Un ancien président de la République a été condamné en appel — ce qui est une première dans l’histoire de la Ve République. Quelles sont vos considérations sur les implications de cette condamnation pour l’image de la France ?
Au-delà de la décision de justice, qu’il ne m’appartient pas de commenter, d’autant qu’elle a donné lieu à un pourvoi, cet événement crée forcément des crispations puisque certains ont cru pouvoir mettre en cause des juges, ce qui est préoccupant pour le respect de nos institutions.
Des anciens chefs d’État ou de gouvernement ont déjà été jugés, parfois condamnés, en Europe et aux États-Unis. C’est à chaque fois un élément de trouble dans la vie politique et d’affaiblissement du lien entre les citoyens et leurs représentants. D’où la nécessité de l’exemplarité.
L’enchaînement des événements qui ont conduit à une guerre — dont Poutine est bien sûr seul responsable — est parfois attribué à l’échec des accords de Minsk, présenté comme un succès diplomatique à l’époque (notamment par la chancelière Merkel et vous) mais dont plusieurs décisions ne furent jamais appliquées. Depuis 2014 et la première réunion à Bénouville en Normandie, vous avez beaucoup échangé avec les deux parties — Poutine et Porochenko à l’époque. À l’issue des seize heures de négociations à Minsk en février 2015, puis dans les mois qui ont suivi, à quel point croyiez-vous réellement à l’efficacité du processus ?
Nous n’avions aucune illusion sur ce que Poutine pouvait chercher, c’est-à-dire la division de l’Ukraine. Pour lui, Minsk était un moyen de consacrer l’avancée des séparatistes et ensuite d’admettre un processus dont il faisait tout pour qu’il maintienne ce statu quo. Angela Merkel et moi avions l’objectif de rappeler avec Minsk I la règle fondamentale en droit international de l’intangibilité des frontières.
Nous savions qu’il faudrait longtemps avant de retrouver une confiance réciproque entre les régions occupées par des séparatistes et le gouvernement élu démocratiquement. Poutine, en acceptant le Protocole de Minsk, n’avait pas l’idée d’envahir l’Ukraine à ce moment-là. Il avait déjà envahi la Crimée.
S’il l’a fait le 24 février 2022, c’est qu’il a eu l’impression — fausse — que l’Occident était en recul, que le déclin américain était avéré, que la débâcle en Afghanistan en était l’illustration et que l’Europe était impuissante et les Ukrainiens incapables de se défendre. La responsabilité que les occidentaux ont eu pendant toutes ces années est de ne pas avoir fait comprendre à Poutine que, s’il se lançait dans cette aventure, il aurait à payer un prix très élevé.
L’autre erreur a été de montrer notre faiblesse sur certains sujets, notamment celui de la Syrie qui s’est conclue par la victoire de Bachar al-Assad donc par celle de la Russie. Nous avons laissé Poutine avancer partout ses pions dans le monde et développer son attitude belliqueuse à l’égard de ses voisins (Arménie, Kazakhstan, Biélorussie). C’est ce qui l’a conduit, par une sous-estimation de la réalité, à envahir l’Ukraine.
Mais comment expliquez-vous qu’entre 2015 et le 24 février 2022, rien ne l’ait dissuadé de recomposer ses forces pour envahir ?
D’abord, l’Ukraine a, elle aussi, recomposé ses forces et l’Occident n’a pas été inactif, loin de là, dans le soutien qui consistait à procurer à Kiev des moyens pour résister à une éventuelle invasion.
Ensuite, concernant Poutine, ce n’est pas tant qu’il ait été arrogant ou belliqueux par le passé. C’est bien l’Occident qui a été faible et qui a donné des signes de retrait, à l’instar des États-Unis. Ce désengagement a potentiellement été interprété par Poutine comme une liberté pour aller toujours plus loin.
Qu’avons-nous fait en Syrie pour empêcher le régime de massacrer son peuple ? Rien. Qu’avons-nous fait pour empêcher les bombardements ? Rien. Qu’avons-nous fait pour aller au secours de l’Arménie ? Rien. Qu’avons-nous fait pour contribuer à défendre l’opposition en Biélorussie ? Pas grand chose.
Ce n’est pas tant les prétentions de Poutine à conquérir — nous les connaissions — qui doivent être nous interpeller que notre propre manque de fermeté face à ces agissements.
Considérez-vous que si les États-Unis n’avaient pas été aussi focalisés sur la Chine, les choses auraient pu en aller différemment ?
Sûrement. Obama, élu en 2008, a érigé la zone Pacifique en zone prioritaire à la fois sur le plan économique, commercial mais aussi militaire. À la suite des opérations en Irak, en Libye et en Afghanistan, les États-Unis entendaient revenir à des considérations davantage domestiques. Il ne s’agissait plus de se positionner en hyperpuissance dont personne ne louait l’efficacité.
L’Europe s’était installée elle-même dans une position d’effacement politique : la dimension militaire n’était pas sa priorité. Ses dirigeants pensaient qu’en démultipliant les échanges avec la Russie et en important du gaz, il serait possible de neutraliser Vladimir Poutine. C’est avec le même raisonnement qu’elle a établi ses relations avec la Chine. Elle ne voulait pas ouvrir des contentieux commerciaux car rien ne devait empêcher de commercer plus largement encore et d’investir toujours davantage en Chine. Notre continent n’est pas apparu comme une puissance politique et militaire — c’est moins le cas aujourd’hui. Mais il a fallu une guerre en Ukraine pour nous ouvrir les yeux.
Est-ce qu’à l’époque dans les discussions, notamment avec les États-Unis, l’hypothèse d’une guerre de haute intensité était évoquée — était-ce un scénario auquel les uns et les autres de vos interlocuteurs croyaient ?
