« Hong Kong veut dire, en chinois, Havre embaumé. Le nom vient des temps où, vierge et quasi déserte, cette île de la baie de Canton servait seulement d’abri à quelques huttes de pêcheurs, quelques jonques de pirates et aux nids des oiseaux sauvages. Les brises des mers alors, dispersaient au loin sur les flots de l’archipel innombrable les arômes de la jungle fleurie qui poussait le long de ses flancs abrupts. »

(Joseph Kessel, Hong Kong et Macao, 1957.)

Communication urgente : la station va fermer à cause d’un accident majeur. Veuillez sortir immédiatement — ainsi retentissent les haut-parleurs du métro1. « J’avais entendu cette voix robotique au moins un million de fois dans ma vie, mais jamais je n’avais perçu une telle urgence. Tu paniques, tout simplement ! Je me suis précipité vers la station, où une énorme foule désordonnée remontait les escaliers mécaniques. Imagine le choc sur mon visage : personne ne descendait, littéralement  ; tout le monde fuyait. J’ai couru le plus vite possible pour voir si ma collègue était en sécurité. Quand finalement je l’ai repérée, elle allait bien, mais elle était entourée de passagers blessés ».

La voix de Michael grésille dans mon oreille, collée à l’écran de mon smartphone2. Avant cet appel, nous ne nous connaissions pas. J’avais lu son nom dans le générique de fin d’un documentaire sur les manifestations pro-démocratie, qui ont eu lieu à Hong Kong en 2019. Le temps d’échanger sur différents réseaux et de briser la glace, nous voilà au téléphone après quelques jours.

Autour de moi, tout est immobile et silencieux. Dehors, nuages et soleil se livrent une bataille pour remporter cette journée de la mi-mai parisienne. « J’étais présent ce jour-là. Après avoir filmé les manifestations vers la Causeway Bay sur l’île de Hong Kong, je m’apprêtais à rentrer avec ma collègue dans le quartier de Mong Kok, où je vivais. Mais le train s’est arrêté à la station de Yau Ma Tei. La voix automatique annonçait la suspension du service. J’ai pensé, « ok, c’est juste une station, je vais marcher”. Sorti de la station de métro, je reçois soudainement un appel de ma collègue. Je décroche, mais impossible de l’entendre, juste le message qui martèle dans les haut-parleurs ».

Nous sommes le 31 août 2019. Les événements dont Michael est l’un des rares témoins sont connus sous le nom des accidents 831 (du mois et du jour où il se sont déroulés) à l’arrêt de métro Prince Edward, à Kowloon. Ce jour-là, raconte Michael, un groupe de manifestants a vandalisé la station de Mong Kok — juste après Prince Edward sur la ligne centrale de Tsuen Wan — pour dénoncer la collusion du Mass Transit Railway (MTR), la société qui gère le réseau métropolitain de la ville, avec le gouvernement. Au même moment, deux hommes armés de marteaux attaquaient les protestataires qui rentraient chez eux en passant par Prince Edward.

Aujourd’hui encore, c’est la réponse des agents de la police qui laisse Michael perplexe : « Quand ils sont arrivés à la station de Prince Edward, ils ne se sont pas occupés des deux hommes qui martelaient les manifestants. En fait, ils sont rentrés dans un autre train et ont tabassé tous les passagers. Nous ne savions pas s’il s’agissait d’un malentendu, si la police s’était trompée de voie. Mais ils étaient en train d’attaquer des innocents. Certes, des manifestants se trouvaient également dans le train, mais il s’agissait pour la plupart d’usagers ordinaires. Le fait qu’il plut ce jour-là et que tout le monde portait un parapluie n’a sûrement pas aidé. »3

Quand le train arrive à Yau Ma Tei, Michael et sa collègue n’en reviennent pas. Ils ne sont pas encore au courant de la brutalité policière dont les usagers portent les traces. « Nous avons juste vu les rames remplies de mouchoirs et de serviettes en papier tachés de sang. Partout, les effets personnels des passagers étaient abandonnés. Les blessés se tenaient la tête entre les mains, confus. Ils criaient  : “qu’est ce qui s’est passé ?” Je ne savais même pas si ma caméra était allumée. Mes mains tremblaient. J’ai déjà été ciblé par des projectiles en caoutchouc ou du gaz lacrymogène, mais la peur que quelqu’un d’autre soit en danger, blessé, c’est une question complètement différente ».

