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Cet article est également disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
Automne 2021 : pour les activistes – acharnés – du climat dont je suis, c’est une rentrée pleine de signaux contradictoires qui voit la montée de l’anxiété climatique d’un côté, la paralysie géopolitique de l’autre et en contrepoint la réponse politique européenne, faible et forte à la fois.
La publication du premier volet du 6ème rapport du GIEC, au cœur d’une véritable Saison en enfer en écho au recueil d’Arthur Rimbaud, a jeté une lumière sombre sur les chances de maîtrise de la catastrophe climatique. Comme un dernier avertissement pour agir, six ans après la COP21. Même les observateurs les plus aguerris du changement climatique ont été ébranlés par ce rapport : il rend presque impossible de recourir aux techniques psychologiques habituelles – minimiser la crise – pour éloigner l’anxiété profonde que provoque cette menace. Pourtant et avant même les catastrophes des derniers mois, les enquêtes réalisées auprès de jeunes de dix pays, publiées par le Lancet Planetary Health, indiquent que 75 % jugent le futur « effrayant », 56 % d’entre eux pensant que « l’humanité est condamnée ».
En miroir de l’anxiété, la préparation de la conférence de Glasgow censée lancer la mise en œuvre de l’Accord de Paris se trouve prise en otage dans une drôle de guerre froide entre les États-Unis et la Chine, alors que les deux protagonistes se réclament d’un leadership tant sur la question du climat que sur le système multilatéral.
Dans ce cadre encore bouleversé par les effets de la pandémie et de ce qu’elle a révélé comme failles du système international et de nos sociétés, le troisième plus gros émetteur mondial, l’Union européenne, fait figure – avec toutes ses fragilités – de point d’ancrage. Tant du point de vue de la stratégie vaccinale que du climat.
Nous atteignons la moitié du mandat de la Commission von der Leyen. C’est l’occasion de faire un premier bilan du chemin parcouru et de ce Green Deal européen qui a été sa promesse pour mettre l’Europe sur le chemin de la neutralité carbone. Le pacte vert comme engagement de mandat est de fait une réponse à la demande exprimée par les sociétés européennes. Après le Brexit, les électeurs, souvent désengagés vis-à-vis de l’Union, se sont décidés, en se mobilisant davantage pour voter, à donner une chance à l’Europe. Ce pacte vert est donc l’opportunité de ranimer l’affectio societatis européen, l’espace politique pour accélérer la transformation des sociétés, tout en occupant une place centrale sur la scène internationale. Porteur d’espoir mais aussi de très profonds changements, il sera un test sur le sens de l’Europe. Une possible solution pour traiter de front le déficit démocratique dont l’Union est malade.
Des pactes verts des deux côtés de l’Atlantique
Les appels en faveur de pactes verts ou de paquets législatifs d’ambition comparable existaient depuis des années en Europe comme aux États-Unis sans toutefois parvenir à déborder de cercles de débats restreints. Il a été frappant d’observer que, des deux côtés de l’Atlantique, ces projets se sont décloisonnés et ont généré un alignement politique de façon quasi-simultanée. Deux nouveaux projets de société à l’aune de la lutte climatique, l’un partant des citoyens, l’autre partant d’une institution. Cette émergence coïncide bien sûr avec une phase de mobilisation sociétale d’une ampleur inégalée sous l’influence des plus jeunes générations.
Rappelons que c’est la marche des femmes organisée au lendemain de l’élection de Donald Trump qui lance un véritable mouvement de mobilisations qui va dépasser le cadre des luttes féministes et s’incarner dans de multiples causes, dont celle contre la crise climatique. Ces organisations grassroots vont mobiliser notamment en 2017, entre 1,8 et 2,8 % de la population américaine1. Les activistes du mouvement social Sunrise, s’appuyant sur des mobilisations encastrées dans des luttes locales, ont bâti progressivement le projet de Green New Deal2. Une ambition centrée à la fois sur la résolution de la crise climatique et la réduction des inégalités, un objet central du débat états-unien à la faveur de la primaire démocrate de 2020. Si Joe Biden a été l’un des rares candidats à ne pas se réclamer de ce label, il a pris soin de ne jamais le critiquer pour créer les conditions d’un rassemblement du camp démocrate. Il en a finalement retenu de nombreux principes à défaut de mobiliser les ordres de grandeur dans ses plans d’investissements massifs (de sauvetage, pour les emplois et pour les familles américaines).
