Cet entretien est également disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.

Lors d’une intervention récente1, vous avez fait le constat d’un glissement dans l’ordre international, selon lequel nous passons d’un système fondé sur des règles à un système fondé sur la puissance. Si tel est le cas, il semble impératif de rapprocher la politique économique internationale et la politique étrangère. Comment l’Union européenne peut-elle se donner les moyens de déployer une politique géoéconomique intégrée et de relier plus systématiquement les domaines d’action entre eux ?

Tout d’abord, je crois qu’il ne faut pas se résigner à ce glissement d’un ordre basé sur les règles vers un ordre basé sur la puissance. Nous avons tout intérêt à nous opposer à ce glissement, car le commerce international basé sur des règles est la pierre angulaire d’un système qui protège tout le monde contre les discriminations arbitraires. Sa remise en question est par conséquent nuisible pour les pays et les entreprises engagés dans le commerce international, et il est impératif de travailler à la revitalisation de la gouvernance économique mondiale, qui ne fonctionne pas très bien pour le moment.

Pour l’Union européenne, cela signifie qu’il devient plus important que jamais de procéder à une double intégration de toutes les actions extérieures de l’Union, dont la politique commerciale fait partie, et qu’il faut concevoir comme le déploiement d’une réelle politique économique internationale européenne. Ce que j’appelle la double intégration correspond d’une part à l’intégration de tout ce que nous faisons dans le domaine économique sur le plan international, dans une perspective géopolitique, et d’autre part au rapprochement entre les politiques extérieures et les politiques intérieures comme la politique industrielle, la politique relative au marché intérieur, la politique de concurrence ou encore la politique de recherche. En d’autres termes, pour exister comme acteur global, nous dépendons de la force et de la cohérence que nous sommes capables de déployer à l’intérieur de l’Union.

Au sein de ce paradigme, comment se donner les moyens de déployer une telle politique économique intégrée ? Tout d’abord, je dirais que nous ne partons pas de zéro et que notre capacité à projeter la puissance de notre marché intérieur sur la scène internationale est une véritable force. Aujourd’hui, l’Union déploie déjà notamment des sanctions économiques au service d’objectifs politiques. À ce titre, nos accords commerciaux bilatéraux comprennent des éléments de coopération au niveau global, qui vont de la non-prolifération des armes nucléaires à la lutte contre le travail forcé, le respect des droits de l’homme, ou encore le respect des accords de Paris. Évidemment, l’adaptation de ces dispositifs aux défis du moment est une lutte permanente car ces défis sont plus importants qu’il y a quelques années, mais je voudrais souligner que nous ne partons pas de rien sur ces questions. Nous avons les instruments qui permettent d’intégrer ces politiques efficacement dans nos actions extérieures.

Je crois qu’il faut accepter cette dualité selon laquelle nous continuons à défendre un ordre multilatéral basé sur des règles, mais acceptons qu’il est essentiel de le faire sur la base d’une position plus forte

Sabine Weyand

Il y a toutefois désormais un défi supérieur à relever face à ce glissement vers un ordre international fondé sur la puissance, qui consiste à mieux défendre nos valeurs et nous mettre en capacité d’agir en cohérence avec nos intérêts dans ce cadre nouveau. Ce double objectif nous mène à combiner plusieurs instruments qui visent à la revitalisation du multilatéralisme, mais aussi au développement d’instruments autonomes qui nous permettent de défendre nos intérêts en l’absence de coopération des autres. C’est ce deuxième axe qui est relativement nouveau dans la politique européenne.

Je crois qu’il faut accepter cette dualité selon laquelle nous continuons à défendre un ordre multilatéral basé sur des règles, mais acceptons qu’il est essentiel de le faire sur la base d’une position plus forte, en nous dotant de tous les instruments nécessaires.

Dans cet ordre en recomposition, deux tendances concomitantes mais contradictoires semblent se manifester. Tout d’abord, nous vivons dans un monde d’interdépendances fortes, caractérisé par des chaînes de de valeurs mondiales, qui sont à la fois la garantie de notre prospérité et engendrent d’importantes vulnérabilités mutuelles. Paradoxalement, la gouvernance internationale et la sphère réglementaire régissant ces interdépendances sont de plus en plus fragmentées et asymétriques. Comment la notion d’autonomie stratégique ouverte développée par la Commission européenne ambitionne-t-elle d’affronter  concrètement ces contradictions ?