La vérité autour des attaques de Prince Edward n’a jamais été dévoilée. Les versions des enquêtes indépendantes4 et de la police5 diffèrent. Le documentaire sur les faits transmis par la chaîne RTHK, la BBC hongkongaise, a été supprimé6. Les rapports effilochés entre les habitants, la police et les institutions se déchireront quelques mois plus tard, lors du siège de l’Université polytechnique.

La vérité autour des attaques de Prince Edward n’a jamais été dévoilée. Les versions des enquêtes indépendantes et de la police diffèrent. Le documentaire sur les faits transmis par la chaîne RTHK, la BBC hongkongaise, a été supprimé.

Daniel Peyronel

Retour à la sécurité

Presque deux ans plus tard, Michael ne vit plus à Hong Kong. Comme lui, 50 000 Hongkongais et Hongkongaises ont quitté la ville en 2020, d’après les chiffres officiels du gouvernement7. Quand je lui demande ce qui l’a poussé à partir si brusquement, lui qui n’avait jamais vécu ailleurs que dans cet archipel tropical de la Chine méridionale, la réponse est concise et péremptoire : 

« J’ai pris ma décision définitive mi-juillet, juste après la loi de sécurité nationale. »

Dans la nuit entre le 30 juin et le 1er juillet 2020, la loi de sauvegarde de la sécurité nationale à Hong Kong entrait en vigueur. Pour le gouvernement central de Beijing il était temps d’en finir avec neuf mois de démonstrations et d’affrontements entre la police et les manifestants. Les émeutes minaient la réputation internationale et la stabilité de ce centre économique mondial. Ainsi que les piliers de la politique d’une seule Chine8.

Au premier regard, la loi de sécurité nationale ne diffère pas des textes similaires existants dans d’autres pays, dont les démocraties occidentales telles que les États-Unis9. Elle établit que toute activité « subversive », « sécessionniste », « terroriste » et de « collusion avec des forces étrangères », sera punie. Pendant 23 ans, le gouvernement autonome de la région n’a pas réussi à légiférer sur ce domaine, laissant la ville démunie d’une protection juridique adéquate. En imposant cette loi, Beijing n’a fait que combler une lacune, affirment les politiciens proches du Parti communiste.

Un «  mur de Lennon  » (espace d’expression utilisé par les manifestants pro-démocratie, crée durant la Révolution des parapluies de 2014) rendu «  sans voix  » après l’adoption de la loi sur la sécurité globale. ©Tous droits réservés

Pourtant, il ne s’agit pas d’une loi comme les autres, m’explique Brendan Clift, chercheur et enseignant à la Law School de l’Université de Melbourne, en Australie, et auteur d’une thèse sur le système législatif hongkongais. Selon lui, la loi de sécurité nationale l’emporte complètement sur la Basic Law, une sorte de mini-constitution, qui a servi jusqu’à présent comme cadre légal de Hong Kong. « Elle érode l’autonomie et l’indépendance du gouvernement de Hong Kong face au pouvoir central et introduit pour la première fois des concepts de la loi civile chinoise dans le système légal de Common Law qui régit Hong Kong  ». 

Parmi les 66 articles qui composent le texte s’engouffrent des éléments incompatibles avec le système juridique actuel.

  • Les juges seront nommés directement par le pouvoir exécutif
  • Un bureau de police, en charge de la sécurité nationale sera installé sur le territoire de Hong Kong, sans être soumis au système législatif local 
  • Toute personne suspectée d’enfreindre cette loi peut être empêchée de quitter Hong Kong et la peine des accusés prêts à dénoncer une autre personne sera allégée
  • Les médias étrangers devront être monitorés de près
  • Le dernier mot appartiendra au Comité permanent de l’Assemblée nationale populaire chinoise et non plus à la Cour d’Appel finale de Hong Kong.

