ils diront la vérité, leurs absurdités incohérentes seront immédiatement exposées. Qu’est-ce qu’une « agence culturelle chinoise » ? Comment une université qui méprise la langue chinoise et ne vénère que l’anglais peut-elle posséder une quelconque « agence culturelle chinoise » ? Il n’y a sûrement que quelqu’un qui manque totalement l’idée d’une d’agence culturelle chinoise qui puisse inventer l’idée d’utiliser l’anglais pour construire une agence culturelle chinoise ? L’« agence culturelle chinoise » peut-elle finalement être construite sur la base de cours accélérés d’un programme de master d’un an en « sinologie anglophone » ?

Puisque les titulaires d’un M.A. en « sinologie anglophone », qui ne connaissent pas un mot ni ne peuvent prononcer une phrase en chinois, sont déjà une blague internationale, comment pourraient-ils devenir des « agents culturels chinois » (中国文化主体) ? Les autorités de Beida semblent vraiment croire qu’elles vont recruter 65 enfants de l’aristocratie internationale chaque année. Tant qu’ils suivent une année d’un programme intensif « d’études de la Chine anglophone », dans lequel il n’est pas nécessaire d’étudier le chinois, alors ces « célébrités » internationales (纨绔子弟) seront transformés en« agents culturels chinois de choc », et de ce fait les « agents culturels chinois anglophones » les plus élitistes du monde. À les entendre, ces « maîtres de la sinologie en un an en anglais » deviendront « des personnes talentueuses qui comprennent et aiment véritablement la Chine », « qui peuvent faire connaître la voix de la Chine sur la scène mondiale ». Beida n’a-t-elle pas peur de devenir la risée du monde ?

Nous devons nous demander quelle est la nature d’un « master en sinologie anglophone » de Beida ? Tous les programmes de sinologie dans le monde font au moins semblant d’étudier un peu le chinois. Seule la « sinologie anglophone » tant vantée par Beida n’a pas besoin d’étudier le chinois. Ce qui est encore plus étonnant, c’est qu’ils soulignent simultanément qu’il s’agit de la « sinologie anglophone », ce qui n’est pas la même chose que la « sinologie occidentale anglophone ».

Le programme n’est pas seulement une copie aveugle des recherches sur la Chine occidentale et de la sinologie occidentale. Il « utilise l’anglais comme langue d’enseignement mais n’est pas identique aux sinologie occidentales anglophones ». Son objectif est de « construire une agence culturelle chinoise » et de « rajeunir le rêve chinois ». Je voudrais demander pourquoi exactement la réanimation du rêve chinois a besoin de sinologie anglophone, et non d’une sinologie sinophone ? Ce n’est sûrement pas parce que la Chine ne peut être enseignée qu’au moyen de la langue anglaise ? Pas de langue anglaise, pas d’« agence culturelle chinoise » ? Ou s’agit-il de savoir quel anglais est capable de créer une agence culturelle chinoise ?

Honnêtement, nous ne comprenons pas. Nous ne pouvons que suggérer très sérieusement que les publicités de recrutement d’étudiants de l’« académie de concession » de Beida indiquent clairement qu’il s’agit d’une sinologie anglophone afin d’être juste envers les étudiants. Ils devraient également être particulièrement clairs sur le fait que ce n’est pas la même chose que les sinologies d’Angleterre ou d’Amérique, qui seraient des études sur la Chine anglaises et / ou américaines. Mais même s’ils faisaient cela, nous aimerions quand même vraiment comprendre – quelle est la différence entre la « sinologie anglophone » de Beida et les « sinologies anglophones occidentales » ? Est-ce parce que la « sinologie anglophone » de Beida insiste sur l’agence chinoise (中国主体), la perspective chinoise, le point de vue chinois, la tradition chinoise et le savoir chinois ?

Est-ce que quelque chose nous échappe ? Et nous aimerions surtout comprendre – quels sont les critères selon lesquels les autorités de Beida, dans leurs efforts d’embauche à l’échelle mondiale, s’assurent qu’elles obtiennent des « universitaires chinois anglophones » et non des « universitaires occidentaux anglophones » ? Est-ce qu’une fois que ces « spécialistes occidentaux de la sinologie anglophone » sont engagés par l’académie des concessions étrangères de Beida, ils deviennent comme par magie des « spécialistes chinois de la sinologie anglophone », ce qui leur donne les moyens de « construire une agence culturelle chinoise » ? Ou est-ce qu’il y a des savants qui étudient la discipline depuis des années, mais qui n’ont pas réussi à obtenir une titularisation et à devenir des « spécialistes occidentaux de la sinologie anglophone », et qui se retrouvent obligés de se tourner vers l’académie étrangère de Beida, effectuant une glorieuse volte-face qui les transforme en « spécialistes chinois de la sinologie anglophone » ?

Si tel est le cas, est-il alors vrai que ces « chercheurs occidentaux en sinologie anglophone » qui n’obtiennent pas de titularisation en Occident, tant qu’ils sont capables d’écrire en anglais, peuvent tous immédiatement devenir des « chercheurs chinois en sinologie anglophone » ? Nous demandons à nouveau : quelles sont les normes d’un « chercheur chinois anglophone en sinologie » ? En quoi diffèrent-ils de ceux d’un « spécialiste occidental de la sinologie anglophone » ?

