Le 12 décembre 1993, la Russie organise des élections parlementaires, les premières depuis la répression brutale du président Boris Eltsine contre le Parlement, en octobre de la même année. Il s’agit de l’une des élections russes les plus démocratiques –  peut-être la seule élection libre et équitable à ce jour. Pourtant, à la sortie des urnes, les résultats terrifient les observateurs occidentaux : les forces politiques ouvertement pro-démocratiques souffrent un coup dur de la part des communistes et des nationalistes renaissants, les « rouges » et les « bruns ».

Ce vote, considéré comme désastreux, alerte l’administration Clinton. Strobe Talbott, conseiller sur les affaires russes et ancien colocataire de Clinton à l’université, fait part de son appréhension aux Britanniques lorsque John Major se rend à Washington à la fin du mois de février 1994. Talbott met en place un exercice au sein du Département d’État –  tout en veillant à maintenir cela secret  – pour s’assurer que la politique américaine envers la Russie soit bien « révisée », note Roderic Lyne, le secrétaire particulier de Major. « Au sein de l’administration, certains ont fait valoir que c’était à présent une erreur d’envisager quelque partenariat que ce soit avec la Russie… » écrit Lyne.

Antony Lake, conseiller à la sécurité nationale de Clinton, se montre quelque peu amer envers la Russie. « Il [Lake] est enclin à adopter une ligne assez dure », écrit Lyne. « Il estime que le pays va déjà mal, et que nous ne devrions pas encourager les Russes à penser qu’ils peuvent s’immiscer dans diverses questions de manière négative parce que nous leur avons donné le statut de “partenaire” ».

À tort ou à raison, cette vision de la Russie a inévitablement nuancé l’un des débats de politique étrangère les plus importants des années Clinton : l’élargissement de l’OTAN. Maintenant que les archives américaines, britanniques et même russes sont déclassifiées, les historiens commencent à se poser une question difficile : dans quelle mesure l’équipe de Clinton a-t-elle bien géré cette tâche ? Clinton a-t-il « perdu » la Russie dans ce processus ?

Cette vision de la Russie a inévitablement nuancé l’un des débats de politique étrangère les plus importants des années Clinton : l’élargissement de l’OTAN.

Sergey Radchenko

Chaque fois que des questions de ce type sont posées, on retrouve toujours une même idée en réponse : les États-Unis n’ont jamais perdu la Russie. Pourquoi blâmer les États-Unis pour des problèmes internes propres à la Russie ? Pour ses aspirations injustifiées à la grandeur, pour ses insécurités persistantes, pour ses récits politiques empoisonnés ? C’est un refrain intéressant mais qui sous-estime le rôle de Washington dans l’écriture du récit russe, par son action ou inaction.

À peine Bill Clinton a-t-il pris ses fonctions qu’il découvre que des pays d’Europe centrale et orientale frappent à la porte de l’OTAN, demandant à être admis. Les raisons de leur anxiété sont diverses. Certains –  comme le président tchèque Vaclav Havel  – ont insisté sur le thème de la civilisation, affirmant à Clinton que leur pays voulait rejoindre l’OTAN et l’Union européenne parce qu’ils étaient « des Européens qui embrassent les valeurs européennes ». D’autres –  comme le président polonais Lech Walesa  – ont été plus directs sur la menace russe : « la Pologne ne peut pas être laissée sans défense ; nous devons avoir la protection des muscles américains ».

Clinton est sensible à ce genre d’arguments. Étant donné la trajectoire incertaine de Moscou, l’élargissement de l’OTAN semble être une bonne couverture stratégique au cas où la Russie déraillerait. Mais le discours sur l’élargissement suscite à juste titre des appréhensions à Moscou : ne signifie-t-il pas que de nouvelles lignes de démarcation seront créées en Europe, que les murs abattus à Berlin seront reconstruits plus à l’Est ?

Il ne faut pas sous-estimer le rôle de Washington dans l’écriture du récit russe, par son action ou inaction.

