Construction politique trop fragile pour résister à l’histoire, l’empire aura tout de même été une grande idée. C’est dans ces termes que l’universitaire Stéphane Pesnel, dans sa préface de La Marche de Radetzky de Joseph Roth, résumait la chute de l’Autriche-Hongrie comme le déclin à la fois inéluctable et soudain d’un régime qui se croyait inébranlable mais disparut sans s’en être rendu compte, sans avoir su réagir à temps1.

Prise de conscience décisive ou vœu pieux, l’Union semble, elle, résolue à ne pas subir le même destin d’une grande idée trop fragile pour résister aux contrecoups de l’histoire. Cette volonté se traduit en particulier par l’ambition de bâtir une Union assumant désormais sa dimension « géopolitique » et apprenant à parler « le langage de la puissance » – pour reprendre les termes respectivement utilisés par la présidente de la Commission Ursula von der Leyen et le Haut Représentant Josep Borrell au moment de leurs nominations l’an dernier2.

Cette semaine, lors de son discours sur l’état de l’Union, la présidente von der Leyen ne s’est pas aventurée à invoquer de nouveau le terme « géopolitique ». Pourtant, le contexte international tendu qui prévalait il y a un an n’a pas fondamentalement changé : doutes profonds vis-à-vis du grand allié américain, retour menaçant de la Russie, affirmation de plus en plus désinhibée de la Chine sur la scène internationale – auxquels s’ajoutent désormais les tensions en Méditerranée orientale et en Biélorussie. Plus que toute autre chose, la pandémie de Covid-19 n’a fait que renforcer ces tendances lourdes et particulièrement délétères pour l’ordre international et l’Union.

Plus que toute autre chose, la pandémie de Covid-19 n’a fait que renforcer ces tendances lourdes et particulièrement délétères pour l’ordre international et l’Union.

Sébastien Lumet, Elie Perot et Clémence Pèlegrin

Dans cette perspective, cet article propose un éclairage sur différents éléments de réponse de l’Union face à ces défis géopolitiques. On s’intéressera d’abord à la stratégie d’ensemble – qu’on peut appeler grande stratégie – de l’Union et ensuite à comment celle-ci trouve à s’appliquer au travers de trois exemples concrets qui posent toutefois des problèmes d’ordres différents : la défense (grand absente, par ailleurs, du discours de von der Leyen), la politique industrielle et enfin l’environnement.

Vers une grande stratégie européenne

La notion de grande stratégie est devenue d’usage extrêmement courant dans le monde anglophone, au point même de faire aujourd’hui office de référence quasiment obligée dans tout débat de politique étrangère, en particulier aux États-Unis3. Pour le dire simplement, la grande stratégie désigne l’articulation au plus haut niveau entre les fins que peut se donner un État (ou tout autre type d’organisation politique) et les moyens à sa disposition, et cela à travers l’ensemble des champs d’intervention de la puissance publique4. Cela veut dire qu’une telle stratégie inclut notamment la diplomatie et la défense, mais aussi la politique économique ou encore le développement technologique et industriel. S’y rattachent potentiellement aussi la promotion d’un certain modèle de société et de ses valeurs ainsi que la mise en place des structures institutionnelles nécessaires à la mobilisation des différents leviers de pouvoir. Le mérite de ce concept est en somme d’élargir considérablement la focale de l’analyse stratégique en l’appliquant de manière simultanée et intégrée à l’ensemble des dimensions, extérieures comme intérieures, de la politique.

La grande stratégie désigne l’articulation au plus haut niveau entre les fins que peut se donner un État (ou tout autre type d’organisation politique) et les moyens à sa disposition, et cela à travers l’ensemble des champs d’intervention de la puissance publique.

SÉBASTIEN LUMET, ELIE PEROT ET CLÉMENCE PÈLEGRIN

Ceci doit par ailleurs nous amener à préciser d’emblée que la notion de grande stratégie n’a pas seulement vocation à contribuer à une meilleure compréhension des choses. Pour paraphraser la formule célèbre de Marx, on pourrait dire que le but du concept n’est pas seulement d’aider à mieux interpréter le monde mais aussi d’être un outil pour le transformer. La notion est en effet censée fournir les bases conceptuelles d’une action politique future plus efficace et plus cohérente. À cet égard, il est frappant de constater que, historiquement parlant, les discussions de grande stratégie ont pris un essor considérable dans les milieux universitaire et politique américains d’abord et surtout à propos d’une question bien plus de doctrine que de théorie, à savoir si les États-Unis devaient continuer à jouer le rôle de gendarme du monde ou, au contraire, exercer désormais une forme de réserve stratégique afin de se concentrer sur leurs priorités de politique intérieure5.

Cependant, il faut bien avouer que pour tout État – et à plus forte raison pour une entité politique aussi complexe que l’Union – l’articulation générale des fins et moyens de sa politique correspond souvent plutôt à une aspiration qu’à une réalité. Or, les théoriciens de la grande stratégie ont naturellement tendance à surestimer la rationalité d’ensemble guidant l’action publique6. En adoptant ce prisme conceptuel, la tentation devient grande en effet de toujours chercher à identifier un schéma d’ensemble, mais artificiellement et rétrospectivement, derrière une myriade d’actions que nulle intention commune ne liait entre elles en réalité7.

Les théoriciens de la grande stratégie ont naturellement tendance à surestimer la rationalité d’ensemble guidant l’action publique.

SÉBASTIEN LUMET, ELIE PEROT ET CLÉMENCE PÈLEGRIN

Par ailleurs, il est souvent difficile de tenir la promesse d’exhaustivité que porte en théorie le concept de grande stratégie. Faute d’expertise couvrant l’ensemble des champs d’action de la politique (ce qui est d’ailleurs parfaitement compréhensible), les théoriciens du sujet ont largement tendance à négliger la politique intérieure et à se concentrer en réalité surtout sur la politique étrangère, quand ils ne se focalisent pas uniquement sur les questions de défense – essentielles mais non suffisantes8.

Quant aux décideurs publics, ils n’ont bien souvent ni le temps, les moyens, ni surtout la responsabilité de mettre en œuvre une telle stratégie d’ensemble. Dans les systèmes politiques modernes, la division du travail est évidemment la règle entre ministères spécialisés. La cohérence d’ensemble de l’action publique n’est donc jamais acquise et nécessite au contraire des efforts permanents pour limiter, autant que faire se peut, le travail en silos d’administrations isolées les unes des autres dans leur fonctionnement quotidien. En vérité, de par l’organisation du pouvoir, il n’y a que les chefs d’État ou de gouvernement, avec les services qui s’y rattachent directement, qui se retrouvent fonctionnellement et au plus haut niveau à la charnière de l’ensemble des activités politiques9. Seuls à disposer véritablement d’une vision de l’ensemble des dimensions de la politique ainsi que de la légitimité à trancher en dernier ressort, c’est donc à ces derniers qu’incombe essentiellement la tâche d’articuler une grande stratégie au niveau national.