Commençons peut-être par une considération sémantique, car cette notion d’autonomie stratégique a été importée du domaine de la politique de sécurité. Évidemment, lorsque l’on transpose ce concept vers le domaine économique, cela signifie qu’il est nécessaire de prendre en compte certaines spécificités. La notion d’autonomie stratégique ne doit pas se confondre, en termes économiques, avec l’autarcie, l’auto-suffisance, ou avec l’idée d’un repli sur soi-même. Lorsque l’on parle d’autonomie stratégique, il y a parfois une tendance à interpréter cela comme la nécessité de produire tout ce dont nous avons besoin sur le continent européen. Je crois qu’il s’agit là d’une ambition qui est vouée à l’échec et qui serait aussi irréaliste que coûteuse.

En revanche, si l’on définit l’autonomie stratégique d’un acteur comme sa capacité à défendre et à poursuivre ses intérêts, non pas seul, mais sans dépendances indésirables et sans contraintes excessives, cela signifie que cette stratégie, dans le domaine économique, repose avant tout sur un principe d’ouverture sur le monde. Notre prospérité dépend de notre capacité à nous connecter, notamment après cette pandémie et la crise économique qu’elle a engendré, aux pôles de croissance internationaux qui se situent à 85 % hors de l’Union. L’ouverture est donc essentielle. En revanche, la question est de savoir sur quelle base l’Europe s’engage avec le reste du monde et quelles bornes sont fixées à cette ouverture. C’est là où la politique commerciale – multilatérale et bilatérale – joue son rôle, au même titre que les instruments autonomes qui nous protègent contre ceux qui abusent de notre ouverture. Je crois que c’est cette lecture de l’autonomie stratégique ouverte qui guide la politique commerciale européenne.

Cette ouverture est absolument nécessaire du point de vue de la création de croissance et d’emplois, mais aussi si l’on souhaite réaffirmer notre position de leadership sur les grands défis internationaux que sont le changement climatique, la lutte pour le leadership technologique et la sécurisation des échanges. Pour relever ces défis et réellement agir sur les biens publics mondiaux, nous avons besoin de cet engagement partagé avec le reste du monde. Nous avons besoin de plus de coordination internationale car nous ne pouvons pas y parvenir seuls.

Si l’on définit l’autonomie stratégique d’un acteur comme sa capacité à défendre et à poursuivre ses intérêts, non pas seul, mais sans dépendances indésirables et sans contraintes excessives, cela signifie que cette stratégie, dans le domaine économique, repose avant tout sur un principe d’ouverture sur le monde.

SABINE WEYAND

Depuis 2016, l’Union renforce progressivement les outils de défense commerciale à sa disposition et cherche à identifier et réduire ses dépendances, dans un contexte international caractérisé par un ordre commercial de plus en plus asymétrique et mercantiliste. Au regard de ces changements, estimez-vous que l’Union opère une réorientation de long terme de sa politique commerciale ? En d’autres termes, la notion de souveraineté est-elle de retour dans la Weltanschauung européenne ?

La politique de l’Union est en évolution permanente. Le contexte dont vous parlez est notamment marqué par le besoin de s’adapter à deux types de développement, extérieur et intérieur.

Sur le plan extérieur, nous sommes confrontés à l’émergence d’une rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine sur le plan technologique et économique, mais aussi très clairement sur le plan politique. On assiste à une montée des nationalismes économiques, aussi dans d’autres parties du monde. Il s’agit d’une dynamique extrêmement coûteuse et que nous souhaitons limiter à tout prix. Paradoxalement, la crise du multilatéralisme est concomitante à ce phénomène. Au moment où nous avons de plus en plus besoin d’une gouvernance internationale forte pour faire face à de nouveaux défis, cette même gouvernance est affaiblie, y compris par ses propres créateurs ! Il faut reconnaître que l’ordre établi après la Seconde Guerre mondiale, très largement créé par les États-Unis et ses alliés, y compris l’Europe, a été déstabilisé par l’émergence de la Chine qui n’a pas été suffisamment encadrée par des règles. Cela a engendré une perte de confiance des États-Unis dans la capacité du système de l’organisation mondiale du commerce (OMC) à encadrer et discipliner les pratiques chinoises. Nous sommes donc confrontés à ce paradoxe caractérisé par un besoin de gouvernance sans précédent, mais un système international plus faible et plus menacé que jamais depuis l’après-guerre. Il s’agit là d’une tendance extérieure lourde, à laquelle il faut désormais associer la pandémie et ses conséquences économiques.