Nous sommes à un tournant historique, alerte-t-il : « au lieu “d’un pays, deux systèmes”, la nouvelle réalité se rapproche plutôt de quelque chose comme “un pays, trois systèmes” : les deux systèmes précédents restent en place, mais des règles et des procédures uniques, ressemblant à un embarrassant hybride entre la législation de Hong Kong et de la Chine continentale, s’appliquent à tout ce que l’on estime tomber dans le domaine de la “sécurité nationale” ».

Le texte devient donc l’épée de Damoclès qui menace la tête des Hongkongais. Rédigée en mandarin dans un premier temps, alors que les sept millions et demi d’habitants parlent davantage cantonais et anglais, il s’agit pour Michael de la goutte d’eau qui fait déborder le vase : « Ils n’ont même pas su réaliser une version anglaise de la loi, mais ils s’en servaient déjà. À ce moment-là, j’ai compris qu’il fallait partir, que tout le système était complètement et profondément compromis. Il n’y a plus de justice là-bas. »10

Le texte devient donc l’épée de Damoclès qui menace la tête des Hongkongais. Rédigée en mandarin dans un premier temps, alors que les sept millions et demi d’habitants parlent davantage cantonais et anglais, il s’agit pour Michael de la goutte d’eau qui fait déborder le vase

Daniel Peyronel

Hong Kong dans le brouillard

Bien que la cheffe de l’exécutif Carrie Lam et les institutions se veulent rassurantes et annoncent que la nouvelle loi s’appliquera exclusivement aux individus dangereux, la réalité grince avec ces déclarations11. En un an, les autorités ont arrêté plus de 100 personnes, accusées d’avoir porté atteinte à la sécurité nationale. Parmi elles, 53 activistes et politiciens proches du camp pro-démocratie.

Leur crime ? Avoir organisé des primaires informelles en juillet 2020, afin de désigner les candidats pour le prochain rendez-vous électoral, qui aura lieu fin 2021. 600 000 citoyennes et citoyens ont participé aux primaires : une réunion clandestine de révolutionnaires subversifs aux yeux du gouvernement.

Toute trace de revendication démocratique disparaît progressivement. Demosistō, le célèbre mouvement pro-démocratie lancé par les trois jeunes Nathan Law, Agnes Chow et Joshua Wong — actuellement en prison — est dissous au lendemain de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi12. La commémoration des événements de Tienanmen en 1989 est interdite pour la deuxième année consécutive13. Appledaily, l’un des médias les plus distants et critiques envers le gouvernement, a cessé son activité fin juin. Son fondateur, le milliardaire Jimmy Lai, purgeait lui aussi une peine de 20 mois de prison pour son rôle dans les grandes manifestations de 2019.

Sit-in organisé dans un aéroport à Hong Kong. ©Tous droits réservés

La fermeture du média à la pomme rouge ne surprend pas Charlie, jeune journaliste indépendante, longtemps employée dans une rédaction comme celle d’Appledaily14. Le changement d’atmosphère, elle l’a vécu personnellement. Pour protéger les identités « Nos éditeurs nous ont demandé de ne plus signer nos articles, mais d’utiliser le nom du journal », me confie-t-elle au téléphone. Avec l’exil forcé des activistes et l’incarcération des voix démocratiques plus encombrantes, elle estime qu’à l’avenir il ne restera plus personne pour couvrir l’actualité politique. Déjà aujourd’hui, les correspondants étrangers restent à l’écart de la ville et se sentent de moins en moins légitimes à commenter les événements locaux. Nombreux sont les collègues de Charlie prêts à partir : « Je ne me vois pas vieillir à Hong Kong », lui avoue un collègue.

