Ce texte est disponible en version anglaise sur le site du Groupe d’études géopolitiques.

Depuis quelques années, le thème de la «  souveraineté européenne  » est monté dans le débat européen. Cette notion demeure le lieu de certaines incompréhensions et le diagnostic même auquel elle renvoie est souvent discuté. Néanmoins, secoués par deux décennies de crises exogènes — de la crise financière de 2008, en passant par la crise migratoire de 2015, jusqu’à la crise de la Covid-19 de 2020 et l’actuelle guerre en Ukraine —, les Européens s’interrogent sur les moyens de faire grandir leur indépendance vis-à-vis du monde extérieur, alors même que leur modèle de développement s’est appuyé sur l’ouverture des échanges entre eux et avec le reste du monde. Le monde du XXIème siècle n’est plus celui de l’âge d’or de la mondialisation et de la paix : la dégradation de la situation sécuritaire aux portes de l’Union européenne, l’accélération de la rivalité sino-américaine, les velléités agressives de certaines puissances régionales, la vulnérabilité des interdépendances lors de la crise sanitaire et désormais la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine exigent de repenser le rôle que doit jouer l’Union européenne à la mesure des nouveaux défis du monde. 

Cette notion de souveraineté européenne se distingue en partie de la notion classique de souveraineté qui s’applique généralement à un État. La souveraineté peut être définie comme la capacité d’un État à produire des lois reconnues par ses citoyens et à les faire respecter sur son territoire, ainsi qu’à déclarer la guerre et à faire la paix. L’Union européenne n’est pas un État, mais une construction originale reposant sur un pouvoir normatif. Sa souveraineté dérive de sa capacité à être productrice de normes s’appliquant aux citoyens des différents États membres et aux entreprises présentes en Europe. Sa légitimité repose sur des Traités, dont la Commission est garante. Développer la souveraineté européenne implique de faire de l’Europe une « puissance » à part égale avec d’autres puissances nationales, et pour cela de lui conférer plusieurs des attributs de la souveraineté : la puissance économique, l’influence géopolitique, la puissance normative, une capacité de défense et de sécurité commune, le développement d’une identité européenne, c’est-à-dire du sentiment d’appartenance à une histoire commune et la projection dans une destinée partagée, à travers la production d’un récit réunissant les Européens par-delà l’hétérogénéité de leurs identités nationales1. Il s’agit bien de renforcer la souveraineté de chaque pays en renforçant la souveraineté européenne, car chacun isolément sera moins fort que chacun dans l’union.

Le monde du XXIème siècle n’est plus celui de l’âge d’or de la mondialisation et de la paix.

Laurence Boone

Au cours des cinq dernières années, les dirigeants européens se sont progressivement saisis de ce paradigme de souveraineté, définissant un agenda au sommet de Versailles en mars dernier2. Cette ambition met aujourd’hui l’Union européenne en meilleure position pour affronter le défi d’un monde fait de rivalités géopolitiques, non seulement en termes de résilience, mais aussi de projection et de capacités. Cependant, il nous faut bien reconnaître que l’Union malgré ses atouts objectifs de puissance économique, humanitaire et normative ne se perçoit pas comme telle à l’extérieur ni à l’intérieur, notamment du fait de la persistance de rhétoriques anti-européennes voire nationalistes qui font peser sur le projet européen un certain nombre d’incertitudes. Durant la période qui s’ouvre, il nous faudra poursuivre cet agenda de souveraineté européenne avec détermination et sang-froid, en se fixant un ensemble clair de priorités, afin de collectivement traverser cette période de crises et continuer à forger une Union européenne à la mesure des nombreux défis qui l’attendent. C’est ainsi que nous préserverons l’unité européenne face aux conséquences de la guerre en Ukraine et de la guerre hybride que la Russie mène à l’Europe.

