Le 20 mai 1989 à 10 heures est déclarée la loi martiale à Pékin. Les troupes et les blindés de l’Armée populaire de libération font route vers le centre-ville, vers la place Tiananmen, le cœur historique, politique et symbolique de la Chine. La Place est occupée depuis plus d’un mois par des dizaines de milliers d’étudiants. Initialement réunis autour du monument des Héros du Peuple pour rendre hommage au réformiste et ancien secrétaire général du Parti communiste (1980-1987), Hu Yaobang, décédé le 15 avril, les étudiants ont rapidement transformé la Place en espace de débat et de revendication pour promouvoir le droit et la démocratie.

Les étudiants réclamaient un dialogue avec le gouvernement et en particulier avec le premier ministre Li Peng pour soumettre leurs propositions. L’élite dirigeante y a vu un soulèvement visant à renverser l’autorité du Parti et le système socialiste. Fin mai, une première tentative de l’armée et de la police armée d’entrer dans la capitale échoua en raison de l’interposition des Pékinois et du refus des militaires d’affronter les étudiants. Dans la nuit du 3 juin toutefois, de nouvelles unités acheminées de toute la Chine arrivèrent place Tiananmen et transformèrent Pékin en théâtre d’une guerre civile opposant jeunesse et citoyens à l’armée du Parti. Des centaines de personnes tombèrent sous les balles cette nuit-là, des milliers d’autres seront arrêtées les jours suivants.

Trente ans plus tard, un appareil de maintien de l’ordre modernisé

Trente ans plus tard, qu’est-ce qui a changé en République populaire et dans sa capitale ? La Chine est devenue une grande puissance économique et diplomatique, et dispose d’un outil militaire connaissant une modernisation fulgurante : une puissance mondiale en somme. Pékin est aujourd’hui une mégalopole saturée et suffocante, mais aussi ultra-moderne et l’un des centres névralgiques de la politique mondiale. Sa place centrale, Tiananmen (la « Porte de la paix céleste »), s’est couverte de centaines de caméras de sécurité, elle s’est retranchée derrière des rangées de barrières métalliques et s’est dotée de souterrains et de postes de sécurité pour en autoriser l’accès. Si tout semble calme et sous contrôle, le spectre de 1989 plane toujours.

Trente ans plus tard, la Chine est une puissance moderne, dotée d’un appareil de sécurité à son image : puissant, massif et technologique. Cet appareil de sécurité s’est perfectionné, complexifié et il s’est enrichi des nouveaux outils de surveillance qu’a apportés la révolution numérique du 21e siècle : reconnaissance faciale et vocale, fichiers biométriques et ADN, maîtrise d’internet et contrôle des réseaux sociaux. D’autres technologies encore, perçues comme futuristes et dystopiques en Europe, sont déjà à l’essai en Chine comme le contrôle et la notation des citoyens par le biais des applications numériques. Le rêve de l’ouverture de la Chine et de l’ascension inéluctable vers la démocratie grâce à l’avènement d’internet s’est effondré. Les nouvelles technologies sont désormais l’atout le plus redoutable des régimes autoritaires qui en ont la maîtrise.

« Trente ans plus tard, la Chine est infiniment mieux dotée et mieux préparée pour gérer les mouvements de protestation sociale. Son appareil de maintien de l’ordre est plus adaptable en fonction des différentes circonstances et ses outils de renseignement et de réaction rapide sont plus développés. »

Tout d’abord, le budget consacré à la sécurité publique a connu un taux de croissance annuel de 13 % en moyenne ces dix dernières années pour atteindre 1240 milliards de yuan en 2017 (environ 159 milliards d’euros). Depuis 2010, le budget officiel de la sécurité publique a été constamment supérieur au budget de l’Armée populaire de libération (APL). Depuis 2014 néanmoins, le gouvernement chinois a cessé de publier le détail du budget de la sécurité publique ne divulguant que le budget central et omettant les budgets provinciaux. Ces derniers constituent pourtant une part significative des dépenses totales quand on sait que, par exemple, la région du Xinjiang a augmenté son budget de sécurité de publique de 92,8 % entre 2016 et 2017, atteignant près de 58 milliards de yuan (environ 7,4 milliards d’euros)1.