Huit heures de décalage nous séparent. À Hong Kong, il est presque minuit quand Charlie me confie : « Je pense que l’atmosphère générale est devenue vraiment déprimante et lugubre. Les choses s’accélèrent très rapidement, dans une direction que les Hongkongais n’arrivent pas à imaginer. Nous sommes conscients que la situation peut empirer, que quelque chose va arriver, que d’autres termineront. Nous vivons dans une sorte de prévisible imprévisibilité. »

Autrefois porte d’entrée cosmopolite au carrefour entre l’Occident et l’Orient, les tropiques et le continent, Hong Kong étouffe sous une épaisse couche d’inquiétude. Les silhouettes des jeunes habitants tâtonnent dans le silence. Mafa, 26 ans, travaille comme serveuse dans un restaurant de Kowloon15. Très engagée pendant les manifestations des années précédentes, elle m’envoie ses photos des rassemblements, des messages collés aux vitres des bus, d’une ville qu’elle ne reconnaît plus. « Depuis 2019 les Hongkongais semblent ne plus être vraiment heureux, s’abandonne-t-elle par message. Je ressens l’atmosphère lourde parmi les gens qui restent. Les arrestations augmentent et les libertés se réduisent. Je vis dans la peur. En tant que manifestante, j’ai peur des sirènes et des gyrophares de la police, j’ai peur quand je croise des policiers dans la rue, j’ai peur de sortir avec des œuvres d’art dans mon sac, comme des stickers pro-démocratie, j’ai peur de partager des slogans des manifestations sur les réseaux sociaux. L’environnement dans lequel on vit n’est plus libre. »

Autrefois porte d’entrée cosmopolite au carrefour entre l’Occident et l’Orient, les tropiques et le continent, Hong Kong étouffe sous une épaisse couche d’inquiétude. Les silhouettes des jeunes habitants tâtonnent dans le silence.

Daniel Peyronel

À 10 000 kilomètres, Michael lui fait écho : « Le but de la loi est celui de rendre les choses obscures et de te décourager à entreprendre des actions. Ils sont en train de créer un brouillard, une zone grise tellement grande, que peut-être même des activités ordinaires peuvent s’y retrouver. Ainsi, toute action est potentiellement illégale, mais tu ne le sais que le jour de ton arrestation. Voilà l’escamotage. C’est ainsi depuis 1997 : dès le début ils n’ont pas laissé la démocratie s’installer, ni une société démocratique gouverner la ville ».

2047, avant-première de transition

Les racines de l’unicité de Hong Kong sont profondes : elles datent de bien avant la rétrocession du territoire à la Chine continentale, en 1997. Hong Kong a été une colonie britannique pendant beaucoup plus longtemps que d’autres territoires. L’empreinte que 156 ans de contrôle laissent sur un bout de terre d’à peine 1 000 km2, plus petit que Londres, n’est pas négligeable. À titre de comparaison, le raj britannique, c’est-à-dire la domination anglaise de l’Inde, n’a duré “que” 100 ans, mais a transformé un sous-continent entier. Non seulement grâce à l’infrastructure capillaire des chemins de fer et du réseau postal, mais surtout grâce à un système législatif fonctionnel. 

Quand la rétrocession eut lieu, le Parti Communiste chinois, dirigé alors par Jiang Zemin, s’engageait à garantir la continuité du système économique, social et de la vie de Hong Kong16. Les libertés d’expression, de presse, de rassemblement, de mouvement, de grève, de recherche académique et de religion étaient garanties par l’immutabilité — pendant 50 ans, jusqu’en 2047 — de l’état de droit de la région administrative spéciale de Hong Kong. Telle est l’ampleur et l’importance accordée au système judiciaire de Hong Kong et bien ancrée dans l’esprit des habitants. Même des plus jeunes. 