Au niveau européen, on conçoit aisément que la question d’une stratégie d’ensemble soit encore plus épineuse. Certes, à mesure que l’intégration européenne s’approfondit et que les crises géopolitiques forcent l’Union à se saisir de son destin, cette dernière se transforme en une entité de plus en plus stratégique10. Cependant, la structure décisionnelle de l’Union reste fatalement compliquée, lourde, contrainte. Éclatement des responsabilités, complexité de fonctionnement due à la superposition du supranational et de l’intergouvernemental, nécessité d’opérer souvent sous la contrainte de l’unanimité sont autant d’obstacles à la conception et à la mise en oeuvre d’une vision d’ensemble à l’échelle européenne11. Cependant, il est peu probable qu’un changement institutionnel majeur, nécessitant une révision des traités à l’unanimité des États membres, puisse advenir dans un futur proche. Il faudra donc faire avec la structure européenne telle qu’elle est, c’est-à-dire imparfaite.

Résister aux coups de boutoir des événements, s’y adapter et en tirer, si possible, le meilleur parti dans la durée devront être, en d’autres termes, les lignes directrices d’une grande stratégie au niveau européen dans la période troublée qui s’annonce.

SÉBASTIEN LUMET, ELIE PEROT ET CLÉMENCE PÈLEGRIN

Par conséquent, face à la résurgence des logiques de puissance et à l’imprévisibilité de l’ordre international, l’enjeu ne doit pas être pour l’Union de chercher à remporter des victoires décisives ou de tenter des coups particulièrement brillants sur la scène mondiale. Il lui faut plutôt savoir démontrer son endurance et sa capacité à affronter les tempêtes sans subir d’avaries catastrophiques. Résister aux coups de boutoir des événements, s’y adapter et en tirer, si possible, le meilleur parti dans la durée devront être, en d’autres termes, les lignes directrices d’une grande stratégie au niveau européen dans la période troublée qui s’annonce.

Une telle stratégie au long cours doit pouvoir se décliner à travers l’ensemble du spectre de l’action de l’Union européenne. 

Défense européenne et nouvelles réalités internationales

Après des années de progrès timides et laborieux, l’Europe de la défense a connu ces dernières années un dynamisme sans précédent. Une conjonction de facteurs explique ce nouvel élan. Il s’agissait de répondre aux menaces croissantes aux périphéries sud et est de l’Europe mais aussi de prouver que l’Union continuait d’avancer sur la voie de l’intégration en dépit du départ du Royaume-Uni et d’accroître son autonomie face à l’hypothèse d’un désengagement des États-Unis – risque clairement exacerbé depuis l’élection du président Trump en novembre 2016. 

En conséquence de cet « alignement des planètes », les initiatives se sont multipliées : lancement d’un fonds européen de défense, de la coopération structurée permanente, d’une revue annuelle coordonnée de défense et d’une facilité européenne pour la paix, efforts dans le domaine de la mobilité militaire, mise sur pied d’une capacité militaire de planification et de conduite (préfigurant peut-être à terme un futur quartier général européen), … Cette nouvelle ambition en matière de défense a même trouvé une traduction institutionnelle au sein de la Commission avec la création d’une direction générale dédiée à l’industrie spatiale et de défense (DG Defis) visant à donner une plus grande cohérence d’ensemble aux actions de rationalisation de l’industrie de défense européenne, accroître sa capacité d’innovation et développer des synergies entre États membres.

L’impression qui prédomine néanmoins au vu des progrès de ces dernières années, c’est que le choix a été fait d’édifier l’Europe de la défense en premier lieu à travers sa dimension économique et industrielle, c’est-à-dire en se focalisant surtout sur le développement d’équipements militaires en commun. Cela est d’ailleurs assez compréhensible puisque c’est dans ce domaine-là que l’Union possède le plus de marges de manœuvre et d’avantages comparatifs (notamment par rapport à l’Alliance atlantique), en termes d’outils législatifs ou financiers, pour contribuer concrètement à la sécurité du continent européen. Ainsi, la proposition phare du fonds européen de la défense, dont le but est de faciliter l’émergence de technologies et équipements militaires de pointe, a par exemple pu trouver une base juridique relativement ferme dans les traités européens, non pas au sein de la politique de sécurité et de défense commune de l’Union12, mais au titre de sa politique industrielle, de recherche, de développement technologique et de l’espace13. C’est aussi par ce biais que le fonds pourra légalement bénéficier d’un financement direct par le budget européen14.

L’impression qui prédomine néanmoins au vu des progrès de ces dernières années, c’est que le choix a été fait d’édifier l’Europe de la défense en premier lieu à travers sa dimension économique et industrielle, c’est-à-dire en se focalisant surtout sur le développement d’équipements militaires en commun.

SÉBASTIEN LUMET, ELIE PEROT ET CLÉMENCE PÈLEGRIN

Cependant, les limites d’une telle approche sont aussi évidentes. D’abord, les ambitions affichées initialement en matière de défense européenne se sont considérablement réduites lorsqu’il a fallu discuter concrètement des moyens budgétaires qui y seraient alloués. Par exemple, le budget initialement proposé par la Commission pour le Fonds européen de défense sur la période 2021-2027 a en effet diminué de l’ordre de 40 % dans le cadre de l’accord politique trouvé à la mi-juillet par le Conseil européen sur le prochain cadre financier pluriannuel de l’Union15, passant d’environ 11,4 à 7 milliards d’euros16. De façon plus drastique encore, la mobilité militaire, une priorité conjointe de l’Union et de l’Alliance atlantique17 visant à faciliter la circulation de troupes et d’équipements militaires à travers l’Europe, notamment par le financement d’infrastructures de transport, a vu son budget amputé aux trois quarts lors de ces mêmes négociations budgétaires, fondant à 1,5 milliard d’euros sur sept ans, contre environ 5,8 prévus initialement.

Pour être tout à fait juste, il faut néanmoins reconnaître que ces nouvelles dépenses, même revues à la baisse, représentent en proportion une croissance fulgurante par rapport au précédent cadre financier pluriannuel de l’Union qui consacrait très peu de moyens à la défense. Cette croissance est d’ailleurs tellement fulgurante que la Cour des Comptes de l’Union a estimé nécessaire d’émettre de sérieuses réserves vis-à-vis de telles ambitions18. Cette dernière a notamment pointé du doigt les risques que fait courir une telle hausse des dépenses de défense en l’absence d’objectifs stratégiques clairement partagés entre États membres, de gouvernance appropriée et de réelle expérience en la matière au niveau européen19. On mesure donc bien que la ligne de crête que doit suivre l’Union dans ce domaine est particulièrement étroite.