Non. Si l’OTAN travaillait sur toutes sortes de scénarios, l’hypothèse d’une guerre classique telle qu’elle se déroule aujourd’hui, n’était pas évoquée comme le cas le plus probable dans les relations que nous pouvions avoir entre nous.
Pourtant, la Russie avait absorbé la Crimée…
En effet, et même si ce n’était pas une action militaire mais une opération avec un vrai-faux référendum qui en avait décidé, une telle violation du droit aurait dû davantage nous alerter sur la possibilité d’une guerre.
Dans une pièce de doctrine publiée dans Fractures de la guerre étendue, Benjamin Tallis propose un concept pour ceux des Européens qui soutiennent Zelensky : les néo-idéalistes. De Kaja Kallas à Jan Lipavsky en passant par Sanna Marin et Ursula von der Leyen — une approche morale de la poursuite des intérêts géopolitiques. La partagez-vous ?
Si le néo-idéalisme reprend les thèmes du néo-conservatisme, nous allons vers une nouvelle désillusion. Nous ne devons pas prétendre que la démocratie en tant que régime politique doit s’imposer à d’autres parties du monde. Ce fut là l’erreur du néo-conservatisme — qui a conduit les États-Unis à prendre des décisions graves et malencontreuses comme l’intervention en Irak, d’autres qui de plus n’ont pas été couronnées de succès, comme en Afghanistan.
En revanche, la solidarité internationale pour défendre la liberté et la souveraineté quand les peuples l’appellent doit pouvoir se manifester quelles que soient les circonstances. Cette solidarité doit être cohérente — elle ne peut pas être sélective ou à éclipses. Si nous soutenons l’Ukraine parce qu’elle est attaquée, nous devrions être en mesure de nous mettre à la disposition d’autres pays et pour d’autres causes — je pense à la Birmanie ou à la RDC. Il est crucial de rappeler que ce ne peut pas être simplement une solidarité occidentale basée sur la même couleur de peau, mais une solidarité fondée dans le partage de valeurs sans vouloir les imposer. Ce sont les peuples qui nous demandent leur soutien.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
La France aurait-elle intérêt à conjuguer sa tradition « gaullo-mitterrandienne » à cette approche ?
Nous sommes derrière l’Ukraine, certes pour défendre la démocratie, mais aussi pour nous protéger. Notre raisonnement est au fond assez simple : nous voulons que l’Ukraine soit victorieuse puisque nous sommes tous confrontés aux ambitions des régimes autoritaires. Si l’Ukraine devait perdre la guerre, il est clair que d’autres pays — la Chine en particulier à Taïwan, mais pas uniquement — se trouveraient enhardies dans des opérations semblables.
Justement, nous sommes dans une phase de la guerre en Ukraine qui donne l’impression de s’allonger, bien que l’Ukraine soit en train de déployer sa contre-offensive. Emmanuel Macron a récemment déclaré que la paix ne devait pas signifier un conflit gelé, mais bien une paix négociée dans le respect de la charte des Nations Unies. Quelles sont pour vous les conditions de la paix ?
Elles vont dépendre des conditions de la guerre. Si le conflit est gelé pendant longtemps et si à un moment les États-Unis considèrent que leur priorité n’est plus de soutenir l’Ukraine tel que Biden le fait actuellement, une ligne de démarcation s’imposera. Ce ne sera plus comme à Minsk, où la fiction de l’intégrité territoriale ukrainienne avait été maintenue : il s’agira d’une vraie séparation.
C’est sans doute ce que Vladimir Poutine a à l’esprit : utiliser un conflit gelé pour créer une vraie-fausse frontière. Pour lui, cette méthode se justifierait d’autant plus que, si le conflit s’arrêtait aujourd’hui, les forces d’occupation pro-russes et la Russie auraient le contrôle d’un territoire supérieur à celui qui était aux mains des séparatistes avant le déclenchement de la guerre.
L’opération de Poutine aurait réussi.
Tout à fait. Chaque kilomètre carré conquis est d’une certaine manière une victoire. À partir de ce constat, le soutien que nous apportons à l’Ukraine ne doit pas simplement lui servir à résister, mais à reconquérir. Une fois la contre-offensive accomplie, une paix sera possible dans le cadre d’un rapport de force : il n’y aura pas de paix durable sans le retour à l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
Une image forte — mais au fond peu étonnante — a marqué la séquence diplomatique du printemps. Au sommet de la Ligue arabe, où Zelensky est arrivé à bord d’un avion de la République française, Bachar Al-Assad a enlevé son oreillette au moment où le Président ukrainien a commencé à prendre la parole. La Syrie et l’Ukraine sont deux crises qui ont marqué votre mandat : en quoi sont-elles liées ?
Elles sont liées par l’enchaînement des moments. Poutine n’était alors pas sûr de ses forces. Il était contesté dans ses choix diplomatiques, notamment dans le soutien qu’il prodiguait à la Syrie, alors même que Bachar Al-Assad avait utilisé des armes chimiques. Le fait que Barack Obama ait renoncé à participer à l’opération que nous avions définie en commun a été doublement interprété.
Premièrement, Bachar Al-Assad a pensé qu’il était maintenant sauvé, qu’il pouvait artificiellement transformer sa guerre civile en guerre contre le terrorisme islamiste, notamment en appelant ouvertement l’Iran le Hezbollah et la Russie à intervenir.
Ensuite du fait que les États-Unis préfèrent le dialogue à la frappe, alors même qu’une ligne rouge avait été franchie, Poutine s’est convaincu qu’en Ukraine, s’il devait y avoir une opportunité, la réaction américaine serait à l’égal de ce qu’elle avait été en Syrie — faible.
