Cet entretien est également disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.

Depuis le 24 février 2022, la guerre est de retour sur le continent européen. Les membres de l’alliance atlantique ont, depuis le début de cette guerre, apporté un soutien de plus en plus important à Kiyv, qui se traduit notamment désormais par l’envoi d’armes lourdes. Dans le même temps, ceux-ci ont veillé à ne pas se laisser entraîner dans un conflit direct avec la Russie. Cela pose deux questions : premièrement, dans quelle mesure le risque d’un conflit plus large avec la Russie pèse-t-il sur le soutien que l’OTAN est prête à fournir à l’Ukraine ? Et deuxièmement, pendant combien de temps cet exercice d’équilibriste de l’OTAN peut-il encore durer ?

L’OTAN doit accomplir deux tâches fondamentales face à la guerre brutale que la Russie mène contre l’Ukraine. La première est d’apporter un soutien à l’Ukraine, et la seconde consiste à empêcher une escalade du conflit au-delà de l’Ukraine. Nous remplissons ces deux objectifs en partie, tout d’abord, par la fourniture d’un soutien sans précédent à l’Ukraine. Concrètement, les alliés de l’OTAN livrent des systèmes d’armes de plus en plus avancés ainsi que des équipements lourds et modernes, notamment des systèmes de défense aérienne, des pièces d’artillerie de précision à longue portée, des lance-roquettes, des drones et d’autres équipements qui font chaque jour la différence sur le champ de bataille. Nous coordonnons également nos efforts par le biais du groupe de contact pour l’Ukraine dirigé par les États-Unis, le « groupe Ramstein », qui a été mis en place au début du printemps. 

Dans le même temps, nous avons clairement indiqué que même si nous soutenons l’Ukraine, notamment sur les plans militaire, financier et humanitaire, et par le biais de sanctions économiques contre la Russie, nous ne prenons pas part à la guerre et l’OTAN n’est pas présente sur le terrain. J’ai parlé avec le président Zelensky lorsqu’il a demandé, par exemple, que soit instaurée une zone d’exclusion aérienne — et je comprends que l’Ukraine le demande. Mais je reste persuadé que nous avons pris la bonne décision en ne nous impliquant pas directement, car cela aurait conduit à un conflit ouvert entre l’OTAN et la Russie. Nous ne le souhaitons pas, car cela causerait encore plus de souffrances, plus de pertes et plus de destruction.

Les guerres sont imprévisibles. Personne ne peut savoir exactement combien de temps celle-ci va durer, mais nous sommes prêts à maintenir le cap, à nous préparer pour le long terme et à apporter notre soutien à l’Ukraine pendant encore longtemps.

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Toutefois, même si nous ne sommes pas directement impliqués dans le conflit, la deuxième chose que nous faisons pour éviter un débordement consiste bien sûr à accroître considérablement notre présence militaire dans la partie orientale de l’alliance. Nous avons maintenant plus de 40 000 soldats directement sous le commandement de l’OTAN, la plupart à l’est (la France participe à cet effort, par sa présence accrue en Roumanie) et ces forces sont appuyées par de solides moyens navals et aériens. En procédant ainsi, nous sommes en mesure de soutenir l’Ukraine et, en même temps, d’empêcher une escalade au-delà de l’Ukraine.

Combien de temps cela peut-il durer ? Nous avons clairement indiqué au sommet de Madrid que nous apporterons notre soutien aussi longtemps qu’il le faudra. Les guerres sont imprévisibles. Personne ne peut savoir exactement combien de temps celle-ci va durer, mais nous sommes prêts à maintenir le cap, à nous préparer pour le long terme et à apporter notre soutien à l’Ukraine pendant encore longtemps. Tel est le message délivré par les dirigeants lors du sommet de l’OTAN à Madrid.