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La construction d’une Europe-puissance implique d’engager notre action dans quatre chantiers prioritaires. D’abord, nous devons consolider la puissance économique de l’Union européenne. Cela veut dire compléter le marché intérieur en termes d’énergie, renforcer la résilience des chaînes de valeurs, assurer notre indépendance technologique et spatiale. L’indépendance énergétique de l’Union européenne constitue très clairement l’enjeu le plus urgent et le plus immédiat. Si nous nous éloignons d’ores et déjà de notre dépendance collective à l’égard du pétrole et du gaz russes, nous devons également accélérer le développement des interconnexions afin d’unifier le marché de l’énergie dans toute l’Union européenne et ainsi favoriser la sécurité de l’approvisionnement. Notre dépendance à l’égard des combustibles fossiles doit en parallèle rapidement et drastiquement diminuer. La «  crise  » énergétique représente une double « opportunité »  : faire face au changement climatique tout en assurant notre sécurité énergétique. Les négociations en cours entre le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne sur le paquet « Ajustement à l’objectif -55 % » seront essentielles pour accélérer le développement de nouvelles capacités de production d’énergie décarbonée. Cela nécessitera des investissements à grande échelle tant dans les infrastructures énergétiques que dans les interconnexions. Si ces dernières avaient été planifiées avant l’agression de la Russie envers l’Ukraine, les changements rapides entraînés par les conséquences énergétiques de la guerre — notamment avec le développement de terminaux méthaniers et des énergies renouvelables — demandent de revoir ce plan en le consolidant à l’échelle de l’union. Disons-le, de tels investissements nécessiteront certainement de faire évoluer la gouvernance économique européenne.

Daniel Buren, Quand le textile s’éclaire  : fibres optiques tissées. Travaux situés (Ausstellungsansicht), 2013–2014, Kunstsammlungen Chemnitz, 2018 ©ADAGP/Daniel Buren

L’Union européenne doit plus généralement affirmer sa souveraineté industrielle sur l’ensemble des secteurs stratégiques. Grâce notamment à Next Generation EU, des programmes européens renforcent d’ores et déjà notre indépendance stratégique dans les domaines du numérique, de la santé, de l’énergie en général et l’hydrogène en particulier, et des semi-conducteurs. Avec les propositions de la Commission européenne sur les matières premières critiques et l’instrument du marché unique pour les situations d’urgence, l’Union est en train de renforcer la résilience de sa chaîne d’approvisionnement. La loi sur les puces européennes renforcera par ailleurs notre écosystème des semi-conducteurs. Mais il nous faut faire davantage pour rattraper notre retard technologique face aux autres puissances. Nous devons accélérer pour encourager l’innovation de rupture, qui nécessite des investissements massifs et diversifiés. Les industries et les organismes de recherche européens sont prêts à se lancer dans le prochain « moonshot » et les États membres de l’Union européenne se doivent de fournir les ressources financières autant que le soutien politique nécessaire.  

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Le passage d’un espace économique à un espace-puissance implique plus fondamentalement d’ajouter à l’économie la capacité d’influence. L’influence de l’Union européenne découle en grande partie de son marché intérieur de près de 500 millions de consommateurs qui, par son pouvoir normatif, lui donne le moyen de peser de façon décisive sur l’organisation des échanges internationaux. Dans les années à venir, la meilleure traduction de cette capacité d’influence se trouve dans son modèle de soutenabilité environnementale. Il nous faudra continuer de le porter, et ainsi de participer à faire respecter l’objectif que nous nous sommes collectivement fixés de contenir la hausse des températures bien en dessous de 2°C. Porter haut et fort les couleurs vertes de la plus grande puissance leader sur le climat nécessitera fermeté et communication. Cela demandera aussi les efforts indispensables en faveur des pays émergents et en développement, financiers et technologiques. L’Union européenne peut et doit être leader dans la réduction des émissions, mais elle ne peut le faire qu’en emmenant le reste du monde avec elle. Avec la taille de son marché et sa capacité à exporter ses normes, l’Union européenne peut réaliser ces ambitions. Le paquet « ajustement à l’objectif -55 % », et notamment la taxe carbone aux frontières, ou le règlement sur la lutte contre la déforestation importée, ainsi que les clauses miroirs, vont précisément permettre, dans les années et décennies à venir, de réduire l’empreinte climatique de l’Union tout en incitant les pays tiers à agir contre le réchauffement climatique.