À vrai dire, la « sinologie anglophone » de Beida n’est qu’une volonté de transplanter la recherche sur la Chine et la sinologie occidentale à Beida. Leur soi-disant appel mondial à des candidatures pour devenir un « chercheur chinois en sinologie anglophone » n’est qu’un appel aux « chercheurs occidentaux en sinologie anglophone » qui sont des produits de la recherche sur la Chine et de la sinologie en Occident. Que pourrait-il en être d’autre ? À l’origine, cet appel à candidatures était une pratique courante. Pendant de nombreuses années, chaque département des universités d’élite chinoises du Projet 985 a lancé des appels aux candidats étrangers. Les universitaires qui répondaient n’avaient aucun problème à s’intégrer dans la communauté universitaire chinoise, tant qu’ils utilisaient le chinois pour enseigner et écrire. Mais l’actuel appel à candidatures mondial de Beida pour la « sinologie anglophone » n’est pas du tout une pratique courante, car l’objectif de l’établissement d’une « académie anglophone à concession étrangère » est que ces candidats étrangers viennent et utilisent uniquement l’anglais pour enseigner et écrire, afin d’établir une authentique « bourse à concession étrangère ».

Le Projet 985 (985工程) est un projet qui a été annoncé pour la première fois par le secrétaire général du PCC Jiang Zemin lors du 100e anniversaire de l’Université de Pékin, le 4 mai 1998, afin de promouvoir le développement et la réputation du système d’enseignement supérieur chinois en fondant des universités de classe mondiale au XXIe siècle.

Cette « bourse d’études en concession étrangère » appartient uniquement à la communauté universitaire anglophone et n’a rien à voir avec l’érudition chinoise, mais souhaite secrètement se placer au-dessus et contrôler l’érudition chinoise. Le problème fondamental ici est que les autorités de Beida, dans leur cœur, méprisent la langue chinoise, elles méprisent l’érudition chinoise, et elles méprisent le monde universitaire chinois. Ce qu’elles veulent, c’est simplement que Beida clone une unité académique anglophone qui sera la même qu’en Occident et devienne ainsi un « État vassal » de l’érudition occidentale7. Ce type d’érudition de concession étrangère aura un effet terrible et de grande portée. C’est-à-dire qu’il incitera les universitaires chinois, surtout les jeunes, à renoncer à l’écriture académique chinoise et à publier uniquement en anglais, tout comme Singapour et Hong Kong.

Beida a toujours compté un grand nombre d’érudits chinois exceptionnels, dont les plus forts ont formé la plus grande communauté d’enseignement et de recherche en « sinologie » au monde. Mais les autorités de Beida ne pensent pas que ces universitaires soient dignes. Ils ne croient pas fondamentalement que l’érudition chinoise est une érudition, ils ont donc décidé de recommencer à zéro et de créer une « sinologie anglophone », et prétendent vouloir faire 30 nominations croisées de « chercheurs chinois anglophones » au sein de Beida, ainsi que recruter entre 20 et 40 « chercheurs chinois anglophones » dans le monde entier.

Nous prédisons que Beida ne trouvera pas 30 « chercheurs chinois anglophones » sur son campus, car ses remarquables chercheurs chinois ne supporteront pas d’être étiquetés « chercheurs chinois anglophones ». De même, nous prédisons que les soi-disant « chercheurs chinois en sinologie anglophone » que Beida espère recruter à l’étranger ne seront en réalité rien d’autre que des chercheurs et sinologues de la Chine occidentale. En fin de compte, les autorités de Beida n’ont qu’une seule « étude de la Chine » en tête, à savoir la recherche sur la Chine occidentale en anglais.

Le positionnement culturel de la Beida sinophone

Dans le cœur des autorités de Beida qui sont en admiration devant la langue anglaise, croyant que l’anglais est la seule langue internationale, la seule langue académique, cette sorte d’« auto-humiliation du chinois » et d’ « exaltation de l’anglais » est presque devenue une croyance religieuse. Nous avons entendu dire que le nouveau système d’embauche de Beida exige que chaque candidat ait huit évaluateurs étrangers, afin que tout le monde sache que ce n’est qu’en publiant en anglais que l’on peut rester à Beida. Cette sorte de cancer omniprésent de l’autosatisfaction linguistique et ce genre d’infériorité culturelle sont en fait déjà devenus comme des maladies incurables dans le développement de la créativité culturelle de la pensée universitaire chinoise, et sont devenus le plus grand obstacle à la « réalisation du rêve chinois ».

Les autorités de Beida semblent ignorer que la promotion de la créativité de la culture universitaire chinoise nécessite l’utilisation de la langue chinoise pour l’innovation. Elles semblent même ne pas savoir que l’agence culturelle chinoise est bien sûr d’abord et avant tout une question d’agence de la langue chinoise. C’est donc une pure fantaisie de vouloir « utiliser la sinologie anglophone pour construire l’agence culturelle chinoise » ! Plus important encore, les autorités de Beida ne semblent pas savoir, ce qu’est l’Université de Pékin ? Qu’est-ce qui n’est pas l’Université de Pékin ? Elles n’ont jamais pensé à ce que serait Beida si elle devenait une université anglophone.

