La Biélorussie a été longtemps considérée la dernière dictature d’Europe. Dirigée depuis 1994 par l’excentrique Alexandre Loukachenko (ancien directeur d’une ferme collective, qui aimait surtout parler de la récolte de l’année et qui avait proposé de se protéger du Covid-19 en conduisant un tracteur), le pays n’évoquait qu’un très faible intérêt aux yeux des Européens. Les Biélorusses semblaient accepter la vie sous le régime Loukachenko : après tout, les salaires étaient payés, le chômage maîtrisé, les services cruciaux assurés. Minsk, la capitale, était propre et brillante. Les libertés civiques et politiques étaient restreintes, mais la vie n’était pas très mauvaise pour le peuple, travailleur et modeste. «  C’est notre nature, – disaient les Biélorusses émigrés en France, – nous travaillons avec patience et nous n’aimons pas nous plaindre  ».

L’opposition au régime de Loukachenko existait bien, mais elle était affaiblie et dispersée par de nombreuses arrestations et intimidations. Aucune élection présidentielle (2001, 2006, 2010, 2015) n’a réussi à faire émerger un candidat d’opposition assez fort pour défier le président en exercice, qui a changé la constitution afin d’abolir la limite du nombre de mandats présidentiels. La population biélorusse mobilisait sa créativité pour exprimer le mécontentement  : les citoyens sortaient sur les places des villes tout simplement pour applaudir ou faire sonner les réveils sur leurs téléphones portables, réglés à une même heure afin d’appeler leurs concitoyens à «  se réveiller  ». On disait que Minsk était la seule ville au monde où il était interdit d’applaudir.

La mobilisation autour de l’élection présidentielle du 9 août 2020 est suvenue presque comme une surprise. D’abord, un trio étonnant de femmes, Svetlana Tikhanovskaïa, Veronika Tsepkalo et Maria Kolesnikova, représentant les candidats (hommes) emprisonnés par le régime, a su déclencher un vaste mouvement d’opposition avec pour seule revendication un changement démocratique. Après qu’Alexandre Loukachenko a déclaré le 9 août sa victoire par 80 % des voix, les biélorusses sont sortis massivement dans les rues. Selon Ioulia Shukan, spécialiste de la région, la vraie popularité du président sortant pouvait être estimée autour de 25-30 %1, en sachant que la qualité de vie en Biélorussie s’était dégradée durant les dernières années, et que la crise du Covid-19 avait été particulièrement mal gérée. Mais les manifestants semblaient surtout indignés par le mensonge. Leurs slogans sont simples : « changement ! », « pars ! », ou « assez ! ».

Des arrestations massives ont suivi ces événements, et la candidate d’opposition Svetlana Tikhanovskaïa a été conduite à la frontière lituanienne par les autorités biélorusses et forcée de quitter le pays. Elle est désormais réfugiée à Vilnius. Les autres figures du mouvement ont également été expulsées ou arrêtées. Le comportement des forces de l’ordre est particulièrement cruel  : les opposants ou les manifestants potentiels sont arrêtés arbitrairement dans les rue et traînés dans des véhicules non marqués. Les détenus sont battus et intimidés. Les manifestations ne cessent pourtant pas  : depuis presque deux mois, les Biélorusses continuent à se rassembler massivement dans les rues pour exprimer leur mécontentement. Les protestations restent pacifiques. C’est une exhortation spéciale des chefs de l’opposition  : éviter toute provocation et résoudre la crise par un dialogue sans violence.

La situation est un casse-tête pour l’Europe  : les citoyens européens soutiennent très largement la quête de la liberté du peuple biélorusse, et pourtant restent désemparés, ne sachant pas très bien comment les aider. La gestion des révolutions démocratiques dans les pays du voisinage de l’Union européenne n’a pas connu de grand succès dernièrement. La tentative par les pays européens de se faire médiateurs dans la révolution du Maïdan en Ukraine en 2014 a particulièrement mal tournée. Les Biélorusses aussi, au début au moins, exprimaient leur volonté de résoudre la crise eux-mêmes, sans l’intervention des forces extérieures. Cela ne semble pas très bien marcher  : Loukachenko refuse toujours le dialogue et le Conseil de coordination, établi en août par l’opposition pour représenter les citoyens, a été dispersé par les expulsions et les arrestations.