Au-delà des problèmes de budget ou de gestion, il n’est pas davantage certain que les coopérations capacitaires annoncées jusqu’ici contribueront réellement à doter l’Union d’une véritable autonomie stratégique et à affermir sa place dans le monde. Aligner les objectifs industriels avec les véritables enjeux politiques et militaires auxquels le continent européen est confronté reste encore et toujours un défi20.

Par exemple, la longue liste de projets (47 à l’heure actuelle) placés sous le sigle de la coopération structurée permanente ne doit pas trop faire illusion21. Bien qu’utiles à leur niveau, la plupart des projets engagés dans ce cadre restent extrêmement modestes et ne serviraient réellement que dans les conflits dits « de basse intensité », asymétriques et expéditionnaires qui ont dominé l’agenda stratégique durant l’après guerre froide22. Or, dans un monde où la concurrence entre grandes puissances s’exacerbe, la tendance est au contraire plutôt au « durcissement » des conflits et au retour du risque d’affrontements d’État à État, à forces bien plus égales. À ce jour, seuls quelques projets au sein de la coopération structurée permanente, tel celui de développer un système européen de défense contre les missiles et planeurs hypersoniques23, participent de ce nécessaire aggiornamento stratégique. C’est dans cette direction, c’est-à-dire vers le haut du spectre de la guerre conventionnelle, que devraient pourtant s’orienter prioritairement les projets capacitaires développés au niveau de l’Union, car c’est là que les lacunes, et donc les dépendances, européennes sont les plus criantes.

C’est dans cette direction, vers le haut du spectre de la guerre conventionnelle, que devraient pourtant s’orienter prioritairement les projets capacitaires développés au niveau de l’Union, car c’est là que les lacunes, et donc les dépendances, européennes sont les plus criantes.

SÉBASTIEN LUMET, ELIE PEROT ET CLÉMENCE PÈLEGRIN

Combler le fossé industrialo-stratégique de la politique européenne de défense suppose aussi une saine répartition des tâches parmi la constellation d’instances décisionnaires24. À ce titre Josep Borrell, en tant que Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, peut jouer un rôle fondamental. En sa qualité d’intermédiaire naturel entre la Commission (dont il est vice-président) et le Conseil (qu’il préside lorsque sont à l’agenda les affaires étrangères), le Haut représentant est en effet le mieux placé institutionnellement parlant pour ancrer géopolitiquement et stratégiquement les actions de la Commission portant, elles, essentiellement sur le volet industriel et économique de la défense. Par exemple, son implication dans l’allocation du Fonds européen de défense pourrait donner une plus grande cohérence aux orientations voulues par le commissaire au marché intérieur, Thierry Breton. Elle permettrait aussi d’établir une synchronisation stratégique entre les financements du Fonds et les initiatives prises par exemple dans le cadre de la coopération structurée permanente, ou encore du processus de développement capacitaire porté par l’Agence européenne de Défense25.

À lui seul, l’alignement des objectifs industriels et stratégiques ne saurait cependant concrétiser pleinement l’ambition géopolitique de l’Union. De manière bien plus fondamentale, l’Union ne peut en effet faire l’économie d’une réflexion globale sur les raisons d’être de sa politique de sécurité et de défense commune.

Cet exercice passe en particulier par la définition collective de menaces, de partenaires et de rivaux communs, exercice dont on sait qu’il ne peut qu’être très délicat en raison de la vigueur des différends entre États membres à ce sujet. De l’objectif d’autonomie stratégique en matière de défense porté notamment par la France à celui d’intangibilité du lien transatlantique défendu par exemple par la Pologne, sans parler de l’hétérogénéité des perspectives sur la Chine, les sujets de désaccords sont, on le sait, bien nombreux au sein de l’Union. Dans cette perspective, on ne peut donc que louer le processus de réflexion engagé par l’actuelle présidence allemande du Conseil de l’Union et qui devrait aboutir en 2022 lors de la présidence française. Sous le nom de « boussole stratégique » (Strategic Compass), le but ultime de cet exercice est en effet de mieux cerner les ambitions futures de la politique de défense européenne26

Bien des choses sont et devront être discutées dans ce cadre et il ne s’agit pas ici d’en faire une liste exhaustive27. Le point le plus décisif, et certainement le plus sensible politiquement, sera cependant de déterminer le rôle de l’Union dans la protection directe du territoire et des citoyens européens, notamment au travers de ses clauses de défense collective (l’article 42.7 du TUE que la France avait invoqué suite aux attentats de novembre 2015) et de solidarité (Art.222 du TFUE, qui peut être activé en cas d’attaque terroriste ou de catastrophe naturelle ou d’origine humaine). Une telle discussion, qui touche au cœur du projet politique européen, sera inévitablement compliquée à la fois en raison de la tradition de « neutralité » de certains États membres et des réticences des pays européens les plus pro-transatlantiques, soucieux de ne pas voir l’Union dupliquer inutilement l’OTAN et mettre à mal les relations avec Washington.

Ce débat crucial n’avancera donc pas substantiellement avant les élections américaines de novembre28. Une réélection de Donald Trump à l’automne prochain, pour l’instant plutôt incertaine, pousserait les Européens à redoubler d’efforts pour assurer leur défense collective par eux-mêmes29. Une victoire du camp démocrate mené par Joe Biden signerait en revanche certainement le retour à l’option éprouvée et confortable du partenariat avec l’Amérique au travers de l’Alliance atlantique30. C’est ainsi, qu’on le veuille ou non, dans les urnes américaines que se joue en grande partie l’avenir de la défense européenne.

Modernisation de la politique industrielle européenne : une mise en cohérence nécessaire avec les politiques commerciale et de concurrence

La Chine subventionne généreusement le développement à long terme de ses géants industriels et technologiques tout en bénéficiant du gigantisme de son marché intérieur ; les États-Unis, de leur côté, n’hésitent plus à mener une guerre économique et commerciale pour assurer la prédominance des leurs. Le risque pour l’Europe est de se retrouver prise en otage dans un ordre commercial international de plus en plus asymétrique et mercantiliste. Dans ces conditions, l’enjeu principal pour l’Union est d’asseoir sa propre souveraineté en modernisant  sa politique industrielle, tout en faisant mieux coexister cette dernière avec sa politique commerciale et sa politique de concurrence. Cet élément de coordination est également important car, si les propositions de réforme tendent à se multiplier ces dernières années, celles-ci peinent encore à envisager les différentes politiques économiques de l’Union dans une perspective stratégique d’ensemble31.

La modernisation de la politique industrielle de l’Union doit permettre de favoriser le développement d’entreprises européennes compétitives et innovantes sur le plan international. Cela est vrai notamment dans les domaines qui subissent actuellement de profonds changements technologiques et structurels, dont l’Union ne parvient pas suffisamment à tirer profit. Pour parvenir à cet objectif, une combinaison d’approches « horizontales » et « verticales » sont nécessaires. En clair, il faut à la fois créer les conditions générales dans lesquelles l’innovation puisse s’épanouir et faire porter l’effort public vers des secteurs stratégiques spécifiques dans lesquels des projets importants d’intérêt européen commun puissent être développés.