À notre avis, au cours des réformes des universités chinoises jusqu’à aujourd’hui, nous avons réfléchi sérieusement au positionnement approprié des universités chinoises, et en particulier de Beida, dans la réalité mondialisée d’aujourd’hui. Tout le monde comprend l’importance de l’internationalisation, mais si vous faites de l’internationalisation des universités l’équivalent d’une chaîne de production dont le produit est l’anglais, et si vous élevez l’anglais à une position dominante bien au-dessus du chinois dans les sciences humaines et sociales, cela ne peut qu’avoir des conséquences catastrophiques pour les universités chinoises et la culture universitaire chinoise. Nous devons ici souligner la différence fondamentale entre les sciences humaines et sociales et les sciences et l’ingénierie. Du point de vue des sciences et de l’ingénierie, si l’Université de Pékin devait passer complètement à l’anglais, cela ne serait peut-être pas inquiétant, car la langue de base des sciences et de l’ingénierie n’est pas une langue culturelle historique, mais plutôt une langue mathématique, pour laquelle l’anglais et le chinois ne sont que des outils auxiliaires. Mais pour les sciences humaines et sociales, l’anglais et le chinois représentent des histoires et des cultures très différentes.

Par conséquent, du point de vue des sciences humaines et sociales, si l’Université de Pékin devient une université entièrement anglophone, ce n’est pas seulement un suicide pour Beida, mais aussi un suicide pour la civilisation chinoise. Il ne s’agit pas d’une sorte d’alarmisme : lorsqu’une civilisation ayant une longue tradition historique ne pense plus et n’écrit plus dans sa propre langue, alors ce n’est plus une civilisation, et cela marque la mort de cette civilisation. Lorsque la meilleure université d’une nation n’utilise plus sa propre langue et sa propre littérature pour exprimer sa pensée académique, cela montre que cette nation n’a pas sa propre tradition académique indépendante et autonome. Cela montre que cette nation n’est pas une grande puissance culturelle. 

Souligner l’importance de penser et d’écrire dans sa langue maternelle, souligner l’indépendance et l’autonomie de l’érudition chinoise, ne signifie en aucun cas un rejet arrogant de l’anglais ou de toute autre langue et culture étrangère8. Au contraire, non seulement nous chérissons la valeur irremplaçable du chinois en tant que langue de l’histoire et de la culture, mais nous respectons également hautement la valeur du grec ancien, du latin, ainsi que de l’anglais, de l’allemand et du français modernes, en tant que langues d’histoires et de cultures différentes. Au cours des trente dernières années, nos propres travaux universitaires se sont principalement concentrés sur l’Occident, de la Grèce et de la Rome antiques à la pensée et à l’érudition anglaise, américaine et européenne moderne, et nous avons fait tout notre possible pour transformer l’essence de la civilisation occidentale en une ressource pour l’érudition chinoise.

Gan et Liu sont co éditeurs de Sources of Western Scholarship (西学源流), une série dont la mission est de renouveler la lecture de l’Occident. Gan et Liu ont également tous deux leurs propres projets. Liu édite la prolifique série Classici et Commentarii, qui traduit et présente des classiques et des commentaires occidentaux. Gan édite la série China : Culture and the World qui explore l’interaction entre les civilisations chinoise et occidentale.

Mais nous avons toujours souligné que la recherche des universitaires chinois dans les études occidentales est une partie intrinsèque de la communauté intellectuelle chinoise, dont l’objectif est le développement de la culture de la pensée et de l’érudition de la Chine. La mission civilisationnelle de l’érudition chinoise, et en particulier celle des sciences humaines et sociales, avec leur perspective internationale, est d’intégrer les ressources de la pensée chinoise et occidentale à travers diverses voies de réflexion et d’écriture en chinois, sur la base desquelles elle développera la pensée et l’érudition sinophone dans toute la mesure du possible. Sa mission n’est absolument pas de faire du perroquet avec une érudition sans valeur simplement parce qu’elle peut être appelée « publication en anglais », et sa mission est encore moins de se confiner au monde limité des études occidentales sur la Chine ou de la sinologie.

La promotion de la publication en anglais par-dessus tout reflète clairement le fait que les autorités de Beida ne comprennent pas du tout la véritable perspective internationale et la mission culturelle de l’érudition chinoise, ni la moindre compréhension de la place de l’érudition chinoise dans le contexte des véritables objectifs et des efforts ardus pour accumuler des connaissances à la fois de l’érudition occidentale et de la pensée chinoise. En réalité, la « suprématie de la langue anglaise » d’aujourd’hui n’a rien à voir avec le respect ou la recherche de la tradition intellectuelle académique anglophone, et n’est que la fabrication d’un usage officiel et stylisé de l’anglais. Le fait que les critiques les plus acerbes et les plus violentes de l’académie anglophone de Beida proviennent de plusieurs de ses meilleurs professeurs du département d’anglais en témoigne.

Pour faire simple, si les universitaires chinois, y compris ceux qui travaillent sur la Chine et sur l’Occident, doivent tous publier en anglais, cela signifie qu’à l’avenir la Chine n’aura pas sa propre culture de pensée et d’érudition sinophone, ce qui signifie naturellement que la Chine n’aura pas de développement culturel, sans parler de soft power culturel. À l’ère de l’internationalisation de l’université et de la mondialisation de l’utilisation de la langue anglaise, ce danger est très réel et très présent — et la tentative cachée ou déguisée de l’université d’inciter les universitaires à ne publier qu’en anglais (par exemple, en exigeant que les évaluations des professeurs aient au moins huit évaluateurs étrangers, ou en ne reconnaissant que les publications en anglais comme des réalisations de « premier ordre ») entrave objectivement, voire détruit, la vitalité de la culture de la pensée et de l’érudition en langue chinoise.

