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Key Points
  • Dans un scénario où il n’y aurait pas d’importations de gaz russe, il est probable que des mesures supplémentaires doivent être prises, notamment une sortie retardée du nucléaire, une campagne pour que les ménages réduisent leur demande (« baisser les thermostats d’un degré »), et un déploiement rapide de l’énergie solaire photovoltaïque et des pompes à chaleur. 
  • Au cours des prochaines années, de nombreux projets d’expansion devraient être mis en place pour accroître la capacité.
  • L’intervention publique sera nécessaire pour assurer des importations suffisantes au cours des prochains mois. Elle peut prendre la forme d’une task force chargée de coordonner les achats et d’empêcher les entreprises de faire de la surenchère.

La Russie est historiquement le principal fournisseur de gaz naturel de l’Union européenne. Après les litiges relatifs au gaz entre la Russie, l’Ukraine et l’Europe en 2006 et 2009, puis les tensions autour de la crise ukrainienne de 2013-2014, l’Union a cherché à réduire sa dépendance à l’égard des importations de gaz naturel russe. Toutefois, la Russie continue de fournir environ 40 % de la consommation de gaz européenne (voir la figure ci-dessous). L’invasion de l’Ukraine a remis en question cette relation et il est nécessaire de se préparer à une interruption complète de tous les flux de gaz russe à destination de l’Europe. 

Le problème de cet hiver est passé. Grâce aux importations record de gaz naturel liquéfié (GNL), l’Union terminera la saison hivernale avec des volumes de stockage de gaz faibles, mais pas inhabituels, malgré des importations russes historiquement basses. Le défi immédiat est de se préparer pour l’hiver prochain en remplissant les stocks autant que possible. 

Dans cette étude, nous examinons trois scénarios de fluctuations des importations russes et présentons l’évolution du stockage européen. La demande mensuelle est définie en fonction de la moyenne des années 2018-2021. Nous partons du principe que les importations d’Afrique du Nord, de Norvège et d’Azerbaïdjan resteront à des niveaux similaires à ceux des derniers mois, à leur capacité maximale. Concernant le GNL, nous considérons des niveaux d’importation record, approchant la capacité maximale technique des terminaux de regazéification. Les importations russes sont estimées comme suit :

  • Pas d’importations russes : même un niveau record d’importations en provenance des pays tiers ne serait pas suffisant pour remplir les stocks avant l’hiver prochain. L’Europe devrait réduire la demande par rapport aux niveaux moyens d’au moins 400 TWh (soit 10 % à 15 % de la demande annuelle). Cela est possible et un ensemble de mesures exceptionnelles pourrait permettre de réduire la demande d’au moins 800 TWh.
  • Importations russes limitées  : Les pipelines Nord Stream 1 et Turkstream fonctionneraient (60 TWh/mois), tandis que le transit ukrainien, Yamal et les flux vers les Balkans seraient arrêtés. Gazprom réaliserait des bénéfices importants grâce à des prix élevés et garderait le contrôle de l’approvisionnement de gaz de l’Union, tandis que l’Europe souffrirait toujours d’un marché du gaz très volatil.
  • Importations russes moyennes : Les exportations russes vers le marché européen seront très proches de celles de 2021, que nous considérons comme à peu près égales aux obligations contractuelles à long terme de Gazprom. Sans sanctions énergétiques de part et d’autre, ce scénario est susceptible de prévaloir. Il permettrait de réapprovisionner facilement les stocks et entraînerait une baisse des prix.

Le principal point de notre analyse est qu’accompagnées d’importations record de GNL, les mesures prises du côté de la demande (voir le graphique ci-dessus, à droite) suffiraient à éliminer immédiatement la dépendance à l’égard du gaz russe. Une partie de cette réduction de la consommation sera due aux prix élevés du gaz. Cela entraînera un changement de source d’énergie dans le secteur de l’électricité et un ralentissement des activités des installations industrielles, comme ce fut souvent le cas au cours des six derniers mois. Dans un scénario où il n’y aurait pas d’importations de gaz russe, il est probable que des mesures supplémentaires doivent être prises, notamment une sortie retardée du nucléaire, une campagne pour que les ménages réduisent leur demande (« baisser les thermostats d’un degré »), et un déploiement rapide de l’énergie solaire photovoltaïque et des pompes à chaleur. 

