Le plan von der Leyen à Davos
Tout à l'heure, à Davos, devant le Forum économique mondial, la Présidente de la Commission européenne a détaillé la réplique de l'Union à l'Inflation Reduction Act. Pour comprendre comment pourra se structurer cette politique industrielle européenne — qui constitue en soi une révolution pour la Commission — il faut l'étudier de près. Nous vous en proposons la première traduction commentée, ligne à ligne.
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- Le Grand Continent •
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La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, vient de prononcer à Davos un discours où elle trace les lignes de ce que devrait être la réponse européenne à l’Inflation Reduction Act. Elle y a posé les jalons d’une politique industrielle européenne, sujet souvent qualifié de tabou à Bruxelles.
Cette réponse s’articule autour de quatre volets : une amélioration du cadre réglementaire favorable aux technologies « propres », un allègement des règles relatives aux aides d’État, en parallèle de la création d’un « fonds de souveraineté » dont le financement reste encore à définir. Une révolution des talents « pour mener à bien la transition » et des accords de libre-échange « équitables et ouverts » en faveur de la neutralité carbone, devraient accompagner cet effort.
Mesdames et Messieurs,
Lieber Klaus,
Chère Olena,
Depuis presque un an maintenant, l’Ukraine impressionne le monde. Ce matin tragique de février, nombreux étaient ceux qui prédisaient que Kiev tomberait en quelques jours. Mais c’était sans compter le courage moral et physique du peuple ukrainien. Contre toute attente, vous avez résisté à l’invasion russe et repoussé l’agresseur. Et ni les attaques acharnées menées par la Russie contre les civils, ni le spectre d’un hiver impitoyable n’ont ébranlé votre détermination. Durant l’année qui vient de s’écouler, votre pays a ému le monde et a inspiré l’Europe tout entière. Et je peux vous assurer que l’Europe se tiendra toujours à vos côtés.
Nombreux étaient ceux qui mettaient en doute l’indéfectibilité de ce soutien. Mais, aujourd’hui, les pays européens fournissent un nombre croissant d’armes critiques à l’Ukraine. Nous accueillons environ quatre millions d’Ukrainiens dans nos villes, nos maisons et nos écoles. Et nous avons adopté les sanctions les plus sévères jamais prises jusqu’à présent, faisant régresser de dix ans l’économie de la Russie et privant son industrie de toute technologie moderne et essentielle. Il n’y aura aucune impunité pour les crimes commis. Et le soutien inébranlable que nous apportons à l’Ukraine ne connaîtra aucun relâchement. Que ce soit pour aider à rétablir l’alimentation en électricité, en chauffage et en eau, ou pour préparer les efforts de reconstruction à long terme. Et, pour réaffirmer ce soutien, nous avons annoncé hier que la Commission allait fournir une aide financière d’un montant de 3 milliards d’euros. Il s’agit là de la première tranche du train de mesures de soutien de 18 milliards d’euros pour 2023. Cette aide renforcera la stabilité financière de l’Ukraine, l‘aidera à payer salaires et retraites, et à assurer le fonctionnement des hôpitaux, des écoles et des services d’hébergement. Nous sommes avec vous — aussi longtemps qu’il le faudra.
Depuis le 24 février, presque 8 millions de citoyens ukrainiens ont traversé les frontières européennes. Les pays européens ayant accueilli le plus grand nombre de personnes fuyant la guerre sont la Pologne, l’Allemagne et la République tchèque. Si les citoyens ukrainiens n’ont pas besoin de visa pour se rendre dans un État européen, afin d’alléger les procédures d’installation, la directive relative à la protection temporaire qui donne aux ressortissants ukrainiens accès à un titre de séjour, à l’éducation, aux soins médicaux, au logement, au marché du travail et à l’aide sociale a été adoptée le 4 mars 2022. Le mécanisme restera en place pour une année, et pourra être prolongé pour une durée maximale de trois ans.
Un jour avant le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’Union a adopté son premier paquet de sanctions en restreignant l’accès aux marchés de capitaux ainsi qu’aux services financiers européens. Depuis, les 27 continuent d’imposer régulièrement des sanctions visant à nuire aux capacités russes de prolonger la guerre. Le 16 décembre 2022, un 9e paquet de sanctions a été adopté, imposant de nouvelles restrictions aux exportations de biens et technologies à double usage — pouvant être utilisés dans le secteur de la défense et de la sécurité — mais visant également le secteur énergétique, radiophonique et bancaire. Le 5 février prochain, l’embargo sur les produits pétroliers russes — gazole, fioul, essence… — entrera en vigueur, réduisant ainsi considérablement les sommes payées quotidiennement par les Européens à la Russie pour l’importation d’hydrocarbures.