A l’intérieur de l’Union, il y a l’énorme défi de la double transformation de l’économie européenne, à savoir la transition verte et la transformation numérique. Nous sommes donc ici clairement dans un contexte d’adaptation de la politique commerciale à un nouveau paradigme, mais il ne s’agit ni de la première, ni de la dernière fois qu’il faut nous adapter. S’agit-il donc d’une réorientation significative ? Oui, mais pas pour autant d’une réorientation inhabituelle.

Quelles sont les implications de ces enjeux pour l’Union ? Il y a très clairement un regain d’intérêt pour la revitalisation et la réforme du multilatéralisme. Il y a aussi une forte détermination à utiliser nos accords commerciaux bilatéraux comme plateforme de coopération sur tous les défis globaux. Cette stratégie n’est pas sans risque, car les attentes vis-à-vis de la politique commerciale européenne sont énormes, et nos actions ont d’importantes conséquences pour les pays tiers. Mais je crois que cela répond à un besoin partagé au niveau européen, de mettre à profit toutes les plateformes et les opportunités qui s’offrent à nous pour créer les bases d’une coopération la plus saine possible avec ces pays. Cette détermination me semble plus forte qu’auparavant.

Il y a aussi un volontarisme accru sur le suivi de la mise en œuvre de ce que nous avons négocié avec nos partenaires. C’est le rôle de Denis Redonnet, le responsable de l’application des règles commerciales au sein de la direction générale du commerce de la Commission, dont le poste récemment créé reflète cette attention portée au respect des engagements pris par nos partenaires et à leur mise en œuvre. De ce point de vue, nous souhaitons préserver la politique commerciale comme moteur de la croissance, tout en faisant en sorte que cette croissance soit réellement durable, en focalisant nos efforts sur la promotion des méthodes de production. En ce sens, si la réorientation, telle qu’elle a notamment été présentée dans la Communication adoptée en février 2021 sur le Réexamen de la politique commerciale2, n ‘est pas inhabituelle, elle est peut-être plus significative qu’il y a cinq ans, lors de la précédente adaptation de la politique commerciale européenne.

Nous sommes donc confrontés à ce paradoxe caractérisé par un besoin de gouvernance sans précédent, mais un système international plus faible et plus menacé que jamais depuis l’après-guerre.

Sabine Weyand

Vous mettez régulièrement l’accent sur la nécessité de renforcer l’interaction entre la politique commerciale et la politique industrielle, tout en préservant une réglementation pro-concurrentielle du marché unique. À quel point cette ambition d’équilibre stratégique est-elle partagée entre Européens, et comment envisagez-vous son articulation, au-delà des objectifs politiques parfois contradictoires ?

Je crois que l’Union est un chantier permanent. Nous venons de parler de la réorientation de la politique commerciale. De la même manière, nous sommes en train d’adapter les outils de tous les autres domaines d’action. La politique de concurrence d’aujourd’hui, dans le contexte de la pandémie et du Green Deal, n’est plus la même qu’il y a trois ou cinq ans. Il en va de même pour la politique industrielle. Il y a donc des éléments qui me paraissent transversaux, à commencer par la nécessité de garantir des règles de concurrence commerciale équitables. Il y a aussi la question de la sécurité des approvisionnements dans les matières premières nécessaires à la réalisation du Green Deal par exemple, qui joue autant pour la politique commerciale que pour la politique industrielle, et constitue un véritable défi de mise en cohérence pour l’Union.

