Se non alzi gli occhi crederai di essere nel punto più alto. « Celui qui ne lève pas les yeux aura toujours l’impression d’être au point le plus haut ». La phrase, écrite en majuscules, se détache sur une ruine en briques rouges en plein centre de la ville – peut-être un vestige des anciens murs. Non loin de là, on trouve le commissariat central de la police et la mairie. Grâce à Google, je découvre rapidement que l’aphorisme est d’Antonio Porchia, écrivain calabrais naturalisé argentin. Je peux me tromper, mais après une rapide recherche, je ne pense pas que Porchia ait jamais passé ne serait-ce qu’un seul jour de sa vie ici, à Cascina, ancienne banlieue de Pise, ancienne ville du meuble, aujourd’hui modeste centre urbain de quarante-six mille habitants, dont la moitié est due au dépeuplement de Pise. Mystères de la province.

Cascina est située tout à l’Est de Pise, ou plutôt un peu au Sud-Est : il suffit de suivre la nationale 67, qui traverse Riglione et Navacchio, en plein sud par rapport au cours sinueux de l’Arno. Si vous êtes pressé, il y a la route Florence-Pise-Livourne. De Pise on en a pour quart d’heure de route, vingt minutes grand maximum. Sinon, il y a le train – pareil, un quart d’heure. J’ai choisi le train. La ligne de chemin de fer suit le même tracé que la nationale 67, traversant ces petits villages agglutinés le long des artères principales.

Seuls des champs habillent le pourtour de cette région – des champs à perte de vue. Le Far East de Pise.

Cascina, lorsqu’on l’observe un peu, a tout d’une petite ville tranquille. Un petit centre bien en ordre, comme celui de nombreuses autres communes de province, avec sa belle aire piétonne et ses pavés polis. À la différence qu’ici, nous sommes dans un laboratoire : une expérience politique est en cours. Non pas parce qu’on y trouverait des cénacles, des lieux de sociabilités élitistes, ou des avant-gardes politico-culturelles. C’est plus simple que cela : c’est ici qu’on trouve le maire préféré de Matteo Salvini. Et de nos jours, ce n’est pas rien. Il l’aime tellement qu’il a récemment souhaité qu’elle fasse partie de son équipe en tant que conseillère pour le programme de gouvernement et les activités parlementaires.

C’est ici qu’on trouve le maire préféré de Matteo Salvini. Et de nos jours, ce n’est pas rien.

David Allegranti

Oui, car Cascina, qui a toujours été reléguée aux pages locales du journal régional Il Tirreno, a progressivement acquis une notoriété nationale depuis 2016 grâce à l’attention toujours croissante portée à sa jeune maire leghista1, Susanna Ceccardi. Avant elle, depuis 1994, il n’y avait eu que des maires PDS2, DS3 et PD4. À écouter les gens dans la rue, il semble pourtant difficile d’imaginer cette ville de gauche : les anciens, au bar, disent qu’ils ne supportent pas les étrangers, bons seulement « à chier et à pisser partout », ils jurent (et se parjurent) qu’ils ne loueraient jamais une maison à un citoyen non européen et même qu’ils préfèreraient voir leur toit s’effondrer plutôt que de le donner à un étranger. Qui sait, peut-être y avait-il des racistes y compris au sein du Parti communiste italien…

Matteo Salvini Comment devient-on salviniste ? italie poltiique intérieure parti Lega

« Mettons les choses au clair : appelez-moi Monsieur le Maire. Monsieur le Maire ou simplement Susanna, comme le font les gens de Cascina qui me rencontrent dans la rue. La Mairesse, comme quelqu’un a déjà essayé de m’appeler, est une boldrinata5 qui ne m’appartient pas et que je méprise », écrit-elle dans le livre Le peuple de Salvini. La Ligue du Nord entre anciens et nouveaux militants (Eclectic, 2016). C’est une lecture utile pour comprendre comment les partisans de la ligue du Nord, les Leghisti, se perçoivent eux-mêmes : un voyage dans le ventre du salvinisme. On y trouve des phrases comme : « Le Capitaine est venu me soutenir au moment où j’ai présenté ma candidature, puis lors du premier tour, puis lors du vote. Le soir où nous l’avons informé de notre victoire, il était en direct à Porta a Porta et a annoncé à toute l’Italie que Cascina avait été conquise. » Née en 1987, elle est la première maire leghista de Toscane. La vue depuis son bureau est magnifique ; derrière elle trône une affiche de campagne.