De notre côté de l’Atlantique, après un an de mobilisation, notamment de la jeunesse, les analystes politiques et les élus ou candidats comprennent que la transition écologique est une aspiration réelle des citoyens au-delà de leur âge et couches sociales. Il était temps. Fin 2019, une personne sur dix dans le monde vivait dans un territoire (ville, région, pays…) qui avait déclaré l’urgence climatique3. La conjointure politique nord-américaine avait exercé aussi une certaine influence : le Green New Deal pouvait s’ancrer dans un vrai programme et pas seulement une incantation commode dans le langage politique.
Cette demande populaire d’action climatique s’est confirmée dans les urnes. Encore une fois, non pas seulement aux pays de Greta, de Luisa ou d’Adélaïde. En France, Europe Écologie les Verts (EELV) – le parti vert français – est arrivé en troisième position et s’est imposé comme la première force de gauche, une première ! En République Tchèque, près d’un électeur sur trois a voté pour lutter contre la crise climatique et protéger l’environnement4. Il est intéressant de noter qu’au-delà de l’Europe, en Grande-Bretagne, Boris Johnson a fait sienne l’idée d’une révolution industrielle verte et de la neutralité carbone, en les plaçant au cœur de son programme politique. Il n’a pas été le seul dirigeant politique de centre-droit à comprendre la nécessité d’adopter cet agenda. En Lettonie, le gouvernement mené par Krišjānis Kariņš a été l’un des premiers à soutenir l’objectif de réduction d’au moins 55 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau européen en 2030.
En parallèle des élections européennes, les chefs d’État et de gouvernement européens ont expressément demandé que l’action climatique soit prioritaire pour l’Union avec une prise en compte de ses conséquences sociales5. La Présidente Von der Leyen a dès lors proposé au Parlement européen un Green Deal, mettant un poids lourd à sa tête, Frans Timmermans. C’était une nécessité politique. Le Green Deal européen est en effet une synthèse entre les propositions des partis politiques et les positions de États-membres en réponse à la pression sociale. C’est grâce à cette synthèse réussie, un véritable coup politique, que la Commission actuelle a pu rallier une majorité au sein du Parlement européen. L‘Europe se construisait ainsi une nouvelle promesse, un nouveau projet, centrés sur la transition écologique. Mais contrairement au mouvement américain, le Green Deal européen est un projet politique noué au cœur des institutions, en réponse à une demande citoyenne, et non un projet porté directement par des citoyens. Une force pour son institutionnalisation, une faiblesse pour sa dynamique.
Si la précédente Commission avait proposé que l’Union européenne atteigne la neutralité carbone en 2050, objectif inscrit dans l’Accord de Paris, sa ratification formelle a été rendue possible par la Commission actuelle, permettant alors de mettre officiellement le climat à l’agenda politique européen. Néanmoins la neutralité carbone restait encore un objectif de long terme en quête de concret. Ce fut chose faite avec la révision à la hausse de la contribution européenne (la NDC européenne – Nationally Determined Contribution) et l’adoption en décembre 2020 d’un mandat d’action pour définir un ensemble législatif. C’est là l’origine du paquet législatif « Fit for 55 » qui occupe maintenant le devant de la scène.
Avec son Green Deal européen et sous la pression du Parlement et des États-membres, la Commission a décidé d’aller plus loin. Le Green Deal prévoit en effet que « toutes les actions et politiques de l’UE devront contribuer à atteindre les objectifs du pacte vert pour l’Europe ». Au-delà de la révision de la politique de l’UE sur le climat et l’énergie, il s’agit donc d’une exigence pesant sur l’ensemble des actions de l’Union.