Trois principaux obstacles demeurent avant d’arriver à une augmentation des importations. Premièrement, nous partons du principe que l’Union peut se procurer des quantités sans précédent de GNL. Deuxièmement, que les acteurs du marché seront suffisamment incités à acheter le GNL disponible à des prix élevés et à le stocker jusqu’à l’hiver prochain, et enfin, que ce gaz importé pourra se répartir sans difficulté sur les marchés européens. Il existe néanmoins des défis pour chacune de ces hypothèses.

Disponibilité du gaz : le marché du GNL

Le gaz naturel liquéfié joue un rôle de plus en plus important sur les marchés du gaz mondiaux. 

En 2021, les échanges mondiaux de GNL ont totalisé 5 400 TWh. À titre de comparaison, la même année, les importations totales de l’Union étaient de 3 700 TWh, dont 750 TWh de GNL. La hausse de la demande et le resserrement de l’offre ont entraîné un doublement des prix du GNL entre décembre 2020 et décembre 2021. En 2022, la production mondiale devrait augmenter entre 63 et 300 TWh (1,2 à 5,5 %) par rapport à 2021. Cependant, les prévisions restent celles d’un marché extrêmement tendu. 

De plus, le marché est caractérisé par une part importante de contrats à long terme, ce qui signifie que même si les acheteurs européens sont prêts à payer des prix élevés, ils ne sont pas pour autant assurés de pouvoir en acheter. Le secteur du GNL s’est développé sur la base de contrats à long terme, de 20 à 25 ans, qui sont nécessaires aux vendeurs et aux acheteurs pour justifier les investissements importants requis pour la construction des installations de liquéfaction et des terminaux de réception. Ces dernières années, les marchés sont devenus plus flexibles, notamment grâce à l’émergence des États-Unis comme fournisseur important, appelé à devenir le premier producteur de GNL d’ici la fin de l’année. Notamment, en janvier, l’Union européenne a été la destination de 37 % des exportations américaines de GNL. 

Dans un scénario où il n’y aurait pas d’importations de gaz russe, il est probable que des mesures supplémentaires doivent être prises, notamment une sortie retardée du nucléaire, une campagne pour que les ménages réduisent leur demande (« baisser les thermostats d’un degré »), et un déploiement rapide de l’énergie solaire photovoltaïque et des pompes à chaleur. 

BEN MCWILLIAMS, GIOVANNI SGARAVATTI, SIMONE TAGLIAPIETRA et GEORG ZACHMANN

Néanmoins, une part importante des importations supplémentaires de GNL dans l’Union devrait provenir des flux actuellement destinés à l’Asie et aux Amériques. Cela nécessitera des négociations et des compromis politiques. Ces dernières semaines, la Commission européenne et l’administration américaine ont présenté des demandes aux grands consommateurs asiatiques de GNL, comme le Japon et la Corée du Sud, pour qu’ils détournent des cargos vers l’Europe, afin d’aider l’allié à faire face à sa pénurie de gaz – de la même manière que l’Europe et les États-Unis ont aidé le Japon à s’approvisionner en GNL après l’accident de Fukushima en 2011.

Le défi consiste non seulement à garantir l’approvisionnement sur les marchés mondiaux, mais aussi à réussir à l’importer sur le continent. À cet égard, l’Union est limitée par sa capacité de regazéification, c’est-à-dire le volume disponible dans les terminaux d’importation pour regazéifier le GNL et le pomper dans le réseau. Dans l’Union, le taux d’utilisation a oscillé entre 30 et 70 % de la capacité totale au cours des quatre derniers mois, ce qui laisse de la place pour une utilisation plus intensive des sites actuels. Au cours des prochaines années, de nombreux projets d’expansion devraient être mis en place pour accroître la capacité.