Nathalie n’était qu’une petite fille d’un an quand la couronne anglaise a cessé d’exercer son pouvoir sur Hong Kong17. Chinoise autant que ses congénères nées à Beijing ou Shanghai, mais dans un contexte complètement différent, grâce aux grandes libertés dont elle jouissait. « Aujourd’hui, c’est fini. Avec la loi de sécurité nationale le peuple ne peut plus défendre la démocratie. Celles et ceux qui ne peuvent tolérer une vie sans démocratie vont partir. Les autres resteront. Plus tard, personne ne s’intéressera plus à cette question. La démocratie ne sera plus un enjeu dans cette ville. »

Le défaitisme vis-à-vis de l’avenir est le point commun de tous les précieux témoignages recueillis dans mon dictaphone. Pour cause principale, les Hongkongais indiquent la dégradation du cadre légal : « l’avenir de Hong Kong est mort. murmure-t-elle. La liberté et le système juridique solide sont les éléments principaux qui distinguent Hong Kong de la Chine continentale et également les raisons pour lesquelles les compagnies étrangères s’installent. Si Hong Kong devient une ville chinoise comme les autres, elle perdra sa compétitivité. »

En effet, les entreprises étrangères ne pourront plus bénéficier d’un système légal indépendant et dépolitisé. Imaginer comment cela affecte les affaires est un simple exercice. Il suffit de regarder à quelques kilomètres, où les allusions d’entreprises comme H&M et Nike — entre autres — au travail forcé que les Ouïghours subiraient dans la région du Xinjiang, n’ont pas plu aux autorités chinoises18.

Sur le long terme, le but est donc de ramener naturellement Hong Kong dans l’engrenage chinois, de l’intégrer au grand récit national bâti par le Parti communiste, qui a célébré début juillet ses 100 ans. Forte de ses 1,4 milliards d’habitants, la Chine ne conçoit pas de régions spéciales à l’intérieur de ses frontières et continue à se débarrasser progressivement des traces occidentales sur son territoire.

Sur le long terme, le but est donc de ramener naturellement Hong Kong dans l’engrenage chinois, de l’intégrer au grand récit national bâti par le Parti communiste, qui a célébré début juillet ses 100 ans.

Daniel Peyronel

Le Delta de la rivière des perles

Déjà aujourd’hui, il est impensable d’imaginer Hong Kong en tant que havre parfaitement intégré dans les réseaux mondiaux, mais isolé de sa région géographique proche. Le Delta de la rivière des Perles — aussi connu sous le nom de Great Bay Area — est l’un des moteurs principaux de l’économie mondiale. Il génère une richesse de 1,6 trillions de dollars19. Un rapport du cabinet de conseil PwC estime que dans 10 ans il devrait atteindre 4,6 trillion de dollars, bien plus que le PIB de l’Allemagne20

Telle une constellation, neuf mégalopoles brillent autour de l’embouchure, autrefois peuplée de crocodiles marins : Hong Kong, centre financier, hub aérien et maritime mondial ; Shenzhen, pôle technologique et désormais plus grande ville chinoise, après Beijing et Shanghai ; Guangzhou, l’ancienne Canton, cœur industriel et culturel de la région, Dongguan, important centre manufacturier d’électronique ; Foshan, Zhongshan, Zhuhai, Huizhou et Macao, bien sûr, attraction touristique renommée. Les plus grandes entreprises technologiques chinoises siègent dans la Great Bay Area, qui contribue pour un tiers aux exportations totales du pays21. Bien que Hong Kong devance encore économiquement Shenzhen et Guangzhou, son avenir dépend du développement de toute la région22. Entre 2010 et 2020, la valeur de ses importations depuis la Chine a augmenté constamment pour atteindre 45 % du total en 202023.

Pour renforcer cette convergence, le chercheur Brendan Clift n’a pas de doutes : « Beijing s’appuie sur toute sa puissance économique. Les acteurs proches du gouvernement central par exemple rachètent et restructurent l’industrie éditoriale et médiatique de Hong Kong. Ils forcent les entreprises à s’aligner sur des questions politiques comme la non-reconnaissance de l’indépendance de Taïwan. Tout cela influence la liberté d’expression. Pour l’instant, les Hongkongais peuvent encore se déplacer librement, utiliser Internet sans censure. Mais ces libertés n’existent pas en Chine continentale, où elles ont été écourtées pour maintenir le contrôle et la stabilité. Si le gouvernement suspecte qu’une liberté représente une menace pour la sécurité nationale, elle disparaîtra également. »