À Madrid justement, l’OTAN a adopté son nouveau concept stratégique — dont les contours avaient été esquissés en mai dernier par le ministre espagnol des affaires étrangères, José Manuel Albares, dans les colonnes du Grand Continent. Ce document expose que la « raison d’être et [la] responsabilité première [de l’OTAN] consistent à assurer notre défense collective », mais aussi que l’alliance atlantique « continuera d’assumer trois tâches fondamentales : la dissuasion et la défense, la prévention et la gestion des crises, et la sécurité coopérative. » Y a-t-il désormais un véritable consensus quant au fait de considérer la défense collective comme la priorité absolue de l’OTAN ? Et, si oui, qu’est-ce que cela signifie sur le terrain, tant au niveau conventionnel que nucléaire ?

La défense collective est l’une des trois principales fonctions de l’OTAN, comme le reflète le concept stratégique que vous venez de mentionner. Dans le même temps, il est évident que la principale responsabilité de l’OTAN est de protéger et de défendre tous les alliés contre toute menace. Cette tâche reste inchangée depuis la création de l’alliance en 1949, mais l’environnement de sécurité et la manière dont nous assumons et conduisons notre responsabilité dépendent du type de menaces auxquelles nous sommes confrontés. 

Pendant quarante ans, notre principal objectif a été de dissuader l’Union soviétique d’attaquer tout pays allié de l’OTAN. Après la fin de la guerre froide, certains se sont demandés si l’alliance atlantique avait encore un rôle à jouer et il a beaucoup été dit que l’OTAN devait soit disparaître (‘out of business‘), soit faire du ‘hors zone’ (‘out-of-area‘) – nous avons clairement fait le choix d’aller hors zone. L’OTAN a joué un rôle très important pour faire cesser deux violentes guerres ethniques dans les Balkans, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Ensuite, au lendemain du 11 septembre et des attaques terroristes contre les États-Unis, l’OTAN a été en première ligne pour lutter contre le terrorisme. Après 2014, nous nous sommes à nouveau davantage concentrés sur la défense collective et la menace russe.

Notre principale tâche, la responsabilité fondamentale de protéger les alliés, est donc restée inchangée depuis la fondation de l’alliance. Mais le type d’environnement dans lequel nous accomplissons cette tâche est variable. L’OTAN est l’alliance qui a le mieux réussi dans l’histoire parce que nous avons été capables de nous adapter à l’évolution du monde. En 2014, celui-ci a changé avec l’annexion illégale de la Crimée et le soutien de la Russie aux séparatistes du Donbass. Depuis lors, l’OTAN a mis en œuvre le plus grand renforcement de sa défense collective depuis la fin de la guerre froide, avec des forces à plus haut niveau de préparation, des groupements tactiques dans la partie orientale de l’alliance, une augmentation des dépenses de défense qui a permis de mettre fin à des années de coupes budgétaires. Nous avons également investi de nouveaux domaines militaires tels que le cyber et l’espace.

Ainsi, la guerre en Ukraine n’a pas commencé le 24 février 2022, elle a commencé en 2014. L’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie depuis février 2022 a toutefois rendu encore plus dangereux et éprouvant un environnement qui était déjà difficile. Nous sommes maintenant au cœur de la plus grave crise sécuritaire depuis la Seconde Guerre mondiale, avec une guerre ouverte d’une ampleur jamais vue depuis lors.

La guerre en Ukraine n’a pas commencé le 24 février 2022, elle a commencé en 2014. L’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie depuis février 2022 a toutefois rendu encore plus dangereux et éprouvant un environnement qui était déjà difficile.

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Par conséquent, il est d’autant plus nécessaire d’investir dans les capacités conventionnelles, comme nous le faisons d’ailleurs déjà. Il est en effet remarquable de constater qu’après des années de réduction des dépenses de défense, tous les alliés ont désormais augmenté leurs dépenses et investi 350 milliards d’euros supplémentaires depuis que nous avons pris cet engagement au sommet du Pays de Galles en 2014. Nous constatons ainsi qu’un grand nombre de capacités nouvelles et modernes sont déployées par les alliés, notamment des avions de cinquième génération, des systèmes sans pilote et d’autres équipements de pointe, ce qui est une conséquence directe de l’adaptation de l’OTAN.