Il faut à la fois créer les conditions générales dans lesquelles l’innovation puisse s’épanouir et faire porter l’effort public vers des secteurs stratégiques spécifiques dans lesquels des projets importants d’intérêt européen commun puissent être développés.

SÉBASTIEN LUMET, ELIE PEROT ET CLÉMENCE PÈLEGRIN

En matière de dispositions « horizontales », de nombreuses mesures ou propositions existent déjà32 ou sont en cours d’élaboration. On peut penser par exemple aux mesures d’intensification des collaborations industrielles européennes et de mise en cohérence des initiatives de politique industrielles nationales et régionales, aux initiatives visant à parachever l’Union des marchés des capitaux afin de stimuler l’investissement privé33 ou encore la mise en place du Conseil européen de l’innovation prévue pour 2021, qui devrait permettre de soutenir les innovations radicales34. Les actions d’approfondissement du marché unique, telle que le projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés, constituent également un exemple de mesures qui, sans se rattacher directement à la politique industrielle, pourraient aussi soutenir la compétitivité des entreprises européennes en harmonisant l’environnement fiscal dans lequel ces dernières évoluent.

En matière de mesures « verticales » stratégiquement ciblées, les marges de manoeuvre de l’Union restent limitées. Telles que définies par l’article 173 du TFUE, les compétences directes de la Commission en matière de politique industrielle sont en effet essentiellement restreintes à la coordination entre États membres35. L’essentiel de l’effort de définition et de mise en oeuvre d’objectifs industriels se situe donc au niveau des États membres. Toutefois, la Commission peut leur faciliter la tâche en utilisant de façon avisée le levier que constitue l’autorisation des aides d’État dans des secteurs stratégiques. On peut citer en tant qu’exemple la validation par la Commission du projet européen de batteries électriques qui permettra à sept pays d’octroyer 3,2 milliards d’euros d’aides publiques à 17 entreprises multi-filières. Il s’agira en effet d’un investissement important dans un secteur crucial pour la sécurité énergétique de l’Europe et dans la lutte contre le changement climatique36. D’autres projets du même type sont à l’étude37, notamment en matière d’hydrogène38, ressource énergétique prometteuse mais dont l’exploitation durable et à grande échelle pose encore de nombreux défis technologiques aujourd’hui.

La capacité d’investissement directe dans la recherche et l’innovation reste toutefois limitée au niveau européen. Certes, l’effet combiné du compromis atteint par le Conseil européen sur le prochain cadre financier pluriannuel et du fonds de relance va dans le sens d’un accroissement budgétaire européen historique39. Mais il est important de noter que le niveau d’ambition général des financements de long terme dans le domaine de la recherche et de l’innovation demeure inférieur aux objectifs initialement affichés par la Commission européenne40 et aux recommandations d’experts41. C’est notamment le cas pour le programme Horizon Europe42. L’occasion d’orienter le budget de l’Union vers des priorités nouvelles, capables de créer les conditions d’un alignement avec les niveaux d’investissements des principaux concurrents de l’Union européenne, semble ainsi avoir été manquée.

Toutefois, dans la mesure où elle doit veiller à ce que « les conditions nécessaires à la compétitivité de l’industrie de l’Union soient assurées »43, la politique industrielle européenne est par nature transversale. Il est donc essentiel pour l’Union d’adopter une perspective d’ensemble et d’utiliser intelligemment sa marge de manœuvre politique afin d’exploiter l’ensemble des outils à sa disposition dans ce domaine. La stratégie industrielle présentée le 10 mars dernier par Ursula von der Leyen et Thierry Breton44 a permis d’apporter des précisions sur les perspectives de la Commission à ce propos45. Ce document est néanmoins le dernier d’une longue liste de stratégies industrielles européennes dont les orientations peinent à se transformer en réalisations concrètes46.

À long terme, une politique industrielle modernisée et renforcée ne peut cependant rien si celle-ci n’est pas mise en cohérence, dans une perspective d’ensemble, avec les politiques commerciale et de concurrence de l’Union.

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À long terme, une politique industrielle modernisée et renforcée ne peut cependant rien si celle-ci n’est pas mise en cohérence, dans une perspective d’ensemble, avec les politiques commerciale et de concurrence de l’Union. Le cas Alstom-Siemens l’a bien illustré. Avec sa décision de rejeter la fusion entre Alstom et Siemens en février 201947, la commissaire européenne à la Concurrence Margrethe Vestager a ouvert un vif débat sur la préservation des intérêts économiques européens et la pertinence des critères d’appréciation de la Commission en matière de droit de la concurrence48. Des divergences de vue se sont rapidement faites entendre, entre une coalition menée d’un côté par les ministres de l’économie français, allemand et polonais désireux de réviser le droit de la concurrence afin de favoriser l’émergence de champions européens, et de l’autre les représentants de la Commission européenne justifiant le bien-fondé de cette décision au regard des critères d’appréciation relatifs aux marchés européens de la très grande vitesse et de la signalisation ferroviaire49.

Or, si l’on veut bien regarder au-delà de ces oppositions apparemment manichéennes, on peut voir que le  mérite du cas Alstom-Siemens est surtout d’avoir souligné qu’une politique industrielle au niveau européen recouvre plusieurs enjeux qui ne se limitent pas à la seule émergence d’hypothétiques champions européens à même d’affronter la concurrence chinoise ou américaine50. Il s’agit en effet plus largement de parvenir à un équilibre entre d’une part le développement d’une stratégie industrielle européenne offensive et sa mise en cohérence avec les autres politiques de l’Union.

Afin de permettre à sa politique industrielle d’être mise en œuvre efficacement, l’Union doit donc d’abord en coordonner les objectifs avec ceux de sa politique commerciale. Sans renoncer à l’ouverture au commerce mondial et à ses avantages, l’Union doit néanmoins rechercher une plus grande réciprocité dans ses échanges. La mise à jour de la méthode de calcul de la marge de dumping de 201751 et la modernisation des instruments de défense commerciale de l’Union menée en 201852 constituent déjà des pas dans la bonne direction. Les projets telle la restriction accrue des activités européennes de firmes étrangères recevant des aides d’État53 ou les efforts pour garantir une réciprocité d’accès aux marchés publics54 s’inscrivent aussi dans la continuité de cette dynamique. Un renforcement des compétences européennes en matière de filtrage des investissements directs étrangers qui aille au-delà du règlement adopté en mars 2019 constituerait également une mesure essentielle de protection des intérêts stratégiques de l’Union55. À ce titre, les orientations du livre blanc sur les effets de distorsion causés par les subventions étrangères au sein du marché unique et la consultation publique ouverte jusqu’à la fin septembre 2020 sont des signaux positifs du renforcement de la politique commerciale de l’Union56.