À écouter les gens dans les rues de Cascina, il semble difficile d’imaginer cette ville de gauche.

David Allegranti

À peine m’a-t-elle ouvert la porte qu’elle tient à me dire qu’elle n’a même pas eu le temps de déjeuner – « c’est pour ceux qui disent que les maires ne font rien ». Et sa secrétaire ne manque pas elle non plus de nous le rappeler lorsqu’elle entre : «  Susanna, je sais que tu n’as pas déjeuné. »

Salvini l’appelle « la lionne », épithète qu’elle doit à ses cheveux roux aux éclats écarlates. Ses adversaires l’ont surnommée «  la jeune fille », par mépris. Aux femmes de Cascina – mais pas seulement à elles – elle offre du pepper spray, pour se défendre.

Ceccardi est le prototype de la jeune classe dirigeante sur laquelle s’appuie le secrétaire fédéral de la Ligue ; elle a gagné dans une terre historiquement rouge, elle est pop, elle passe à la télévision et elle utilise les réseaux sociaux avec la vigueur d’une lionne. Au premier tour, elle avait récolté 28,40 % des suffrages (alors que la Ligue était en moyenne à 21,27 % au niveau national) et son adversaire, Alessio Antonelli du PD, 42,46 %. Au deuxième tour, elle a cependant réussi à s’imposer avec 50,29 % des suffrages (8897 voix) contre 49,71 % (8796 voix). En bref, elle a gagné à 101 voix près, et ce remarquable retour a suffi en faire un personnage.

Ce qui est intéressant et, d’une certaine manière, inhabituel, c’est que le mérite de la victoire du centre-droit à Pise lui revient également. C’est elle qui a insisté pour que le candidat à la mairie de la Ligue soit Michele Conti, ancien directeur du Consortium agricole de Pise puis directeur du Consortium du Tirreno, conseiller municipal pendant onze ans. Pendant près d’un an, Conti, alors qu’il n’avait pas encore été nommé, a fait des allers et retours avec le bureau de la maire de Cascina. Ceccardi a également examiné personnellement les candidats de la liste pour le conseil municipal. « À Pise, les quinze premiers ont recueilli plus de cent préférences  », affirme-t-elle avec fierté.

Assise à son bureau, elle m’explique que «  le modèle de Pise devrait être appliqué à toute la Toscane », puis éventuellement à toute l’Italie. En 2018, elle a réussi à faire élire deux de ses conseillers au Parlement, dont le dynamique et très populaire Edoardo Ziello, qui est de fait devenu l’une de ses créatures, et une conseillère municipale, la vétérinaire Rosellina Sbrana, en battant l’ancienne ministre Valeria Fedeli avec 32,7 % des suffrages contre 32,03 %, soit environ deux mille voix de différence.

Assise à son bureau, Susanna Ceccardi m’explique que «  le modèle de Pise devrait être appliqué à toute la Toscane  », puis éventuellement à toute l’Italie.

David Allegranti

C’est pour cela que le modèle pisan fonctionne, affirme-t-elle, à la différence des autres. À Sienne, le centre-droit a gagné avec un « candidat de la société civile » – l’avocat Luigi De Mossi, qui n’était pas particulièrement habitué aux slogans de la Ligue – mais la Ligue est restée bloquée à 9 %. Le parti le plus important de la coalition, certes, mais seulement parce que Forza Italia a disparu. C’est pourquoi Mme Ceccardi voudraient des candidats issus à 100 % de la Ligue, et qui n’aient pas peur de scander haut et fort les slogans du Leghismo. C’est le cas notamment sur les migrants, par exemple – un thème fondamental du récit salvinien qui a désormais commencé à percer, les chiffres le montrent bien, dans les anciennes régions rouges.