C’est justement pour cette raison qu’il faut souligner que l’essor de la Chine passe nécessairement par la promotion des droits de la langue chinoise, et non par le renforcement de l’hégémonie anglaise. La renaissance de la civilisation chinoise doit être aussi la renaissance de la langue chinoise, et pas seulement « Yes/Ok/Wow » – les mots insensés que nous voyons dans les publicités et sur les tee-shirts. Pour le dire simplement, le rêve chinois (中国梦) doit être un rêve en langue chinoise (中文之梦), pas un rêve anglais !

Les mots cités sont en anglais. L’anglais populaire, l’anglais des réseaux sociaux qui s’infiltre dans les cultures étrangères fait référence à des mots de remplissage sans signification et décontextualisés du type de ceux que Gan et Liu proposent ici. Les entreprises chinoises utilises souvent des mots en anglais de manière absurde, par exemple sur les imprimés des vêtements. Utilisé de manière purement pratique, ils représentent un usage de la langue pour le plaisir de s’en servir. De la même manière que les tatouages chinois sans signification ou aux significations absurdes n’ont d’autre but que de représenter le chinois pour le plaisir de représenter des caractères chinois.

Peu importe que les présidents d’université ayant une formation en sciences et en ingénierie soient capables de comprendre ce point, s’ils s’identifient vraiment au rêve chinois, ils doivent rester vigilants et résister consciemment à l’utilisation généralisée de la langue anglaise dans les universités chinoises. S’ils souhaitent vraiment la renaissance de la civilisation chinoise, ils doivent voir qu’en dégradant le statut académique de la langue chinoise dans les universités chinoises, et en niant la légitimité de l’érudition chinoise, ils participent à quelque chose qui équivaut à créer l’université chinoise sans la langue chinoise, ce qui revient à créer une Chine sans chinoiserie – et l’un mène à l’autre. 

Si l’Université de Pékin prend l’initiative de passer complètement à l’anglais et d’éliminer le chinois, les autres universités chinoises suivront le mouvement, ce qui signifie que les universités chinoises se dirigeraient vers une « élimination complète de la chinoiserie », quelque chose de bien plus mortel et subversif que les mouvements d’indépendance de Taiwan et de Hong Kong, puisque cela revient à l’auto-subversion et à l’auto-colonisation de la civilisation chinoise. Dans ce cas, de quelle renaissance de la civilisation chinoise pourrions-nous encore parler ? Par conséquent, la question de l’orientation de l’imposition globale de l’anglais par le Beida n’est en aucun cas une question d’« internationalisation » ou non, mais plutôt une bataille de vie ou de mort entre « renforcer la Chine » et « éliminer la Chine ».

Nous ne pouvons qu’espérer que les autorités de Beida soient simplement plus soucieuses de « s’internationaliser » et ne sont pas assez embrouillées pour préconiser que « le rajeunissement du rêve chinois » doit se faire en anglais, ou que « la construction d’une agence culturelle chinoise » nécessite « l’élimination de la langue chinoise ». Nous ne pouvons qu’espérer qu’ils comprennent un principe de bon sens : le fondement et l’âme d’une civilisation sont sa langue et sa littérature ; la langue chinoise est l’élément vital de la culture chinoise. L’agence de la civilisation chinoise existe principalement dans « l’agence de la langue chinoise ».

Sans la langue chinoise, que reste-t-il de la civilisation chinoise ? Que reste-t-il d’une identité chinoise ? Quelle « agence culturelle chinoise » reste-t-il à « construire » ? « Les études sur la Chine » ou « les études sur la Chine de Beida » doivent bien sûr utiliser la langue chinoise. Quelle preuve supplémentaire nous faut-il encore ? L’Université de Pékin est le temple de toute la culture et de l’éducation chinoises. Il va donc de soi qu’elle doit être une « Beida de langue chinoise ». Si Beida renonce à la langue chinoise pour une « Beida anglophone », alors l’Université de Pékin est-elle toujours l’Université de Pékin ?

La raison pour laquelle Beida est Beida est qu’elle est un symbole. Depuis sa fondation en tant qu’université impériale, elle représente l’héritage spirituel de la tradition culturelle chinoise. Elle a représenté la confiance de la civilisation chinoise dans les efforts d’auto-rajeunissement du système universitaire moderne. Beida est destinée à assumer la responsabilité de jeter un pont entre le passé et l’avenir de la civilisation chinoise en utilisant la langue chinoise pour enseigner et la langue chinoise pour écrire ! Beida n’est pas, et ne devrait jamais être, un « État vassal » des universités occidentales anglophones. La responsabilité de Beida envers la civilisation chinoise est d’abord et avant tout une responsabilité envers la langue chinoise. La fierté de Beida vient avant tout de sa fierté envers la langue chinoise. La brillance de Beida est fondée sur la brillance de la langue chinoise parlée et écrite.

À l’Université de Pékin, la langue chinoise doit être privilégiée par rapport à la langue anglaise ! Sans la langue chinoise, de quoi Beida pourrait-elle encore être fière ? Sans la langue chinoise, de quelle brillance Beida pourrait-elle être capable ? Si l’anglais est élevé au-dessus du chinois pour occuper une position dominante à Beida, alors ce sera l’auto trahison de la nature civilisationnelle de Beida ! S’ils poussent Beida à embrasser totalement la langue anglaise, en essayant de transformer Beida en une université anglophone, alors ce ne serait rien de moins que la castration fondamentale de la civilisation chinoise !