Je pense qu’il y a aussi une synergie assez évidente entre la stratégie industrielle que la Commission a adoptée au printemps, et la stratégie de politique commerciale adoptée quelque peu auparavant. C’est notamment le cas dans la mesure où la politique industrielle se base sur un marché unique, ouvert, intégré et compétitif associé à des politiques de concurrence et des politiques commerciales qui, ensemble, stimulent la reprise économique et la double transformation écologique et numérique. Ces trois champs d’action font ainsi l’objet d’une adaptation aussi simultanée que possible à ce nouveau cadre et ces nouveaux enjeux. Est-ce que cela signifie qu’il y a toujours un parfait consensus sur les orientations politiques au sein de l’Union ? Non, car les équilibres doivent être atteints au cas par cas, en fonction de chaque initiative. Mais je pense que nous disposons, au sein de la Commission, des instruments nécessaires pour veiller à cette cohérence. La structure même de la Commission reflète cette ambition, car le commissaire au commerce est aussi le vice-président exécutif pour l’économie. De ce point de vue, lors de la préparation des initiatives, il y a des mécanismes qui nous aident à établir ces équilibres même si ceux-ci ne sont pas garantis dès le départ. C’est un travail d’équilibriste mais qui relève de notre responsabilité.

Ce que la Commission propose, c’est donc d’abord et avant tout un instrument de dissuasion qui, par sa seule existence, devrait pousser les pays tiers qui risquent de céder à la tentation d’exercer des pressions sur nous, d’y réfléchir à deux fois.

Sabine Weyand

La Commission travaille actuellement au déploiement d’un nouvel instrument qui permettrait à Bruxelles d’imposer des sanctions à tout pays ayant cherché à exercer un chantage économique sur l’Union. S’il aboutit, cet instrument pourrait grandement contribuer aux ambitions géopolitiques affichées par Ursula von der Leyen, et donnerait potentiellement à la Commission un réel pouvoir en tant qu’acteur de politique étrangère. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?

Effectivement, il s’agit justement d’un élément de réponse à ce glissement de l’ordre international vers un système basé sur les rapports de force. Nous avons constaté que nous ne disposons pas vraiment d’instruments qui nous permettent de nous défendre contre des actes de coercition. Dans la mesure où nous sommes un acteur fondé sur le droit, notre réponse a toujours été construite au regard des possibilités juridiques nous permettant de faire valoir nos intérêts et nos valeurs dans le cadre de forums internationaux, notamment l’OMC. Or, force est de constater que nous vivons désormais dans un monde au sein duquel nous n’avons pas les moyens de répondre fermement si un autre pays se met en retrait du droit international et exerce une pression pour nous empêcher de définir nos politiques selon nos propres intérêts et valeurs.

Ce que la Commission propose, c’est donc d’abord et avant tout un instrument de dissuasion qui, par sa seule existence, devrait pousser les pays tiers qui risquent de céder à la tentation d’exercer des pressions sur nous, d’y réfléchir à deux fois. Cela signifie que nous sommes toujours désireux de privilégier la voie du dialogue avec un pays qui envisagerait de telles mesures. Si le dialogue n’aboutit pas et que le pays en question persiste dans la voie de la confrontation, alors nous proposons de disposer d’un large éventail de mesures de protection pour l’Union. Il s’agit de contre-mesures telles que l’imposition de droits de douanes, la mise en place de restrictions sur les services ou encore des mesures d’exclusion des marchés publics européens ou de restriction de l’accès au financement des programmes de l’Union. En ce sens, cet instrument me semble parfaitement représentatif de la notion d’autonomie stratégique ouverte, car il nous donne la capacité d’agir en fonction de nos intérêts, tout en préservant notre ouverture. L’objectif n’est pas de se replier sur nous-même, mais de développer une relation mutuellement bénéfique avec un pays tiers, sur la base d’une position plus forte sous-tendue par un éventail de mesures de protection. À cet égard, ce qui est important, c’est de bien comprendre que nous souhaitons nous doter d’un instrument pour protéger nos intérêts au cas où un pays tiers sortirait du droit international. Cependant, toute réponse européenne à une telle violation se fera toujours dans le respect de ce même droit international.    

Cette proposition est sur la table des négociations depuis un mois et suscite beaucoup d’intérêt. Je compte sur la présidence française du Conseil de l’Union européenne pour faire avancer le débat sur ce sujet, mais il s’agit d’un projet législatif compliqué qui demande un degré élevé de cohésion au sein du Conseil, ainsi que l’implication du Parlement européen. Nous n’y sommes pas encore, mais le signal envoyé aux pays tiers avec cette proposition de la Commission est fort.