Après des études de droit et des examens terminés il y a sept ans, il lui manque seulement son diplôme. Depuis l’automne dernier, elle est devenue membre de la Ligue en Toscane et a pris la place du sénateur Manuel Vescovi, un modéré.

Je décide de lui demander tout de suite, dès ma première occasion : «  Comment devient-on leghista  ? » « Moi, je suis devenu leghista par réaction », me dit-elle en s’appuyant confortablement sur son siège, comme si elle voulait savourer sa réponse. « D’un côté, il y avait la gauche, de l’autre Forza Italia s’était couchée face à cette gauche dominante en Toscane. La droite, quant à elle, n’appartient pas à mon histoire familiale. Mes parents étaient de gauche : ils votent désormais pour la Ligue depuis de nombreuses années. Avant même que je me mette à voter pour la Ligue. Le frère de mon grand-père était un résistant (partigiano), il est mort partisan, tué par les fascistes de l’Xa MAS6. Je ne pouvais pas me présenter chez moi avec une carte de l’Alleanza Nazionale : ils m’auraient fermé la porte au nez. »

Pendant qu’elle me parle, elle regarde souvent mon ordinateur, un œil en permanence sur sa boîte, sans pour autant perdre de vue mes réactions à ses mots : c’est une femme politique désormais rompue à ce petit jeu et, évidemment, elle est un brin narcissique.

David Allegranti

Pendant qu’elle me parle, elle regarde souvent mon ordinateur, un œil en permanence sur sa boîte, sans pour autant perdre de vue mes réactions à ses mots : c’est une femme politique désormais rompue à ce petit jeu et, évidemment, elle est un brin narcissique. «  La seule force radicale en opposition à ce système, en Toscane mais aussi au niveau national, c’était la Ligue. Un membre de la gauche ne peut pas voter pour l’Alleanza Nazionale pour diverses raisons historiques et ne peut pas voter pour Forza Italia non plus, parce qu’elle n’est pas différente du PD et de son système. Aujourd’hui, il vote pour la Ligue parce qu’il reconnaît l’immigration comme un problème social pour les plus faibles et voit en Salvini une personne simple. Et peut-être le qualifie-t-il de populiste. Le populisme est peut-être un phénomène plus à gauche qu’à droite, si l’on analyse ses racines. Salvini n’est pas un minet qui se la raconte. Genre Renzi. » Elle laisse passer un temps.

Le téléphone sonne, Ceccardi doit s’absenter pour répondre (« Excusez-moi, c’est urgent »), elle sort dans le couloir. Maintenant que la lionne est partie, la pièce ressemble au bureau normal du maire de Cascina, décoré de tables et de chaises datant de l’époque glorieuse où cette ville était encore la capitale du meuble. C’est étrange : il reste encore dans les bureaux des politiciens, les vestiges d’une autre Italie de l’industrie et de l’artisanat, que la mondialisation et IKEA ont maintenant balayés. Dans le bureau, il y a quelques photos institutionnelles exposées ici et là. Photos de groupe, inaugurations, coupés de ruban, cérémonies diverses et autres choses barbantes. Bien sûr, il manque les photos les plus sanguines que Ceccardi offre à son popolo verde7 sur Facebook, qui a remplacé la télévision (même si rien ne peut remplacer un après-midi en direct sur la 5 avec Barbara D’Urso).

On pense par exemple à la photographie emblématique, le pistolet au poing, en train de s’entraîner à tirer à Navacchio, avec comme légende de la publication : « La défense est toujours légitime. Si vous n’apprenez pas à tirer, toute loi est inutile ». Salvini, avec ses ravioli au beurre de célibataire8, est un mou en comparaison.