Le « programme Yenching » devrait être abandonné

L’idée de l’Académie Yenching de Beida était une erreur dès le départ. Comme nous le savons tous, ce programme leur a été imposé par le programme Schwarzman, voisin de Tsinghua, et ce qui nous attriste en tant qu’anciens élèves, c’est que Beida a copié sans vergogne son voisin : Tsinghua fait étudier ses étudiants pendant un an, donc Beida fait étudier ses étudiants pendant un an, Tsinghua a six filières d’études, donc Beida a six filières d’études. Les autorités de Beida manquent clairement de toute réflexion mûre sur le programme, et encore moins de talent pour la logique (par exemple, qu’est-ce que la « sinologie en anglais » ?) Ce programme ne devrait pas être imposé (勉强上马) pour que les autorités de Beida puissent sauver la face, mais devrait plutôt être complètement abandonné pour le bien de Beida.

Les six domaines d’études sont la philosophie et la religion, l’histoire et l’archéologie, la littérature et la culture, l’économie et la gestion, le droit et la société, et la politique publique et les relations internationales.

Nous devons nous demander : quelle est la raison ultime pour laquelle Beida veut une académie anglophone à Yenching ? Après avoir reçu de nombreuses questions de l’intérieur et de l’extérieur de la communauté de Beida, les autorités de Beida ont répété, en différents endroits, la même histoire, qui explique la principale raison pour laquelle Beida veut créer une académie en anglais : L’automne dernier, dans son discours d’ouverture de l’année, qui nous a vraiment émus, Drew Gilpin Faust, le président de Harvard, a accueilli les nouveaux étudiants en disant : « Vous êtes venus de 110 pays du monde entier. Combien d’étudiants y a-t-il dans cette classe ? Seulement un peu plus de 1600 personnes, mais il y a une si riche diversité d’origines internationales et régionales. » Nous avons pensé, quand pourrons-nous les dépasser ? C’est une chose à laquelle nous devons aspirer. Ce qu’ils disent semble si audacieux, si plein d’un sens de la mission. Beida dépassant Harvard ! Quel esprit ! Mais qu’est-ce que cette histoire illustre en fin de compte ?

Si c’est l’espoir que le corps étudiant de Beida présente une riche diversité d’origines internationales et régionales, alors nous l’approuvons de tout cœur. Imaginons ensemble cette vision pour Beida : en 2020 ou 2030, Beida recrutera 3000 étudiants originaires de 200 pays, dont au moins la moitié ne parle pas chinois comme langue maternelle. Nous serions très heureux de voir cette vision se réaliser. La seule question qui se pose est la suivante : lorsque Beida aura accompli cela, quelle sera la langue primaire de l’école ? Le chinois ou l’anglais ? Nous pensons que les autorités de Beida devraient répondre honnêtement à cette question pour la communauté de Beida et pour tous les Chinois : à leur avis, quelle sera la langue standard dans leur vision de l’avenir de Beida ? Le chinois ou l’anglais ? Ou, selon les autorités de Beida, quelle langue devrait parler l’étudiant chinois du futur ? Le chinois ou l’anglais ?

De même, les autorités de Beida disent : « Nous réalisons le rêve chinois. Si nous n’avons pas une ou deux universités sur un pied d’égalité avec les autres universités, alors ce rêve ne sera pas réalisé. » Nous approuvons de tout cœur ce sentiment. Mais nous espérons toujours que les autorités de Beida pourront répondre honnêtement à cette question : l’obtention par une université chinoise d’un « pied d’égalité avec les autres institutions » signifie-t-elle sa transformation en université anglophone ? Est-ce que les universités chinoises sinophones ne peuvent et ne doivent pas « être sur un pied d’égalité avec les autres universités » ?

Nous espérons vraiment que les responsables de Beida pourront expliquer franchement leurs pensées profondes sur ces questions. Si leur réponse aux deux questions ci-dessus est que la future langue standard de Beida devrait être l’anglais parce que ce n’est que lorsque nous aurons une université en anglais que nous pourrons être « sur un pied d’égalité avec les autres universités », alors la création par Beida d’une académie anglophone est parfaitement logique. Ils ne font que préparer la transformation globale éventuelle de Beida en une université anglophone.

Mais, si la réponse des autorités de Beida est la même que la nôtre (la langue standard de Beida sera toujours le chinois et son objectif est de gagner « un pied d’égalité avec les autres universités » grâce à son identité d’université chinoise), alors nous devons dire, qu’en tant que premier pas symbolique vers la réalisation de la vision de Beida, la langue de l’Académie Yenching devrait naturellement être le chinois. Pourquoi serait-elle anglaise ? Il est préférable de commencer par la prudence (谨始以正开端). Puisque cette académie est censée ouvrir la voie à l’internationalisation et à la diversification des étudiants de Beida, et puisqu’à l’avenir, quelle que soit l’internationalité ou la diversité des étudiants de Beida, le chinois sera la langue standard pour tous les étudiants de Beida, alors l’utilisation inattendue de l’anglais, plutôt que du chinois, pour la nouvelle académie qui est censée servir de premier pas vers l’internationalisation de Beida n’est-elle pas totalement incompréhensible ? Quel est le but ultime du lancement de cette nouvelle académie ?

