La guerre froide est-elle de retour, comme ont tendance à le penser certains commentateurs ? Le «  monde libre  » est-il à nouveau confronté à une montée des autoritarismes ? La résurgence de la concurrence entre les grandes puissances va-t-elle jouer un rôle fédérateur ? À en croire la nouvelle alliance de sécurité indopacifique annoncée la semaine dernière entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie, baptisée AUKUS, la réponse est oui.

Une nouvelle enquête de l’ECFR, menée dans 12 États membres de l’Union, semble également confirmer cette opinion. Près des deux tiers des personnes interrogées en Europe pensent qu’un nouveau schisme semblable à celui de la guerre froide est en train de se développer entre la Chine et les États-Unis. Mais cette nouvelle confrontation a une particularité : la plupart des citoyens de l’UE n’ont pas le sentiment que leur propre État y participe.

Avant même que la débâcle du pacte AUKUS ne conduise le gouvernement français à parler de trahison de la part de Washington et de Londres, les citoyens de nombreux pays européens étaient très partagés quant à l’évocation d’une nouvelle confrontation mondiale.

En fait, seuls 15 % d’entre eux estiment que leur propre pays est engagé dans une guerre froide avec la Chine, tandis que 59 % pensent que leur pays n’est pas encore impliqué. Il existe des nuances entre les différents États membres, mais une tendance générale émerge : dans tous les pays sondés par l’ECFR, il y a plus de personnes qui nient l’existence d’une nouvelle guerre froide que de personnes qui pensent qu’un tel conflit pourrait être en cours.

Près des deux tiers des personnes interrogées en Europe pensent qu’un nouveau schisme semblable à celui de la guerre froide est en train de se développer

IVAN KRASTEV ET MARK LEONARD

Emmanuel Macron veut construire une autonomie stratégique européenne comme alternative à la dépendance vis-à-vis des États-Unis. Mais nos résultats montrent que de nombreux citoyens européens considèrent Bruxelles comme l’allié le plus fiable des États- Unis plutôt que comme un pôle alternatif. Lorsque l’on parle de confrontation avec la Russie ou la Chine, les Européens ont tendance à voir Bruxelles, et non leurs propres pays, comme le participant le plus actif de l’Europe dans ces conflits. 31 % des Européens pensent que Bruxelles est probablement ou assurément en guerre froide avec la Chine. Cela signifie qu’ils sont deux fois plus nombreux à penser que c’est l’UE qui est en guerre froide avec la Chine plutôt que leur propre pays. En ce qui concerne la Russie, une majorité d’entre eux estiment que l’Union est engagée dans une guerre froide : 44 % sont d’accord pour dire que cette guerre est en cours, tandis que 26 % seulement sont de l’avis contraire.

S’il est encore trop tôt pour savoir quelles seront les conséquences à long terme de cette dynamique, il est clair qu’à court terme, l’opinion publique n’est pas d’avis que les relations transatlantiques sont alignées avec celles de la Chine et de la Russie. L’enquête de l’ECFR révèle quatre divisions visibles entre les capitales européennes et Washington qui pourraient créer des tensions au sein de l’Alliance transatlantique d’une part, et entre les capitales nationales et les institutions européennes d’autre part.

La première de ces divisions concerne Washington et la façon dont l’administration Biden formule les défis idéologiques posés par les autocraties chinoise et russe. Leur représentation d’un scénario semblable à celui de la « guerre froide », dans lequel un Occident démocratique est uni contre l’autocratie, ne reflète pas les perceptions européennes. L’ensemble des données de l’ECFR révèle que peu d’Européens considèrent l’opposition entre autocratie et démocratie comme un moyen utile d’aborder la politique mondiale. La majeure partie des personnes ayant répondu au sondage de l’ECFR pense que la nature d’un régime politique particulier ne suffit pas à expliquer l’échec ou le succès des gouvernements dans la gestion de la pandémie ou du changement climatique. Même sur la question de la contribution à la sécurité mondiale, seuls 50 % s’accordent à dire que les démocraties en font davantage que les autocraties, tandis que 36 % pensent que le type de régime ne fait aucune différence.