Monsieur le Maire, à ce moment-là, pointe le bout de sa baïonnette dans la discussion en publiant la photo d’un AK-47, c’est-à-dire de cette bonne vieille Kalachnikov : «  Mieux vaut ça », assure-t-elle.

David Allegranti

Dans les commentaires pleuvent les conseils de ceux qui s’y connaissent : « Essaye le Beretta 92FS » ; « Quand tu veux faire une compet’, appelle-moi, le mien commence à rouiller » ; « Susanna, sers-t’en contre les P-Dioti9 ! » ; « On est biens avec un calibre 22 ! On veut du 9×21 ! » Monsieur le Maire, à ce moment-là, pointe le bout de sa baïonnette dans la discussion en publiant la photo d’un AK-47, c’est-à-dire de cette bonne vieille Kalachnikov : «  Mieux vaut ça », assure-t-elle.

Le conseiller municipal Daniele Funel, qui vient de remettre une tronçonneuse professionnelle aux ouvriers de la municipalité, la félicite comme un entraîneur personnel : « Notre maire est formidable, mais elle ne s’est pas entraîné depuis un moment… On va passer à des calibres plus consistants. Même si ça ne s’est pas si mal passé que ça avec l’AK-47 ».

Si le positionnement de la maire n’était pas encore assez clair, son conseil a approuvé un fonds d’aide juridictionnelle pour soutenir les victimes de la criminalité à Cascina, destiné, dit-elle dans la résolution, « à assurer le partage des coûts de l’aide prise en charge par la municipalité dans les procédures pénales pour la défense des citoyens des résidents de Cascina sur le territoire municipal qui, victimes d’un délit contre les biens ou contre la personne et perpétré sur le territoire municipal de Cascina, sont accusées d’excès de légitime défense par négligence ou d’homicide involontaire pour s’être défendues elles-mêmes, leur entreprise ou activité, leur famille ou leurs biens, contre un risque réel de délit ».

« Celui qui se défend dans sa propre maison est une VICTIME, et ne peut être ACCUSÉ », écrit la maire après un duel radiophonique à La Zanzara, au cours duquel elle explique pourquoi elle va au stand de tir et pourquoi elle «  étudie » pour avoir une arme à la maison : « Pour sa défense personnelle, la défense de sa maison et de ses proches. Dans un pays comme celui-ci où la justice – l’État même – ne garantit pas la sécurité des citoyens, nous sommes encore contraints parfois à se défendre tous seuls. Je n’ai pas encore d’arme car je ne sais pas encore bien m’en servir. Une fois que j’aurais appris à en utiliser, je saurai comment me défendre chez moi. J’invite les citoyens honnêtes à se défendre : les honnêtes citoyens doivent pouvoir se défendre. »

Sa majorité au conseil municipal a déposé une motion visant à abolir le Conseil de l’égalité des chances, « un outil de propagande de « l’idéologie gender », et qui plus est « anachronique ».

David Allegranti

Il était prévisible qu’à l’occasion de la Journée internationale contre les violences faites aux femmes, elle soit en colère contre les manifestations en Italie, dont celle de Cascina : « Je pense honnêtement que les chaussures rouges, les foulards, les chaises rouges, les marches et les manifestations contre la violence à l’égard des femmes ne servent pas à grand-chose. Nous souffrons tous de la violence chaque jour. Et peut-être, même si ce n’est pas intentionnel, en sommes-nous parfois les auteurs. La violence fait partie de l’homme (et de la femme), elle fait partie de la nature. Nous avons tous eu l’occasion de connaître des hommes et des femmes qui intimident, même sur le plan psychologique. La défense la plus forte est de travailler sur soi-même, d’avoir de l’estime de soi, de ne dépendre de personne. Oubliez les chaussures rouges : les femmes victimes de violence apprennent avant tout à ne pas être des proies ».