La première de ces libertés rattrapée par le collimateur, est celle de l’enseignement. « L’ingérence culturelle chinoise est une question sérieuse à Hong Kong, en particulier dans l’environnement scolaire » s’inquiète Mafa. « La culture cantonaise est en train de disparaître, on demande aux élèves d’écrire en caractères chinois simplifiés et de parler le mandarin. »

Contenus pro-démocratie disséminés sur l’étalage d’une librarie. ©Tous droits réservés

Pour la jeune journaliste Charlie, qui couvrait surtout l’actualité universitaire et des écoles secondaires et primaires, la réalité va plus loin : « Les élèves des écoles primaires reçoivent désormais une éducation à la sécurité nationale. Ils viennent d’ailleurs de célébrer en avril la première journée d’éducation à la sécurité nationale ». Parmi les supports éducatifs, un dessin animé dans lequel un hibou explique aux enfants l’importance de la nouvelle loi, comment la défendre et la respecter. La vidéo se conclut sur les mots : « Sois un citoyen respectueux des lois et responsable »24

Cela découle d’une stratégie de « “lavage du cerveau », s’indigne Michael. Et c’est tellement efficace que les générations futures se considèreront davantage comme des Chinois patriotiques, que comme des Hongkongais. Pourtant, je doute que cette génération, celle qui a traversé les deux dernières années, changera un jour d’avis ».

Le cercle économique jaune

Que reste-t-il à cette génération, capable de rallier presque deux millions de Hongkongais dans les rues il y a à peine deux ans et aujourd’hui complètement bâillonnée ? 

Des grandes marches du passé ne restent que les empreintes au sol. La saison des élections démocratiques s’évanouit. Le recours à la violence est tué dans l’œuf. Le gouvernement endurcit la surveillance derrière l’écran des restrictions sanitaires liées au Covid-19.

Des grandes marches du passé ne restent que les empreintes au sol. La saison des élections démocratiques s’évanouit. Le recours à la violence est tué dans l’œuf.

Daniel Peyronel

La cuillère de Charlie cliquette sur le bord de la tasse de thé. De longues secondes s’écoulent puis sa voix, limpide, brise l’hésitation « personne n’y croit plus. Il n’y aura plus aucune concession de la part du gouvernement. Une démocratisation “top-down”, n’est plus possible. Les Hongkongais peuvent encore changer les choses, mais pas avec la mentalité de faire réagir le gouvernement, plutôt avec celle de renforcer la fraternité et la solidarité parmi la population. » 

En réalité, un tel réseau solidaire et fraternel existe aujourd’hui. Appelé le cercle économique jaune, il réunit des milliers de commerces et d’activités qui soutiennent les revendications des manifestants25. Démarré spontanément par une poignée de restaurants prêts à nourrir gratuitement les manifestants lors des marches contre la loi d’extradition en 2019, il inclut désormais des salons de coiffure, des cabinets d’avocats, des fleuristes, des pharmacies, des boutiques de vêtements et même une chambre de commerce informelle26.

Sur le long terme, le résultat que le cercle économique jaune espère atteindre est de changer les habitudes de consommation et de réduire considérablement la dépendance aux produits chinois. Dans une interview donnée à Bloomberg, Brian C.H. Fong, président de la chambre de commerce informelle du cercle, explique que réduire la demande des produits assurée par la Chine, amènera à une marge de manœuvre plus grande pour soutenir le mouvement démocratique27.

Après deux ans, le cercle fait partie de la vie quotidienne des jeunes Hongkongais : « chercher un commerce jaune pour chaque dépense est devenu une habitude pour certains d’entre nous » affirme Mafa avec orgueil.

Mais la jeune fille ne se limite pas à consommer « jaune », elle a créé en mars 2020 sa propre page Instagram, sur laquelle figurent les restaurants et les cafés du cercle qu’elle visite. « À travers cette page, je voulais faire connaître les endroits qui supportent encore le mouvement démocratique. Ainsi, j’ai découvert beaucoup d’autres pages jaunes liés au mouvement. J’ai rencontré des nouveaux amis, on échange des informations, des nouvelles et on s’encourage l’un l’autre ».