La Chine poursuit la modernisation et la réforme de ses forces de l’ordre, au premier rang desquelles se trouve la Police armée du Peuple (PAP). Force paramilitaire dédiée au maintien de la stabilité interne, la PAP a connu d’importantes évolutions depuis sa fondation en 1982. Initialement placée sous le double commandement civil et militaire du ministère de la Sécurité publique (MSP) et de la Commission militaire centrale (CMC), soit la plus haute autorité militaire chinoise, la PAP est depuis janvier 2018 sous le commandement unique de la CMC. Elle a été restructurée sur le modèle des armées de l’APL en quatre départements et une commission d’inspection de la discipline, renforçant encore son organisation militaire.2 De plus, les unités non-combattantes (forces en charge des forêts, de l’or, de l’hydroélectricité, de la lutte contre le feu, du contrôle des frontières et les gardes de sécurité) ont été extraites de la PAP pour être placées sous divers commandements civils. Enfin, en juillet 2018 les gardes côtes chinois ont été retirés de la tutelle du Conseil d’État pour être intégrés à la PAP. Cette dernière se compose désormais uniquement de troupes de sécurité intérieure, comprenant des unités spécialisées dont des unités d’intervention (SWAT, 特警) et des commandos d’élite (Léopards des neiges) formés au contre-terrorisme, aux prises d’otage et la gestion anti-émeute.

L’objectif de cette réforme est de délester la PAP de ses missions non-combattantes pour qu’elle se recentre sur ses missions militaires et combattantes essentielles : la stabilité interne, le respect des droits maritimes et le soutien à l’APL en cas de guerre. Cette réforme suit une directive politique simple : « l’armée c’est l’armée, la police c’est la police, le peuple c’est le peuple » (军是军、警是警、民是民的原则)3.

Cette réforme renforce le contrôle du Parti sur les forces armées du pays. Plus encore, elle concentre le pouvoir décisionnel dans les mains du secrétaire général du Parti et président de la CMC, Xi Jinping, qui décide en dernier ressort de l’emploi de l’APL et de la PAP. Ainsi les échelons administratifs provinciaux et locaux ne disposent plus librement des unités de la PAP, mais doivent formuler une demande via la hiérarchie militaire. À l’échelon central du Parti la réduction de la chaîne hiérarchique entre la CMC et les officiers de la PAP vise à diminuer le risque de corruption et d’accaparement du pouvoir par de hauts responsables, comme ce fut le cas avec Zhou Yongkang, qui a régné pendant près de dix ans (2003-2012) sur l’ensemble des institutions sécuritaires chinoises.

Tout comme l’APL est l’armée du Parti, la PAP est désormais la police du Parti. Le slogan maoïste « le Parti contrôle le fusil » se vérifie aujourd’hui plus que jamais. La réforme de la PAP s’inscrit dans une réforme plus large des institutions et de l’appareil de sécurité qui vise à « garantir que le leadership du Parti soit plus fort et puissant » (确保党的领导更加坚强有力)4.

Une logique sécuritaire inchangée depuis Tiananmen

Le parti dispose ainsi aujourd’hui de tous les outils pour assurer sa protection. Il dispose d’une armée qui n’est a priori pas destinée à intervenir à l’intérieur du territoire national, de la police armée qui assure le maintien de la stabilité interne avec des moyens paramilitaires, de la police du peuple, force de l’ordre civile en charge de la sécurité publique sous la hiérarchie du MSP et qui permet de quadriller les espaces urbains comme les campagnes. Le Parti peut aussi compter sur son réseau de renseignement assuré par le ministère de la Sécurité d’État. Enfin, la puissante Commission politique et légale du PCC joue un rôle incontournable en coordonnant l’ensemble des acteurs de la sécurité, comprenant ceux déjà cités ainsi que les cours et parquets populaires de justice. Cette commission est dirigée au niveau central par Guo Shengkun, membre du Bureau politique du Comité central. Elle est présente à tous les échelons administratifs, à travers tout le pays.

Avec un tel dispositif de prévention et de réaction, la Chine est en théorie prête à mettre en œuvre une doctrine de maintien de l’ordre non létale et capable de s’adapter à tout niveau de risque. Pour autant, rien ne permet de penser qu’une telle doctrine ait été adoptée par Pékin depuis 1989.Trente ans après Tiananmen, la logique profonde n’a pas changé au sommet du Parti. La stratégie est restée la même, celle de l’éradication de la contestation pour dissuader tout soulèvement futur. La méthode est aussi restée inchangée : la désignation perlocutoire d’une menace, ce qu’on appelle dans les études de sécurité la « sécuritisation ». Le discours officiel désigne l’ennemi, jadis le contre-révolutionnaire, l’impérialiste ou le révisionniste ; aujourd’hui le terroriste, l’extrémiste, le séparatiste ou de manière plus englobante, quiconque mettant en péril la « stabilité sociale » (社会稳定).