En matière commerciale, l’Union doit aussi chercher à réduire ou diversifier ses dépendances. La pandémie de Covid-19 a mis en lumière à quel point l’Europe pouvait être tributaire de pays étrangers, plus ou moins coopératifs, dans la fabrication d’équipements médicaux et de produits pharmaceutiques, et donc à quel point il était urgent de relocaliser certaines de ces activités sur le continent57. Une vigilance toute particulière doit aussi être portée aux dépendances européennes vis-à-vis de certaines matières premières dites « critiques »58. Ainsi, il est essentiel que la mise en oeuvre du Green Deal visant à la neutralité carbone d’ici 2050 au niveau de l’Union (voir plus bas) ne remplace pas les dépendances européennes traditionnelles aux hydrocarbures par des dépendances accrues à d’autres matériaux rares et très inégalement répartis dans le monde qui entrent notamment dans la production d’équipements comme les batteries, les éoliennes ou les panneaux solaires59.

La politique industrielle de l’Union doit opérer en bonne intelligence avec la politique de concurrence. On oppose parfois trop mécaniquement l’une et l’autre, mais c’est oublier que les deux servent au final le même objectif : une économie européenne prospère et à même d’affronter la concurrence mondiale.

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Enfin, la politique industrielle de l’Union doit opérer en bonne intelligence avec la politique de concurrence. On oppose parfois trop mécaniquement l’une et l’autre, mais c’est oublier que les deux servent au final le même objectif : une économie européenne prospère et à même d’affronter la concurrence mondiale. Une politique de concurrence, forte et indépendante, soutient en effet la productivité de l’ensemble des entreprises européennes en permettant au marché commun d’exister et en fixant des règles conformes aux principes et valeurs qui le sous-tendent ; cela est aussi un facteur essentiel de réussite sur les marchés mondiaux. On en voit encore aujourd’hui très bien la nécessité, notamment dans le cadre de  la lutte contre les abus de position dominante dans le domaine de l’économie numérique, où les dynamiques de marché semblent plus que jamais enclines à des logiques de concentration oligopolistiques, comme en témoigne la multiplication des acquisitions prédatrices ces dernières années60. La modification des règles de la politique de concurrence ne doit pas être vue comme la panacée aux faiblesses et aux problèmes de compétitivité de l’industrie européenne, ni favoriser sa politisation, au risque de créer des déséquilibres industriels majeurs, notamment entre petits et grands États membres de l’Union. Toutefois, cette dernière doit aussi savoir évoluer au rythme des changements du monde.

La politique de la concurrence a été conçue pour créer un ordre économique ouvert d’abord entre pays européens, mais, on le sait bien, les échanges internationaux n’ont cessé de s’ouvrir aussi avec le reste du monde. C’est donc un équilibre entre fonctions externe et interne de la politique de concurrence qu’il s’agit aujourd’hui d’atteindre : garantir des règles du jeu équitables pour les firmes européennes vis-à-vis du reste du monde61 sans pour autant menacer l’équilibre de celles du marché commun62. Dans cette mise à jour du logiciel de la politique de concurrence aux réalités de la mondialisation, un premier pas pourrait être par exemple pour la Commission de réajuster son horizon appréciatif de marché pertinent, afin de tenir compte de la portée plus large des marchés internationalisés dans ses décisions de validation des concentrations63.

C’est un équilibre entre fonctions externe et interne de la politique de concurrence qu’il s’agit aujourd’hui d’atteindre : garantir des règles du jeu équitables pour les firmes européennes vis-à-vis du reste du monde, sans pour autant menacer l’équilibre de celles du marché commun.

SÉBASTIEN LUMET, ELIE PEROT ET CLÉMENCE PÈLEGRIN

On le voit, la poursuite d’une politique industrielle ambitieuse, l’adaptation des règles européennes de concurrence aux nouvelles réalités de l’économie mondialisée et le rééquilibrage des rapports de force dans les échanges commerciaux sont les multiples faces d’un même enjeu. Menée de manière fragmentaire, la poursuite de ces politiques est vouée à l’échec. Ce projet ne se réalisera que par le biais d’une véritable coordination des efforts entre les différents niveaux de gouvernance. À ce titre, les directions générales de la Commission et leurs commissaires respectifs doivent parvenir à coordonner étroitement leurs actions au service d’une stratégie d’ensemble solidement synchronisée avec les organismes similaires des États membres. La mise à jour des méthodes de travail de la Commission, dès la prise de fonction du nouveau collège des commissaires, qui s’est traduite par la création d’un groupe de coordination externe (EXCO)64 chargé d’opérer un alignement des dimensions internes et externes de la Commission en coordonnant les positions de ses membres, témoigne de la prise de conscience accrue de cet impératif de transversalité sur tout le spectre des actions de l’Union.

Le pacte vert pour l’Europe : d’une vision ambitieuse à un projet réellement commun ?

En matière d’écologie, la Commission von der Leyen s’est fixée de hautes ambitions avec le Green Deal, dans lequel elle a déjà investi un capital politique majeur65. Cet activisme a eu le mérite de produire une orientation politique claire, assortie d’objectifs audacieux. C’est désormais un des principaux leitmotivs de l’action de la Commission, et c’est à l’aune de sa réussite que l’on pourra juger en grande mesure de son mandat.

Si la crise du Covid-19 a rebattu les cartes des priorités budgétaires, la présidente de la Commission demeure fermement décidée à faire de la transition écologique un aspect fondamental de la stratégie de relance de l’Union. Le Pacte vert européen est, à ce titre, un projet pluridimensionnel et ambitieux. Pluridimensionnel, car il passe par des mesures incitatives et d’investissements mais aussi normatives dans tous les domaines de la politique économique européenne. Ambitieux, car la mobilisation annoncée de 1000 milliards d’euros sur 10 ans66 et l’objectif de neutralité carbone en 2050 ont eu le mérite de donner le sentiment instantané d’un positionnement inédit en faveur du climat67.

L’objectif de neutralité carbone d’ici 2050, plus particulièrement, est le signal le plus fort envoyé par la nouvelle présidente de la Commission aux institutions européennes, aux États membres et aux partenaires extérieurs de l’Union. Il s’agit d’un principe au service duquel toutes les mesures politiques sectorielles sont déclinées dans la feuille de route du Pacte vert ; toutes les politiques en vigueur dans l’Union européenne doivent également être alignées sur cet objectif68.