Ces sanctions économiques ont un effet indéniable sur l’économie russe. En décembre, le déficit budgétaire russe a atteint 3 900 milliards de roubles, soit presque 53 milliards d’euros. Depuis la mise en place d’un prix-plafond du baril de pétrole russe à 60 $ par la « coalition sur le plafonnement des prix », le prix du baril de pétrole russe « Oural » a chuté. Au 16 janvier 2023, il se vendait à 55 $, contre près de 100 $ au mois de juin.
Et la réaction de l’Europe à la guerre est le dernier exemple en date de la capacité qu’a notre Union de se rassembler lorsqu’il le faut absolument. Prenons le cas de l’énergie. Il y a encore un an, l’Europe dépendait massivement des combustibles fossiles russes, une dépendance accumulée sur plusieurs décennies. Cela nous a rendus vulnérables aux compressions de l’offre, aux hausses brutales des prix et à la manipulation du marché par Poutine. En moins d’un an, l’Europe s’est affranchie de cette dépendance dangereuse. Nous avons remplacé près de 80 % du gaz russe acheminé par gazoduc. Nous avons rempli nos installations de stockage et réduit notre demande — de plus de 20 % sur la période allant d’août à novembre. Et grâce à nos efforts collectifs, nous avons fait baisser les prix du gaz plus vite que quiconque aurait pu le prévoir. Après avoir atteint un pic au mois d’août, les prix du gaz naturel européen ont désormais chuté de 80 %, pour tomber au-dessous de leurs niveaux d’avant la guerre en Ukraine. L’Europe a une fois de plus montré la puissance de sa volonté collective.
Le 18 mai 2022, la Commission dévoilait le plan RePowerEU, articulé autour de quatre lignes d’action : économiser l’énergie, diversifier les approvisionnements, substituer rapidement les énergies fossiles par des énergies renouvelables (objectif de 45 % dans le mix énergétique en 2030) et combiner intelligemment investissements et réformes. Celui-ci vise à rendre l’Union indépendante des combustibles fossiles russes bien avant 2030.
Des décisions ponctuelles, conjoncturelles, ont été adoptées depuis, dont : l’obligation de remplir les réserves de stockage à au moins 80 % avant novembre 2022 et 90 % pour les prochains hivers, une réduction volontaire globale de 10 % de la consommation brute d’électricité et un objectif contraignant de réduction de 5 % de la consommation d’électricité aux heures de pointe, une réduction volontaire de 15 % de la demande de gaz naturel entre le 1er août 2022 et le 31 mars 2023, le plafonnement des prix pour les producteurs infra-marginaux à 180€/MWh, l’achat conjoint de gaz et le plafonnement des prix du gaz. La Commission devrait également présenter avant mars 2023 une proposition relative à la réforme du marché de l’électricité. Aujourd’hui, le remplissage des réserves de gaz naturel (82 % au 11 janvier) couplé à une réduction de la demande globale, un accroissement des importations de gaz naturel liquéfié ainsi que des températures hivernales plus élevées que la moyenne ont conduit à une baisse du prix du contrat TTF à un mois de près de 84 % depuis les sommets atteints au mois d’août, passant de près de 350 € le MWh à 55 € en moyenne le 16 janvier 2023.
Toutefois, aucune illusion n’est permise : ces périodes de pandémie et de guerre sont particulièrement difficiles pour les familles et les entreprises. Et nous devrons faire preuve de la même détermination face à ces crises en cascade. Comme l’indique votre rapport sur les risques mondiaux. Nous assistons à une inflation galopante qui fait flamber le coût de la vie et des affaires. Nous assistons à l’utilisation de l’énergie comme d’une arme. Nous assistons à des menaces de guerres commerciales et au retour d’une géopolitique de la confrontation. À cela s’ajoute le changement climatique, dont le coût est déjà immense et qui ne nous laisse pas une minute à perdre pour réaliser la transition vers une économie propre.
L’inflation dans la zone euro a plus que doublé entre février et octobre 2022, principalement en raison de l’augmentation du coût de l’énergie. Dans les États baltes, elle a dépassé les 20 %, tandis que les plus grandes économies européennes comme l’Allemagne et l’Italie ont connu une augmentation des prix en glissement annuel de plus de 10 % en octobre et novembre 2022. La disruption des chaînes d’approvisionnement provoquée par la guerre a également eu pour conséquence une augmentation des prix de denrées et produits alimentaires partout dans le monde, avec des effets catastrophiques dans les pays d’Afrique, en Asie et en Amérique latine.