Le Green Deal européen, d’après la Commission européenne :
- Changer les fondamentaux de l’économie :
— Dans le pilier « traditionnel » climat et énergie, cela signifie : revoir l’ambition climatique à la hausse, changer l’origine de notre énergie, créer une économie circulaire, construire et rénover nos bâtiments, accélérer la transition vers une mobilité durable, mettre sur pied un nouveau système alimentaire, préserver la biodiversité et éliminer les substances toxiques de l’environnement ;
— Au-delà de ces politiques traditionnellement liées à l’action climatique, le Green Deal promet également de promouvoir la finance et l’investissement verts et assurer une transition juste, de verdir les budgets nationaux et envoyer les bons signaux de prix, de mobiliser la recherche et favoriser l’innovation, d’activer l’éducation et la formation. Il promet également de « ne pas nuire » en évitant toute politique qui irait à l’encontre de ces objectifs. - Créer une diplomatie du Green Deal : l’Union veut continuer à promouvoir l’Accord de Paris et le multilatéralisme, engager l’ensemble de ses partenaires afin d’accélérer l’action pour le climat, d’utiliser la politique commerciale comme une plateforme afin de dialoguer sur l’action climatique et continuer son engagement autour d’un système financier international soutenant une croissance durable ;
- Unir autour d’un Pacte Européen pour le Climat : la Commission promeut l’échange de bonnes pratiques entre citoyens et compagnies, aménage des espaces de partage afin de co-créer des solutions à la crise et soutiendra un enseignement plus poussé des enjeux climatiques et environnementaux à l’école.
Il faut dire qu’un traitement de choc est nécessaire. Alors que la confiance dans les institutions et la politique décroît partout en Europe, la construction européenne reste hétérogène6. L’Europe économique est forte grâce au marché unique – grand moteur de l’intégration – mais quasi inexistante sur le plan social, ce volet étant resté sous le contrôle des États-membres. Le Green Deal, parce qu’il s’agit d’un projet économique, technologique mais aussi social et de politique internationale résonne différemment, il est porteur de rassemblement et surtout d’une direction à la fois claire, concrète et visionnaire du projet européen.
En se donnant un objectif de cohérence de l’ensemble des politiques mises en œuvre, l’Europe adopte une approche qui dépasse les cases traditionnelles de la politique climat. Le Green Deal devient ainsi l’étalon de mesure et de référence. C’est une évolution politique qui intervient également aux États-Unis avec l’approche « whole of government » de Joe Biden. Évolution profondément logique, au vu de l’ampleur et du champ des actions à mener, mais véritable révolution de la gouvernance européenne. Car pour que la notion de pacte vert européen fonctionne, elle doit inspirer les actions internationales, européennes, nationales, régionales et locales. Il s’agit de créer de nouveaux repères et de permettre à chaque niveau de décision et d’action de contribuer à l’objectif commun. Le Green Deal dessine une métamorphose de l’identité européenne, une nouvelle définition en miroir des aspirations de ses citoyens.
Cela fait maintenant plus de deux ans que les Européens se sont rendus aux urnes et deux ans que la promesse du pacte vert a été faite. Elle a été réaffirmée, c’est un fait marquant, en pleine crise de la COVID, une crise humaine, sanitaire économique et sociale, et c’est le moment de la tenir. Deux mois après la publication du paquet législatif Fit for 55, il est nécessaire d’analyser où en sont les promesses du Green Deal européen et de lister les chantiers prioritaires pour l’Europe dans un contexte géopolitique marqué par la montée des populismes et l’affaiblissement du multilatéralisme.
Un nouveau contrat social
La pandémie a ouvert un questionnement sur le modèle social pour beaucoup de citoyens européens. Si le débat sur le « monde d’après » a été vite clôturé au profit de messages de retour à la normale, les interrogations et inquiétudes demeurent. La sortie progressive de la crise sanitaire révèle des inégalités accrues face à la maladie, la pauvreté et l’emploi entre pays, y compris au sein de nos sociétés riches. Dans le même temps la sensibilisation aux crises environnementales s’est accentuée. Le retour « à la normale » ne prête pas à l’oubli.