Revenons un instant sur cette séquence — par ailleurs bien documentée désormais — de la décision de Barack Obama de ne pas intervenir en Syrie en août 2013 alors que la ligne rouge des attaques au gaz sarin contre les civils avait été franchie à Ghouta. Lorsqu’il vous appelle — vous obligeant à donner le contre-ordre aux armées alors que tout le plan de l’attaque aérienne avait déjà été totalement arrêté côté français — il repousse de quinze jours sa décision — le temps, dit-il, d’avoir l’aval du Congrès. Entre-temps, il y aura un G20 à Saint-Pétersbourg et une contre-proposition de Poutine. Avec le recul, quelles ont été selon vous les raisons profondes de cette volte-face ?
David Cameron m’avait annoncé qu’il ne participerait pas à l’opération faute d’avoir obtenu l’aval de la Chambre des Communes. Barack Obama m’a d’abord rassuré et confirmé que ce n’était pas parce que le Royaume-Uni renonçait que les États-Unis ne pourraient pas eux-mêmes mener l’opération. La veille de l’opération programmée, il s’est rétracté en me déclarant son souhait de consulter le Congrès tout en continuant d’ici là à imaginer ensemble une opération. Le G20 se tenait à Saint-Pétersbourg quelques jours plus tard et Barack Obama a accepté la proposition du Président russe qui se proposait de jouer les intermédiaires pour faire retirer les armes chimiques de Syrie.
Barack Obama ne souhaitait pas se retrouver dans une position qui aurait pu rappeler l’aventure de Bush en Irak — c’est la peur de l’engrenage qui l’a dissuadé. Il avait été élu en 2008 sur la question de la non-intervention dans des conflits lointains. Il craignait donc d’être en contradiction avec les positions prises à l’époque. Ainsi Bush avait prétexté la présence d’armes de destruction massive en Irak pour intervenir, ce qui s’est révélé être un mensonge. Obama a préféré ne pas intervenir alors même que de telles armes avaient été utilisées en Syrie !
Ce raisonnement n’avait pourtant pas empêché Washington de s’associer à l’opération en Libye…
Oui et ce fut un argument supplémentaire pour justifier sa décision : l’opération n’avait été conçue au départ que pour sauver des populations civiles, elle avait abouti à la mort de Kadhafi. Obama a donc craint de se retrouver dans un processus équivalent – même si nous avions pris soin de cibler les frappes.
Pourtant notre réplique aurait pu être un symbole fort. C’eût été dire au monde que l’on n’autorisait pas un chef d’État à déverser sur son propre peuple des armes chimiques aux yeux de tous sans qu’il s’ensuive une réaction forte. Cette décision reposait sur un certain nombre de principes, y compris celui du respect de la légalité internationale — même si le Conseil de sécurité ne l’aurait pas autorisée. Elle aurait eu en réalité des conséquences politiques qui dépassaient largement l’opération militaire elle-même.
Aujourd’hui, la normalisation de Bachar al-Assad pour un certain nombre de pays de la région — mais pas uniquement — est en marche. Cela rebat les cartes : dans quelques années, il n’est pas exclu que Bachar al-Assad ait retrouvé son rang. Selon vous, comment devrait se positionner la France — doit-elle tenir sa ligne de fermeté ? Si oui, comment ?
Que fait-on depuis plusieurs années — non pas seulement la France, mais l’ensemble des pays démocratique, de l’Europe aux États-Unis — pour isoler le régime de Bachar et, au-delà des sanctions, pour proposer des solutions politiques ? Peu de choses. Qu’a-t-on fait pour mettre Poutine en cause, pour les bombardements qu’il a effectués sur les populations civiles d’Alep et de nombreuses villes ? Rien.
C’est là qu’est tout le sujet. Si Bachar al-Assad est aujourd’hui invité tant par les pays du Golfe et l’Arabie Saoudite — qui hier lui faisaient indirectement la guerre en finançant l’opposition — que par la Turquie, l’Égypte et la Jordanie, c’est parce qu’ils ont le sentiment qu’il a gagné et, partant, que nous avons perdu.
La France a-t-elle encore des cartes à jouer dans la région ?
Oui. D’abord parce que nous disposons d’une base militaire implantée aux Émirats ; ensuite, parce que nous avons des relations commerciales importantes avec l’ensemble du Moyen-Orient ; enfin parce qu’il y a une tradition liée à la présence de la France au Liban et en Syrie, du temps du mandat.
Un dernier point — qui fait écho à la question de « l’alignement » évoquée dans le dernier numéro de votre revue — est que nous avons toujours fait la preuve dans cette région que nous agissions en tant que pays indépendant, non liée aux intérêts américains.
Et un autre acteur — Pékin — a bien compris que c’était là un positionnement porteur pour gagner en influence…
Certes, la phase de réconciliation entre l’Arabie Saoudite et l’Iran se fait sous les auspices de la Chine, mais comment les pays du Golfe et l’Arabie saoudite peuvent-ils s’assurer que l’Iran ne leur fera jamais la guerre ? Ils auront, à un moment, besoin d’une garantie, d’un soutien et d’une protection.
Pour rester dans la région, l’arrangement entre Poutine et Erdogan qui consiste à être en compétition sur presque tous les dossiers en prenant soin pourtant de toujours éviter l’affrontement est-il encore tenable après l’Ukraine ?
Rappelons-le : la Turquie reste une démocratie même s’il y a des atteintes aux droits. C’est une première grande différence entre Erdogan et d’autres autocrates.