Le cap de la neutralité carbone a certes été réaffirmé et entériné dans le projet de loi climatique, présenté par la Commission début mars. Von der Leyen a également rehaussé l’objectif intermédiaire de réduction des émissions à 2030 de 40 % à 55 %. On ne saurait néanmoins oublier qu’il reste conditionné à l’engagement des États pour l’accomplir, difficulté que la présidente de la Commission reconnaît une fois encore dans son discours sur l’État de l’Union69. Pour atteindre cet objectif, la contrainte juridique, le pilotage des indicateurs et l’évaluation régulière de la progression des États sont autant de conditions de son succès, et autant de points d’achoppement avec et entre les 27.

La crise sanitaire a momentanément menacé de remettre en question le relatif consensus sur l’urgence de la politique de transition écologique européenne et du Green Deal, dans son calendrier ou son ambition économique. Tel a été le cas tout du moins du côté d’États membres traditionnellement réfractaires à l’engagement climatique ; en témoignent notamment les prises de parole, début mars, de membres des gouvernements polonais et tchèque sur le report de la politique de marché de quota carbone70.

Néanmoins, la convergence de vue entre la Banque européenne d’investissement – quelques mois à peine après la révision de sa politique de prêt, qui exclut désormais les énergies fossiles, gaz naturel compris –, la Commission et la majorité du Parlement européen a permis de mettre en cohérence un discours de relance économique articulé à la mise en oeuvre du Green Deal. Ce dernier apparaît même comme un fondement politique de la relance dite « durable ».

À titre d’exemple, le déploiement de la « vague de rénovation »71 des bâtiments et le soutien à l’économie circulaire contribueront à la création d’emplois locaux et pérennes, cruciaux pour le développement et la reconversion économiques des territoires. Les technologies bas carbone, comme les énergies renouvelables matures (solaire, éolien), ou des filières plus  innovantes, comme l’hydrogène vert, peuvent constituer des relais de croissance prometteurs à l’échelle régionale, face au constat partagé de la dépendance industrielle européenne. Enfin, le mécanisme de transition juste (MTJ) s’attaque à l’enjeu fondamental du soutien aux bassins d’emploi dépendants des combustibles fossiles et des modes de production à forte intensité carbone, fragilisés encore davantage par la crise sanitaire et ses répercussions sur les entreprises : la reconversion, la formation des actifs et l’adaptation aux transformations de l’économie (notamment en matière environnementale et numérique) doit contribuer à résorber les inégalités socio-économiques en Europe face à des évolutions inéluctables en matière énergétique.

Cette ambition écologique est un signe fort du sens d’une Union géopolitique car elle oriente l’ensemble de son action autour d’un engagement politique pour la garantie et la promotion de valeurs environnementales vis-à-vis des autres régions du monde. En faisant de la politique climatique un élément constitutif du sens de son action, l’Union se donne les moyens d’imposer un pouvoir normatif propre en la matière, à l’intérieur et au-delà de ses frontières. 

Pour faire de cet impératif un succès plutôt qu’une nouvelle source de division entre Européens, l’obligation d’unité interne au service de cet objectif sera essentielle pour porter une voix claire et unique au niveau international et transformer des déclarations d’intention en actes concrets. En effet, qui plus est dans le contexte de crise économique post-Covid, la Commission va devoir assurer l’exercice d’un leadership permettant de gagner et maintenir l’adhésion des États membres, sur lesquels la mise en œuvre de nombreuses actions climatiques repose.

Le Green Deal peut être un outil redoutable de la diplomatie commerciale et industrielle européenne, et un outil nécessaire si l’on considère que les efforts à consentir pour lutter contre le changement climatique dépassent largement les frontières de l’Union.

SÉBASTIEN LUMET, ELIE PEROT ET CLÉMENCE PÈLEGRIN

Le Green Deal peut être un outil redoutable de la diplomatie commerciale et industrielle européenne, et un outil nécessaire si l’on considère que les efforts à consentir pour lutter contre le changement climatique dépassent largement les frontières de l’Union. La poursuite d’engagements bilatéraux sur le climat et la signature d’« alliances vertes » avec ses partenaires internationaux pourront impulser la transition écologique dans la continuité de l’Accord de Paris, tandis que l’instauration d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières accélèrera l’intégration du facteur climat dans les relations commerciales entre l’Union et ses principaux partenaires, à commencer par la Chine. L’effet d’entraînement que peut susciter l’opportunité d’un leadership climatique fort est néanmoins conditionné par la capacité de l’Union à déployer cette influence à temps. Les efforts déployés par l’Union pour faire coïncider transition écologique et relance économique se heurtent encore à des vents contraires auprès de ses principaux interlocuteurs étrangers, comme les États-Unis, depuis le retrait de l’Accord de Paris décidé dès 2017, ou la Chine, où la transition énergétique domestique est contrastée par un niveau encore élevé d’investissements dans les énergies fossiles72

Toutes ces initiatives qui composent le Pacte vert européen reposent sur un objectif, rappelé dès le début de la loi climatique européenne : la transformation de l’économie et le découplage entre la croissance économique et l’usage des ressources naturelles73. Il apparaît impératif pour la capacité de conviction de la Commission que ces politiques environnementales ne soient pas décorrélées de considérations économiques et sociales, condition fondamentale pour limiter les clivages entre populations, régions et États membres qui en résulteraient sinon. L’enjeu est donc majeur en cela qu’il influence toutes les dimensions de l’action de l’Union.

Conclusion

Pour l’Union, les temps à venir s’apparentent à un marathon géopolitique : cette dernière doit prouver son endurance, sa capacité à tenir bon sur le long terme. Cependant, dans les différents champs d’action de l’Union, différents types de problèmes se posent alors en termes stratégiques. La défense européenne, par exemple, se construit encore et toujours « par le bas », notamment par son volet économique et capacitaire, mais sans véritable vision politique d’ensemble. Ainsi reste-t-elle encore mal adaptée aux bouleversements géopolitiques et au retour de la compétition entre grandes puissances. Dans le domaine de l’industrie, l’enjeu est tout autre. Tout en renforçant la politique industrielle de l’Union, il faut désormais s’assurer que celle-ci fonctionne de concert avec les politiques commerciale et de concurrence. On a donc affaire ici plutôt à un problème de coordination horizontale dans le cadre de l’Union. Enfin, en matière d’environnement, on pourrait dire que le défi est inverse à celui auquel est confrontée la défense européenne : il consiste essentiellement à transformer une vision générale, claire et ambitieuse, exprimée au plus haut niveau de l’Union, en un projet véritablement partagé à travers tous les secteurs de l’économie et entre tous les États membres.

Pour l’Union, les temps à venir s’apparentent à un marathon géopolitique.