SERGEY RADCHENKO

Pourtant, il serait faux de prétendre que Eltsine et son ministre libéral des Affaires étrangères Andreï Kozyrev sont en principe opposés à l’élargissement de l’OTAN –  loin de là ! Un des aspects les plus remarquables du discours politique russe dans les années 1990 a été le consensus autour de l’importance de l’adhésion de Moscou aux principales organisations internationales, dont l’OTAN. Eltsine lui-même a sondé cette possibilité à plusieurs reprises. Comme il le dit à Clinton en janvier 1994, « la Russie doit être le premier pays à rejoindre l’OTAN. Ensuite, les autres pays d’Europe centrale et orientale pourront entrer. Il devrait y avoir une sorte de cartel entre les États-Unis, la Russie et les Européens pour aider à assurer et à améliorer la sécurité mondiale ».

Cette mention d’un « cartel » est très éclairante, car elle montre exactement ce que Eltsine a essayé d’accomplir, et pourquoi la perspective d’un élargissement de l’OTAN sans la Russie est devenue problématique dans les relations entre la Russie et l’Occident. Le « cartel » est une version du concert des grandes puissances du XIXe siècle que le tsar Alexandre Ier de Russie avait atteint au Congrès de Vienne, et peu différente de ce que Joseph Staline pensait avoir accompli à Yalta en février 1945. Elle n’est pas non plus très différente de ce que Leonid Brejnev avait à l’esprit lorsqu’en 1973, il aurait dit à Henry Kissinger : « Écoutez, je veux vous parler en privé –  personne d’autre, pas de notes… Écoutez, vous serez nos partenaires, vous et nous allons diriger le monde ».

Un des aspects les plus remarquables du discours politique russe dans les années 1990 a été le consensus autour de l’importance de l’adhésion de Moscou aux principales organisations internationales, dont l’OTAN.

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Le cartel d’Eltsine implique la reconnaissance par l’Amérique du statut de la Russie en tant que puissance indispensable dont les vues doivent être prises en compte dans la résolution des grands problèmes internationaux de l’époque. Le problème est que, contrairement à la Russie d’Alexandre Ier et à l’Union soviétique de Staline et Brejnev, la Russie d’Eltsine est une grande puissance seulement sur le papier ; en réalité, c’est un cas désespéré, au bord de l’insolvabilité et ayant toujours besoin de l’aide de l’Occident. Comment les ambitions d’Eltsine peuvent-elles être à la hauteur de cette réalité peu attrayante ?

Le ministre des affaires étrangères Kozyrev pensait avoir la réponse. Kozyrev est depuis longtemps devenu la bête noire des nationalistes russes en raison de ses prétendues tendances pro-occidentales. En fait, sa position pro-occidentale est une conséquence directe de la mentalité de cartel dont Eltsine a parlé avec Clinton. « La chose la plus importante », déclare-t-il lors d’une réunion interne du ministère des Affaires étrangères au début de 1993, « est le partenariat avec les États-Unis. En outre, il faut être le partenaire principal [des États-Unis], sinon il ne restera rien de notre statut de grande puissance ».

Contrairement à la Russie d’Alexandre Ier et à l’Union soviétique de Staline et Brejnev, la Russie d’Eltsine est une grande puissance seulement sur le papier ; en réalité, c’est un cas désespéré, au bord de l’insolvabilité et ayant toujours besoin de l’aide de l’Occident.

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C’est pour cette raison que Kozyrev, tout comme Eltsine, plaide pour que la Russie soit admise dans l’OTAN. « Pourquoi l’OTAN ne voulait-elle pas de la Russie », insiste Kozyrev lors d’une conversation avec son homologue allemand Klaus Kinkel en mai 1994. « Y avait-il des reproches cachés ? Des soupçons ? Peut-être même de l’inimitié ? »

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Nous savons donc aujourd’hui que les dirigeants russes appuyaient tous une stratégie visant l’élargissement de l’OTAN. En face, en revanche, régnait la crainte que l’intégration de la Russie dans l’OTAN entraîne la fin de l’OTAN. L’entrée de la Russie paralyserait l’alliance. Comme me l’a récemment dit Malcolm Rifkind, le ministre britannique de la Défense de l’époque : « En mon for intérieur, je n’avais aucun doute que la Russie ne pourrait jamais devenir membre à part entière de l’OTAN sans détruire l’objectif même de l’OTAN. »