Tout le monde sait bien sûr que, bien que les étudiants de Harvard soient originaires de 110 pays et parlent des dizaines de langues, ils sont tenus par Harvard d’écouter, de parler, de lire et d’écrire dans la langue maternelle du peuple américain, ce qui est la responsabilité de Harvard envers l’Amérique ! Si un jour Harvard devait abandonner l’anglais et exiger à la place que les étudiants écoutent, parlent, lisent et écrivent en chinois, alors ils trahiraient l’Amérique et jetteraient leur dévolu sur la Chine !9Qu’ont finalement appris les autorités de Beida de Harvard ? Que devraient-elles apprendre ? Elles ne sont certainement pas en train de dire que, parce que Harvard parle anglais, Beida devrait aussi parler anglais ? Harvard a une responsabilité envers l’Amérique, mais qu’en est-il de Beida ? Beida doit-elle avoir une responsabilité envers l’Amérique ou envers la Chine ?

Nous ne pouvons nous empêcher de craindre que dans leur esprit, ou du moins dans leur subconscient, se cache une certaine croyance que ce n’est qu’en étant une université anglophone que Beida peut « être sur un pied d’égalité avec les autres », et donc que la future langue standard à Beida devrait être l’anglais. Par conséquent, au moment où Beida prend sa décision de développement stratégique la plus importante du 21e siècle, elle devrait commencer par mettre en place l’académie anglophone de Yenching en tant que programme pilote. Mais est-ce là les idéaux et les aspirations d’un président de Beida ? Si tel est le cas, quel espoir reste-t-il pour l’Université de Pékin en Chine ?

Nous ne pouvons qu’espérer que nos inquiétudes sont injustifiées. Nous ne pouvons qu’espérer que les autorités de Beida partagent notre point de vue selon lequel la responsabilité d’un président de Beida est naturellement la responsabilité d’une « Beida sinophone », et qu’elles partagent également notre point de vue selon lequel si quelqu’un n’est pas responsable d’une « Beida sinophone », mais plutôt d’une « Beida anglophone », alors il n’a pas les qualifications pour servir en tant que président de Beida. Nous espérons que les autorités de Beida croient aussi fermement que nous que la responsabilité de Beida envers la Chine, la responsabilité de Beida envers elle-même, doit être de « gagner un pied d’égalité avec les autres » au moyen des universités en langue chinoise du peuple chinois !

Il est évident que la langue officielle de Beida sera toujours le chinois, quelle que soit l’ampleur future de son internationalisation. Tous les étudiants qui s’inscrivent à Beida, peu importe d’où ils viennent, peu importe la langue qu’ils parlent, ils doivent tous entendre, parler, lire et écrire la langue maternelle de Beida, la langue maternelle du peuple chinois – la langue chinoise !

Mais s’il en était ainsi, Beida aurait-elle encore une raison de créer une académie de Yenching anglophone ?

La sinologie doit-elle encore dépendre des idées occidentales ?

En fait, nous pouvons d’ores et déjà prévoir que, face à la réaction négative sur le campus et en dehors, le « plan d’académie à concession étrangère » de Beida battra en retraite jusqu’à ce qu’il n’existe plus que de nom. La première étape de cette retraite est le retrait de la « concession étrangère » de Jingyuan [le plus ancien ensemble de bâtiments représentant le centre spirituel de Beida]. 90 % des étudiants de Beida s’opposent fermement à l’occupation de Jingyuan, exerçant une pression énorme sur les autorités scolaires. On ne peut pas violer l’opinion publique, donc le retrait de Jingyuan est une évidence. La deuxième étape de cette retraite est la réduction des bourses d’études extravagantes des « étudiants des concessions étrangères », afin d’éviter une attaque contre ces pratiques éducatives extrêmement injustes.

La troisième étape de cette retraite est une augmentation probablement inévitable de la durée du programme, qui est importante pour la dignité académique de Beida. La quatrième étape de cette retraite sera une admission par les autorités de Beida aux professeurs de Beida qu’un programme de M.A. d’un an n’est en aucun cas un plan académique, et encore moins un plan de développement académique sérieux. Comment un programme de M.A. d’un an pourrait-il avoir un quelconque poids académique ? La cinquième étape de la retraite est que, à l’avenir, les autorités de Beida ne pourront plus jamais dire que ce programme de M.A. non académique est « le plus grand mouvement stratégique du siècle de Beida », ce qui est tout à fait ridicule.

« Si les noms ne sont pas justes, alors le discours ne s’accorde pas avec les choses ; si le discours ne s’accorde pas avec les choses, alors les affaires ne peuvent pas être réussies »10. Après avoir fait ces cinq pas en arrière, le soi-disant « plan Yenching » n’existera vraiment que de nom, et se transformera en un « aurait pu être » (鸡肋) dont les autorités de Beida parleront entre elles avec nostalgie. Même s’ils sauvent la face en le déplaçant à Shaoyuan ou à un autre endroit et en l’installant malgré tout, il ne sera qu’un des « programmes de formation continue » peu académiques de Beida. Mais même si cela devait arriver, nous devons insister sur le fait que la déclaration publique initiale de Beida, disant qu’ils voulaient embaucher 20 à 40 soi-disant « chercheurs en sinologie anglophone » en leur offrant des salaires de professeur de Harvard, est inappropriée et totalement inacceptable. Engager de manière sélective des dizaines de professeurs les mieux payés pour un programme de master d’un an non académique est non seulement un gaspillage massif de ressources, mais aussi une moquerie de l’érudition et une insulte publique aux professeurs actuels de Beida.

