Parmi les nombreux et divers héritages de l’ère soviétique – souvent sources de controverses considérables ou de réévaluation historique – il en est un qui est particulièrement significatif pour la Russie d’aujourd’hui. Au tournant des années 70 et 80, les éclaireurs russes du RSFS ont réalisé que la vaste région de la Sibérie et de la Volga – historiquement considérée comme une faiblesse plutôt qu’une force, en raison de la proverbiale rigidité climatique et de l’attaquabilité des empires du centre-est – grouillait de gaz naturel. 

C’est ainsi qu’a été inaugurée l’ère de la Russie en tant que supergéante énergétique et que les deux géants du gaz et du pétrole de la Fédération naissante ont pris une forme définitive : Lukoil et, surtout, Gazprom. Depuis lors, malgré l’inévitable réduction géopolitique provoquée par l’implosion de l’URSS, l’économie russe est entrée dans une union incontournable avec une dynamique énergétique, tant en termes d’autosuffisance (russe) que d’hétérodépendance (autres peuples, notamment l’Europe). 

Pour résumer : la Russie est au gaz naturel ce que l’Arabie Saoudite est à l’or noir. Toutefois, les deux États ont en commun l’intention programmatique de diversifier leurs économies, à la base de projets tels que Vision 2030, préconisé par le prince héritier saoudien Moḥammad bin Salmān. 

C’est précisément à cause de ce lien qu’une forme adaptée du proverbe grec ancien est valable : « si Gazprom pleure, Moscou ne rit pas ». Pour l’instant, à vrai dire, l’entreprise basée dans le futuriste Lachta-centrum de Saint-Pétersbourg ne semble pas trop mal se porter : en 2019, elle a enregistré des revenus nets de plus de 110 milliards de dollars – essentiellement en ligne avec les années précédentes (depuis le déclin important de 2014, ils sont en hausse) et des bénéfices de 38,7 milliards de dollars (+1,1 % par rapport à 2018). 

Le gaz en Europe, entre gazoducs et terminaux GNL

Les problèmes sont survenus, comme on pouvait s’y attendre, en conjonction avec le verrouillage semi-global pour faire face à la pandémie de Covid-19, qui a également perturbé l’ensemble du marché de l’énergie. Le bénéfice net pour le premier semestre 2020 a chuté de façon titanesque, passant de 11 milliards de dollars début 2019 à 447 millions de dollars pour la période janvier-juin de cette année – soit 25 fois moins. Conséquence physiologique, ceci, d’une baisse des prix et d’une chute de la demande (et des ventes) dans ce jardin d’Eden du gaz russe qu’est l’Europe – avec une demande contractée de 16 % sur une base annuelle dans le Vieux Continent. En outre, les producteurs russes ont été touchés par le feu croisé de la dévaluation du rouble. Néanmoins, Gazprom tient à souligner que, malgré le temps pandémique, le groupe a réussi à « tenir » mieux que beaucoup d’autres concurrents1 – ce qui est fondamentalement vrai et peut s’expliquer à la lumière du phénomène d’hétérodépendance mentionné ci-dessus, qui « imprègne », entre autres, le débat controversé sur le gazoduc Nord Stream 2.

Face à la hausse des prix du pétrole et du gaz (le baril de référence du pétrole de l’Oural russe se négocie désormais à 44-45 dollars, contre 16,55 en avril), l’avenir reste cependant extrêmement incertain pour les opérateurs du secteur – Gazprom inclus. Comme l’explique l’analyste de l’énergie Aleksandr Sobko sur RIA Novosti2, bien que le secteur de l’énergie soit caractérisé par la cyclicité – étant donné que la baisse de la demande et des prix se traduit par une diminution des investissements à moyen-long terme, ce qui affectera l’offre à l’avenir et entraînera une augmentation des prix du pétrole – la crise actuelle est sensiblement différente des précédentes. On peut s’attendre à une très longue reprise de la demande grâce à la promotion des sources d’énergie renouvelables – en particulier sur le marché préféré des Russes : l’Europe, qui fait la paire avec les stocks mondiaux déjà énormes accumulés au cours du printemps. 

Sans investissement, la production diminue, et moins on extrait de pétrole, plus il devient cher. Toutefois, « les entreprises russes disposent d’une certaine marge de sécurité en raison d’une charge fiscale assez élevée, qui, si le pire des scénarios se concrétise, peut être réduite », explique M. Sobko, qui ajoute que Gazprom et compagnie « seraient évidemment en partie en danger si elles continuent à maintenir le niveau d’investissement élevé ». Cependant, ajoute-t-il, « la récompense sera probablement un bénéfice supplémentaire pour une période plus longue, tant pour le budget que pour les entreprises elles-mêmes. Dans ce cas, les entreprises vont en fait retirer ces profits à leurs collègues occidentaux, qui ont peur (indépendamment du risque ou de l’opinion publique) d’investir dans la production de pétrole ».

Aucun scénario apocalyptique ne se profile à l’horizon, mais le Kremlin est conscient que la combinaison de l’ambiguïté européenne – tant dans la recherche d’approvisionnements alternatifs que dans la controverse sur les projets d’infrastructure – et de l’imprévisibilité du marché du pétrole et du gaz est un mal nécessaire, auquel on pourrait au moins s’attaquer avec un ambitieux projet de diversification économique. Le désengagement partiel de l’instrument qui a permis à la Russie, avec la puissance militaire, de revendiquer un rôle de superpuissance mondiale ne sera pas facile, mais le temps des décisions est venu pour le Kremlin.

Crédits
Cet article a été publié en italien sur Osservatorio Russia le 10 septembre 2020 : https://www.osservatoriorussia.com/index.php/russia/politica-interna-e-societa/entry/493-gazprom-in-affanno-mosca-in-allerta