Quant à Nathalie, qui habite à l’opposé de la ville, elle se sert des pages Instagram comme celle créée par Mafa. « Certains pensent qu’il est irréaliste et inutile, mais le cercle économique jaune arrive à faire bouger un peu les choses. De mon côté, je regarde des listes sur Openrice [une sorte de Yelp très populaire à Hong Kong, ndlr] pour trouver les restaurants jaunes. Si je ne connais pas l’endroit, je vais chercher sur Google avant de consommer. Certes, les gens ne participent pas tous, et il est souvent impossible de ne pas consommer dans le cercle bleu ». Ainsi, les Hongkongais reconstruisent leurs habitudes de consommation, de déplacement et de communication autour d’un véritable code couleur. Le jaune représente les commerces pro-démocratie, le bleu et le rouge, les entreprises alignées à la police et au gouvernement. Parmi les derniers, on retrouve surtout les grandes chaînes.

Lee, photographe de 28 ans actuellement au chômage, partage l’habitude prise par Nathalie. « Tu ne peux pas juste choisir un bon restaurant, tu choisis si la compagnie derrière est bien ou pas ». Le cercle économique signifie beaucoup pour Lee : « vu que je ne me sens pas assez courageux pour sortir et rejoindre les manifestations, c’est une autre façon de soutenir le mouvement. C’est un peu comme le label bio : tu achètes aussi l’idéologie qu’il y a derrière ».

Depuis l’introduction de la loi de sécurité nationale, reconnaitre les commerces jaunes est devenu plus difficile, sauf pour un œil entrainé. Avant, les murs des locaux étaient encore recouverts de post-its avec des messages d’incitation et de soutien envers les manifestants.

Décorations sur un gâteau reprenant des memes associées au mouvement pro-démocratie. ©Tous droits réservés

Aujourd’hui ces mêmes murs sont dépouillés, les inscriptions couvertes. De plus, la police cible régulièrement ces commerces. Sous le prétexte des restrictions sanitaires et de distanciation sociale, ils contrôlent de près les commerces jaunes.

Qui reste et qui s’en va

Finalement le soleil est sorti. Les rayons pénètrent et révèlent à l’œil des grains de poussière minuscules, suspendus dans l’air. Comme la demande de visa de Michael pour rester au Royaume-Uni, qui flotte dans les rouages bureaucratiques britanniques. 

Il comprend le retard : les services sont débordés. Le bureau de l’intérieur du gouvernement anglais s’attend à l’arrivée de 322 000 Hongkongais d’ici 202528. En Australie, au Canada et à Taïwan les demandes affluent aussi. Accélérée par la nouvelle loi de sécurité nationale, cette diaspora changera irrémédiablement l’avenir de la ville.

Chacun et chacune des jeunes se trouve confronté au choix : rester ou quitter la ville ? 

À contrecœur, Michael s’est résolu à partir : « Est-ce que Hong Kong me manque ? Oui, terriblement. La culture et la vivacité de la ville surtout. Mais, d’un autre côté, je ne limite plus ma liberté d’expression, je ne chuchote plus dans l’obscurité. Entre la liberté dont je jouis maintenant et la vivacité de Hong Kong, j’ai choisi la liberté ».

Équipements utilisés par les manifestants exposés comme des objets de décoration. ©Tous droits réservés

Quant à Lee, qui pour l’instant n’a pas les moyens de quitter la ville, la perspective est aigre-douce : « Je pense que Hong Kong n’existera plus dans le futur. La ville de Hong Kong va devenir comme n’importe quelle ville chinoise. Mais les gens ne vont pas changer et notre culture va rester. Peut-être pas à Hong Kong, mais cette culture va nous suivre ».

Si pour Nathalie, le choix de rester ou de partir dépend de sa carrière, Mafa et Charlie ont les idées claires : « Non. Par tous les moyens, Hong Kong a besoin de vrais Hongkongais. S’il doit y avoir quelqu’un qui vit en enfer, que ce soit moi ! » s’embrase Mafa.