Le gouvernement français affiche justement son ambition de peser sur plusieurs dossiers ayant trait au commerce dans le cadre de sa présidence du Conseil de l’Union européenne, notamment afin d’établir une mise en cohérence avec les ambitions climatiques européennes. En plus de l’aboutissement du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, le gouvernement souhaite pousser la mise en place de clauses miroirs, afin d’assurer la convergence des normes environnementales dans les traités commerciaux avec des pays tiers, et garantir la réciprocité des règles commerciales. La mise en place d’un outil de lutte contre la déforestation importée participerait de la même logique. Comment évaluez-vous les progrès accomplis sur ces dossiers et leur chance d’aboutir dans un délai court ?

Ce sujet témoigne de l’évolution du débat sur la politique commerciale. Au siècle dernier, celle-ci concernait presque exclusivement l’élimination des barrières physiques et techniques aux frontières. Aujourd’hui, on parle beaucoup plus de sujets ayant trait aux conditions de production qui existent au sein des juridictions des différents pays. À ce titre, je crois qu’il est nécessaire d’adopter une approche granulaire sur la question des clauses miroirs, qui est souvent traitée superficiellement dans le débat public.

Tout d’abord, il est important de rappeler que tous les produits présents sur le marché européen, qu’ils soient fabriqués à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Union, doivent être conformes à ses critères et à ses standards qui concernent les caractéristiques du produit lui-même. Il n’est donc pas question qu’une denrée qui contient des pesticides interdits en Europe circule sur le marché européen. Là où les choses se compliquent, c’est lorsque l’on parle des méthodes de production dans un pays tiers qui n’impactent pas les caractéristiques de la marchandise stricto sensu. Par exemple, que faire lorsqu’un pesticide qui n’est pas autorisé en Europe est utilisé dans un pays tiers, sans pour autant être présent dans le produit fini ? Dans ce type de cas, les solutions sont beaucoup plus complexes et notre nouvelle stratégie sur les clauses miroirs ambitionne de répondre à cette problématique. Il y a des situations où nous estimons qu’il est opportun et légitime d’insister sur le fait que certaines caractéristiques soient respectées dans les méthodes de production. C’est notamment le cas pour ce qui relève des défis globaux tels que le changement climatique. Puisqu’un consensus international existe sur la lutte contre le réchauffement climatique, il est indispensable que tout le monde agisse pour garantir l’efficacité de cette action globale, et impératif de ne pas favoriser l’utilisation de produits néfastes. Cette logique est également à l’origine de la proposition relative à l’outil de lutte contre la déforestation importée.

Dans la mesure où il y a une dimension transfrontalière et internationale très marquée dans ce débat, il faut absolument que les mesures ne soient pas arbitrairement discriminatoires et faire en sorte de les rendre proportionnelles aux objectifs recherchés. Il me semble que c’est le cas de cette proposition, car les règles envisagées permettent au commerce de produits sans déforestation de perdurer sans entrave et sans discrimination, tout en proposant des dispositifs permettant aux pays producteurs de faciliter leur mise en conformité avec notre réglementation. Ainsi, lorsque ces clauses miroirs sont justifiées par un défi international comme la protection de l’environnement, et qu’elles n’engendrent pas d’entrave arbitraire au commerce, elles semblent légitimes et peuvent parfaitement s’envisager dans le cadre de nos accords commerciaux.

S’agit-il pour autant du meilleur moyen d’agir ? Cette question doit faire l’objet d’un traitement au cas par cas. Si l’on règle seulement les conditions dans lesquelles les produits forestiers peuvent entrer dans le marché européen, on s’attèle en définitive à un pourcentage relativement limité de la production globale qui risque d’être alimentée par la déforestation. Si l’on veut agir d’une manière plus significative, et pas seulement sur les produits exportés vers l’Union, il faut chercher d’autres moyens de coopération internationale, au sein de forums prévus à cet effet. En d’autres termes, une législation autonome ne peut jamais se substituer à la coopération, par exemple dans le cadre des accords de Paris, mais elle peut agir comme une incitation complémentaire. Je crois que si l’on veut vraiment peser et augmenter le niveau de protection des standards de production, il faut le faire par le biais d’une collaboration avec les pays tiers qui les incite à augmenter leurs standards, et pas simplement en essayant de leur imposer nos méthodes de production.