Le Président turc est à la fois un adversaire de la Russie sur un certain nombre de sujets et un complice — c’est souvent le meilleur ennemi de Vladimir Poutine. Ils ont d’ailleurs des comportements assez proches. J’ai pu en être le témoin, ils sont capables d’alterner une douceur apparente avec une grande brutalité.
Mais Erdogan est surtout un pragmatique. C’est pour cela qu’il parvient habilement à mêler la solidarité atlantique — la Turquie étant membre de l’OTAN — et l’hégémonie ottomane. Lui aussi ne comprend que les rapports de force et il veille à ne pas se fâcher avec les États-Unis sans pour autant rompre avec Poutine.
Un autre dossier a marqué votre mandat : l’Afrique subsaharienne. Après la fin de Barkhane au Mali et la montée en puissance de Wagner dans toute la région sahélienne, une page se tourne — et la France accuse une perte d’influence notable, qui ne se compte pas uniquement en nombre de soldats. Il est difficilement contestable que quelque chose à été manqué. Si l’intervention Serval s’intégrait dans le cadre de la lutte contre le terrorisme — et avait d’ailleurs était accueillie assez positivement par l’opinion et la classe politique à l’époque — comment expliquez-vous son enlisement avec Barkhane ?
L’intervention était nécessaire. Serval n’a été engagée que parce que les chefs d’État africains — le président par intérim du Mali d’abord, mais aussi tous les présidents de la CEDEAO — ont tous souhaité notre aide.
Barkhane était utile : elle permettait non pas simplement de chasser les terroristes, comme c’était le cas pour la première phase de l’opération, mais de structurer une défense du territoire encore menacé — au Nord du Mali, mais aussi dans la zone des trois frontières Burkina-Niger-Mali.
Le problème est venu de la durée de l’opération. Au début, une armée est accueillie comme une libératrice ; à la fin, elle est dénoncée comme une force d’occupation. Ce ne fut pas de la seule responsabilité de la France. Hélas, ce serait trop simple. En réalité, il fallait compter avec l’inefficacité des missions de maintien de la paix de l’ONU et la faiblesse des forces armées africaines — voire même quelquefois leurs contradictions, puisqu’à défaut de défendre leur propre territoire, elles ont renversé les présidents légitimement élus au Mali et au Burkina Faso.
J’admets que des leçons doivent être tirées. La première est qu’une opération extérieure ne peut pas se prolonger au-delà d’un certain temps. Barkhane était indispensable parce que les missions de maintien de la paix n’ont pas cette capacité et cette efficacité. Mais notre présence ne pouvait durer plus de trois ou quatre ans — cinq au plus.
Par ailleurs, il eût fallu que les forces africaines — à l’époque, le G5 Sahel — puissent assurer le relais. Car c’est aux Africains d’assurer leur propre sécurité. Quant aux forces de l’ONU déployées au Mali, en Centrafrique ou en RDC, elles sont mal acceptées par la population ; elles rassemblent des contingents qui n’ont pas l’équipement, le matériel et la formation nécessaires.
Enfin, il faut être sévère à l’égard de tous les phénomènes de corruption et de mise en cause de l’État de droit. J’avoue ne pas avoir compris que nous ayons pu tolérer les deux coups d’État successifs au Mali — et que le président IBK, quels que soient les reproches qu’on pouvait lui adresser, ait été renversé sans que nous ayons élevé la voix.
Alors que la loi de programmation militaire a été assez peu discutée, quelles leçons générales tirez-vous de Barkhane sur les opérations extérieures de l’armée française ?
Nous n’avons pas, comme d’autres pays, à nous concentrer sur la défense de nos frontières. Nous disposons de l’arme de dissuasion — c’est elle qui sanctuarise notre pays.
Il nous revient de moderniser par étapes cette force de dissuasion, et de disposer de tous les moyens sophistiqués de la défense — dont le conflit ukrainien nous rappelle l’enjeu : l’observation satellitaire, mais aussi la cyberdéfense, les drones — tout ce qui mobilise la technologie. Nous avons besoin d’avoir toute la panoplie.
La question peut être ainsi posée : pourquoi n’adhérons-nous pas à l’idée d’un conflit de haute intensité dans laquelle la France serait seule concernée ? Parce que nous ne sommes pas dans la situation d’autres pays menacés, qui entretiennent une armée pour défendre leurs frontières. En revanche, nous avons l’obligation — surtout après ce qui vient de se produire en Ukraine — de participer davantage à la construction d’une Europe de la défense au sein de l’OTAN, qui mobilisera une partie de nos effectifs dans le cadre d’une éventuelle guerre de haute intensité se déroulant dans les pays de la ligne de front.
La stratégie esquissée par le Président de la République est-elle la bonne pour cette nouvelle phase des relations avec l’Afrique ?
Je suis d’accord avec Emmanuel Macron sur le fait que notre présence en Afrique n’est pas liée à une volonté de domination. Je répète souvent que nous n’avons aucun intérêt particulier au Mali, au Burkina Faso ou au Niger. Nous y sommes venus par solidarité et par amitié ; mais il faut que l’Europe en fasse davantage vis-à-vis de l’Afrique pour éviter qu’une forme de désespoir s’installe — notamment dans un contexte de réchauffement climatique et d’affrontements internes. La France, ce n’est pas simplement le soutien aux chefs d’État présents, c’est aussi — et surtout — le soutien aux sociétés civiles.
Sur quel levier peut-on raisonnablement pouvoir espérer engager les sociétés civiles africaines ?