Au moins, elle ne restera pas seule : « Je resterai à Hong Kong. Contrairement à mon collègue, je ne peux pas m’imaginer vieillir dans un autre endroit que Hong Kong », conclut Charlie, avant de raccrocher.

Sources
  1. « This Is an Emergency » Announcement at Mong Kok Station in Hong Kong, YouTube, 1er mars 2020.
  2. Le nom a été modifié.
  3. Depuis 2014, le parapluie est devenu un instrument largement utilisé dans les manifestations à Hong Kong. Le mouvement des Parapluies a émergé pendant l’occupation pacifique des quartiers centraux de Admiralty, Mong Kok et Causeway Bay. Les parapluies étaient alors utilisés comme protection contre le gaz poivre employé par la police.
  4. Zoe Low, « After quitting Hong Kong police probe, UK expert to issue his own report », South China Morning Post, 17 mai 2020.
  5. A Thematic Study by the IPCC on the Public Order Events arising from the Fugitive Offenders Bill since June 2019 and the Police, Independant Polie Complaints Council, mai 2020.
  6. « Hong Kong Broadcaster Fires Reporter, Deletes Critical Programs », Radio Free Asia, 5 mars 2021.
  7. Year-end population for 2020, Gouvernement de la Région administrative spéciale de Hong Kong, 18 février 2021.
  8. Principe d’une seule Chine et le problème de Taiwan, Ambassade de Chine en Algérie.
  9. The Law of the People’s Republic of China on Safeguarding National Security in the Hong Kong Special Administrative Region.
  10. Le cantonais et le mandarin sont différents à l’oral, mais partagent le même alphabet, c’est-à-dire les caractères chinois simplifiés. Pourtant, même à l’écrit, les tournures des phrases diffèrent significativement entre les deux langues.
  11. Global Times, « Official denies national security law treats HK as “one country, one system” », 1er juillet 2020.
  12. Compte Twitter de Demosistō.
  13. John Ruwitch et Emily Feng, « Hong Kong’s Tiananmen Square Vigil Is Banned As Authorities Arrest Organizers », NPR, 4 juin 2021.
  14. Le nom a été changé.
  15. Le nom a été changé.
  16. Full Text of Sino-British Joint Declaration, Gouvernement chinois, 14 juin 2007.
  17. Le nom a été changé.
  18. CK TAN, « H&M shops in China forced to close amid Xinjiang backlash », Nikkei Asia, 29 mars 2021.
  19. Business Insider, Why the Greater Bay Area is a catalyst for economic growth in Asia and beyond.
  20. KHTDC Research, Latest Developments of the Greater Bay Area and Hong Kong’s Role, 21 septembre 2020.
  21. « Greater Bay Area : China’s ambitious but vague economic plan  », BBC, 26 février 2019.
  22. PWC Report, To develop new growth potential in Guangdong-Hong Kong-Macao GBA : Dongguan, 2019.
  23. Hong Kong Trade and Industry Department, Hong Kong and Mainland of China : Some Important Facts, juin 2021.
  24. Helen Davidson, « ‘Let’s learn about national security’ : Hong Kong rewrites school rules », The Guardian, 5 février 2021.
  25. Sheridan Prasso, « Hong Kong’s Businesses Show Their Pro-Democracy Colors », Bloomberg, 20 mai 2020.
  26. « Manifestation massive à Hongkong contre un projet de loi d’extradition vers la Chine », Le Monde, 9 juin 2019. La loi d’extradition proposée par le camp pro-Chine en février 2019 a enflammé la population de Hong Kong qui est descendue dans les rues. Le gouvernement de Carrie Lam a finalement annoncé le 23 octobre 2019 que le projet de loi n’allait pas voir le jour.
  27. Sheridan Prasso, Ibid.
  28. Pak Yiu et Marius Zaharia, « Leaving Hong Kong. As China cracks down, a family makes a wrenching decision », Reuters, 21 décembre 2020.