Il faut aussi accepter que l’Union européenne n’a pas toujours le monopole de la bonne réglementation, et qu’il est important d’être respectueux de la souveraineté réglementaire des autres si nous la réclamons, à juste titre, pour nous-même. Par exemple, il est tout à fait possible d’imaginer qu’un pesticide interdit au sein de l’Union soit autorisé dans un pays tiers qui lutte contre une maladie tropicale qui n’existe pas chez nous. Dans ce cas, avons-nous le droit d’interdire à ce pays un moyen très efficace de lutter contre une maladie tropicale qui ne nous affecte pas et dans la mesure où ce pesticide n’est pas présent dans le produit fini qui circule sur le marché européen, même s’il a été utilisé dans le processus de production ? Cet impératif de respect mutuel avec les pays tiers est essentiel pour garantir une coopération qui contribue significativement plus à la protection de notre environnement que les seules mesures autonomes de l’Union concernant les importations sur son marché. Ainsi, comme vous le voyez à la lumière de ces exemples, tout est une question d’équilibre et de signaux envoyés à nos partenaires dans le domaine de la réciprocité commerciale.

Il y a des situations où nous estimons qu’il est opportun et légitime d’insister sur le fait que certaines caractéristiques soient respectées dans les méthodes de production. C’est notamment le cas pour ce qui relève des défis globaux tels que le changement climatique.

Sabine Weyand

À propos du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), le nouveau gouvernement allemand semble désireux de s’engager sur ce dossier et les États-Unis montrent des signes d’ouverture. Pensez-vous que ce mécanisme devrait aboutir prochainement ? Quel impact anticipez-vous pour les relations commerciales de l’Union ? Les recettes seront-elles considérées comme de véritables ressources propres qui alimenteront le budget européen ?

Cela fait désormais plusieurs années que ce projet est en cours d’instruction et je pense qu’il s’agit d’un très bon exemple d’une coopération transversale au sein de la Commission, qui permet d’aboutir à une proposition solide, au service de l’objectif climatique consistant à éviter que des importations ne minent la capacité de l’Union à gérer une politique climatique autonome. Ce projet est une incitation, vis-à-vis des pays tiers, à travailler avec nous pour relever aussi leurs ambitions en matière de tarification du carbone. À ce titre, vous avez fait référence au contrat de coalition du gouvernement allemand qui défend justement l’idée d’un club climatique, articulé autour de la coopération avec d’autres pays pour relever le niveau d’ambition climatique global.

Les premières réactions vis-à-vis de ce mécanisme sont globalement positives, mais certains pays tiers demeurent préoccupés car ils estiment que cet outil pourrait s’apparenter à une sorte de protectionnisme vert. Il est très important d’expliquer notre démarche avec pédagogie afin de répondre à ces préoccupations. En ce sens, il me semble que le MACF répond aux critères que j’ai énoncés plus tôt, à savoir qu’il s’inscrit dans le cadre d’un consensus international, qu’il n’est pas arbitrairement discriminatoire, qu’il ne limite pas le commerce au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour atteindre cet objectif et qu’il est assorti d’offres de coopération avec des pays tiers. À cet égard, de plus en plus de pays travaillent déjà dans la même direction, comme le Japon, le Canada, ou encore des pays plus proches de nous comme l’Ukraine. Nous avons aussi l’avantage du système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (SEQE), qui permet à d’autres pays de s’y joindre. Je crois qu’il s’agit là d’un bon exemple de notre capacité à avancer sur des mesures autonomes qui sont en même temps une incitation à plus de coopération globale.

Cela étant dit, il ne faut pas sous-estimer le défi technique afférent à la mise en place d’une politique qui lie différents systèmes comme le MACF et le SEQE. Par exemple, les États-Unis semblent aller dans la direction, non pas d’une tarification carbone, mais d’une action principalement réglementaire. Dès lors, il est très difficile de convertir leurs actions afin de les faire correspondre à nos mécanismes de tarification carbone. Il y a donc encore pas mal de questions techniques à résoudre. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de se donner suffisamment de temps, avec une phase d’expérimentation du système avant que celui-ci n’entre pleinement en vigueur, et de séquencer le déploiement du mécanisme, en priorisant les secteurs les plus polluants.

Sur la question budgétaire, la récente proposition relative à la prochaine génération de ressources propres a pour ambition de consacrer 75 % des recettes générées par le MACF au budget européen. Cela me semble approprié car il s’agit d’un système européen fondé sur des objectifs et priorités européens. Il est donc normal que ses recettes alimentent le budget de l’Union.