En développant tout ce qui a trait à l’économie locale et à la culture. Il n’est pas acceptable de voir la France être mise en cause dans des pays qui nous sont proches alors que nous avons rompu avec des liens néo-coloniaux. Il faut être, de ce point de vue, extrêmement ferme sur le respect qui nous est dû pour ce que nous avons fait et avec le sacrifice de nos soldats au Sahel ; même si l’on peut être critique sur ce que nous n’avons pas fait. Il est nécessaire d’intégrer davantage l’Afrique dans les relations internationales et de l’inviter — plus que ce n’est fait aujourd’hui — dans toutes les grandes réunions du monde.
Une concomitance étrange structure l’âge de la guerre étendue : alors que le conflit en Ukraine rappelle les pires guerres du XXe siècle (tranchées, bombardement de villes) un autre affrontement, économique, technologique, commercial, structure l’ensemble du monde — celui entre la Chine et les États-Unis. L’Europe peut-elle y faire face ou devra-t-elle, inévitablement, s’aligner sur les États-Unis ?
Je répondrai par un détour : le fondement même de de la crise que nous traversons, c’est l’alliance entre la Chine et la Russie. C’est là la clef pour comprendre ce qui se produit ou ce qui pourrait se produire.
Si la Russie devait gagner la guerre en Ukraine, la Chine considérera à ce moment-là qu’elle peut aller plus loin dans sa volonté de contrôle d’une partie de son voisinage — Taïwan, mais pas seulement.
Si en revanche la Russie devait sortir vaincue, la Chine pourra se consoler en vassalisant la Russie mais elle sera dans une position plus délicate ; il pourrait y avoir une fêlure ou une fracture entre les deux grandes puissances. C’est là que doivent être concentrés nos efforts sur le plan diplomatique : détacher, autant qu’il est possible, la Chine de la Russie.
Faut-il soutenir les États-Unis dans toutes leurs initiatives ? Non, surtout lorsqu’il s’agit d’actes inutilement vindicatifs. Mais là où les États-Unis poursuivent l’intérêt de la paix, c’est en essayant de soumettre la Russie aux règles du droit international et en engageant un rapport de force avec la Chine. D’où le traité AUKUS et la recherche d’alliances, ces derniers jours, avec le Japon, la Corée et l’Australie.
En revanche, l’Europe doit également remettre les choses dans le bon ordre. Il ne suffit pas de vouloir commercer davantage, de vendre le plus d’automobiles possible à la Chine pour la ramener à la table des discussions, il faut là aussi participer — s’il devait y avoir des actes hostiles de sa part — à des sanctions et à des remises en cause d’un certain nombre d’échanges dont Pékin a absolument besoin ; et il faut le faire en tant qu’Européens, et non simplement selon les intérêts propres de chaque pays membre.
Emmanuel Macron a eu des propos sur Taïwan qui ont suscité la polémique. Ils ont eu le mérite d’expliciter une chose : si les Européens ont une position quasi-unanime sur l’Ukraine, la question d’un soutien groupé à Taïwan est moins claire — jusqu’à quel point faut-il soutenir les États-Unis dans leur défense de l’île ?
La France doit rappeler sa position traditionnelle sur l’unicité de la Chine mais aussi le statu quo donc l’autonomie, qui jusque-là a préservé la paix. N’oublions pas qu’il y aura bientôt des élections à Taïwan. Même si ce ne sera pas un choix binaire — indépendance ou absorption — une nouvelle donne sera néanmoins révélée par le scrutin.
La Chine ne va pas attaquer Taïwan dans les mois qui viennent ; les scénarios américains parlent de 2027 ; d’ici là, si tant est qu’on puisse fixer une échéance, il nous faut faire en sorte que ce statu quo permette à Taïwan de vivre une pleine autonomie, et aux Chinois de ne pas avoir de doute sur l’appartenance de l’île à la Chine. Il faut bien regarder la Chine pour ce qu’elle est devenue, c’est-à-dire une très grande puissance. Son objectif n’est pas simplement de devenir la première puissance au plan économique et technologique, c’est d’être la première puissance dans tous les domaines.
On ne peut pas la regarder comme un pays en phase de rattrapage ou de convergence. C’est une très grande nation qui veut maintenant prendre toute sa place — peut-être la première — dans l’organisation du monde. Elle a sur la démocratie le même discours que la Russie, soutenant que c’est un régime qui ne concourt pas à l’intérêt des peuples, et qu’il est un facteur de décadence et de division. Xi Jinping le dit par intérêt, parce qu’il ne veut pas l’introduire chez lui — mais il y a une forme d’internationale des régimes autoritaires.
Dans cette hyperguerre, comment devrions-nous nous positionner, en Europe, par rapport à l’IA et aux autres technologies importées de la Chine et des États-Unis ?
Une prise de conscience s’est faite et s’est déjà traduite par un certain nombre de décisions — ce que fait Thierry Breton au niveau de la Commission européenne par exemple. L’Europe a compris qu’il y avait là des risques, y compris pour l’économie et nous avons besoin d’une régulation plus forte et un contrôle et des normes plus élevées. Un processus est désormais enclenché.
Il ne faut pas non plus penser que seuls les Chinois veulent nous faire tomber sous leur dépendance ; les Américains aussi — du moins les grandes firmes américaines. Je ne suis pas sûr que recevoir à ce niveau Elon Musk et lui assurer l’amitié de la France fut très sage. Elon Musk a des intérêts, qui peuvent être ceux des États-Unis — bien que ce ne soit même pas sûr — et qui peuvent également être extraterritoriaux.
Il faut donc être vigilants et se tenir prêts à prendre des décisions fermes — ce à quoi les États-Unis quant à eux ne répugnent pas puisque TikTok et Huawei sont maintenant sous surveillance ou prohibés.
Selon vous, quels pourraient être les concepts à même de nous aider à nous situer dans notre époque de transitions : interrègne ? deuxième guerre froide ?