Ce que nous avons également fait au sommet de Madrid, et qui se reflète dans le concept stratégique, c’est d’investir davantage pour conserver notre avance technologique. Nous avons créé un nouveau fonds OTAN pour l’innovation et un accélérateur d’innovation de défense pour l’Atlantique Nord (DIANA), avec des bureaux et une implantation aux quatre coins de l’alliance, afin de renforcer la façon dont nous travaillons ensemble en tant qu’alliés, mais aussi avec des acteurs publics et privés.

Et bien sûr, nous devons veiller à ce que notre dissuasion nucléaire reste fiable, sécurisée et efficace. La France joue un rôle décisif à cet égard. Elle dispose de capacités clés haut de gamme, elle est sur le point d’atteindre l’objectif de deux pour cent de dépenses de défense et elle est une puissance nucléaire.

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Vous évoquiez à l’instant les nouveaux projets de l’OTAN en matière de technologies militaires émergentes. Ces dernières années, l’Union européenne a également développé un certain nombre d’initiatives dans le domaine de l’industrie de la défense. Comment l’alliance atlantique peut-elle faire en sorte que ses propres projets ne fassent pas double emploi avec ceux de l’Union qui, pour sa part, a toujours reconnu que l’OTAN reste la pierre angulaire de la défense collective de ses membres ? En d’autres termes, comment faire en sorte que la complémentarité entre l’OTAN et l’Union aille dans les deux sens ?

La meilleure façon d’y parvenir est de travailler plus étroitement ensemble et d’inclure autant que possible les alliés non-membres de l’Union dans ses efforts en matière de défense. Je me félicite en tout cas de ces efforts, car je pense qu’ils peuvent contribuer à fournir de nouvelles capacités qui sont absolument nécessaires. Je pense aussi, par exemple, que le Fonds européen de défense et la PESCO (coopération structurée permanente) sont des instruments qui peuvent aider à réduire la fragmentation de l’industrie européenne de défense. Bien sûr, tout effort significatif de l’Union en matière de défense nécessitera une augmentation des dépenses et, s’il est une organisation qui a demandé aux alliés européens d’augmenter leurs dépenses de défense ces dernières années, c’est bien l’OTAN. Nous nous réjouissons donc naturellement que les alliés européens accroissent aujourd’hui leurs investissements.

Avec l’Union européenne, nous partageons le même voisinage, nous partageons la plupart des mêmes défis et nous partageons de plus en plus les mêmes membres — avec l’adhésion de la Finlande et de la Suède, quatre-vingt-seize pour cent de la population de l’Union vivra dans un pays de l’OTAN.

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L’Union et l’OTAN ont tant de choses en commun. Nous partageons le même voisinage, nous partageons la plupart des mêmes défis et nous partageons de plus en plus les mêmes membres – avec l’adhésion de la Finlande et de la Suède, quatre-vingt-seize pour cent de la population de l’Union vivra dans un pays de l’OTAN. Il existe donc de nombreuses façons de renforcer conjointement les efforts de l’Union européenne et de l’OTAN en matière de défense.

Toutefois, il est également important de prendre conscience que, malgré nos nombreux points communs, nous sommes deux organisations distinctes. Nous l’avons constaté tout au long de la crise ukrainienne, tandis que l’OTAN et l’Union ont travaillé en étroite collaboration. Pour la toute première fois, moi-même, en tant que secrétaire général de l’OTAN, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, nous nous sommes rendus ensemble en Lituanie et en Lettonie au début de la crise, pour envoyer un message univoque.