Depuis le mois de mai 2021, l’accord global sur les investissements avec la Chine (CAI) est suspendu, notamment du fait de la réaction disproportionnée des autorités chinoises, suite aux sanctions adoptées par les Européens en relation avec la situation des Ouïghours. Par ailleurs, l’accord de coalition allemand est annonciateur d’un positionnement beaucoup plus ferme à l’égard de la Chine qu’il ne l’était  pendant l’ère Merkel. Comment envisagez-vous la suite de ce dossier et la dynamique de la relation plus large entre l’Union et la Chine ?

Tout d’abord, il faut reconnaître que le contexte politique a fortement changé, comme vous l’évoquez à juste titre dans votre question. Il y a un consensus, récemment renouvelé au sein du Conseil européen, pour maintenir l’approche générale de 2019, qui consiste à considérer la Chine à la fois comme « un partenaire de coopération, un concurrent économique et un rival systémique ». Je crois que l’équilibre de ce triptyque a un peu glissé vers le troisième élément, celui de la rivalité systémique, qui est de plus en plus visible au regard des agissements du régime chinois, tant sur le plan intérieur que sur la scène internationale. Sur ce point, il est très clair que l’Union ne cédera à aucune forme de coercition ou de chantage.

L’impératif du dialogue n’est pas une raison pour sacrifier le respect des droits de l’homme et notre défense des droits fondamentaux sur l’autel de nos intérêts économiques. Je crois que l’Union doit être capable de jouer sur les deux tableaux, vis-à-vis de la Chine comme de tout autre pays.

Sabine Weyand

Nous restons convaincus que l’accord sur les investissements est un très bon accord et qu’il contribuera à corriger de nombreux déséquilibres qui caractérisent encore notre relation avec la Chine. Ce sera notamment le cas de certaines distorsions engendrées par l’accord phase 1 conclu par l’administration Trump et que l’administration Biden continue à défendre. Il ne fait donc aucun doute que si l’accord était en place aujourd’hui, nous serions dans une meilleure situation vis-à-vis de la Chine. Cela étant dit, il n’y a pour l’instant aucune perspective de ratification pour les raisons que vous avez justement indiquées, et aussi longtemps que les membres du Parlement resteront frappés par un régime de sanctions inacceptables.

Face à ce blocage, nous cherchons à créer de nouveaux instruments, dans le cadre du développement de notre boîte à outils autonomes, qui ne visent pas un pays en particulier, mais pourraient s’appliquer à la Chine, et seraient utiles pour nous défendre contre les pays qui abusent de notre ouverture. En parallèle, il est impératif de mener un dialogue avec la Chine à propos de la levée des restrictions qui impactent négativement nos relations économiques actuellement, car rompre avec la Chine ou refuser le dialogue n’est pas une option. Mais l’impératif du dialogue n’est pas une raison pour sacrifier le respect des droits de l’homme et notre défense des droits fondamentaux sur l’autel de nos intérêts économiques. Je crois que l’Union doit être capable de jouer sur les deux tableaux, vis-à-vis de la Chine comme de tout autre pays. Si l’on ne s’engage qu’avec des pays qui partagent la totalité de nos valeurs et notre conception du monde, nous allons assez rapidement nous retrouver très seuls. Cela reviendrait également à laisser le monde en proie à la confrontation entre la Chine et les États-Unis, ce qui peut n’avoir pour conséquence que l’affaiblissement de nos valeurs et la relégation de l’Europe.

Vis-à-vis de la Chine, il y a donc un contexte clairement différent, qui se reflète dans le positionnement des institutions européennes et des États membres, en même temps qu’une reconnaissance de la nécessité de préserver le double impératif d’un engagement ferme mais ouvert au dialogue. Je peux illustrer notre approche avec un exemple très récent. Nous venons de lancer une procédure contre la Chine devant l’OMC pour ses pratiques commerciales discriminatoires contre la Lituanie. De telles mesures ne sont pas acceptables et enfreignent les règles de l’OMC. Elles menacent l’intégrité du marché intérieur, car elles ont une incidence sur le commerce intra-européen et sur les chaînes d’approvisionnement de l’Union. Même si nous poursuivons cette action en justice, les contacts diplomatiques et les efforts visant à désamorcer la situation se poursuivront en parallèle.