De l’Ukraine, à la Moldavie, aux Balkans Occidentaux, jusqu’au Royaume-Uni et la Norvège, nous allons construire un « grand continent » plus uni, davantage coordonné, plus fort et intégré économiquement.

Laurence Boone

Parallèlement, l’Union européenne peut et doit faire rayonner le modèle européen sur l’ensemble du continent. En effet, pour que la paix, l’État de droit, les libertés fondamentales et la démocratie soient durables sur notre continent, l’Union doit défendre ses valeurs en offrant sa capacité de sécurité ainsi que sa puissance économique à l’échelle du continent. C’est le sens de la Communauté politique européenne (CPE) lancée à Prague le 6 octobre dernier. Elle va nous permettre de souder politiquement le grand continent européen, en s’appuyant sur des coopérations concrètes dans un ensemble de domaines sur lesquels nous partageons les mêmes intérêts (infrastructures critiques, cybersécurité, énergie, mers régionales, jeunesse, migrations…). Avec la communauté politique européenne c’est l’unité de toute l’Europe qui sera renforcée. De l’Ukraine, à la Moldavie, aux Balkans Occidentaux, jusqu’au Royaume-Uni et la Norvège, nous allons construire un « grand continent » plus uni, davantage coordonné, plus fort et intégré économiquement. Ainsi, la CPE est un outil précieux pour développer l’influence géopolitique de l’Europe. Car en toile de fond, il s’agit du même défi : faire du continent européen le continent des valeurs de liberté et d’émancipation, de l’ouverture à la diversité et à la richesse culturelle, de l’État de droit et de la démocratie, d’une certaine ambition d’égalité et de respect.

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Une Europe-puissance ne peut se constituer sans un sentiment d’appartenance à une même histoire, doublé de la projection dans un destin partagé, en d’autres termes, d’une identité européenne. C’est parce qu’elle a trop longtemps ignoré cette vérité que la construction européenne est restée cet objet souvent froid et technocratique aux yeux de nombre de nos concitoyens. Ce n’est pas seulement en parlant des bienfaits du marché intérieur que nous convaincrons les Européens des bienfaits de l’Union européenne. L’Union européenne, c’est d’abord un instrument de paix, de coopération et de solidarité entre les peuples européens. Par la coopération quotidienne qu’elle institue, par les espaces de sociabilité et de dialogue qu’elle favorise, l’Union européenne rend possible des relations pacifiées et constructives entre les peuples européens. Dans un contexte de résurgence des nationalismes et de méfiance croissante des citoyens à l’égard des institutions, expliquer concrètement ce qui, par-delà nos différences, nous rassemble entre Européens, est indispensable. 

Le défi de notre Union est bien de développer un récit unificateur, sans verser dans un discours civilisationnel. Marquée par une forte diversité culturelle, il ne s’agit pas de produire un méta-récit célébrant sa singularité culturelle, comme une réponse aux récits culturalistes russes et chinois. C’est plutôt d’embrasser sa diversité qui fait la richesse de l’Europe, ce « maximum de diversité sur un minimum d’espace »3 pour faire grandir la souveraineté de l’ensemble. 

Daniel Buren, Cadre Fragmenté C, 1991 ©ADAGP/Daniel Buren

L’Europe, c’est également un Pacte qui nous unit autour de principes fondamentaux : la démocratie, l’État de droit, la liberté. Ces valeurs, ces principes sur lesquels l’Union européenne s’est fondée, ils font notre force et — de plus en plus —, notre singularité  : l’indépendance et l’impartialité de la justice, la pluralité et la liberté de la presse, la lutte contre la corruption et la protection de la vie démocratique. 

Le défi de notre Union est bien de développer un récit unificateur, sans verser dans un discours civilisationnel.

Laurence Boone

L’Union européenne, enfin, c’est la défense d’un certain modèle de société : une économie sociale de marché, l’égalité des droits, l’émancipation et la protection des citoyens, l’innovation et l’ambition en matière de transition écologique et numérique.