La transition vers une industrie neutre en carbone entraîne déjà d’énormes transformations sur le plan industriel, économique et géopolitique — de loin les plus rapides et les plus marquées que nous ayons connues de notre vivant. Elle transforme la nature du travail et la configuration de notre industrie. Mais nous sommes à l’aube de quelque chose de bien plus grand. Pensez-y : en moins de trois décennies, nous voulons atteindre la neutralité carbone.
L’Union vise à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 et à faire baisser ses émissions de gaz à effet de serre de 55 % par rapport au niveau de 1990 d’ici 2030. Cet objectif a été précisé en 2022, par deux accords provisoires entre le Conseil et le Parlement. Pour les secteurs non couverts par le système d’échange de quotas d’émissions de l’Union — transport routier et maritime, bâtiments, agriculture, déchets et industries — il s’élève à 40 %. Pour tous les autres secteurs, il s’agit d’une réduction de 62 %.
Mais y parvenir implique que nous concevions et utilisions toute une série de nouvelles technologies propres dans tous les secteurs de notre économie : dans les transports, les bâtiments, l’industrie manufacturière, l’énergie. Les prochaines décennies verront la plus grande transformation industrielle de notre époque — peut-être même la plus grande qui ait jamais eu lieu. Et ceux qui conçoivent et mettent au point les technologies qui seront le fondement de l’économie de demain bénéficieront du plus grand avantage concurrentiel.
L’ampleur de l’opportunité que cela représente est une évidence. L’Agence internationale de l’énergie estime que, d’ici à 2030, la valeur du marché des technologies d’énergie propre fabriquées à grande échelle avoisinera les 650 milliards de dollars par an — soit plus du triple d’aujourd’hui. Pour prendre de l’avance dans cette course à la concurrence, nous devons continuer d’investir dans le renforcement de notre base industrielle et rendre l’Europe plus propice aux investissements et à l’innovation.
C’est ce qui intéresse les investisseurs dans les différents marchés des technologies propres dans le monde. Ici, en Europe, nous avons pris les devants, avec le pacte vert pour l’Europe, pour poser les jalons de la neutralité climatique d’ici à 2050. Nous avons inscrit en droit notre objectif de neutralité carbone afin de fournir aux entreprises la prévisibilité et la transparence dont elles ont besoin. Nous y avons ajouté la force de frappe en matière d’investissement que nous assurent NextGenerationEU, notre plan d’investissement de 800 milliards d’euros, le Fonds pour une transition juste et d’autres instruments économiques.
Dans leurs plans de relance nationaux, les États-membres se sont engagés à consacrer au moins 37 % du montant total à la transition verte. Ce chiffre s’élève à 83 milliards d’euros en Italie, 30 en Espagne, 20 en France et Pologne et 11 en Allemagne. Au total, il s’agit d’environ 215 milliards d’euros. De plus, le budget de l’Union pour la période 2021-2027, d’un montant de 1 074,3 milliards d’euros, consacre 30 % des dépenses à travers les différents programmes à la lutte contre le changement climatique.
Il s’agit là d’un investissement inégalé dans les technologies propres dans tous les secteurs de la transition verte. Les technologies propres sont aujourd’hui le secteur d’investissement qui connaît la croissance la plus rapide en Europe — sa valeur a doublé ne serait-ce qu’entre 2020 et 2021. Et la bonne nouvelle pour la planète, c’est que d’autres grandes économies intensifient aussi leurs efforts. Les plans de transformation verte du Japon visent à contribuer à mobiliser 20 000 milliards de yens, soit environ 140 milliards d’euros, moyennant des obligations de « transition verte ». L’Inde a présenté son régime d’incitations liées à la production afin de renforcer sa compétitivité dans des secteurs tels que le solaire photovoltaïque et les piles solaires. Le Royaume-Uni, le Canada et de nombreux autres pays ont également présenté leurs plans d’investissement dans les technologies propres. Et bien sûr, nous avons vu la loi sur la réduction de l’inflation adoptée aux États-Unis, leur plan d’investissement dans les technologies propres avec son enveloppe de 369 milliards de dollars. Cela signifie qu’à eux seuls, l’Union européenne et les États-Unis mobilisent ensemble près de 1 000 milliards d’euros pour accélérer l’économie des énergies propres. Cela pourrait donner un énorme coup de fouet à la transition vers la neutralité climatique.