Nous sommes dans un monde contradictoire. D’un côté, des puissances affichent leur volonté de domination : elles s’affrontent directement sur la question de la démocratie, certaines privilégiant d’autres organisations de société fondées sur l’autorité. De l’autre un monde, le plus peuplé, le plus vaste aussi, celui aux plus larges capacités, qui est le monde de l’émergence — il demande sa part et ne donnera pas son crédit au premier venu au prétexte qu’il a été, un jour, le plus fort.
Il faut donc le convaincre. Se joue ainsi une dispute à l’échelle du monde : les équilibres n’ont pas été trouvés. L’issue de la guerre d’Ukraine sera de ce point de vue déterminante pour l’édification d’un nouvel ordre.
Mais ce mouvement centrifuge a une contrepartie : à travers la question climatique, nous prenons conscience que l’humanité est une. Cette évidence doit nous conduire à penser l’organisation de la planète, au-delà de nos différences et de nos conflits.
C’est ce double mouvement contradictoire — fractionnement et aspiration à l’unité — qui déterminera l’avenir.
Pour parler de ces trois quarts de la population mondiale, que vous évoquez, et qui choisissent de ne pas choisir entre l’Ukraine et la Russie, le terme de non-alignement est-il le bon ?
C’est un terme issu de la Guerre froide et qui ne me semble pas le plus approprié. Le tiers-monde faisait alors semblant de ne pas choisir tout en étant assez travaillé par le bloc de l’Est. Il jouait assez bien de cette situation, et n’en demandait pas forcément davantage.
Partagez-vous l’analyse de Tim Sahay pour qui ce positionnement pourrait être utilisé comme un levier de négociation ?
Dans une certaine mesure, au sens où le monde émergent a désormais beaucoup plus d’aspirations qu’au temps de la guerre froide. Là est la grande nouveauté. Il ne veut plus simplement ne pas choisir, il veut qu’on le choisisse. Il ne veut pas simplement que nous lui prêtions attention — il souhaite que nous lui prêtions nos technologies et nos moyens financiers pour lui permettre de réussir sa transition économique, écologique et énergétique.
Ce monde émergent est lui-même traversé de contradictions. Que peuvent bien avoir en commun l’Arabie saoudite et l’Inde ? Le Brésil et l’Indonésie ?
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Il est grand temps d’associer la part la plus peuplée de la planète aux décisions. Cela suppose — et je crois que c’est aux démocraties d’en faire la proposition — de changer les règles de la gouvernance mondiale, pour que ces pays-là se sentent représentés et considérés. L’agenda doit inclure les sujets liés à l’écologie, l’énergie, la préservation des espaces, l’éducation de la population et le rôle des femmes. Ces pays sont aux prises avec tous ces défis et, dans les institutions mondiales, ils ont le sentiment — justifié — de n’être que des invités. On l’a encore vu au G20.
Parmi ces pays, il y a le Brésil de Lula. Lors de votre mandat, vous avez prêté davantage d’attention à l’espace latino-américain que votre successeur, mais cette Amérique reste souvent lointaine aux Européens non hispanophones. Au moment où de nombreux pays de la région amorcent un virage à gauche, comment nourrir et entretenir cette « autre relation transatlantique » ?
La France doit inventer quelque chose de nouveau avec cette région. En Afrique, nous sommes toujours confrontés à un double reproche — celui de la colonisation, et de ne pas lui avoir donné toutes ses chances. Avec l’Amérique latine, nous n’avons pas ce type de ressentiment.
L’émancipation de l’Amérique latine a été, d’une certaine manière, plus simple. Pour des raisons historiques et géographiques, ses habitants regardent davantage vers l’Europe que vers les États-Unis. Ces pays ont une communauté culturelle avec nous. L’Amérique latine est absolument cruciale pour la France. Les pays importants qui la composent — le Brésil, l’Argentine, la Colombie et le Chili, qui reste une référence — sont peut-être le meilleur point d’entrée possible pour commencer à redéfinir notre relation avec ce monde émergent.
Il en va de même pour une partie de l’Asie — Indonésie, Malaisie, Singapour — qui est sous la double influence chinoise et américaine et qui a besoin de l’Europe et de la France. Pratiquer la diplomatie, c’est aussi avoir un temps d’avance et créer les conditions pour de nouveaux rapports de force. Il ne s’agit plus simplement de réagir.
Revenons à l’Europe. Vous étiez chef d’État entre 2012 et 2017, période de troubles pour le continent. Depuis, les changements qui se sont produits en Europe sont d’une amplitude extrême. Quel regard rétrospectif portez-vous sur cette période ?
L’Europe des dix dernières années a été à la hauteur, alors que sa dislocation était régulièrement annoncée. Même si ce fut long, elle a su surmonter une crise financière. Elle a été capable de montrer de la solidarité face au terrorisme. Elle a fait la démonstration de son efficacité face à la crise sanitaire. Elle a encaissé le choc du Brexit sans créer d’autres candidatures au départ. Face à l’invasion de l’Ukraine, elle s’est unie à un point que personne n’avait imaginé au départ — jusqu’à fournir des armes et des moyens de financement, y compris en acceptant l’assouplissement de ses règles budgétaires… Si bien que pour les anti-européens, la cause devient difficile à soutenir. La preuve en est que les partis extrémistes ou les pays les plus hostiles à l’Union européenne n’ont aujourd’hui aucune revendication de sortie.
Le nouveau format de Communauté politique européenne, poussé par Emmanuel Macron, s’est tenu pour la deuxième fois à Chisinau début juin. Quel regard portez-vous sur ce nouvel instrument et ses capacités ?
