• La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine cristallise trois défis européens  : l’indépendance stratégique, l’indépendance énergétique, et la capacité à être une force motrice de la transition écologique. Ces trois questions ne sont pas des impensés, puisqu’elles travaillent l’idée de l’Union depuis son origine, mais elles se sont matérialisées plus clairement dans cette crise en prenant une forme commune : celle des hydrocarbures russes. 
  • De fait, la dépendance du continent aux énergies fossiles importées de Russie est connue depuis longtemps. Elle constituait déjà un point singulier de la relation entre les blocs pendant la Guerre froide — l’URSS n’ayant jamais interrompu ses exportations, même pendant les périodes de gel intense. Cette dépendance est d’une certaine manière naturelle, du fait de la proximité de ce fournisseur, a fortiori pour des intrants techniquement difficiles à importer comme le gaz. La difficulté à recomposer les moyens d’approvisionnement des pays les plus dépendants le montre assez, notamment sur un marché européen où les entreprises de l’énergie, devenues des mastodontes sous haute tension du fait de marges plus maigres, n’ont pas l’agilité requise pour la construction en urgence de terminaux de haute technologie aux quatre coins de l’Europe. 
  • Elle est le symbole des arrangements européens et de sa difficulté à mettre en œuvre la transition. Annabella Baerbock l’a récemment souligné, cette dépendance est un modèle choisi et reconduit par les européens, en premier lieu l’Allemagne. Elle est également un héritage de l’histoire  : la carte montre bien que le glacis de dépendance correspond peu ou prou aux anciens satellites de Moscou. L’exemple des États baltes et de la Lituanie en particulier sont parlants. Une hypothèse probable au vu de la part des industries pétrochimiques et de raffinage de ces pays est que cet ex-glacis soviétique a progressivement assumé un rôle d’intermédiaire, de transformateur entre la source des hydrocarbures et leur utilisation massive sous des formes très transformées et donc moins visibles à l’ouest de l’Europe. 
  • Pour autant, il n’existe pas de mesure claire de cette dépendance, et les mesures utilisées dans le débat public depuis le début de la crise sont souvent ineptes, voire trompeuses. Par exemple, si la part des imports de gaz venant de Russie indique à la rigueur le degré de difficulté d’un pays à recomposer ses approvisionnements à court terme, elle ne dit pas grand-chose de la part de l’énergie du pays qui est effectivement importée de Russie, et donc de sa dépendance réelle — notamment dans le cas où le pays importe peu de gaz relativement au reste de ses sources d’énergie.
  • Nous proposons donc un «  taux de dépendance  » énergétique à la Russie pour cartographier l’exposition de chaque pays européen. Ce taux est pour chaque pays la part de la demande d’énergie primaire directement satisfaite par les importations de matières premières russes — en l’occurrence ici les importations de gaz, pétrole et matières premières solides, dont le charbon, ce qui constitue la très large majorité des matières importées.
  • Par exemple, concernant la dépendance française au gaz russe, le taux se calcule en multipliant la part du gaz importé de Russie dans les importations de gaz totaux par la part des importations nets de gaz — en valeur calorifique nette — rapportée à la demande primaire d’énergie. La carte ne contenant que les taux pour le gaz est notamment visible dans ce post de blog de Jean Pisani-Ferry.
  • Nous utilisons notamment les données Eurostat pour 2019, afin de ne pas prendre en compte les effets conjoncturels de la crise sanitaire sur les équilibres énergétiques. Dans les faits, il est possible que ce choix induise une surestimation des taux de dépendance. Une autre limite vient de ce que cette carte ne montre qu’une dépendance «  de premier ordre  », liée aux entrées de matières premières et non aux très complexes réseaux denses et ramifiés d’échanges d’intrants et de produits finis à forte intensité carbone qui maillent les réseaux de production européens — les matrices de Leontief du commerce international. 
  • Une autre limite importante de cette méthode vient des données. Quoique corrigées partiellement par l’utilisation des données Bruegel pour la part des importations russes de gaz, elles sont sujettes à grande caution. Nous indiquons donc que ces taux de dépendance sont très indicatifs, peuvent contenir des erreurs importantes — nous mettons notamment en garde concernant l’Ukraine —, et peuvent au mieux donner des ordres de grandeur ou avoir un caractère ordinal. Une cartographie à prendre avec «  un gros grain de sel  », pour ainsi dire. 
  • Cette cartographie permet entre autres de montrer que les parties les plus frileuses concernant les sanctions ne sont pas nécessairement les plus exposées. 
  • Conscients de cette dépendance, et comme l’écrit Pierre Charbonnier dans ces colonnes, l’Europe doit impérativement adopter une «  écologie de guerre  », c’est-à-dire assumer d’opérer une «  transition stratégique  », dont la seule question est celle de la répartition du coût inévitable qu’elle représente. C’est précisément en ce sens que s’est prononcé le ministre allemand de la transition, Robert Habeck. 
  • Comme l’a souligné Jean Pisani-Ferry, «  l’Europe ne peut pas vaincre un adversaire prêt à endurer une baisse de 20 % de son revenu national si les Européens ne sont pas prêt à endurer une baisse de 2 % du leur.  »