Shaoyuan (勺园) est un complexe immobilier de l’Université de Pékin où se tiennent souvent des conférences internationales et où sont logés de nombreux étudiants étrangers.

Mais la question encore plus fondamentale concerne le domaine académique de ce que l’on appelle les « études chinoises ». La Chine a-t-elle besoin de compter sur les importations occidentales ? Vous ne voulez certainement pas dire que nous ne sommes pas tout à fait en droit d’exiger que toute personne s’engageant dans la sinologie dans le monde entier réponde d’abord aux normes de la langue chinoise et soit capable d’utiliser le chinois pour communiquer avec d’autres chercheurs chinois ? Sinon, quelles qualifications ont-ils pour être un « spécialiste de la Chine » ? N’est-ce pas de l’auto-corruption et de l’auto-humiliation de la part de Beida que de ne pas insister sur le chinois comme exigence de base pour la recherche sur la Chine, mais plutôt de bricoler des « études sur la Chine en anglais » ? N’est-ce pas un piétinement outrageux des normes et standards académiques de base que de s’approvisionner mondialement en « sinologie » et d’exiger l’anglais plutôt que le chinois comme qualification de base ?

Si leur esprit n’a pas été ensorcelé par le « culte de la langue anglaise », comment peut-il exister cette ridicule règle tacite selon laquelle les recherches sur la Chine doivent utiliser l’anglais avant d’être considérées comme « de premier ordre » ? Comment peuvent-ils supposer qu’il faut aller en Occident pour engager des « spécialistes de la Chine » ? Comment les « spécialistes de la Chine occidentale » peuvent-ils être à ce point supérieurs aux spécialistes chinois que payer des salaires aussi élevés ait un sens ? Devons-nous croire que les « spécialistes de la Chine » ne doivent pas d’abord être recrutés et embauchés en Chine ? Selon notre compréhension, les doctorats en sinologie proposés par Beida et les autres universités du Projet 985 sont absolument exceptionnels. Particulièrement solides sur le plan des fondements, ils dépassent de loin les mêmes doctorats produits par les universités occidentales. Pourquoi ne donnent-ils pas la préférence aux talents chinois, qui travaillent dur ? Si la raison de tout cela n’est pas « l’hégémonie de la langue anglaise », alors qu’elle est-elle ?

Contrairement aux sciences et à l’ingénierie, dans ce que nous appelons le domaine de la « sinologie », il existe des différences de degré mais pas de nature, et il n’est absolument pas nécessaire que l’érudition chinoise surpasse l’érudition de « premier ordre » ailleurs dans le monde. Dans le domaine de la sinologie, les échanges égaux entre les universitaires occidentaux et chinois ont été fréquents et continus. Le comportement de Beida force un système d’égalité et d’inégalité académique par le biais de salaires inégaux. Sans fondement, ils imaginent que l’érudition occidentale est supérieure à l’érudition chinoise, ce qui révèle une extrême ignorance du monde universitaire moderne.

En fait, dans le domaine de la sinologie, en l’absence de circonstances particulières, Beida et les universités du Projet 985 n’ont pas besoin d’embaucher des universitaires et des sinologues occidentaux. Le monde universitaire occidental ne présente aucun avantage particulier à cet égard, sauf si vous pensez que l’anglais est un avantage. Dans le domaine de la sinologie, la remarque bien connue du professeur Xin Deyong « Pour chaque professeur de Harvard, vous pouvez trouver un égal à Beida » n’est pas une absurde vanité, mais le consensus de nombreux universitaires chinois très érudits et perspicaces. Pour être franc, à part quelques érudits occidentaux vraiment exceptionnels, le trait particulier de la majorité des érudits dans le domaine de la sinologie est leur master en anglais. Beaucoup d’entre eux ne font que répéter ou traduire les résultats obtenus par les universitaires chinois. Et comme tout le monde le sait, dans le domaine des études sur la Chine moderne, les travaux des universitaires occidentaux sont empreints de toutes sortes de préjugés idéologiques, culturels et politiques.

« Pour chaque professeur de Harvard, vous pouvez trouver un égal à Beida » est probablement une référence au commentaire suivant que Xin a fait lors d’une réunion consultative avec la communauté de Beida sur le plan de Yenching. « Je crois qu’ici nous osons tous rivaliser [littéralement, croiser le fer] avec chacun des professeurs de Harvard » 我相信哈佛大学有一个教授算一个教授我们都敢和他一对一交锋. 

Les articles et les livres occidentaux qui sont remplis page après page d’imitations mécaniques de termes théoriques à la mode sont généralement les pires, et la plupart d’entre eux ne sont rien d’autre que des déchets. Les néologismes et les nouvelles théories sont pour la plupart utilisés pour masquer les faiblesses de la formation universitaire, une façade pour cacher une faible compréhension des principes fondamentaux et une pensée vide. Seuls ceux qui n’ont aucune formation académique peuvent se laisser prendre à de telles inepties.

Les universités chinoises doivent « mettre un terme au mouvement des études à l’étranger » pour devenir des universités de classe mondiale. Le premier domaine d’études qu’elles devraient cesser d’importer de l’Occident, le premier domaine qu’elles n’ont plus besoin d’importer de l’Occident, est naturellement la « sinologie ». Si Beida n’a pas la confiance en soi nécessaire pour abandonner sa dépendance à l’égard des importations occidentales dans le domaine des « études chinoises », mais continue inconsciemment à croire qu’elle a toujours besoin d’importations annuelles sans fin, alors, on peut se demander quel espoir reste-il à Beida de devenir une université de classe mondiale ? Si elle cherche à devenir une université de premier ordre tout en nourrissant son complexe d’infériorité, Beida ne sera toujours qu’une université de seconde zone même dans mille ans.