Un découragement, un manque d’espoir, d’énergie politique touche aussi nos sociétés. En France par exemple 62 % des citoyens pensent que « nous devrions saisir l’occasion de la COVID-19 pour apporter des changements importants à notre pays ». Alors que 70 % « doutent que beaucoup de choses changent dans notre pays après la fin de la pandémie »7. Ces mêmes qui aspirent à un changement profond ne le croient pas possible. Ce même manque d’espoir se retrouve aussi dans la même étude de More in Common menée au Royaume-Uni. À l’échelle de l’UE, environ sept Européens sur dix ne s’attendent pas à ce que l’économie revienne au niveau d’avant la COVID d’ici à 20238.
Cette soif de transformation ouvre un espace pour rebâtir un modèle de société post-COVID-19 plus durable et plus juste. C’est un projet qui résonne dans la société européenne et plus particulièrement chez les jeunes. Un sondage récent a montré que la protection du climat et de l’environnement sont les enjeux prioritaires pour les 15-35 ans interrogés dans 23 pays européens. Et 77 % reconnaissent que nos habitudes de consommation ne sont pas durables9. Cette génération est une génération de nouveaux engagements : au-delà de la participation politique traditionnelle comme voter ou militer pour un parti10, un engouement pour la vie associative et la contestation11 est perceptible partout en Europe. Cette jeunesse, particulièrement affectée par la crise, cherche des alternatives et veut s’engager dans des pratiques du changement qui s’observent dans de très nombreuses initiatives. La transition écologique comme nouveau projet sociétal et politique peut convaincre au-delà des clivages générationnels ou politiques. Mais fait nouveau, la revendication de justice sociale en devient une composante essentielle.
Cette revendication se comprend : face à la transformation profonde qui est annoncée avec la transition écologique, la question du contrat social émerge de nouveau. Comment seront répartis les coûts et les bénéfices de changements dont on commence seulement à envisager la portée ? Le déni de la crise climatique en particulier a occulté l’ampleur des restructurations industrielles, de la transformation des modèles de production agricoles, des réaménagements des espaces urbains. Dans le même temps, les bases du contrat précédent fondées en grande partie sur l’accroissement de la consommation de biens matériels et l’accès à des emplois de longue durée, se sont largement érodées. La perception des coûts environnementaux de la croissance économique, pour les groupes les moins favorisés et les plus précaires en Europe devient plus réelle. Ces groupes sont (et seront) ceux qui sont les plus exposés à la pollution et aux impacts climatiques, mais également ceux qui reçoivent aujourd’hui encore le moins d’aides économiques pour y faire face12. Dans la boîte à outils des politiques publiques dont disposent les décideurs politiques, certaines politiques publiques sont plus régressives et d’autres plus progressives13. Or les politiques environnementales européennes ont jusqu’ici été plutôt régressives.
Dans la phase qui s’annonce, la résolution de la crise climatique et la réduction des inégalités ne paraissent pas pouvoir et ne devraient pas être dissociées. Cette intégration s’impose progressivement dans le débat comme la condition de réussite de la transition et du Green Deal, la condition sine qua none. Le mouvement des Gilets jaunes en France, en s’opposant à l’augmentation de la taxe carbone sur les carburants automobiles alors que le carburant du trafic aérien en était exempté, a clairement posé la nécessité de la justice et de l’équité dans la distribution des charges nées de la transition écologique.
Le principal défi de l’action climatique réside dans le passage d’une politique jusque-là marginale à un rôle plus central et fondamentalement structurant de l’ensemble des décisions collectives. Cela demande un changement d’état d’esprit des décideurs politiques. Afin de réfléchir non pas politique publique par politique publique, ou instrument par instrument mais de revoir la matrice même de leur conception. L’efficacité réside dans la transversalité et les effets de levier et d’entraînement des différents secteurs entre eux. La gestion de cette complexité, ce nouveau rôle, plus stratégique, des institutions publiques, implique de la délibération, de l’apprentissage, la cohérence de la pensée du long terme.