Kozyrev a été consterné par une telle obstruction, affirmant que ne pas répondre aux préoccupations de Moscou ne ferait que renforcer le pouvoir des communistes et des nationalistes, aux dépens d’Eltsine et de son équipe. « Cela signifierait la fin [de moi] », prophétise le ministre des Affaires étrangères en avril 1995. « [Kozyrev] a dit qu’il écrirait alors ses mémoires au Goulag, et que des pierres tombaient déjà sur sa tête. »

Nous savons donc aujourd’hui que les dirigeants russes appuyaient tous une stratégie visant l’élargissement de l’OTAN. En face, en revanche, régnait la crainte que l’intégration de la Russie dans l’OTAN entraîne la fin de l’OTAN.

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Cependant –  et c’est un aspect intéressant et jusqu’alors négligé du discours politique de la Russie sur l’OTAN  –, Eltsine et Kozyrev ne sont pas les seuls à avoir poussé à l’adhésion. L’idée est plus largement bien reçue par les élites politiques russes. Le président de la Douma, le grand propriétaire terrien Ivan Rybkin (qui a essayé de trouver un terrain d’entente entre Eltsine et ses détracteurs communistes) a non seulement soutenu l’adhésion de la Russie à l’OTAN, mais a même eu une idée sur la manière de le faire. « Quand on parle de l’élargissement de l’OTAN », affirme-t-il en décembre 1994 lors d’une réunion avec les Français, « nous proposons de commencer cet élargissement à partir de l’Oural. Ou nous pouvons parler de notre participation à cette organisation sur le modèle français. »

La France avait quitté le commandement militaire intégré de l’OTAN en 1966, sous le général Charles de Gaulle (avant sa réintégration, en 2009, sous Nicolas Sarkozy). Dans les années 1990, l’idée que l’on puisse à la fois faire partie de l’OTAN et en être exclu  – une forme de gaullisme russe  – est populaire dans les cercles de la politique étrangère russe. Inutile de dire que l’idée ne plaît pas à l’Ouest et n’impressionne certainement pas les aspirants à l’OTAN en Europe centrale et orientale qui font savoir sans équivoque à Washington qu’ils « veulent faire partie de l’OTAN et que les Russes en soient exclus ».

Dans les années 1990, l’idée que l’on puisse à la fois faire partie de l’OTAN et en être exclu  – une forme de gaullisme russe  – est populaire dans les cercles de la politique étrangère russe.

SERGEY RADCHENKO

Ce type d’attitude irrite de plus en plus nombre de décideurs politiques russes –  et pas seulement Eltsine. « La Russie avait espéré être incluse parmi les nations civilisées de l’Ouest », soutient Vyacheslav Nikonov, un député de la Douma et petit-fils du ministre des Affaires étrangères de Staline, Vyacheslav Molotov, « mais [elle] n’a été autorisée à rejoindre que les organisations qui avaient montré leur inefficacité ».

Dans les années 1990, Nikonov est un homme politique de centre-droit, plus du centre que de droite. Plus tard, il a embrassé le poutinisme et le nationalisme féroce, un parcours commun dans le contexte politique russe. Voir la Russie –  comme on l’a parfois vue en Occident  – comme un conflit entre les forces de la démocratie et de la réaction fait passer totalement à côté de ce point, car il était (et est toujours) possible d’être à la fois libéral et nationaliste.

Ces récits –  du partenariat de la Russie avec l’Occident et de la confrontation de la Russie avec l’Occident  – ont vécu côte à côte et, à bien des égards, continuent de vivre côte à côte même dans la Russie d’aujourd’hui, bien que le récit de la confrontation dépasse maintenant celui du partenariat. Pour comprendre ce qui s’est passé ici, il faut comprendre l’objectif de ces récits : ils servent de méthodes d’autolégitimation pour les élites politiques russes.

En Russie, il est toujours possible d’être à la fois libéral et nationaliste.

SERGEY RADCHENKO

Les deux récits exigent la reconnaissance de la Russie par l’Occident (en réalité, par les États-Unis) : l’un en tant que partenaire égal, l’autre en tant qu’ennemi. Le premier a permis à la Russie de jouir d’un grand prestige qui va de pair avec l’appartenance à un cartel. Le second a également permis aux élites politiques russes de se tenir debout et d’être fières, en tant que défenseurs des « intérêts nationaux » de la Russie contre l’empiètement occidental.