Mais ce n’est un secret pour personne que quelques-unes des mesures d’incitation destinées aux entreprises prévues par la loi sur la réduction de l’inflation suscitent un certain nombre de préoccupations. C’est pourquoi nous coopérons avec les États-Unis pour trouver des solutions, par exemple de façon à ce que des entreprises de l’Union et des voitures électriques fabriquées dans l’Union puissent aussi bénéficier de la loi sur la réduction de l’inflation.
L’adoption de l’Inflation Reduction Act (IRA) par Joe Biden le 12 août 2022 a suscité de vives réactions dans les États-membres, qui considèrent que les crédits d’impôts pour l’achat de voitures électriques contenus dans le texte sont en violation des règles de l’OMC. Cette loi rapproche toutefois les États-Unis de leur objectif de réduction de 50 % des émissions de CO2 en 2030. Les différentes projections réalisées par Rhodium Group, Energy Innovation ou le projet REPEAT de Princeton concluent que l’IRA devrait permettre aux États-Unis d’atteindre en 2030 un niveau d’émissions de CO2 environ 40 % inférieur à celui de 2005 — soit une baisse de 10 à 15 points supérieure à celle prévue à politique constante. Cependant, en accordant un traitement préférentiel aux véhicules électriques, mais également aux équipements de production d’électricité décarbonée produits aux États-Unis, les crédits d’impôts contenus dans le texte discriminent les produits importés — particulièrement les produits européens. De plus, si le Canada et le Mexique bénéficient d’un régime d’exception en raison de l’accord de libre-échange dont ils disposent avec les États-Unis, destiné à rapatrier les chaînes d’approvisionnement en Amérique du Nord pour limiter leur dépendance vis-à-vis de la Chine, les Européens en sont exclus.
Afin de négocier des exceptions pour les entreprises européennes, l’Union a lancé le 26 octobre 2022 une task force qui vient appuyer le dialogue entre la Commission européenne et le gouvernement des États-Unis. Malgré l’accusation de violation des règles de l’Organisation mondiale du commerce, l’Union n’a pour le moment pas déposé de plainte auprès de l’Organe de règlement des différends de l’OMC, et les leaders européens espèrent toujours pouvoir obtenir quelques concessions. S’il n’est pas imaginable que l’administration démocrate renvoie la loi au Congrès, une interprétation plus large de ce que constitue un accord de libre-échange pourrait être envisageable.
Notre objectif devrait être d’éviter toute perturbation dans les échanges et les investissements transatlantiques. Nous devrions œuvrer en vue de faire le nécessaire pour que nos programmes d’incitation respectifs soient équitables et se renforcent mutuellement. Et nous devrions également expliquer la manière dont nous pouvons profiter conjointement de ces investissements considérables, par exemple en réalisant des économies d’échelle de part et d’autre de l’Atlantique ou en fixant des normes communes. Au cœur de notre vision commune figure notre conviction selon laquelle la concurrence et le commerce sont les pierres angulaires d’une accélération des technologies propres et de la neutralité climatique. Et cela signifie que nous, Européens, devons aussi faire mieux pour encourager notre propre industrie des technologies propres. Nous avons une petite fenêtre d’opportunité pour investir dans les technologies propres et l’innovation afin de nous positionner en tête, avant que l’économie fondée sur les énergies fossiles ne devienne obsolète. Notre industrie a été confrontée à une pandémie, à des problèmes d’approvisionnement et à des tensions sur les prix. Nous sommes témoins de tentatives agressives pour attirer nos capacités industrielles vers la Chine ou ailleurs. Nous devons absolument réaliser cette transition vers la neutralité carbone sans créer de nouvelles dépendances. Et nous savons que les futures décisions en matière d’investissement seront prises en fonction de nos décisions d’aujourd’hui.
Le Premier ministre belge, Alexander De Croo, a déjà accusé les États-Unis d’essayer d’attirer les industries vertes européennes, dénonçant une campagne « agressive ».
Nous avons un plan. Un plan industriel qui s’inscrit dans notre pacte vert. Notre plan pour faire de l’Europe le foyer des technologies propres et de l’innovation industrielle sur la voie de la neutralité carbone. Notre plan industriel du pacte vert comportera quatre piliers : l’environnement réglementaire, les financements, les compétences et le commerce.
L’approche différente que les États-Unis et l’Europe ont en matière de lutte contre le changement climatique risque de prolonger les tensions commerciales entre les deux puissances — bien au-delà de l’Inflation Reduction Act. En effet, l’administration Biden mise sur une nouvelle politique industrielle qui passe principalement par des programmes de subventions ciblés pour les secteurs-clefs. L’Union privilégie pour le moment une approche reposant en grande partie sur un prix carbone, accompagné d’une taxe carbone aux frontières, pour parvenir à la réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030.