Mais il faut éviter que les efforts de l’Union ne fassent double emploi avec les structures existantes de l’OTAN. Par exemple, nous avons une structure de commandement de l’OTAN qui est également vitale pour la défense de l’Europe. Toute duplication de cette structure compromettrait notre capacité commune. Nous avons la Force de réaction de l’OTAN (NRF), qui est une force à haut niveau de préparation, et chaque fois que l’Europe sollicite ce soutien, nous intervenons. Nous l’avons vu en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, mais aussi en Libye. Il faut se rappeler que l’intervention militaire en Libye n’était pas une opération de l’OTAN. Au départ, il s’agissait d’une initiative européenne. Je me souviens que lorsque cette initiative a été lancée à l’Élysée (j’y étais en tant que Premier ministre de Norvège), l’OTAN n’était pas à la table des discussions. Après un certain temps, les alliés européens se sont tournés vers l’OTAN pour lui demander de l’aide — et, bien sûr, l’alliance a répondu présente. Le processus OTAN de planification de défense est un autre exemple de mécanisme bien établi qui a beaucoup servi aux alliés européens pendant de nombreuses années pour définir leurs capacités de défense. Il ne faut pas non plus dupliquer ce processus, car nous risquerions de faire des demandes contradictoires aux mêmes capitales.

Nous avons une dissuasion nucléaire européenne bien établie, qui est la dissuasion nucléaire de l’OTAN.

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Ce que je viens de dire s’applique aussi, bien sûr, au domaine nucléaire. Nous avons une dissuasion nucléaire européenne bien établie, qui est la dissuasion nucléaire de l’OTAN, avec des forces en Europe, une doctrine, un commandement, des exercices et des alliés européens qui travaillent ensemble et fournissent différentes capacités à cet égard.

Ce qu’il est également important de souligner à propos de la complémentarité UE-OTAN, c’est que l’OTAN compte au total approximativement un milliard de personnes, qui se trouvent à la fois en Amérique du Nord et en Europe, et qu’il y a environ 150 millions d’Européens qui vivent dans un pays de l’OTAN qui n’est pas membre de l’Union. Or, les alliés non-européens sont importants pour la défense de l’Europe dans la mesure où quatre-vingt pour cent des dépenses de défense de l’OTAN proviennent de ces pays. La géographie a également son importance, avec la Norvège au nord, la Turquie au sud, ainsi que les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni à l’ouest. Dans le contexte actuel de crise, les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni ont joué en outre un rôle déterminant à la fois pour ce qui est de la présence accrue dans la partie orientale de l’alliance et du soutien apporté à l’Ukraine. Enfin, il s’agit surtout d’une question politique — toute tentative d’affaiblir le lien transatlantique n’affaiblirait pas seulement l’OTAN, mais diviserait aussi l’Europe. 

Pour faire suite au cas de la Finlande et de la Suède que vous avez évoqué, un accord a été trouvé avec la Turquie lors du sommet de Madrid sur l’adhésion de ces deux pays à l’OTAN. Néanmoins, depuis lors, les autorités turques n’ont cessé de brandir la menace d’un veto à l’adhésion d’Helsinki et de Stockholm, insistant notamment sur la nécessité de se conformer à leurs demandes d’extradition. N’y a-t-il pas un problème à ce qu’Ankara utilise ainsi son droit de veto sous l’égide de l’OTAN, faisant peser un risque sur les valeurs démocratiques et l’État de droit en Finlande et en Suède ? 

Lorsqu’il y a des divergences au sein de l’OTAN, il faut se mettre autour de la table et trouver un terrain d’entente. C’est ce que nous avons fait dans ce cas et ce n’est bien sûr pas la première fois qu’un allié rencontre des difficultés avec une décision spécifique. Il est dans la nature d’une organisation fondée sur le consensus que, de temps à autre, il faille consacrer du temps à répondre aux préoccupations spécifiques. Il est de ma responsabilité, et c’est la force de l’OTAN, que de pouvoir y répondre. C’est ce que nous avons fait à propos des préoccupations turques. 

Il est dans la nature d’une organisation fondée sur le consensus que, de temps à autre, il faille consacrer du temps à répondre aux préoccupations spécifiques.