Bien entendu, ces soi-disant « intérêts nationaux » sont loin d’être immuables : la Russie, en tant que partenaire de l’Occident, a des intérêts nationaux différents de ceux de la Russie en tant qu’ennemi de l’Occident.

Les deux récits sont tout aussi valables l’un que l’autre, mais tous deux nécessitent la reconnaissance des États-Unis. Oui, ces derniers n’ont jamais vaincu la Russie. Cependant, ils ont toujours eu l’avantage de pouvoir reconnaître, et selon ce qu’ils ont reconnu, leurs propres intérêts nationaux ont pu changer et, de fait, ont changé.

Y a-t-il eu ou non une chance d’intégration de la Russie à l’Occident, et si elle a existé, a-t-elle été gâchée ? S’attaquer aux hypothèses contrefactuelles est une entreprise délicate. Néanmoins, lorsque l’on réévalue le début des années 1990, une question se pose avec une acuité particulière : l’héritage de la pensée de la guerre froide, qui se manifeste dans l’hypothèse que la Russie ne rejoindra jamais –  ou n’a jamais pu rejoindre  – l’OTAN parce qu’elle est trop grande, trop lourde et trop impérialiste.

S’engager ainsi avec la Russie comportait des risques pour l’OTAN car cela impliquait la possibilité d’un certain affaiblissement du système de sécurité occidental au profit de la Russie, et peut-être même de donner à la Russie des moyens d’action qu’elle ne méritait pas encore (ou jamais). Le jeu en aurait-il valu la chandelle ?

SERGEY RADCHENKO

Le réalisme appelle à la prudence – peut-être à juste titre. Mais il est rétrospectivement intéressant de voir deux choses : premièrement, à quel point Eltsine cherchait désespérément à adhérer à l’OTAN ; deuxièmement, la volonté de Moscou d’envisager des scénarios alternatifs, y compris, par exemple, l’option française. S’engager ainsi avec la Russie comportait des risques pour l’OTAN car cela impliquait la possibilité d’un certain affaiblissement du système de sécurité occidental au profit de la Russie, et peut-être même de donner à la Russie des moyens d’action qu’elle ne méritait pas encore (ou jamais). Le jeu en aurait-il valu la chandelle ?

Dans un célèbre essai publié au printemps 1992 –  alors que la Russie indépendante faisait ses tous premiers pas sur la scène mondiale  – Alexander Wendt parle de certaines « pratiques qui créent et institutionnalisent une structure d’identités et d’intérêts plutôt qu’une autre ».  L’identité de la Russie et ses intérêts nationaux étaient très malléables et se présentaient comme deux récits de légitimité contradictoires sur lesquels les élites émergentes pouvaient s’appuyer.

En étant trop réaliste et pas assez idéaliste à un moment où il aurait pu faire une différence, Bill Clinton a contribué à faire de la résurgence impérialiste de la Russie une prophétie autoréalisatrice.

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Le récit de l’intégration de la Russie à l’Occident n’a jamais été entièrement abandonné : il continue d’exister dans l’ombre d’un autre récit qui voit une Russie autocratique en opposition à l’Occident. Comme Anthony Lake l’a soupçonné plus tôt que la plupart des gens, la Russie a vraiment causé des dégâts. Les deux parties ont contribué à cette séparation : les Russes, en cherchant une légitimation par le biais d’une relation d’opposition avec les États-Unis ; les Américains, en n’offrant pas suffisamment de marge de manœuvre pour une légitimation par le biais d’un partenariat authentique et inclusif.

Il est difficile de blâmer Clinton : c’était un réaliste. Mais en étant trop réaliste et pas assez idéaliste à un moment où il aurait pu faire une différence, il a contribué à faire de la résurgence impérialiste de la Russie une prophétie autoréalisatrice.

Crédits
Sergey Radchenko (2020) ‘Nothing but humiliation for Russia’ : Moscow and NATO’s eastern enlargement, 1993-1995, Journal of Strategic Studies, DOI : 10.1080/01402390.2020.1820331 (à paraître)