Le premier pilier traitera de la vitesse et de l’accès. Nous devons créer un environnement réglementaire qui nous permette un déploiement rapide et la création de conditions favorables aux secteurs essentiels à la réalisation de l’objectif « zéro émission ». Il s’agit notamment des secteurs de l’énergie éolienne, des pompes à chaleur, de l’énergie solaire, de l’hydrogène propre, ou encore du stockage — dont la demande est stimulée par nos plans NextGenerationEU et REPowerEU. Pour contribuer à la réalisation de cet objectif, nous proposerons un nouveau règlement pour une industrie à zéro émission. Ce règlement suivra le même modèle que celui sur les semi-conducteurs. Le nouveau règlement pour une industrie à zéro émission fixera des objectifs clairs pour une technologie européenne propre d’ici à 2030. L’objectif consistera à concentrer les investissements sur des projets stratégiques tout au long de la chaîne d’approvisionnement.
En favorisant un cadre réglementaire permettant d’accélérer les procédures visant à mettre en place des infrastructures énergétiques renouvelables, la Commission porte d’une part au niveau européen des politiques récemment mises en place ou en cours de mise en place dans les États-membres — simplification des procédures sur les parcs éoliens en Pologne en juillet 2022, « Projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables » en France en janvier 2023. D’autre part, si l’annonce de ce règlement pour une industrie à zéro émissions est une nouveauté, il répond en partie aux demandes des pays — comme l’Allemagne — favorables à l’utilisations des instruments et des fonds déjà existants : car si des montants importants sont déjà consacrés à l’échelle européenne à la transition climatique il s’agit désormais d’une question de ciblage.
Nous examinerons plus particulièrement les moyens de simplifier et d’accélérer les procédures d’autorisation des nouveaux sites de production de technologies propres.
En parallèle à ce règlement pour une industrie à zéro émission, nous réfléchirons aux moyens de rendre les projets importants d’intérêt européen commun concernant les technologies propres plus rapides à traiter, plus faciles à financer et plus simples d’accès pour les petites entreprises et pour tous les États-membres. Le règlement pour une industrie à zéro émission ira de pair avec le règlement sur les matières premières critiques. Pour les terres rares qui sont indispensables à la fabrication des technologies clés — telles que la production d’énergie éolienne, le stockage de l’hydrogène ou les batteries —, l’Europe dépend aujourd’hui à 98 % d’un seul pays : la Chine. Prenez le lithium. Avec à peine trois pays représentant plus de 90 % de la production de lithium, toute la chaîne d’approvisionnement est devenue incroyablement tendue.
Le règlement sur les matières premières critiques (Critical Raw materials, ou CRM) a été annoncé lors du discours sur l’état de l’Union d’Ursula von der Leyen prononcé en septembre 2022, puis formellement proposé dans la foulée. Celui-ci vient en complément de la liste des matières premières considérées comme critiques par l’Union lancée en 2011 puis révisée tous les trois ans. En neuf ans, le nombre de CRM est passé de 14 à 30, témoignant de la complexification des chaînes d’approvisionnement ainsi que du champ pris en compte dans la classification.
Ce règlement entend permettre à l’Union d’agir sur quatre fronts : la priorisation des matières premières considérées comme « particulièrement stratégiques », la mise en place d’un réseau européen d’agences des matières premières capable d’anticiper les risques liés à l’approvisionnement, la mise en place d’une chaîne d’approvisionnement plus résiliente et la garantie de « conditions de concurrence équitables, solides et durables ».
La Chine exerce une domination dans l’assemblage, le traitement des matériaux ainsi que dans la production de composants nécessaires à la production de batteries lithium, nécessaires à l’électrification. Le 3 janvier 2023, l’Allemagne a présenté sa stratégie sur les matières premières critiques. Sur les 30 matières premières considérées critiques par la Commission, Berlin dépend à 100 % de fournisseurs étrangers pour l’importation de 14. Cette stratégie passe avant tout par l’accélération du recyclage, l’établissement de partenariats stratégiques avec le Chili, l’Australie ou le Canada, ainsi que l’augmentation de l’extraction de matières premières critiques sur son propre territoire.
Cela a entraîné une hausse des prix et menace notre compétitivité. Nous devons donc améliorer le raffinage, la transformation et le recyclage des matières premières ici en Europe. Et, en parallèle, nous travaillerons avec nos partenaires commerciaux pour coopérer au niveau de l’approvisionnement, de la production et de la transformation afin de mettre un terme au monopole existant. Pour ce faire, nous pouvons créer un club des matières premières critiques qui travaillerait avec des partenaires partageant les mêmes valeurs — des États-Unis jusqu’à l’Ukraine — pour renforcer collectivement les chaînes d’approvisionnement et les rendre plus diverses pour nous affranchir des fournisseurs uniques. Voilà donc le premier pilier — vitesse et accès au moyen du règlement pour une industrie à zéro émission.