Car nous sommes au milieu du gué : le vieux monde a perdu ses arguments, la représentation du nouveau est floue, le débat sur la nature de ce changement s’ouvre à peine, et les visions du futur – encore largement abstraites – sont surtout technologiques. Qui peut dès lors, penser le changement collectif au sein de sociétés qui se sont fragmentées en termes de parcours de vie, d’identités, d’imaginaires, de références idéologiques ?
On voit mal les institutions traditionnelles pouvoir – seules – répondre à cette question à un moment où la parole, pour être entendue, doit provenir des « héros ordinaires », des citoyens, s’exprimer à partir du terrain et de l’action et refléter cette diversité. La parole technocratique, les gouvernements des experts ne suffiront pas à gagner cette bataille.
Un pacte à négocier
Au désenchantement politique répondent de multiples modalités d’engagement collectif principalement local et à l’échelle directe des citoyens : de nouvelles formes d’alliances ont émergé, des pactes qui se sont définis comme des pactes écologiques en faveur de l’action climatique. Dans la compilation du think tank Energy Cities, on y lit une grande variété de formes et d’ambitions, mais toujours un socle commun14. Les paramètres de ce pacte vert changent selon les continents, les pays et même les villes mais quelques paramètres demeurent : un leadership distribué permettant une meilleure participation citoyenne, une variété d’acteurs engagés au-delà de la sphère politique, un projet multithématique, une volonté de rassembler toujours plus de citoyens et citoyennes.
Ces pactes représentent des véhicules politiques qui peuvent permettre de faire progresser nos sociétés, pas seulement sur le climat, mais aussi sur les questions de discriminations, d’inégalités économiques, de conflits sur les identités. Il s’agit d’une mutation des mœurs politiques, mettant au centre la délibération collective, pour réfléchir les changements de paradigme économique, les représentations du bien commun et du progrès, élaborer des projets de société à partir de problèmes concrets à résoudre, sur l’aménagement de l’espace, l’énergie, les transports, l’alimentation, les solidarités…
Au niveau européen, la Commission, une fois le mandat obtenu, s’est appuyée pour l’essentiel sur sa compétence, la législation, pour construire le Green Deal européen. Ce qui en fait sa force et explique aussi ses limites. La force c’est le fait que le Green deal sert de mètre étalon dans le débat nécessairement éclaté que provoque chaque législation. Les limites ce sont les difficultés d’obtenir le consensus des États-membres sur chacun de ces textes, qui peuvent affaiblir la cohérence d’ensemble.
À l’instar de l’agriculture, le commerce international – pourtant domaine piloté par la Commission – échappe pour l’instant à la logique du Green Deal européen. L’inertie, la « dépendance du chemin » maintes et maintes fois emprunté pour conclure les accords commerciaux pèsent, comme fait défaut la définition d’une doctrine claire et cohérente avec le Green deal.
Certes, les accords de libre-échange comme celui passé entre le Royaume-Uni et l’Australie, qui excluent les clauses de protection du climat, ne font plus partie du champ des possibles en Europe. Les accords conclus doivent être en cohérence avec la mise en œuvre de l’Accord de Paris. Cependant la traduction de ces principes reste encore trop générale et ad hoc, les clauses liées au développement durable n’ayant pas toujours de caractère contraignant, comme en témoigne l’accord commercial avec le MERCOSUR devenu un casse-tête politique pour la présente Commission et la Présidence Slovène.
À l’inverse, ces clauses environnementales font partie intégrante de l’accord commercial avec la Nouvelle-Zélande en cours de finalisation. Or l’Europe ne peut changer de visage en fonction de son interlocuteur et les clauses environnementales ne peuvent pas s’appliquer qu’à nos alliés climatiques. Le Green Deal doit devenir le cadre de référence qui rendra caduc tout accord ne respectant pas l’Accord de Paris.
Pour que le Green Deal parvienne à étendre son effet sur l’ensemble des politiques publiques et c’est un chantier gigantesque, trois handicaps doivent être surmontés : le poids du passé, les compétences de Bruxelles et la distance entre les institutions et les sociétés européennes.