Qui plus est, sa majorité au conseil municipal a déposé une motion visant à abolir le Conseil de l’égalité des chances, « un outil de propagande de « l’idéologie gender », et qui plus est «  anachronique ». Ceccardi n’a pas laissé s’échapper l’occasion : «  L’égalité des chances ne passe pas par les consultations, les nominations ou les tabourets rouges. Elle se gagne sur le terrain. Qu’ont fait les femmes de la commission ces dernières années ? Elles sont complètement dépassées, notre modèle est différent. La consultation a été un outil de propagande des gender, et je considère qu’elle rabaisse les femmes à une position de faiblesse. »

Mais cet esprit de guérilla n’est pas né avec l’élection. À l’époque, elle avait critiqué son prédécesseur pour avoir fait chanter aux enfants de l’école Cascina la chanson Imagine de John Lennon. «  C’est une idée du maire. Que dit la chanson ? Elle dit : imaginez… imaginez un monde sans religion, sans paradis, sans propriété privée. Certains ont vraiment imaginé un tel monde, et l’ont réalisé. Ça s’appelle le communisme, et il a tué des millions de personnes. La musique est peut-être jolie, mais les paroles sont aberrantes. Un monde sans foi, sans valeurs, sans propriété privée gagnée par le fruit de son travail est un monde inhumain. Il faut l’expliquer aux enfants qui ont été utilisés pour cette énième clownerie. »

Cet esprit de guérilla n’est pas né avec l’élection. À l’époque, elle avait critiqué son prédécesseur pour avoir fait chanter aux enfants de l’école Cascina la chanson Imagine de John Lennon.

David Allegranti

Susanna Ceccardi sort de derrière la porte, et moi de mes pensées. « Désolé de vous interrompre, mais vous savez, je n’ai jamais plus de dix minutes de libre d’affilée. Imaginez… » J’imagine, j’imagine.

Matteo Salvini Comment devient-on salviniste ? italie poltiique intérieure parti Lega

Au téléphone, c’étaient les alliés de Forza Italia, pas très heureux  de ses derniers débordements. « Si vous étendez les cas de Pise et de Cascina, c’est la Ligue qui mène le centre-droit en Toscale », me dit-elle. «  Nous avons démontré de façon tangible quelle est la bonne recette : celle de la poigne de fer. Aucune concession envers le PD. Auparavant, lorsque j’étais dans l’opposition, les gens de Forza Italia me reprochait de prendre trop de front le PD. “Il faut redescendre à des compromis », me disaient-ils… Eh bien, c’est cette ligne, reprise par Denis Verdini, qui a fait perdre le centre-droit en Toscane. Nous n’avons pas – ou plutôt ils n’ont pas, puisque la Ligue n’était pas une classe dirigeante – perdu pendant soixante-dix ans par hasard, mais délibérément. Maintenant, l’air a changé et nous ne voulons plus perdre. »

Et comment l’air a-t-il changé à Cascina ? « Autrefois, les logements sociaux étaient attribués aux immigrés. Nous avons décidé de les donner aux seuls Italiens, avec le système des certifications. C’est devenu un modèle national, on en a parlé partout. Avant mon arrivée, on demandait aux immigrés de certifier eux-mêmes leur situation patrimoniale. Un Marocain se présentait en disant : « Je n’ai pas de logement au Maroc », et on lui disait : « C’est bon, on va vous donner un logement de la commune ». Nous avons, à l’inverse, inclus dans l’interdiction une demande de certification du pays d’origine, qui doit vous être délivrée par l’ambassade ou le consulat. Nous nous sommes donc débarrassés d’un grand nombre d’entre eux et avons pu donner les logements qu’ils occupaient à d’autres personnes. On se souvient en particulier de l’expulsion d’un Marocain qui sous-louait son logement social et vivait je ne sais où ! Nous l’avions appris par les voisins. Peut-être qu’autrefois ils votaient pour la Démocratie prolétarienne, aujourd’hui ils sont venus nous voir pour nous dire que leur voisin était peut-être en train de dealer, qu’il était peut-être en train de sous-louer son logement social et qu’il avait peut-être une villa au Maroc. Ils ont été les premiers à dénoncer un tel cas. Nous avons ainsi libéré plusieurs logements pour les donner à des Italiens, et maintenant, beaucoup de municipalités font de même. Savez-vous le nombre de personnes qui m’écrivent ? En deux ans, beaucoup de nos administrations, même du Nord, m’ont demandé comment nous avions fait et nous leur avons expliqué comment nous avons mis en place l’interdiction. Nous sommes devenus un modèle. »