L’annonce de la création d’un « club des matières premières critiques » succède de quatre jours à l’annonce de la découverte en Suède d’un gisement susceptible de contenir plus d’un million de tonnes d’oxydes de terres rares — 1 % des réserves mondiales — dans la région de Kiruna, dans le nord du pays. À l’occasion d’un discours prononcé dans la ville le 13 janvier, Ursula von der Leyen avait esquissé les contours de cette « nouvelle législation qui vise à réduire les dépendances en matières premières », qualifiant la découverte de terres rares dans l’Union d’« excellente nouvelle ».
Le deuxième pilier de notre plan industriel encouragera l’investissement dans les technologies propres et le financement de leur production. Pour maintenir l’attractivité de l’industrie européenne, nous devons être compétitifs par rapport aux offres et aux mesures incitatives actuellement disponibles en dehors de l’UE. C’est pourquoi nous proposerons d’adapter temporairement nos règles en matière d’aides d’État afin d’accélérer et de simplifier les choses. Les calculs seront plus faciles. Les procédures plus simples. Les approbations, accélérées. Par exemple, nous proposerons des modèles simples d’allègement fiscal. Et une aide ciblée pour les installations de production au sein des chaînes de valeur des technologies propres, afin de contrer les risques de délocalisation liés aux subventions accordées en dehors de l’Union.
L’adaptation des règles en matière d’aides d’État est, depuis quelques mois, la réponse privilégiée à la loi américaine sur l’inflation. Elle a été mise en avant non seulement par la Commission, mais également par la France et l’Allemagne dans une proposition commune au mois de décembre.
Une question centrale demeure et n’a toujours pas été tranchée : celle des seuils permis par ces nouvelles règles. C’est la première fois que l’allègement fiscal, inspiré directement de l’Inflation Reduction Act, apparaît dans une proposition de la Commission.
Mais nous savons aussi que les aides d’État ne seront qu’une solution limitée, à laquelle seuls quelques États-membres peuvent recourir. Si nous voulons éviter un effet de fragmentation du marché unique et soutenir la transition vers des technologies propres dans l’ensemble de l’Union, nous devons également augmenter le financement de l’Union.
Si l’assouplissement des règles relatives aux aides d’État est la mesure la plus consensuelle au niveau de l’Union, elle pose toutefois une question de fond. Les États qui seront le plus en mesure de soutenir leur industrie sont ceux qui disposent d’une marge budgétaire et fiscale importante. À titre d’exemple, comme illustré par Margrethe Vestager dans une lettre adressée aux 27, sur les 672 milliards d’euros approuvés par la Commission dans le cadre de l’encadrement temporaire de crise, l’Allemagne a obtenu l’autorisation pour des aides d’État représentant 53 % du montant total. La France en représente 24 % et l’Italie autour de 7 %. Ce point est déjà soulevé par plusieurs dirigeants. Le Premier ministre belge, Alexander De Croo, a déclaré le 16 janvier : « La réponse ne peut jamais être d’assouplir les règles relatives aux aides d’État, car cela devient une course pour savoir qui a le plus de moyens ». Le Danemark, la Finlande, l’Irlande, les Pays-Bas, la Pologne et la Suède ont également mis en garde contre le risque de fragmentation du marché intérieur.
À court terme, nous constituerons un fonds de souveraineté européen dans le cadre de l’examen à mi-parcours de notre budget qui aura lieu dans le courant de l’année.
La Commission devrait présenter une proposition de révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel 2021-2027 au cours du premier trimestre 2023, suivie par une proposition sur les nouvelles ressources propres au deuxième semestre. En effet, l’inflation et la guerre en Ukraine ont complètement renversé les prévisions de dépenses.
Le Parlement européen soutient une révision en profondeur du budget, à la fois en termes de taille et de structure, mais la décision finale appartient au Conseil qui doit se prononcer à l’unanimité. Pour le moment, plusieurs pays — dont la France — se sont exprimés en faveur d’un nouvel emprunt commun au niveau européen afin de financer des mesures similaires à celles de la loi américaine sur l’inflation. L’Allemagne, mais aussi les Pays-Bas, restent fermement opposés et veulent donner la priorité — au moins pour le moment — aux instruments déjà existants.