Elle intervient, en réalité, alors que l’Union est devant des choix beaucoup plus lourds de conséquences. Le premier est le suivant : doit-on intégrer des pays, comme l’Ukraine ou la Moldavie, qui ne remplissent pas encore les conditions pour entrer mais qui aspirent, pour des raisons politiques, à rejoindre les 27 ? Quelles en seraient les conséquences ? N’y a-t-il pas une confusion entre un système d’alliances et un grand marché ?
C’est ainsi que je comprends la proposition de trouver une organisation particulière pour intégrer ces pays.
Mais l’élargissement de l’Union à la zone des Balkans est une question connexe qui va se poser presque immédiatement. Il est d’autant plus nécessaire que ces pays sont soumis à des influences extérieures, soit de la Russie, soit de la Turquie. Nous aurions tout intérêt à ce qu’ils soient plus intégrés à notre marché. Le risque est néanmoins d’introduire encore davantage de divisions au sein de l’Union.
Un autre choix important se profile : celui de la construction de la défense. L’Union est-elle finalement mûre pour l’affronter ?
Il est urgent et nécessaire de développer cette idée jusqu’au bout si l’on veut donner un sens au concept de l’autonomie stratégique.
Pour que l’Europe ait une défense, elle doit l’organiser dans l’Alliance atlantique. Autrement, nous serons seuls ! Aucun autre pays ne voudra travailler avec nous à cette autonomie en dehors de l’OTAN.
Croyez-vous que l’Europe ait besoin de devenir un « espace-puissance » ?
Il faut dépasser ce que Laurence Boone appelle « l’espace-puissance ». Une Europe élargie — qui serait demain à 30 ou 32, peut-être — n’est concevable durablement que si nous la faisons coexister avec une autre : une structure plus souple, plus concentrée et plus intégrée, que j’appelle l’Europe-cœur.
Qu’entendez-vous par cette expression ?
Il s’agirait, avec quelques pays, de nous structurer davantage, c’est-à-dire d’aller plus vite dans les décisions, et de mettre davantage de moyens en commun. De nous articuler davantage sur le plan écologique et énergétique et d’être le moteur de l’Europe de la défense. Sans cette refondation, il sera de plus en plus difficile pour l’Europe de prendre des décisions fortes. Elle se perdra dans des compromis minimaux.
Aujourd’hui, alors que l’ouverture à l’Est est évidente avec l’Ukraine, n’oublie-t-on pas d’engager davantage les acteurs méditerranéens ? N’y a-t-il pas un risque que leur exclusion de ce processus ne les marginalise ?
L’Europe-cœur ne peut pas simplement être mobilisée par l’Est. Elle est légitimement préoccupée par le Sud. L’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce qui vivent plus que d’autres mouvements migratoires sont attentifs à ce qui se passe au Sud.
Aujourd’hui, le Maghreb est hélas divisé, mais il a plus que jamais besoin de coopération avec l’Union. La Libye et l’Égypte font partie intégrante de notre voisinage européen, tout comme le Proche-Orient avec la question israélo-palestinienne. Nous avons besoin d’une diplomatie active, qui ne peut plus être conduite simplement par des États-nations. Diplomatiquement, l’Europe-cœur doit trouver des outils lui permettant de regarder à 360 degrés son environnement.
La guerre qui vient frapper à la porte de l’Europe repose la question fondamentale des raisons de faire Union. Pensez que l’avenir soit à une réforme institutionnelle, une refonte des traités — ou bien considérez-vous qu’à traités constants, « l’Europe-cœur » sera à même de naviguer dans les dix années à venir ?
Je ne suis pas du tout favorable à une refonte des traités. Cela prendrait des années, sans qu’il soit certain que le processus aboutisse. Si en revanche, l’on veut créer, dans le cœur de l’Union des coopérations renforcées et des traités spécifiques, c’est faisable sans bouleversements. De même, aller plus loin dans l’Europe de la défense peut se faire dans le cadre de l’Alliance atlantique sans qu’il soit besoin de changer les traités. La question institutionnelle me semble être une très mauvaise manière d’envisager les enjeux européens.
En 2024 auront lieu les élections européennes. L’état des gauches en Europe est contrasté. On pense au récent score d’Alexis Tsipras en Grèce par exemple. Pourtant, des voix tentent d’européaniser la gauche : Yolanda Díaz, la ministre du Travail d’Espagne, issue du parti communiste espagnol, fait le pari de l’Europe pour son programme de gauche. Quel regard portez-vous sur cette tentative ?
La gauche n’est pas majoritaire en Europe. Elle doit donc faire des alliances, car c’est toujours ainsi qu’elle a pu faire avancer l’Europe. C’est grâce au compromis entre les socialistes et les chrétiens-démocrates que l’Europe a pu devenir ce qu’elle est aujourd’hui — et si la gauche avait été plus forte, la dimension sociale aurait été davantage reconnue au sein de l’Union au delà des questions d’ouverture des marchés et de création d’une monnaie.
Ce qui a été vrai hier l’est encore davantage pour l’avenir : il faut que les gauches nouent des compromis dynamiques avec la partie la plus ouverte du centre-droit pour avancer sur les questions majeures : l’écologie, le contrôle des plateformes numériques et des technologies les plus avancées (IA notamment). Il serait bon aussi de consolider les fonds d’investissement et de lever de nouveaux emprunts européens. La chose serait plus facile si elle s’opérait par l’entremise de l’Europe-cœur — parce qu’elle contient des pays plus homogènes sur le plan politique.
Mais avec quelle stratégie au juste ?