Restent les moyens traditionnels : l’Union européenne a proposé l’aide financière pour la société biélorusse2 et a brandi les sanctions pour les responsables des violations des droits de l’Homme dans le pays. Les pays voisins sont les plus impliqués : les pays baltes accueillent les réfugiés biélorusses. La Lituanie, la Lettonie et la Pologne ont également proposé un plan de sortie de la crise, ignoré par Loukachenko, qui préfère se tourner vers la Russie. Le 14 septembre, il s’est rendu à Sotchi pour rencontrer M. Poutine, l’occasion pour lui d’évoquer la nécessité pour les Biélorusses de se rapprocher de leur « grand frère russe ». 

L’ombre de la Russie s’étend largement sur la crise. La Biélorussie est très dépendante économiquement, politiquement et militairement du voisin russe  : les pays sont liés par plusieurs accords communs, y compris l’Union eurasiatique et l’Organisation du traité de sécurité collective. Fin août, V. Poutine a mobilisé une force de réserve prête à intervenir militairement en Biélorussie si besoin. Le dirigeant russe soutient A. Loukachenko et le considère comme président légitime du pays, ce qui exclut un dialogue avec l’opposition et mène la situation vers une impasse.

L’opposition biélorusse elle-même reste très prudente. Si les Biélorusses ne sont pas hostiles à la Russie, ils veulent toutefois sauvegarder la souveraineté de leur pays. Les protagonistes de la nouvelle opposition hors du commun – ces femmes courageuses, qui ont peu d’expérience en politique – avancent doucement dans leurs revendications et construisent leur programme au fur et à mesure. En août, Tikhanovskaïa exprimait sa réticence à l’égard d’une intervention extérieure. En septembre, elle appelait déjà à plus de courage de la part de l’Union européenne et de la médiation européenne.3

La situation s’est réactivée lors de la visite du président français Emmanuel Macron en Lituanie les 28 et 29 septembre. À Vilnius, il a été appelé à rencontrer Mme Tikhanovskaïa4, ce qui constituait un signe fort de soutien à l’opposition biélorusse. Le président Macron a promis à Tikhanovskaïa de faire tout son possible pour l’aider dans la médiation de la crise. Il a évité de trop se lier les mains en proposant d’abord que la médiation se fasse au sein de l’OSCE, une organisation incluant tous les pays concernés, y compris la Russie, pourtant peu puissante face aux crises similaires – notamment la dernière, en Ukraine.

En même temps, le président français semble s’engager sur plusieurs pistes. Profitant de l’appel à son homologue russe le 30 septembre pour discuter la crise au Haut-Karabakh, il a invité M. Poutine à entamer le dialogue avec l’opposition en Biélorussie5. Parallèlement, il a poursuivi les efforts pour résoudre la dispute entre la Grèce, Chypre et la Turquie en Méditerranée. Chypre s’était opposée aux sanctions de l’Union européenne pour la Biélorussie en réclamant une réaction aussi robuste à l’égard de la Turquie. La situation semblait se débloquer hier soir 1er octobre, lors du sommet de l’Union européenne où les sanctions contre les dirigeants biélorusses (qui ne comprennent pas, toutefois, Loukachenko) ont été finalement adoptées.

Le futur demeure incertain. Les sanctions européennes, imposées puis levées à plusieurs reprises contre la Biélorussie dans le passé, n’ont pas été efficaces. Loukachenko et Poutine montrent peu d’appétit pour le dialogue avec l’opposition. Pourtant, les manifestations en Biélorussie ne s’essoufflent pas. L’Europe, le berceau de la démocratie, ne pourra pas rester immobile face au peuple qui réclame la liberté aux portes mêmes de l’Union européenne.