La solution proposée par la présidente de la Commission, entre assouplissement des règles en matière d’aide d’État et fonds commun, ressemble à un compromis entre les positions exprimées par les commissaires Thierry Breton et Margrethe Vestager. C’est aussi la position incarnée par le commissaire Paolo Gentiloni à Bruxelles.
Il s’agit d’une solution structurelle qui permettra d’accroître les ressources disponibles pour la recherche en amont, l’innovation et les projets industriels stratégiques essentiels pour atteindre l’objectif de zéro émission nette. Mais parce que cela prendra du temps, nous chercherons une solution de transition pour fournir un soutien rapide et ciblé là où il est le plus nécessaire. À cette fin, nous travaillons actuellement d’arrache-pied à une évaluation des besoins.
Il est intéressant de noter que la proposition de la Commission reprend presque intégralement les propositions françaises qui avaient circulé la semaine du 9 janvier.
En effet, Paris privilégie une approche en deux temps : la constitution d’un « fonds d’urgence » qui s’appuierait « largement » sur des financements existants puis la mise en place d’un fonds de souveraineté d’ici fin 2023, pour lequel une réflexion sur « l’origine possible des financements » devra être menée.
La stratégie française, baptisée « Made in Europe », repose sur quatre piliers : accélération de la mise en œuvre de l’agenda de Versailles, notamment par la définition d’objectifs de réduction des dépendances et par l’adoption de législations sectorielles sur les secteurs sensibles ; modernisation et simplification du cadre des aides d’État (relèvement des seuils et extension des champs de notification prévus par le règlement général d’exemption par catégorie — ou RGEC —, mise en oeuvre de clauses d’alignement) ; la mise en place d’un fonds de souveraineté ; et une « pleine mobilisation » de la politique commerciale européenne, qui passerait notamment par un dialogue constant avec les partenaires ainsi que par la le recours aux instruments de défense commerciale définis dans le cadre multilatéral de l’OMC.
Le troisième pilier du plan industriel du pacte vert consistera à développer les compétences nécessaires pour mener à bien la transition. La meilleure des technologies ne vaut que s’il existe des personnes qualifiées capables de la mettre en place et de la faire fonctionner. Alors que les nouvelles technologies connaissent une forte croissance, nous aurons également besoin d’une forte croissance des compétences et de la disponibilité de travailleurs qualifiés dans ce secteur. Cela vaudra dans tout ce que nous entreprenons, qu’il s’agisse de réglementation ou de finance, et sera une priorité pour notre Année européenne des compétences.
La proposition de mise en place d’une « Année européenne des talents » (European Year of Skills), annoncée au cours du discours sur l’état de l’Union prononcé par Ursula von der Leyen le 14 septembre 2022, a été adoptée le 12 octobre dernier. Cette initiative part du constat qu’il existe d’importantes pénuries de personnels dans des secteurs-clefs comme la construction, les soins de santé, l’ingénierie ou les technologies de l’information. Celle-ci vise également à stimuler le suivi de formations ainsi que l’acquisition de compétences numériques de base, pour lesquelles il existe d’importantes disparités entre les États-membres.
La situation que connaît actuellement la Californie — dont la taille ainsi que le PIB sont comparables à ceux d’un pays européen — est en ce sens un avertissement pour l’Union. Les investissements privés ainsi que l’octroi de budgets fédéraux massifs en faveur de la transition ne permettent pas à eux seuls d’assurer cette transition. L’installation de dispositifs permettant la production d’énergie renouvelable, comme les panneaux solaires, nécessite l’intervention d’un électricien certifié en Californie. Or il en existait seulement 1 pour 478 résidences en janvier 2022 selon le California Department of Industrial Relations. L’électrification des équipements, nécessaire pour atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, impliquera des interventions techniques pour 50 à 60 millions de foyers, selon les estimations de l’ONG Rewiring America. Or l’offre de personnel qualifié est pour le moment très largement inférieure à la demande.
Le quatrième pilier sera destiné à faciliter un commerce équitable et ouvert qui profitera à tous. Pour atteindre la neutralité carbone à l’échelle mondiale grâce aux technologies propres, il nous faudra des chaînes d’approvisionnement solides et résilientes. Nos économies s’appuieront de plus en plus sur le commerce international alors que la transition s’accélère pour ouvrir davantage de marchés et accéder aux intrants dont l’industrie a besoin. Il nous faut un programme commercial ambitieux, qui tirera aussi le meilleur parti des accords commerciaux, par exemple avec le Canada ou avec le Royaume-Uni, avec lequel nous nous efforçons de régler nos différends. Nous travaillons à conclure des accords avec le Mexique, le Chili, la Nouvelle-Zélande et l’Australie — et à obtenir des avancées avec l’Inde et l’Indonésie. Il nous faut également relancer les débats en ce qui concerne l’accord du Mercosur. Parce que le commerce international est essentiel pour aider notre industrie à réduire les coûts, à créer des emplois et à développer de nouveaux produits.