L’ensemble des données de l’ECFR révèle que peu d’Européen considèrent l’opposition entre autocratie et démocratie comme un moyen utile d’aborder la politique mondiale.

IVAN KRASTEV ET MARK LEONARD

La division suivante est l’absence d’accord entre les Européens sur l’existence même d’une menace existentielle. Pendant la première guerre froide, les gens étaient prêts à réorganiser leurs priorités pour se protéger des chars soviétiques ou d’un holocauste nucléaire. Peu d’Européens voient la Chine de Xi de cette manière, et seuls 5 % d’entre eux pensent que la Chine « dirige le monde ». Ce qui est peut-être plus inquiétant pour Bruxelles et Washington, c’est que moins d’une personne sur dix, dans les États membres comme l’Allemagne ou la France, pense aujourd’hui pouvoir compter sur la garantie de sécurité américaine, et environ une sur trois pense qu’elle n’en a pas besoin « du tout ». Et il est peu probable que le pacte AUKUS ait inspiré une quelconque confiance dans la politique étrangère américaine ou ait mis fin au scepticisme à son égard.

Le dernier ensemble de données de l’ECFR apporte des détails sur les facteurs à l’origine de ces changements de perception parmi les Européens. Il montre que lorsque l’on demande aux personnes interrogées qui a le plus de pouvoir dans le monde, la plupart des Européens ne pensent pas du tout aux grandes puissances. Par exemple, seuls 13 % des Européens pensent que c’est le gouvernement américain qui a le plus d’impact sur la façon dont le monde est géré, et seuls 6 % pensent la même chose de la Chine. Dans l’ensemble, les citoyens européens ont tendance à penser que les acteurs non étatiques, les entreprises et les individus ultra riches constituent les groupes les plus influents dans le monde actuel.

Il est révélateur que les Européens perçoivent le conflit avec la Russie comme plus réel que celui avec la Chine.

ivan krastev et mark leonard


Un troisième problème découle de la géographie, plutôt que de l’histoire. Il est révélateur que les Européens perçoivent le conflit avec la Russie comme plus réel que celui avec la Chine. Comme nous l’avons déjà noté, seuls 31 % pensent qu’une guerre froide a lieu entre l’UE et la Chine, mais une majorité relative de 44  % pense que ce conflit a lieu entre l’UE et la Russie. Cette focalisation géographique particulière suggère une différence importante par rapport à la précédente guerre froide : l’affrontement entre les États-Unis et la Chine a une dimension mondiale et le principal théâtre de la confrontation se situera probablement en Asie. Dans ce nouveau scénario, l’Europe occupe une position comparable à celle du Japon avant 1989 : un allié américain fiable, mais en dehors du principal champ de confrontation.

Étant donné l’absence d’une unité idéologique vecteur de discipline entre les États-Unis et l’Europe, et d’une menace existentielle dans le voisinage de l’Europe, il n’est pas vraiment surprenant que les Européens voient les alliances différemment, ce qui constitue le quatrième domaine de divergence. Comme l’a révélé le sondage pré-pandémie de 2019 de l’ECFR, un grand nombre d’Européens préféreraient rester neutres en cas de conflit entre les États-Unis et la Chine ou la Russie. Et, même depuis la victoire électorale de Joe Biden, l’année dernière, au moins la moitié de l’électorat des pays sondés souhaiterait toujours que leur gouvernement adopte cette position.

Si nos sondages de ces deux dernières années ont permis de dégager une tendance durable, c’est que Washington et Bruxelles pourraient avoir des difficultés à rallier le soutien de l’opinion publique de « toute la société » à une défense de la démocratie occidentale. Les dirigeants européens et américains, qui cherchent à s’attaquer aux autocraties de Chine et de Russie, risquent d’échouer lorsqu’ils découvriront qu’ils ne bénéficient pas d’un consensus sociétal.