Je vois deux attitudes irréalistes pour la gauche européenne. Penser que la gauche va, à elle seule, changer brutalement l’orientation de l’Europe d’une part. C’est là le mythe de « l’autre Europe » : croire que l’on se donnera une Europe qui correspond à notre modèle politique en la bloquant. C’est une idée très française de penser imposer nos priorités au reste de l’Europe et imposer un blanc-seing sur nos propres extraits budgétaires.
L’autre erreur serait de se mettre dans une position de désobéissance à l’égard des traités : « puisque l’Europe est le cheval de Troie de la mondialisation, puisqu’elle nous banalise et met en cause l’intérêt national, renonçons à nos engagements européens ». C’est là la position de la gauche radicale représentée en France par LFI : sortir de l’Alliance atlantique et même de la droite qui, sans sortir des traités européens, entend les soumettre à la loi nationale notamment en matière d’immigration et se rapprocher ainsi de la partition des souverainistes et des populistes.
Entre ces deux écueils — croire que l’on changera tout de l’intérieur, et croire que l’on ne peut rien faire, sinon nous désengager de la tutelle européenne — il y a tous les compromis indispensables : les offensives nécessaires, les prises de conscience des sociétés, le jeu des générations nouvelles, notamment sur la question climatique. C’est à travers des projets concrets que la social-démocratie fera la démonstration qu’elle est la mieux placée pour franchir cette nouvelle étape européenne : nous protéger des menaces de l’extérieur et être capable de mener l’indispensable mutation industrielle et écologique.
De l’autre côté du spectre politique, vous l’avez dit, les populistes de droite ne veulent plus défaire l’Europe mais la changer de l’intérieur — et ils ont peut-être des chances d’y parvenir. Craignez-vous que les prochaines élections ne voient le PPE confirmer et amplifier son virage vers la droite ?
C’est possible. Giorgia Meloni sera sans doute attirée par une alliance avec le PPE et il faut aussi compter avec la radicalisation de la droite espagnole, sans oublier les alliances désormais assumées en Suède et en Finlande. Du côté de l’est de l’Europe, l’illibéralisme progresse. Aussi, il est impérieux que les sociaux-démocrates soient les plus nombreux possibles au sein du Parlement européen, ce qui justifie encore davantage la présence d’une liste socialiste à ce scrutin.
Mais si la droite dure, voire ceux de l’extrême-droite, arrivent au gouvernement dans plusieurs pays, c’est un changement de l’Europe qui s’opérera. L’Europe ne disparaîtra pas, et l’Union européenne ne sera pas mise en cause, mais l’on verra les États-nations reprendre le plus de compétences possible — ils chercheront à se faire imposer le moins de choses possible par les institutions européennes.
Comment éviter cet éclatement en Europe des nations, qui pourrait mettre en péril ce qui a été bâti pendant soixante-dix ans d’intégration ?
Si chaque pays poursuit ses propres intérêts, agit selon son propre calendrier et affiche ses propres objectifs, c’est le délitement de l’Union.
Orban veut avoir les meilleurs rapports possibles avec la Russie ; la Pologne, dont les dirigeants actuels ne sont idéologiquement pas loin de Orban, craint d’abord Moscou ; de leur côté, les pays nordiques et scandinaves sont devenus les plus fermes en matière d’immigration, l’Allemagne veut préserver sa politique commerciale, tout comme les Pays-Bas. Certains sont très liés aux États-Unis, d’autres non. Bref, les contradictions sont fortes, les tensions sont multiples.
Prenons par exemple l’immigration. S’il est un sujet qu’il est absolument essentiel d’aborder en commun pour la construction européenne, c’est bien celui-là — puisque c’est à la fois la libre circulation à l’intérieur et la protection de l’extérieur par des frontières sûres.
Le risque majeur est donc là : que chaque pays cherche, non pas à sortir de l’Europe, mais à se désengager de ses obligations.
L’Europe s’est faite aussi dans les grands projets et il semble que l’Union aujourd’hui soit surtout dans l’improvisation. Est-ce que le Pacte vert pourrait être un nouveau projet fédérateur ?
L’Union en fait plus que les autres à ce sujet, mais elle n’en fait pas suffisamment. Elle s’est donnée des objectifs élevés et qui doivent être tenus. Elle va se débarrasser plus vite que les autres des énergies fossiles, malgré toutes les dépendances qui peuvent exister.
L’Europe commence aussi à réfléchir — peut-être ira-t-elle jusqu’au bout — à des normes qui s’imposeraient pour les importations dès lors qu’elles généreraient trop de CO2. Notre continent doit être exemplaire sur le plan écologique : nous devons avoir les mêmes règles en matière écologique qu’en matière financière ou monétaire. Cela ne choque personne que les budgets soient examinés par la Commission européenne : il devrait en être de même pour les trajectoires de décarbonation de chacun avec la possibilité de sanctions en cas de manquement.
À l’image de ce que Joe Biden tente de faire en interne aux États-Unis avec l’Inflation Reduction Act, la transition écologique peut-elle servir de levier pour la réindustrialisation et des politiques sociales ?
Non. À Vingt-Sept, il est difficile de trouver des majorités qualifiées sur des politiques sociales et fiscales très ambitieuses. Des tentatives sont effectivement en cours, on a notamment parlé d’un SMIC européen. Mais cette harmonisation ne pourra se faire que dans l’Europe-cœur.
Et pour la politique industrielle ?
Oui, des évolutions sont possibles. La Commission a commencé à proposer des amendements intéressants en matière de concurrence ; elle s’est mise à accepter certaines concentrations d’entreprises et à emprunter pour financer des investissements nationaux, ce qu’elle refusait jusqu’à présent. C’est le signal que quelque chose est en train de se transformer, sous la pression de la génération climat.