Dans cette matière également, les résultats de ses politiques sont publiés sur Facebook : « Le classement final de la contribution locative de la municipalité de Cascina a été publié. Comparez-le avec les contributions des municipalités de gauche ». Sur 114 baux, 96 sont italiens, tandis que sur 78 baux non admis, 56 sont étrangers. Même une guerre entre des pauvres contre les pauvres peut être une source de succès…

Susanna Ceccardi est une sorte de version féminine de Matteo Salvini.

David Allegranti

Susanna Ceccardi, c’est évident, est une sorte de version féminine de Matteo Salvini. Peut-être la meilleure, mais certainement pas la seule. Salvini a en effet mené une stratégie très précise, en promouvant une classe dirigeante à son image et à sa ressemblance et en marginalisant les partisans des adversaires – de Roberto Maroni à Luca Zaia, concurrents aguerris, utilisés par Silvio Berlusconi comme un piège pour diminuer le pouvoir de Salvini, candidat à leur insu à la tête du centre-droit.

Et ce n’est pas un hasard si nombre de ses députés et sénateurs fidèles sont des élus locaux : selon une enquête de FB & Associates, 45,9 % des élus sont des politiciens et des administrateurs locaux, un pourcentage qui tombe à 7,2 dans le cas des élus du Mouvement 5 Étoiles. « Salvini a également utilisé au moment des élections politiques tous ses hommes de tête qui ont été et sont encore des points de repère dans le territoire et ont réussi à relier le territoire à Rome. En bref, cela prouve à quel point il est fondamental de pouvoir sélectionner la classe dirigeante également sur la base de sa réputation au niveau territorial », m’explique Alessandra Ghisleri, directrice d’Euromedia Research.

La différence de préparation avec les grillini (partisans de Beppe Grillo, le fondateur du Mouvement 5 Étoiles) est visible tous les jours au Parlement et dans le débat public. Les leghisti, les salvinistes, suivent à la lettre les directives du «  Capitaine », comme l’appelle Luca Morisi, spin doctor de Salvini sur Facebook et Twitter. Disciplinés comme une phalange macédonienne, ils ne contestent jamais le leader. Il y a une voix unique et c’est celle de Salvini, portée par des tweets et un statut unifié.

Les leghisti, les salvinistes, suivent à la lettre les directives du «  Capitaine ».

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Le Mouvement 5 étoiles, en revanche, est une forêt de dysfonctionnements politiques, qui a aussi ses divers courants : il y a l’aile movimentista – allez savoir ce que cela veut dire – de Roberto Fico, avec laquelle une partie du PD voudrait s’allier, mais il y a aussi l’aile fascisto-communiste d’Alessandro Di Battista… Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi le pouvoir s’est finalement retrouvé entre les mains de Salvini10. Non seulement parce que Giuseppe Conte est un «  vice-président de deux vice-présidents » selon une définition mémorable de Vittorio Sgarbi au Parlement, mais aussi parce que la Ligue a réussi à influencer le débat public, en le déplaçant vers l’immigration et la sécurité, alors que les tenants du Mouvement 5 Étoiles, dans les premiers mois du gouvernement, cherchaient obsessionnellement des ressources pour financer ses rêves, du revenu universel de citoyenneté aux pensions de citoyenneté.