SÉBASTIEN LUMET, ELIE PEROT ET CLÉMENCE PÈLEGRIN

À travers ces exemples, on comprend donc bien que la capacité géopolitique de l’Union ne surgira pas ex nihilo et d’un seul mouvement. Il ne faut pas attendre l’avènement soudain d’une superpuissance dotée d’une armée ou d’une diplomatie unique pilotée depuis Bruxelles, ou encore d’une force de frappe industrielle unifiée, pareille à celle des États-Unis ou de la Chine. Moins glamour, le sens de l’Union géopolitique relèvera de la capacité des institutions européennes et de ses États membres à coordonner leurs forces au service d’une ambition commune mais aux ramifications multiples et souvent techniques. C’est cependant à cette condition que l’Union pourra continuer au XXIème siècle à être une grande idée, forte et faisant l’Histoire.

Sources
  1. Baptiste Roger-Lacan, « La Marche de Radetzky », Le Grand Continent, 30 décembre 2017.
  2. Commission européenne. Communiqué de presse : La Commission von der Leyen : pour une Union plus ambitieuse, Bruxelles, 10 septembre 2019 ; Josep Borrell, Audition devant le Parlement européen, 7 octobre 2019.
  3. Parmi une littérature anglophone extrêmement prolifique sur le sujet, on pourra notamment consulter en matière d’introduction : Jeffrey W. Taliaferro, et al, The Challenge of Grand Strategy : the Great Powers and the Broken Balance between the World Wars. Cambridge University Press, 2012. Hal Brands, What good is grand strategy ? : Power and purpose in American statecraft from Harry S. Truman to George W. Bush. Cornell University Press, 2014.
  4. Ceci reste, bien évidemment, une définition parmi d’autres. Pour un résumé utile et à jour des débats conceptuels, à dire vrai incessants, à ce sujet, voir par exemple l’introduction dans Thierry Balzacq, Peter Dombrowski, et Simon Reich (éd.), Comparative grand strategy : a framework and cases. Oxford University Press, 2019.
  5. Voir par exemple, Stephen G. Brooks, John Ikenberry, et William C. Wohlforth,  « Don’t Come Home, America : The Case against Retrenchment », International Security, vol. 37, no. 3., hiver 2012/13, pp. 7–51. Barry Posen, Restraint : A New Foundation for U.S. Grand Strategy.Cornell University Press, 2014.
  6. D’où des interprétations différentes du concept selon si celui-ci désigne un phénomène plus ou moins intentionnel. À ce propos, voir notamment Nina Silove, « Beyond the Buzzword : The Three Meanings of “Grand Strategy” », Security Studies, vol. 27, no.1, 2018, pp. 27-57.
  7. Sur ce point, voir par exemple : Richard K. Betts, « The Grandiosity of Grand Strategy », The Washington Quarterly, vol.42, no.4, 2019, pp. 7-22. Daniel W. Drezner, Ronald R. Krebs, et Randall Schweller. « The End of Grand Strategy : America Must Think Small », Foreign Affairs, mai/juin 2020. Andrew Ehrhardt, Maeve Ryan, « Grand Strategy Is No Silver Bullet, But It Is Indispensable ». War on the Rocks, 19 mai 2020. 
  8. Les difficultés intérieures que connaît actuellement l’Amérique ont néanmoins contribué à amorcer un changement de perspective à cet égard parmi certains observateurs. Voir par exemple : Ganesh Sitaraman. « A Grand Strategy of Resilience. American Power in the Age of Fragility », Foreign Affairs, septembre/octobre 2020. Stephen Walt, « All Great-Power Politics Is Local », Foreign Policy, 24 août 2020.
  9. C’est pour cette raison, qui n’est pas toujours explicitée, que les études de grande stratégie se concentrent aux Etats-Unis généralement sur l’échelon de l’administration présidentielle.
  10. Luuk van Middelaar, Quand l’Europe improvise. Dix ans de crises politiques, Gallimard, 2018.
  11.  Andrew Cottey, « A strategic Europe ». JCMS : Journal of Common Market Studies, vol. 58, 2020, pp. 276– 291.
  12. Chapitre 2, Section 2 du Traité sur l’Union européenne.
  13. Commission européenne, Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant le Fonds européen de la défense, juin 2018, p.5.
  14. On rappelle que selon les termes des traités le budget européen ne peut pas financer les « dépenses afférentes à des opérations ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense » (Art.41(2) du TUE), et que l’Union ne peut disposer en propre de moyens militaires (ceux-ci sont toujours fournis par les États membres).
  15. Accord qui, à l’heure actuelle, doit encore recevoir l’approbation du Parlement européen.
  16. Conseil européen, Réunion extraordinaire du Conseil européen (17, 18, 19, 20 et 21 juillet 2020) – Conclusion,  juillet 2020, p.53. ; Commission européenne, Un budget moderne pour une Union qui protège, qui donne les moyens d’agir et qui défend. Cadre financier pluriannuel 2021-2027, mai 2018,p.34.
  17. Déclaration conjointe du président du Conseil européen, du président de la Commission européenne et du secrétaire général de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord sur la coopération entre l’UE et l’OTAN, 10 juillet 2018, §6.
  18. Cour des Comptes européenne, La défense européenne, Document d’analyse no.9, 2019.
  19. Ibid.
  20. Voir sur ce point : Daniel Fiott, Strategic Investments. Making geopolitical sense of the EU’s defence industrial policy. Chaillot Paper 156, EUISS, décembre 2019.
  21.  Voir le site dédié à la coopération structurée permanente : https://pesco.europa.eu/.
  22. Alice Billon-Galland, Yvonni-Stefania Efstathiou, Are PESCO projects fit for purpose ?, European Defence Policy Brief, European Leadership Network, IISS, février 2019.
  23. Ce projet, baptisé TWISTER (Timely Warning and Interception with Space-based TheatER surveillance), représenterait, pour le coup, une véritable prouesse technologique, notamment quand on sait les sérieux obstacles à la mise au point de systèmes de défense antimissile efficaces. À ce sujet, voir par exemple : Tony Osborne, « European States Plan for Hypersonic », Aviation Week, 13-26 janvier 2020, p.19.
  24. Nicolas Gros-Verheyde, « Les cinq incohérences de la défense européenne », Bruxelles 2, 17 juin 2020.
  25. Luis Simón, « A geopolitical Commission ? Beware the industrial-strategic gap in EU defence policy », ARI 1/2020, Real Instituto Elcano, 10 janvier 2020.
  26. Conseil de l’Union européenne, Council Conclusions on Security and Defence, juin 2020, §4.
  27. Voir à ce sujet : Daniel Fiott, Uncharted territory ? Towards a common threat analysis and a Strategic Compass for EU security and defence. Brief 16, EUISS, juillet 2020.
  28. Voir Barbara Kunz, « Europe’s Defense Debate Is All about America », War on the Rocks, 4 mars 2020.
  29. Michael Crowley, « Allies and Former U.S. Officials Fear Trump Could Seek NATO Exit in a Second Term », New York Times, 3 septembre 2020.
  30. Joe Biden, « Why America Must Lead Again : Rescuing U.S. Foreign Policy After Trump », Foreign Affairs, mars / avril 2020.