L’élection de Lula au Brésil a suscité de nouveaux espoirs quant à la conclusion d’un accord de libre échange avec le Mercosur. Un élément risque toutefois de compliquer les ambitions de la Commission : à la fin de l’année 2022, un accord sur la taxe carbone aux frontières a été trouvé au niveau européen. Elle devrait couvrir dans un premier temps les importations de fer, d’aluminium, d’acier, d’engrais, d’électricité, d’hydrogène et de ciment. Si l’instrument peut devenir clé dans les discussions autour du rôle qu’a le commerce dans la lutte contre le changement climatique, il attire de nombreuses critiques, étant perçu comme protectionniste.
De la même manière, lorsque le commerce n’est pas équitable, nos réactions doivent être plus vigoureuses. La Chine a fait de la promotion de la fabrication de technologies propres et de l’innovation en la matière une priorité clé dans son plan quinquennal. Elle domine la production mondiale dans des secteurs tels que les véhicules électriques ou les panneaux solaires, qui sont essentiels à la transition. Mais la course à la neutralité carbone doit reposer sur des conditions de concurrence équitables. La Chine encourage ouvertement les entreprises grandes consommatrices d’énergie situées en Europe et ailleurs à délocaliser tout ou partie de leur production sur son territoire, ce qu’elles font avec la promesse d’une énergie bon marché, de faibles coûts de main-d’œuvre et d’un environnement réglementaire plus accommodant. Dans le même temps, la Chine subventionne massivement son industrie et restreint l’accès à son marché pour les entreprises de l’Union. Nous aurons encore besoin de travailler et de commercer avec la Chine, notamment pour réaliser cette transition. Nous devons donc nous concentrer sur la réduction des risques plutôt que sur le découplage. Cela implique que nous utilisions tous nos outils pour faire face aux pratiques déloyales — y compris le nouveau règlement relatif aux subventions étrangères. Nous n’hésiterons pas à ouvrir des enquêtes si nous estimons que nos marchés publics ou d’autres marchés sont faussés par de telles subventions.
Le 14ème plan quinquennal chinois — qui fixe des priorités pour la période 2021-2025 — fait suite au souhait exprimé par Xi Jinping en septembre 2020 de faire de la Chine un pays neutre en carbone à l’horizon 2060. L’équilibre avec la nature, le respect de l’empreinte écologique chinois dans les limites des ressources disponibles ainsi que la régulation des écosystèmes figurent parmi les priorités de la troisième phase de la réforme. Les innovations technologiques propres sont à la base de ces priorités.
Afin de limiter les distorsions à même de nuire à la libre concurrence au sein du marché unique, le Conseil a adopté en novembre 2022 un règlement relatif aux subventions étrangères faisant suite à une proposition de la Commission datant de mai 2021.
Ce nouveau cadre vise à combler un vide réglementaire : il permet à la Commission de corriger des distorsions au sein du marché unique, engendrées par des subventions étrangères accordées aux entreprises exerçant des activités sur le territoire européen. Les entreprises chinoises mais également américaines sont particulièrement visées par ce règlement.
Mesdames et messieurs,
C’est maintenant que s’écrit l’histoire de l’économie des technologies propres.
Durant toutes ces années où je suis venue à Davos, j’ai souvent entendu dire que nous sommes à l’aube d’une de ces périodes de destruction créatrice dont parlait l’économiste Joseph Schumpeter. Il pensait que l’innovation et la technologie remplacent l’ancien, entraînant l’abandon à la fois de l’industrie précédente et des emplois qui y étaient liés. Cette dynamique s’applique, de bien des manières, à la révolution des technologies propres de demain. Mais je pense que si l’Europe fait bien les choses, l’histoire de l’économie des technologies propres peut être celle d’une construction créatrice. En apportant le soutien et les incitations nécessaires pour que les entreprises innovent. En mettant l’accent qui convient sur les compétences et les personnes. En offrant l’environnement adéquat pour tirer au mieux parti de notre capacité d’innovation de premier plan au niveau mondial. L’Europe a déjà tout ce qu’il faut : des talents, des chercheurs, la capacité industrielle. Et l’Europe a un plan pour l’avenir. C’est pourquoi je pense que l’histoire de l’économie des technologies propres sera écrite en Europe.
Merci.