Dans ce contexte, comment appréhendez-vous Global Gateway, la nouvelle stratégie européenne qui ambitionne (sans les nommer) d’offrir une alternative aux nouvelles routes de la soie chinoises ? Ce projet est-il suffisamment ambitieux pour produire des résultats, et aider concrètement l’Union à mieux se positionner dans la course mondiale aux infrastructures et à la connectivité ?

Ce qui est important avec le Global Gateway, c’est que ce dispositif offre une alternative aux pays tiers dans la mesure où il s’agit d’une facilité de financement, mais aussi d’une offre plus respectueuse des conditions de soutenabilité environnementale et financière que les nouvelles routes de la soie. Je crois qu’en établissant des synergies entre les actions au niveau européen et celles des États membres, cette modalité alternative pourrait s’avérer très attractive. C’est en tout cas le souhait que nous exprimons au sein de la Commission. Il sera toutefois impératif de s’assurer de la bonne exécution de ce projet sur le long terme. Tout reste à faire dans ce domaine.

Le CCT doit s’envisager comme une plateforme qui permet, non pas de s’attarder sur le passé des relations transatlantiques, mais de s’orienter résolument vers l’avenir.

Sabine Weyand

Le Conseil du commerce et des technologies (CCT) a été lancé par les États-Unis et l’Union européenne avec un enthousiasme modéré en juin 2021, afin de développer et renforcer le commerce et les investissements bilatéraux, après quatre années marquées par d’importantes tensions. Quelles sont les attentes des deux côtés de l’Atlantique vis-à-vis de ce forum d’échange, et peut-on envisager que celui-ci soit suffisant pour réparer le lien transatlantique ?

Dans un contexte global et bilatéral pourtant difficile avec les États-Unis, je crois que nous sommes parvenus en 2021 à remettre la relation transatlantique sur les rails. Nous avons mis de côté les conflits sur le dossier Airbus-Boeing ainsi que sur l’acier et l’aluminium. Nous avons créé le CCT comme un moyen de coordination, de concertation, de discussion et d’échange transatlantique sur les grands défis tels que le leadership technologique, la gestion des ruptures sur les chaînes de valeurs et d’approvisionnement, ou encore la réduction des dépendances unilatérales, qui nous empêchent d’agir dans la pleine défense de nos intérêts et de nos valeurs. À ce titre, le CCT doit s’envisager comme une plateforme qui permet, non pas de s’attarder sur le passé des relations transatlantiques, mais de s’orienter résolument vers l’avenir.

Notre première réunion a été caractérisée par un engagement fort et déterminé des responsables politiques, mais aussi la mise en place de groupes de travail qui nous permettent réellement de relever le défi de la double transformation de l’économie européenne, et pour laquelle il va falloir impérativement travailler avec des like-minded partners. Cette dynamique suscite beaucoup d’attentes et nous consultons activement les différentes parties prenantes afin de voir quels sont les objectifs à poursuivre dans le cadre de ce forum, dans le but que celui-ci serve concrètement à développer la compétitivité de notre économie, au sein d’un monde où les sujets technologiques et climatiques sont de plus en plus importants. Nous préparons désormais la prochaine session, dont la date précise reste à fixer, mais qui se tiendra au printemps. D’ici là, nous continuerons à développer les axes de coopération identifiés à l’automne, notamment en matière de contrôle des exportations, de filtrage des investissements, de résilience des chaînes d’approvisionnement, ou encore à propos de l’intelligence artificielle ou plus largement sur les défis commerciaux mondiaux.

En définitive, je crois que nous avons créé un mécanisme qui permet un vrai engagement de tous les acteurs des deux côtés de l’Atlantique. Par le passé, notre coopération a particulièrement souffert d’un manque d’engagement des agences exécutives et des parties prenantes au-delà des gouvernements. À l’avenir, l’objectif est de ne pas passer trop de temps à chercher un terrain d’entente réglementaire sur des domaines où chacun a décidé de poursuivre ses propres objectifs, mais plutôt de focaliser notre action dans les secteurs où les deux parties développent leurs réglementations dans une perspective de compréhension mutuelle et pour éviter l’émergence de nouveaux obstacles aux échanges transatlantiques. Le chemin est encore long, mais nous sommes sur la bonne voie.

Sources
  1. À l’occasion du Bruegel Annual Meeting 2021
  2. Une politique commerciale ouverte, durable et ferme, 18 février 2021, Commission européenne, Bruxelles.