« Vous voyez », me dit Ceccardi en m’offrant un café, « la Ligue est née comme une union de territoires, c’est pour cela qu’il y a une attention particulière portée à l’endroit des maires. Matteo Salvini l’a prouvé avec moi. Eh bien, dans les autres partis, je ne vois pas cette attention : les maires sont considérés la cinquième roue du carrosse. Nous, en revanche, nous sommes pris en considération, on sait que nous sommes au front, on sait que nous sommes le dernier maillon d’une chaîne qui est très importante parce qu’elle vous relie aux citoyens. Le choix d’envoyer les maires est donc le bon. Parce qu’au moins, on porte les demandes des territoires et des vrais gens. Les gens qui vont au Parlement et qui ne savent même pas combien coûte un litre de lait, comment peuvent-ils résoudre les problèmes des plus faibles ? »

Il y a des années, l’émission Le Iene a tendu une embuscade aux parlementaires devant Montecitorio, leur demandant le prix d’un litre de lait, d’un kilo de pain. Ils ignoraient ou essayaient des chiffres au hasard, au milieu des rires enregistrés de l’émission et de l’indignation du public à la maison. C’est une chose que la Ligue a bien comprise, et dont elle a tiré parti.

Ceccardi, comme Salvini, sait que pour faire partie du peuple, il faut se jeter au milieu, même au prix de se faire siffler.

David Allegranti

Ceccardi, comme Salvini, sait que pour faire partie du peuple, il faut se jeter au milieu, même au prix de se faire siffler : « Vous savez combien j’en ai pris ? J’ai même pris des coups dans des centres sociaux. Ils m’ont attaqué quand j’étais à l’université. » Mais le martyr sur la place publique peut se transformer en bain de foule si le vent politique change. 

« Parfois, je tiens ma permanence sur le marché. Je mets un tableau dans la rue, un petit banc, et j’y vais avec un assesseur et un conseiller. Nous répondons aux questions des gens. »

Les gens. Ils occupent désormais tout l’espace. Ils ne sont pas seulement le matériau politique du Mouvement 5 Étoiles, champion du gentismo, mais aussi celui de la Ligue, qui veut être le porte-voix du peuple. Non sans résultats, il faut le dire. « L’âge des masses est l’âge du colossal », écrivait José Ortega y Gasset en 1929. «  La multitude, de manière inattendue, est devenue visible, s’est installée dans les meilleurs endroits de la société. Avant, si elle existait, elle passait inaperçue, elle occupait le bas de la scène sociale ; maintenant, elle a progressé jusqu’aux premières lignes, elle est elle-même le personnage principal. Maintenant, il n’y a plus de protagonistes : il n’y a plus qu’un chœur. »

Le gentismo a gagné, il a imprégné l’opinion publique et le système médiatique, comme le montre l’excitation collective qu’a provoqué une photographie de Roberto Fico, le président de la Chambre, prenant le bus à Rome. Elisabetta Casellati, la présidente du Sénat, une berlusconienne dure, a déclaré dans une interview au Corriere della Sera qu’elle renonçait aux voyages officiels en avion payés par le contribuable comme «  premier acte » de son nouveau mandat et de sa nouvelle fonction : «  C’était un geste naturel car les représentants de la politique et des institutions sont invités à adopter un principe de sobriété dans l’utilisation des ressources.  »

Le gentismo a gagné, il a imprégné l’opinion publique et le système médiatique.

David Allegranti

Le gentismo a son propre canon, comme le montre la maire de Cascina : vous allez au marché et vous écoutez ce que les personnes, les gens, ont à dire. Tout le monde ne peut pas se le permettre. Il faut avoir un certain curriculum vitae. C’est ce que m’explique Ceccardi : « Dans certains partis, la majorité est composée de personnes qui n’ont pas de grandes compétences, qui n’ont pas fait de militantisme, qui ont été choisies parce qu’elles sont jolies ou mignonnes, qui ont eu une certaine expérience dans le sport ou à la télévision. Maintenant, tout est possible, et peut-être que certains ont de bonnes positions ou font une belle carrière, mais pour nous représenter, nous aimerions peut-être autre chose. Évidemment je n’ai rien contre celles qui sont mignonnes hein, bien entendu. »

Bien sûr que non, étant donné que dans son CV bien rempli, on trouve aussi aussi une apparition dans le calendrier des Beautés du Tea Party à l’italienne, en l’an de grâce 2014. Un calendrier très chaste, soyons clairs : un jean et un T-shirt.