Encourager le stockage du gaz

Il est nécessaire de rajouter environ 700 TWh dans les stockages européens avant l’hiver prochain. Il s’agit d’un exercice coûteux. Aux prix actuels, cela coûterait au moins 70 milliards d’euros, contre 12 milliards d’euros les années précédentes.

L’Europe devra non seulement trouver à qui vendre ce gaz, mais aussi qui voudra et pourra l’acheter. En principe, ce serait la mission des compagnies gazières européennes. Mais les entreprises privées cherchent à maximiser les profits et à éviter les risques. Acheter à des prix records dans un environnement où les décisions géopolitiques et le comportement stratégique d’un fournisseur central peuvent radicalement transformer l’équilibre entre l’offre et la demande est un pari dont les avantages sont limités et les inconvénients considérables.

Pour remédier à cette réalité, on pourrait envisager une obligation de stockage qui contraindrait les entreprises à remplir leurs stocks jusqu’à un certain volume avant le 1er octobre 2022. Cette obligation devrait être organisée au niveau européen afin d’éviter que les pays ne surenchérissent dans un contexte d’offre limitée. Un deuxième élément clef est une forme de partage des risques entre l’État et les entreprises privées. On pourrait imaginer des contrats qui prévoiraient le remboursement aux entreprises de la différence au cas où les prix seraient inférieurs à 70 euros/MWh l’hiver prochain.

Impacts régionaux 

Les pays européens seront touchés différemment par une diminution du gaz russe. Certains voisins immédiats qui ne sont pas connectés au réseau de l’Union (la Finlande et les pays baltes) consomment relativement peu de gaz et ont leurs propres dispositions en matière de sécurité énergétique, notamment le terminal GNL de Klapeida en Lituanie et la capacité de la Finlande à passer du gaz au pétrole.

© Yuri Smityuk/TASS/Sipa USA

Dans le système gazier européen interconnecté, l’exposition au gaz russe peut être mesurée de manière très différente. Les contrats commerciaux, par exemple, présentent une exposition substantielle en Europe occidentale : Gazprom annonce des ventes de plus de 120 TWh à la France en 2021. Mais le simple fait de supposer que les flux de gaz entrants s’épuisent comme des dominos le long du gazoduc de livraison ne peut pas rendre compte de manière cohérente de la complexité des flux bilatéraux sur un marché relativement concurrentiel. Ainsi, nous attribuons l’exposition de chaque pays aux différentes sources de gaz en tenant compte de la matrice complète des flux transfrontaliers dans l’Union en 2021 (voir graphique ci-dessous). Cela ramène chaque pays à un seul grand bassin de gaz et donne une bonne indication de l’importance de l’impact d’une pénurie de gaz russe sur chaque pays, si les flux de gaz se poursuivent proportionnellement jusqu’en 2021. Ainsi, la Belgique, la France et les Pays-Bas obtiennent très peu de gaz russe, tandis que l’Allemagne obtient plus de la moitié de son gaz de la Russie et que la plupart des pays d’Europe orientale – à l’exception de la Roumanie et de l’Ukraine, qui ont une production propre importante – sont fortement dépendants du gaz russe.

Cette distribution est donc une question à la fois d’infrastructure et de solidarité. Tout d’abord, serait-il techniquement possible d’amener du gaz dans des pays qui sont actuellement principalement approvisionnés par le gaz russe ? Il est difficile de répondre à cette question car le Réseau européen des gestionnaires de réseaux de transport de gaz (ENTSOG) ne prend pas en compte un arrêt complet du gaz russe dans sa modélisation annuelle de la sécurité d’approvisionnement. Une chose est sûre cependant : cela serait difficile. 