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Il convient aussi de garder à l’esprit qu’aucun autre allié de l’OTAN n’a subi plus d’attaques terroristes que la Turquie. Le mémorandum d’entente trilatéral conclu par la Finlande, la Suède et la Turquie n’est pas un document de l’OTAN, mais un document que nous avons contribué à faciliter. Ce document est le fruit d’un travail acharné de plusieurs semaines et je remercie les trois pays pour leur approche constructive. Le message principal de ce document est qu’ils vont travailler plus étroitement ensemble pour lutter contre le terrorisme. Le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) est proscrit par l’Union européenne et les alliés de l’OTAN en tant qu’organisation terroriste. Cela étant dit, toutes les décisions relatives à l’extradition ou à l’expulsion d’individus de Finlande et de Suède seront prises conformément aux lois finlandaises et suédoises, par les institutions judiciaires de ces pays.

Le nouveau concept stratégique mentionne la Chine pour la première fois. Autre première à Madrid, les partenaires de la région indo-pacifique — à savoir l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud — ont participé à un sommet de l’OTAN. Cela signifie-t-il que l’OTAN considère désormais qu’il existe une summa divisio du paysage géopolitique mondial entre les États-Unis et leurs alliés d’un côté et un axe Russie-Chine de l’autre ? Et, si tel est le cas, cette division est-elle le produit d’un retour à la compétition entre grandes puissances ou bien d’une lutte idéologique entre régimes autoritaires et démocratiques ?

Je pense que nous voyons ces deux phénomènes à l’œuvre. Il y a une concurrence accrue entre les grandes puissances, mais aussi des puissances autoritaires comme la Chine et la Russie qui remettent nos valeurs en question de façon plus ouverte et plus agressive qu’auparavant. Nous observons également que la Chine et la Russie collaborent plus étroitement. Elles s’exercent ensemble sur le plan militaire, elles intensifient leur collaboration dans le domaine diplomatique. Nous l’avons constaté en particulier avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dans la mesure où la Chine n’a pas condamné cette invasion. Elle ne la qualifie pas non plus de guerre et emploie le terme « opération militaire spéciale », reproduisant ainsi la rhétorique russe. Les chinois diffusent également le même faux récit que la Russie sur les causes de cette guerre. Ils ont remis en question le principe fondamental du droit de chaque nation à décider pour elle-même.

Dans le même temps, la Chine et la Russie sont évidemment deux nations différentes. Cela se reflète dans le concept stratégique, à l’intérieur duquel nous faisons référence à la Chine comme un « défi pour nos intérêts, notre sécurité et nos valeurs », tandis que nous désignons la Russie comme « la menace la plus urgente et la plus imminente pour notre sécurité ». Les deux pays ne sont donc pas identiques, mais ils travaillent de plus en plus étroitement et ne partagent pas nos valeurs. Ce sont deux puissances autoritaires qui ne croient pas en la démocratie, ni en l’État de droit. Nous l’avons vu par exemple à Hong Kong ou dans la manière dont les minorités sont traitées en Chine, tout comme nous le voyons dans la manière dont le président Poutine réprime les différentes forces démocratiques dans son pays.

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Dans ce contexte géopolitique mondial, l’unité de l’OTAN reste une question essentielle. Pourtant, le clivage idéologique entre démocratie et autocratie traverse également l’organisation, si l’on considère par exemple la Turquie, mais aussi la Hongrie ou la Pologne. En outre, des différends entre les membres menacent la cohésion de l’alliance atlantique, comme en témoigne le regain de tensions entre la Grèce et la Turquie en Méditerranée orientale par exemple. L’OTAN est-elle vraiment aussi unie qu’elle le paraissait lors du sommet de Madrid, tant en termes de valeurs que d’intérêts ?