Je veux dire, est-ce suffisant pour les jolies filles de retrousser leurs manches et d’aller au marché ? lui demandé-je. Monsieur le Maire ne répond pas. Elle me sourit d’un air suffisant.

Susanna Ceccardi s’est avérée un acteur incontournable dans la guerre de conquête de la Toscane rouge. Elle s’est faite connaître par ses sorties publiques démesurées, par ses dépenses télévisuelles et par sa détermination à taper du point sur la table contre les migrants et les alliés de la coalition de centre-droit (l’association n’est pas accidentelle), et surtout, elle a su choisir les bonnes personnes et s’envoler vers l’élection.

Susanna Ceccardi s’est avérée un acteur incontournable dans la guerre de conquête de la Toscane rouge.

David Allegranti

La rumeur selon laquelle elle pourrait être la prochaine candidate de centre-droit aux élections régionales de 2020 est désormais de plus en plus persistante. En supposant, bien sûr, que le centre-droit ne se dissolve pas sous peu.

Matteo Salvini Comment devient-on salviniste ? italie poltiique intérieure parti Lega

Mais en attendant, en 2019, il y a les élections, et après Pise, elle est prête à s’y engager entièrement.

Fin octobre, elle s’est rendue à Pontedera, où ont commencé les préparatifs des élections. Là, dans une énième vidéo de propagande, elle est filmée en train de repeindre le nouveau et gigantesque siège de la Ligue, qui était jusqu’à il y a peu le QG du PD. La caméra s’attarde alors qu’elle dilue la peinture avec de l’eau et la remélange, qu’elle trempe le rouleau et commence à recouvrir de blanc une fresque rouge qui affiche le vieux slogan renzien : « C’est possible » (Si può fare). Au dos du t-shirt de la maire, occupée à peindre, je regarde l’imprimé : Una mattina mi son svegliato, Pisa ciao, Massa ciao, Siena ciao ciao ciao11.

Avec une fierté mal dissimulée, Ceccardi explique le rachat du bâtiment : « La Ligue s’agrandit et s’enracine partout. À Pontedera, nous avions besoin d’un lieu plus grand et nous avons donc pris ce qui était autrefois le PD. » Puis elle ajoute, moqueuse : «  Ils n’auront plus besoin de si grands espaces pour se retrouver… »

Peut-être qu’Antonio Porchia et Cascina n’ont rien à voir avec cela, mais Susanna Ceccardi semble avoir bien assimilé son aphorisme : parce qu’elle n’a de cesse de lever les yeux, elle vise à chaque fois plus haut.

Sources
  1. C’est l’adjectif qu’on utilise en italien pour désigner les partisans de la Lega, le parti de Matteo Salvini.
  2. Partito Democratico della Sinistra
  3. Democrazia Sociale
  4. Partito Democratico
  5. Adjectif dépréciatif formé à partir du nom de la députée de centre gauche Laura Boldrini, présidente de la chambre de 2013 à 2018.
  6. La DECIMA MAS, unité spéciale de la marine italienne, servit de division d’infanterie de marine à la République de Salò.
  7. Le vert est la couleur de la Ligue de Salvini.
  8. https://www.corriere.it/cronache/18_novembre_07/prima-serata-single-salvini-ravioli-burro-bicchiere-rosso-55e7cbf0-e220-11e8-9522-64e616a61d3d.shtml
  9. Jeu de mot sur PD et idioti.
  10. Ce texte date de 2018.
  11. Réécriture parodique de l’incipit de la chanson Bella Ciao avec des villes toscanes.
Crédits
Ce texte est la traduction d'un chapitre du livre de David Allegranti Come si diventa leghisti. Viaggio in un paese che si credeva rosso e si è svegliato verde, paru chez Utet en 2019. Il est trouvable ici.