Le poids du passé : si les nouvelles initiatives devront être alignées avec l‘objectif de neutralité carbone, la révision nécessaire des législations qui font partie de l’arsenal traditionnel, comme parmi bien d’autres, la politique agricole commune, s’annonce comme un effort considérable.
Les compétences de la Commission : comme la liberté de mouvement de la Commission est plus grande dans le domaine des politiques environnementales, cette composante du Green deal est la plus développée. Mais il faudra aller plus loin dans le domaine fiscal et social : les États-membres devront leur octroyer un plus grand rôle.
La distance : les interlocuteurs de la Commission européenne sont les gouvernements et les parlementaires élus, jamais directement les citoyens. Pourtant si le Green Deal reste un projet de gouvernement des experts, il est sans doute voué à l’échec. Là encore la volonté de partage des gouvernements n’est pas évidente, comme en témoigne le droit de regard et de veto réclamé par les États-membres sur les propositions issues de la conférence sur l’Avenir de l’Europe.
Si ces trois handicaps ne peuvent être rapidement levés, il existe cependant des chantiers à entamer d’urgence, qui s’inscrivent dans l’ordre institutionnel établi. Je vous en propose ici cinq, à entamer en priorité. La mise en cohérence réussie de ces politiques est la clé d’un mandat réussi pour la Présidente de la Commission, son Vice-Président Exécutif Frans Timmermans mais aussi pour les gouvernements et les parlements nationaux.
Premier chantier : faire atterrir le Green Deal dans les sociétés
Un Green Deal conçu, impulsé et négocié à Bruxelles aura certes une grande portée politique et économique, mais il est clair que ce gouvernement des experts n’a pas beaucoup de crédit auprès des Européens et ne pourra entraîner seul l’appropriation par les citoyens.
Au-delà de la négociation législative, la mise en œuvre du Green Deal dépend très largement des gouvernements et des institutions nationales qui disposent de grandes marges de liberté. Les gouvernements seront par exemple seuls responsables de la délivrance des réductions des émissions de gaz à effet de serre dans les secteurs qui ne sont pas couverts par un prix du carbone. Les nouvelles règles de la Politique Agricole Commune (PAC) délèguent aux gouvernements le soin de définir beaucoup des modalités d’application. L’enquête de l’Institute for European Environmental Policy auprès de leaders d’opinions montre que les trois raisons principales qui pourraient faire obstacle à la mise en place du Green Deal européen tiennent directement ou indirectement à la responsabilité des États-membres15. Leur manque d’adhésion, l’absence de mécanismes de gouvernance adéquats afin de mesurer le progrès, associés au manque de progrès uniformes à travers les pays européens peuvent mettre en danger l’effectivité du Green Deal.
Dans les prochains mois, on pourra juger au plus près du soutien des États-membres à la vision du Green Deal et notamment la volonté de communiquer sur l’enjeu de ce pacte au sein des communautés nationales.
La conjoncture se prête pourtant à un exercice différent. Les mouvements des sociétés européennes témoignent de nouvelles aspirations pour l’action climatique. En France, la Convention Citoyenne pour le Climat a démontré l’appétence pour un projet cohérent de réforme. En Allemagne, la cour constitutionnelle de Karlsruhe, à la demande de neuf jeunes citoyens, a condamné le gouvernement pour son action insuffisante vis-à-vis de ses engagements internationaux. Cette décision a provoqué un réajustement éclair de la part du gouvernement, répétant ainsi ce qui avait été observé aux Pays-Bas. En Pologne, les protestations publiques contre le recul des droits des femmes et en faveur de l’action climatique ont fait pression sur le gouvernement. Ces mobilisations de l’énergie citoyenne utilisent les textes européens et internationaux pour faire valoir l’urgence de l’action climatique, y compris en recourant aux juges.