 L’OTAN repose sur des principes fondamentaux tels que l’État de droit, les libertés individuelles et la liberté. Ces valeurs sont essentielles — j’y attache personnellement une grande importance. Vous avez cependant raison de constater, tant au sein de l’Union européenne que de l’OTAN, que certains pays soulèvent des inquiétudes quant à leur degré d’adhésion à ces valeurs. Il ne m’appartient pas de parler au nom de l’Union européenne, mais je peux dire que je considère l’OTAN comme une plate-forme importante pour que les pays puissent exprimer leurs préoccupations et aborder ces questions. Au cours des années durant lesquelles j’ai été secrétaire général de l’OTAN, j’ai soulevé ces préoccupations auprès de plusieurs capitales. Je pense qu’il est préférable de discuter de ces questions ouvertement et franchement au sein de l’organisation, car c’est le meilleur moyen de garantir que ces valeurs – la démocratie, la liberté – soient respectées au plus haut degré possible.

Nous sommes divers, il y aura des désaccords entre les alliés, comme cela a toujours été le cas au sein de l’OTAN. Il y a eu des différences par le passé et il y en aura encore à l’avenir.

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C’est une alliance de trente membres qui s’est réunie à Madrid en juin dernier. Lorsqu’il y a autant de pays, des deux côtés de l’Atlantique, avec des cultures différentes, des histoires différentes, des partis politiques différents au pouvoir, il y a forcément des divergences importantes entre eux. Ainsi, si l’on définit l’unité comme quelque chose de monolithique, où tout le monde est d’accord sur tous les sujets et à tout moment, alors bien entendu, ce n’est pas comme cela que je vois les choses. Nous sommes divers, il y aura des désaccords entre les alliés, comme cela a toujours été le cas au sein de l’OTAN. Nous pourrions évoquer la crise de Suez en 1956, le moment où la France a décidé de quitter la coopération militaire au sein de l’OTAN en 1967, ou encore la guerre en Irak et bien d’autres événements. Il y a eu des différences par le passé et il y en aura encore à l’avenir.

L’unité de l’OTAN réside dans le fait que, malgré ces différences, nous sommes unis autour de notre tâche essentielle, qui est de nous protéger et de nous défendre mutuellement. Nous nous sommes acquittés de cette tâche avec succès, en empêchant toute attaque armée contre un allié de l’OTAN depuis notre fondation en 1949 et en contribuant à assurer la paix dans toute l’Europe et dans la région de l’Atlantique Nord. La guerre était autrefois la norme dans cette partie du monde, mais nous connaissons aujourd’hui une période de paix sans précédent. Cela est dû au rôle joué par de nombreuses institutions distinctes, au premier rang desquelles l’Union ainsi que l’OTAN. Il ne faut pas non plus oublier que l’élargissement de l’OTAN a ouvert la voie à l’élargissement de l’Union européenne. Je suis donc fermement convaincu qu’en période de troubles, il est d’autant plus important de disposer d’institutions internationales fortes.

Au sommet de Madrid, l’OTAN a également annoncé qu’elle commencerait à se saisir de la question du changement climatique. Dans quelle mesure cette question représente-t-elle un défi pour l’alliance, en particulier en ce qui concerne la géopolitique de l’énergie ? D’une part, il est absolument nécessaire de réduire la dépendance à l’égard des combustibles fossiles, notamment en provenance de la Russie, pour des raisons tant environnementales que de sécurité. Mais d’autre part, les énergies vertes créent de nouvelles dépendances, notamment vis-à-vis de la Chine, en matière de matériaux critiques et de chaînes de production. L’OTAN a-t-elle suffisamment intégré cette double problématique dans sa vision stratégique ?

Le changement climatique représente un défi majeur de notre époque et l’OTAN est déterminée à jouer son rôle pour atténuer son impact sur notre sécurité. Cela signifie trois choses pour l’OTAN : qu’il faut améliorer notre compréhension du phénomène, adapter notre façon de travailler et d’opérer, et réduire nos propres émissions. L’OTAN a procédé à la toute première évaluation de la manière dont le changement climatique influe sur notre sécurité, sur nos moyens, nos installations et activités militaires, ainsi que sur notre capacité de résilience et notre état de préparation dans le domaine civil. Nous avons défini les premières étapes de notre adaptation afin de tenir compte du changement climatique lors de la planification de nos missions et du développement de nouvelles capacités. Les alliés ont également adopté une nouvelle méthode pour cartographier les émissions de gaz à effet de serre des forces armées, ainsi que des objectifs concrets pour réduire les émissions de l’OTAN et tendre vers la neutralité carbone d’ici 2050. 