Par exemple, la péninsule ibérique est une véritable plateforme pour les terminaux d’importation de GNL. La région peut importer 40 TWh par mois, mais ne peut consommer que 30 TWh. Le défi consiste à transporter le gaz excédentaire vers le reste de l’Europe, étant donné que les gazoducs existants permettent un transfert maximal de 5 TWh par mois. Autre exemple, le gaz qui arrive en France est odorisé et ne peut généralement pas être injecté sans contraintes dans les systèmes gaziers voisins. Alors que le gaz sur le marché du nord-ouest de l’Europe a des qualités différentes (gaz L à faible pouvoir calorifique produit localement dans certaines parties de l’Allemagne et des Pays-Bas contre gaz H à fort pouvoir calorifique importé dans le reste de l’Europe) qui utilisent des infrastructures différentes. 

Au cours des prochaines années, de nombreux projets d’expansion devraient être mis en place pour accroître la capacité.

BEN MCWILLIAMS, GIOVANNI SGARAVATTI, SIMONE TAGLIAPIETRA et GEORG ZACHMANN

En outre, le réseau de pipelines d’Europe centrale et orientale est conçu pour acheminer les importations de l’Est vers les consommateurs finaux. Malgré les investissements dans les capacités d’inversion de flux et les nouveaux gazoducs, si une quantité excessive de gaz devait provenir de l’ouest, des engorgements de gazoducs pourraient empêcher une livraison suffisante aux parties les plus orientales de l’Union ou à l’Ukraine.

Enfin, et surtout, ce qui est techniquement faisable peut ne pas l’être politiquement. Même s’il était techniquement possible de synchroniser le tarissement des stocks en Europe afin de retarder ou d’éviter les ruptures d’approvisionnement en gaz dans toute l’Union, les pays les mieux approvisionnés pourraient de ne pas vouloir partager leurs maigres ressources en gaz avec les pays qui se trouvent dans une situation plus difficile. Ce risque est amplifié par l’incapacité à prévoir la durée et la gravité d’une éventuelle pénurie alors que, dans le pire des scénarios, les contraintes d’infrastructure exigeraient des mouvements anticipés de volumes à travers les frontières dès à présent. La réduction du gaz russe exigera une grande solidarité de la part des États membres pour aider les pays qui seront les plus durement touchés.

Conclusion

Le scénario de crise évoqué ci-dessus nécessitera de l’improvisation et un certain esprit entrepreneurial. Le point essentiel est le suivant : si l’Union est contrainte ou prête à en assumer le coût, il devrait être possible de remplacer le gaz russe avant l’hiver prochain sans que l’activité économique soit dévastée, que les gens souffrent du froid ou que l’approvisionnement en électricité soit perturbé. Mais il faudra réviser des dizaines de règlements, bouleverser les procédures et opérations habituelles, dépenser rapidement beaucoup d’argent et prendre des décisions difficiles. Dans de nombreuses situations, le temps sera trop court pour obtenir des résultats parfaits.

Il est essentiel de veiller à ce que la plus grande quantité possible de gaz soit acheminée vers l’Union et répartie équitablement entre les stockages nationaux pour réduire la vulnérabilité face à un conflit persistant. Cela pose trois défis : 1) acheminer autant de gaz que possible vers l’Europe sans surpayer massivement ; 2) distribuer le gaz en Europe et ; 3) répartir le coût de cette opération.

L’intervention publique sera nécessaire pour assurer des importations suffisantes au cours des prochains mois. Elle peut prendre la forme d’une task force chargée de coordonner les achats et d’empêcher les entreprises de faire de la surenchère. Les responsables politiques doivent soutenir l’activation des approvisionnements potentiels et proposer des marchandages politiques pour obtenir des volumes de GNL supplémentaires. Des mesures de partage des risques avec les entreprises pour assurer le stockage du gaz seront probablement nécessaires.

Ces efforts sont essentiels mais pas suffisants. Au cours des 12 prochains mois, il y a peu de choses à faire pour éliminer les obstacles matériels. Sans le gaz russe, il restera un écart entre l’offre et la demande. 

Des mesures exceptionnelles sont possibles pour réduire la demande, et elles doivent être mises en œuvre rapidement.