« Mettre un terme au mouvement des études à l’étranger » est peut-être une référence simultanée au propre essai de Gan publié dans Shu Zhai 书摘 le 1er mai 2012 « Trente ans après le mouvement des études à l’étranger » 留学运动三十年后 et au texte de Hu Shih « Contre les études à l’étranger » 非留学篇 cité ci-dessous.

Un récent post populaire en ligne dit : « Tout comme certains étudiants avaient abandonné l’Université de Hong Kong en faveur de l’Université de Pékin, certains dirigeants de Beida se sont consacrés à transformer l’Université de Pékin en Université de Hong Kong. » Voilà qui résume bien la situation. C’est pourquoi nous n’avons eu d’autre choix que d’écrire cet essai, car nous craignons que l’objectif des réformes de Beida ne soit pas de faire de Beida la Beida de la Chine, ni même de faire de Beida la Harvard de la Chine, mais plutôt de transformer Beida en « Université de Hong Kong » du Nord, un campus anglophone de seconde zone de cette dernière.

L’ère des « érudits chinois »

En 2003, durant les réformes de Beida, nous avons publié notre volume Quatre-vingt-dix ans de philosophie universitaire chinoise11. Dix ans ont passé, et 2014 est l’anniversaire de la publication par Hu Shih de Opposing Studying Abroad. La question que nous soulevions alors n’est pas seulement plus pertinente aujourd’hui, elle est aussi plus urgente. Continuons à saluer l’approche de l’ère des « érudits chinois » avec l’espoir et l’anticipation d’il y a dix ans :

« Une grande université doit avoir son propre esprit, mais cet esprit ne doit pas être basé sur rien, il doit plutôt être enraciné dans une communauté politico-culturelle qui stimule fortement son autonomie spirituelle. L’origine spirituelle de l’université moderne chinoise repose sans aucun doute sur le récit émouvant et sincère de Hu Shih concernant les étudiants de l’époque qui étudiaient hors de Chine : « Bien qu’ils appartiennent à l’une des plus anciennes civilisations, voire au leader de la civilisation de l’Asie de l’Est, il n’y a pas si longtemps, ils ont soudainement été contraints d’apprendre des autres. Y a-t-il quelque chose de plus honteux que de devenir une nation servile ? Que les étudiants doivent aller à l’étranger pour apprendre est la honte de la nation ! »12

Dans le Feng Shui chinois, le fait de faire face au nord place quelqu’un en deuxième position, tandis que le fait de faire face au sud place quelqu’un en première position.

Le véritable esprit et la vie de l’université chinoise moderne dépendent de notre attitude envers cette grande honte. C’est une attente légitime et consciente de soi pour une grande nation autonome et capable de renaissance spirituelle. Une personne qui est d’accord avec cela doit prendre position aux côtés de la grande langue et de la littérature chinoises, et doit attendre l’âge futur du « savant chinois ». Cette jeune génération exceptionnelle de « savants chinois » doit posséder cette confiance en soi : que nos jours de dépendance, notre long apprentissage à l’étranger touche à sa fin.

Sources
  1. Voir l’excellente première publication en anglais d’un recueil des essais de Liu, Sino-Theology and the Philosophy of History, Liu Xiaofeng, trad. Leopold Leeb, (Leiden, Boston : Brill, 2015) 15.
  2. 甘阳 et 刘小枫,北大的文明定位与自我背叛, a été écrit le 23 juillet 2014 et publié le lendemain sur l’application 21st Century Business Herald 21(世纪经济报道), l’application Oriental Post (东方早报) et dans The Paper (澎湃新闻). Cet essai est le premier du recueil de Gan Cinq essais sur Beida (北大五论), publié en 2014 par Joint Publishing (三联书店).
  3. La manoeuvre est littéralement désignée par l’expression « grue parmi les poulets » (鹤立鸡群).
  4. 正所谓司马昭之心路人皆知, ou « chaque paysan sait ce qu’il y a dans le cœur de Sima Zhao ».
  5. M.A. est l’abréviation pour Master of Arts en anglais et qui correspond en France à un diplôme de master en sciences sociales.
  6. Un entretien du vice-président directeur de l’Université de Pékin, Liu Wei 刘伟, pour la rhétorique que Gan et Liu critiquent est disponible en ligne.
  7. Gan Yang, « L’université chinoise et la réforme de Beida »,« 90 ans de l’université chinoise », dans Civilisation, nation, université. 参甘阳,« 华人大学理念与北大改革« ,« 华人大学理念九十年« , 收入 《文明.国家.大学》
  8. Cf. les remarques de Gan sur les « quatre impossibilités d’écrire » de Kafka.
  9. 投靠,de la phrase 卖身投靠.
  10. 名不正则言不顺,言不顺则事不成 (Analectes de Confucius 13.3).
  11. Malgré le pronom de la première personne du pluriel, seul Gan, et non Liu, semble avoir écrit 华人大学理念九十年.
  12. Pour plus d’informations, voir : https://zhuanlan.zhihu.com/p/20800313.
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