La guerre en Ukraine démontre le danger que représente une trop grande dépendance aux matières premières issues de régimes autoritaires.

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La guerre en Ukraine démontre le danger que représente une trop grande dépendance aux matières premières issues de régimes autoritaires. Tout au long de la guerre, nous avons vu comment Moscou a instrumentalisé les approvisionnements énergétiques, afin de les utiliser comme un moyen de pression et de chantage. Cela a mis en évidence l’importance de développer des sources alternatives pour l’approvisionnement énergétique de l’Europe. Dans le même temps, il ne faut pas troquer une dépendance pour une autre. Beaucoup de nouvelles technologies et les minerais rares nécessaires à leur production proviennent de Chine. Il nous faut donc diversifier nos sources d’énergie et nos fournisseurs. Dans le nouveau concept stratégique de l’OTAN, les alliés sont convenus de renforcer notre sécurité énergétique et d’investir dans un approvisionnement, des fournisseurs et des sources d’énergie stables et fiables.

Vous êtes secrétaire général de l’OTAN depuis 2014. Au cours des huit dernières années, vous avez vu l’OTAN répondre et s’adapter à de nombreux bouleversements géopolitiques, notamment la première et la deuxième guerre en Ukraine. Vous avez également dû maintenir la cohésion de l’alliance atlantique, en particulier pendant les années turbulentes de la présidence Trump — turbulences qui pourraient potentiellement revenir dès 2024 avec les prochaines élections présidentielles aux États-Unis. Quelle doctrine vous a guidé pour traverser ces périodes difficiles ?

Tout d’abord, je dirais avoir été guidé par l’impératif de l’unité — la conscience que tant que l’Amérique du Nord et l’Europe resteront solidaires au sein de l’OTAN, nous serons en sécurité. Ensemble, nous représentons cinquante pour cent de la puissance économique et cinquante pour cent de la puissance militaire mondiale. Nous avons également l’ingéniosité et la technologie qui nous permettent d’être forts ensemble. Je ne crois pas aux États-Unis seuls, tout comme je ne crois pas à l’Europe seule. Je crois en l’Amérique du Nord et l’Europe ensemble, en solidarité stratégique — cette même solidarité qui nous a protégé pendant des décennies et nous protégera pendant les décennies à venir, malgré nos différences évidentes.

Bien sûr, personne ne peut prédire qui sera élu président des États-Unis ou de n’importe quel pays européen dans le futur. Mais ce que je peux dire, c’est que si vous êtes préoccupés par la perspective d’un dirigeant politique qui n’est pas, disons, enthousiaste à l’égard du lien transatlantique, alors il est important de renforcer les institutions que nous avons. Pendant les années Trump, nous avons vu la force de l’OTAN en tant qu’institution, avec son organisation, sa structure de commandement, toutes les personnes qui travaillent dans le bâtiment où nous sommes aujourd’hui et tout ce que nous faisons ensemble. Cela fait de nous une institution à toute épreuve, qui ne peut pas être dissoute par un seul individu ou une seule élection. Alors, oui, en démocratie, nous ne pouvons jamais garantir qui sera élu. Mais ce que je peux garantir, c’est que la probabilité que l’OTAN perdure, quels que soient les dirigeants politiques en place, sera beaucoup plus élevée si nous assurons la force du lien transatlantique, institutionnalisé à travers l’OTAN. C’est pourquoi je crois, encore une fois, en l’importance d’institutions internationales fortes en période d’incertitude et d’imprévisibilité.