C’est tout cet ensemble, cet équilibre délicat entre ouverture à l’autre et respect de soi qui fait le propre de l’européanité. Porter une réflexion féconde sur notre identité européenne et éclairer sa place dans le monde du XXIème siècle, c’est le rôle que devra jouer dans les prochaines années le projet d’Académie d’Europe, pour nous aider à incarner l’identité européenne.

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La défense constitue une quatrième dimension de la puissance, essentielle dans ce monde qui n’est plus l’âge d’or de la paix, où l’Union européenne doit s’affirmer comme une puissance protectrice de ses citoyens. Il nous faut renforcer nos capacités de défense par de la recherche et du développement capacitaire communs et étendre l’assistance militaire commune aux pays tiers. L’Union européenne doit renforcer, améliorer et mieux coordonner les investissements nationaux et européens dans ses capacités de défense. Au cours des prochains mois, nous devons concrétiser les engagements pris à l’occasion du sommet de Versailles. Je pense en particulier à l’opérationnalisation de l’instrument de recherche et d’acquisitions conjointes d’armement, annoncé par le Commissaire Thierry Breton, à la mise en place d’ici 2025 d’une capacité européenne de déploiement rapide, ou encore aux programmes communs d’armement.

Illuminare lo spazio. Lavori in situ e situati, 2020, GAMeC, Bergame, ph. Lorenzo Palmieri ©ADAGP/Daniel Buren

Sur le court terme, il nous faut assurer l’articulation des capacités européennes de défense avec l’OTAN, en renforçant progressivement l’Union européenne. Cela pourrait être le cas avec des initiatives sur la mobilité militaire, afin d’utiliser la logistique de l’Union pour soutenir l’OTAN et, en fin de compte, nous rendre tous plus forts et plus efficaces. 

Il nous faut renforcer nos capacités de défense par de la recherche et du développement capacitaire communs et étendre l’assistance militaire commune aux pays tiers. 

Laurence Boone

La guerre en Ukraine a été un accélérateur qui a permis de dépasser nombre de réticences des Etats membres à s’engager, à titre bilatéral ou par le biais de mécanismes européens comme la nouvelle Facilité européenne de paix, qui nous permet désormais de réellement défendre un Etat partenaire en facilitant son accès à des équipements létaux. Nous devons aller plus loin. La constitution d’une Europe de la défense implique de définir les intérêts stratégiques essentiels communs des Européens et de clarifier la place que les Européens entendent avoir dans le monde.

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L’Union européenne est dans un état encore évolutif : elle est une puissance en construction, qui n’est fondamentalement comparable à aucune autre construction politique. Si l’on veut construire l’Europe souveraine, il ne nous faut pas chercher à la calquer sur des modèles existants. Car l’Europe a une voix singulière à porter au sein du concert des grandes puissances, celle de la démocratie de démocraties, d’un modèle fondé sur une économie sociale de marché, qui constitue une référence aujourd’hui en matière de transition écologique et demain de révolution numérique. 

L’Europe, au fond, vit une mue profonde : notre Vieux-Continent s’est conçu pendant des siècles comme le centre de l’Histoire, avant de décider d’en sortir, traumatisé par ses propres actions. Après avoir pris la marche rationnelle de l’intégration économique, l’Europe s’éveille de nouveau à retrouver sa puissance dans la marche de l’Histoire ; alors elle se cherche, avec ces interrogations qui précèdent toute grande décision. Elle est, en somme, entre deux états. Je crois que notre mission à nous, acteurs politiques est d’encourager cet élan et d’accompagner ce grand saut, en veillant toujours à ce que ses valeurs, liberté, démocratie, émancipation, demeurent la boussole qui oriente ses choix et guide ses actions.

Sources
  1. LAMY, Pascal, « Définir la souveraineté européenne, une conversation avec Pascal Lamy », Revue européenne du droit, n°3, Les chemins de la puissance européenne, Groupe d’études géopolitiques, Décembre 2021.
  2. Déclaration de Versailles du 11 et 12 mars 2022.
  3. KUNDERA, Milan, L’Art du roman.