« Trente ans après Tiananmen, la logique profonde n’a pas changé au sommet du Parti. La stratégie est restée la même, celle de l’éradication de la contestation pour dissuader tout soulèvement futur. »

En avril 1999, à deux pas de Tiananmen, environ 20 000 pratiquants du Falungong, un culte sectaire fondé sur une certaine pratique du qigong, s’étaient rassemblés pacifiquement et silencieusement, sans pancarte ni slogan, autour de Zhongnanhai, le siège du gouvernement chinois. Ils revendiquaient d’être un mouvement apolitique et réclamaient de pratiquer librement leur culte. L’élite dirigeante y a vu un péril pour le Parti et une menace pour la stabilité sociale. En juillet la même année, après trois mois de préparation minutieuse, le Parti interdit soudainement le Falungong et déclencha une vaste opération d’arrestations de milliers de pratiquants à travers tout le pays, dont beaucoup disparurent.

Aujourd’hui, dans la région du Xinjiang, à l’extrême ouest de la Chine, on estime que plus d’un million de musulmans, principalement des Ouïghours, sont internés dans des camps de rééducation politique. L’objectif de ces « centres de transformation par l’éducation », selon le discours officiel, est de « dé-extrémiser » (去极端化) ces populations. Des millions d’autres personnes à l’extérieur de ces camps subissent une surveillance quotidienne et omniprésente. Cette vague de répression, inédite par son ampleur, a fait suite à une série d’attentats qui s’est produite sur le territoire chinois en 2013-2014 et à la fuite de nombreux Ouïghours vers l’Asie du Sud-est, la Turquie et pour certains jusqu’au théâtre syrien. Pour les quelques dizaines ou centaines de personnes impliquées directement ou indirectement dans des activités terroristes, ou simplement des sympathisants de projets indépendantistes, environ dix millions de Ouïghours, Kazakhs et Kirghizes subissent en Chine une répression généralisée et des détentions extrajudiciaires.

Paranoïa d’État et stratégie de dissuasion

Des étudiants de Tiananmen aux Ouïghours du Xinjiang, la doctrine chinoise de répression apparaît massive et disproportionnée face à des actions de contestation qui sont loin de représenter une menace vitale pour le Parti. Deux raisons permettent d’expliquer cette démesure répressive. La première est la crainte subjective mais sincère au sein du Parti qu’un mouvement social spontané puisse menacer sa propre survie. Ce sentiment d’insécurité, qui s’apparente à une paranoïa d’État, trouve ses racines dans la peur panique de l’effondrement. La chute du régime communiste polonais entraîné par le mouvement Solidarnosc un mois avant la crise de Tiananmen, la chute du mur de Berlin, puis l’effondrement de l’URSS attribué aux politiques de Gorbatchev ont contribué à nourrir cette peur. La révolution orange en Ukraine et les printemps arabes n’ont fait que renforcer les craintes du Parti communiste chinois face à la contestation sociale.

La seconde raison est objective et stratégique. La répression massive conduite par le Parti vise moins à circonscrire une menace objective présente qu’à dissuader toute velléité de soulèvement futur. La réponse implacable du Parti face à toute contestation rappelle que la RPC est un régime léniniste dans lequel toute initiative politique ne peut émaner que du Parti, en aucun cas de la société civile. De jeunes militants communistes issus des plus grandes universités chinoises l’ont réalisé à leurs dépens à l’été 2018. Se revendiquant marxistes et maoïstes, et soutenant même la politique du secrétaire général Xi Jinping, 50 d’entre eux ont été arrêtés alors qu’ils s’étaient mobilisés pour défendre les droits des ouvriers d’une usine de JasicTechnology à Huizhou dans la province du Guangdong5. Plusieurs dizaines d’autres furent arrêtés les semaines suivantes6.

Trente ans après Tiananmen, en dépit de la modernisation de son appareil de sécurité, la Chine conserve une stratégie de maintien de l’ordre répressive. L’évanouissement des idéaux de Tiananmen et des débats démocratiques dans la société chinoise contemporaine laisse penser que la dimension dissuasive de cette stratégie fonctionne.

Sources
  1. ZENZ Adrian, “China’s Domestic Security Spending : An Analysis of Available Data”, China Brief, Vol.18, Issue 4, 12 mars 2018.
  2. Voir WUTHNOW Joel, “China’s Other Army : The People’s Armed Police in an Era of Reform”, China Strategic Perspectives, n°14, avril 2019.
  3. “Le Comité central du Parti communiste chinois publie le ‘Plan de réforme pour l’approfondissement des institutions du Parti et de l’État’” (中共中央印发《深化党和国家机构改革方案》), Xinhua, 21 mars 2018.
  4. Idem.
  5. https://www.theguardian.com/world/2018/aug/24/50-student-activists-missing-in-china-after-police-raid
  6. https://www.nytimes.com/2018/09/28/world/asia/china-maoists-xi-protests.html