  31. Jean Pisani-Ferry & Guntram Wolf, Memo to the High Representative of the Union for Foreign Affairs and Security Policy, The Threats to the European Union’s Economic Sovereignty, Bruegel, juillet 2019.
  32. Henrik Enderlein, Elvire Fabry, Lucas Guttenberg, Nils Redeker, Beyond Industrial Policy, Why Europe needs a new growth strategy, Policy Paper n°243, Institut Jacques Delors, octobre 2019.
  33. Maria Demertzis, Save markets to save the single Market, Bruegel, mai 2020.
  34. Justine Daniel, Qu’est-ce que le Conseil européen de l’innovation ?, Toute l’Europe, avril 2019.
  35. Bruno Deffains, Olivier d’Ormesson, Thomas Perroud, Politique de concurrence et politique industrielle : pour une réforme du droit européen, Question d’Europe n°543, Fondation Robert Schuman, janvier 2020.
  36. Le Monde avec Reuters, « La Commission européenne autorise une aide publique de 3,2 milliards d’euros pour développer un “Airbus des batteries” », Le Monde, 9 décembre 2019.
  37. Virginie Malingre,« Lithium, bauxite, cobalt… L’Europe cherche sa voie pour moins dépendre de l’étranger », Le Monde, 4 septembre 2020.
  38. Commission européenne, Questions/réponses : Une stratégie dans le domaine de l’hydrogène pour une Europe climatiquement neutre, juillet 2020.
  39. Sébastien Lumet, « Après ce conseil, 10 points sur la politisation de l’Union et sa géopolitique interne », Le Grand Continent, 21 juillet 2020.
  40. Commission européenne, EU Budget for the Future, Horizon Europe, 2018.
  41. Pascal Lamy et al., Investing in the European future we want, Report of the independent High Level Group on maximising the impact of EU Research & Innovation Programmes, 2017.
  42. Science Europe, « Research Allocated an Insufficient Budget to Meet Unprecedented Challenges », juillet 2020.
  43. Chapitre III, Titre XVII, Article 173 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
  44. Commission européenne, Préparer les entreprises européennes pour l’avenir : une nouvelle stratégie industrielle pour une Europe verte et numérique, compétitive à l’échelle mondiale, mars 2020.
  45. La stratégie industrielle européenne doit faire l’objet d’une mise à jour au cours du premier semestre 2021, comme cela a été annoncé par Ursula von der Leyen lors de son Discours sur l’état de l’Union.
  46. Sam Flemming & Jim Brunsden, « EU debates how to boost its industry », The Financial Times, 6 mars 2020.
  47. Commission européenne, Concentrations : la Commission interdit le projet d’acquisition d’Alstom par Siemens, février 2019.
  48. Proposition de la France, de l’Allemagne et de la Pologne, Moderniser la politique de concurrence de l’Union européenne, 2019.
  49. Commission européenne, Concentrations : la Commission ouvre une enquête approfondie sur le projet de rachat d’Alstom par Siemens, juillet 2018.
  50. The editorial board, « Competition from China is no excuse for weakening antitrust rules », The Financial Times, 17 janvier 2019.
  51. Commission européenne, Commission welcomes agreement on new anti-dumping methodology, octobre 2017.
  52. Commission européenne, L’Union modernise ses instruments de défense commerciale, janvier 2018.
  53. Commission européenne, La Commission adopte un livre blanc sur les subventions étrangères au sein du marché unique, juin 2020.
  54. Steven Blockmans et al., What comes after the last chance Commission ? Policy priorities for 2019-2024, CEPS, février 2019.
  55. Marcin Szczepański and Ioannis Zachariadis, EU industrial Policy at the crossroads, European Parliamentary Research Service, PE 644.201, décembre 2019.
  56. Commission européenne, La Commission adopte un livre blanc sur les subventions étrangères au sein du marché unique, juin 2020.
  57. Voir par exemple : Sanne van der Lugt, « Retrouver le sens des responsabilités : un effort commun pour augmenter la production de masques médicaux en Europe », Le Grand Continent, avril 2020.
  58. Commission européenne, Résilience des matières premières critiques : la voie à suivre pour un renforcement de la sécurité et de la durabilité, septembre 2020.
  59. Commission européenne, Une nouvelle stratégie industrielle pour l’Europe, mars 2020.
  60. Sénat, Le devoir de souveraineté numérique, septembre 2020.
  61. Thorsten Kaeseberg, A new EU level playing field instrument : potential goals and design, CEPR, janvier 2020.
  62. Charles Wyplosz, « Retour de la politique industrielle », Telos, 4 mars 2019.
  63. Henrik Enderlein, Elvire Fabry, Lucas Guttenberg, Nils Redeker, op. cit.
  64. Commission européenne, Les méthodes de travail de la Commission von der Leyen : une Europe plus ambitieuse chez elle et sur la scène mondiale, décembre 2019.
  65. Jean Pisani-Ferry, “The Green Deal is not just one of many EU projects, it is the new defining mission”, Bruegel, janvier 2020.
  66. Ce montant global, reposant à la fois sur des fonds publics dédiés, la réallocation ciblée de budgets préexistants et sur l’effet levier de l’investissement privé, a été annoncé avant la crise sanitaire. Les montants mobilisés au service du Pacte vert dans le Cadre financier pluriannuel et le plan de relance européen, font encore l’objet de négociations au Parlement européen à la date où nous écrivons cet article.
  67. Commission européenne, Le pacte vert pour l’Europe, décembre 2019
  68. « La législation sur le climat garantira également que toutes les politiques de l’UE contribueront à l’objectif de neutralité climatique et que tous les secteurs joueront leur rôle ».
  69. Commission européenne, Discours sur l’État de l’Union, septembre 2020 : « Je reconnais que cette augmentation de 40 % à 55 % est trop importante pour certains et insuffisante pour d’autres. Mais notre analyse d’impact montre clairement que notre économie et notre industrie peuvent y faire face. »
  70. Euractiv with Reuters, “EU should scrap emissions trading scheme, Polish official says”, Euractiv, 17 mars 2020 ; Euractiv with AFP, “Czech PM urges EU to ditch Green Deal amid virus”, Euractiv, 17 mars 2020.
  71.  Commission européenne, Preparing the Future Renovation Wave initiative, juin 2020.
  72. Selon une étude relayée par le Financial Times la Chine aurait approuvé, depuis début 2020, davantage de projets de centrales à charbon qu’en 2018 et 2019, en termes de puissance installée, laissant craindre une stimulation de l’activité économique au détriment de la transition énergétique nationale (cf Thomas Hale, « China expands coal plant capacity to boost post-virus economy », Financial Times, 25 juin 2020).
  73. Commission européenne, Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique et modifiant le règlement 2018/1999, mars 2020.