Si les mobilisations citoyennes pour l’environnement sont principalement locales autour de projets concrets (projets d’infrastructure gazière, autoroutes, pollution de l’air ou de l’eau…) et s’adressent à des décideurs politiques qui se situent à des niveaux de décision locaux, elles font référence aussi aux enjeux globaux : des émissions de gaz à effet de serre à la perte de biodiversité. Elles contribuent ainsi à former, sur le terrain, et à partir des actions le récit de la société de demain. C’est cette connexion entre les différentes échelles de la décision et de l’action collective qui peut à mon sens créer la dynamique de changement dont le Green Deal est idéalement porteur.
Il faut donc faire atterrir le Green Deal dans les écosystèmes politiques nationaux, inventer à partir des mobilisations et des problèmes de la vie des citoyens des pactes verts qui fassent le lien entre l’échelle européenne, nationale et locale. Afin de lutter contre l’inertie et les blocages politiques, les différents pactes mis en réseau pourront offrir des solutions aux citoyens. Faire appel au Green Deal européen pour faire avancer des luttes locales partageant une même vision.
Cette nouvelle chorégraphie de l’action collective pourrait, en connectant les échelles de gouvernance entre elles, redonner l’agilité qui nous manque aujourd’hui. Elle permettrait aux parties prenantes à chaque pacte de voir et comprendre leur place dans un écosystème complexe. Le Green Deal, pour se transformer en projet politique légitime, a besoin d’une architecture vivante qui redonne du contrôle aux citoyens sur leur vie, et sur l’imagination de leur futur.
Il faut ouvrir dès que possible le chantier des pactes verts dans les États-membres, des pactes verts à adapter aux enjeux nationaux tout en répondant aux objectifs climatiques de l’Europe pour 2030. Ainsi l’action européenne pourra renforcer des dynamiques nationales déjà présentes.
Deuxième chantier : concilier justice sociale et climatique
Les conséquences de la crise de la COVID-19 ne sont aujourd’hui pas encore toutes perceptibles. Pourtant nous le savons déjà, les inégalités préexistantes ont été renforcées par la crise, en particulier pour les personnes les plus vulnérables16.
Le Green Deal européen ne peut se résumer à un calcul des tonnes de carbone évitées. Comme projet de société, il doit anticiper les impacts et accompagner des évolutions rapides dans tous les secteurs. C’est la plus grande difficulté. À grands traits, la décarbonation de l’économie européenne, la réduction des émissions de gaz à effet de serre à zéro ont des scénarios techniques pour la plupart connus : la production d’énergie zéro carbone, l’électrification de l’usage de l’énergie, le changement des pratiques agricoles et alimentaires, le recyclage des ressources… Ces scénarios techniques entrainent systématiquement des bouleversements économiques et sociaux : restructurations industrielles, besoin de nouvelles infrastructures, transitions professionnelles, répartition différente de la richesse dans l’économie…
La réussite du Green Deal va se mesurer dans la capacité d’anticipation de ces chocs et la formulation d’un pacte social plus juste dans un contexte où la machine à fabriquer des inégalités est toujours formidablement efficace. Sans pacte social, les oppositions légitimes vont se multiplier. Et il faut reconnaitre que les instruments proprement européens pour agir sont limités et sont largement du ressort des politiques nationales.
La mise en place du paquet législatif Fit for 55, et notamment la décision de mettre un prix sur le carbone dans les secteurs des bâtiments et du transport routier a rendu manifeste l’impact social de ces mesures et leur caractère régressif. Il faudra de la part des États-membres et des institutions européennes une réponse solide à une population qui se sent déjà particulièrement fragilisée. Le « fond social pour le climat » fait partie des solutions envisagées. Il ne sera pas suffisant – encore moins si les revenus générés par les différents mécanismes liés au prix du carbone servent en priorité à rembourser rapidement la dette. Par ailleurs les actions de compensation des impacts sur les revenus d’une politique publique sont difficiles à faire comprendre et accepter, et requièrent une communication intense. La confiance n’est pas souvent au rendez-vous, l’expérience française l’a montré par le passé.
Cette approche étroite de la justice sociale risque ainsi d’être rapidement invalidée, à n’importe quelle occasion les événements conjoncturels pouvant être convoqués pour incriminer les politiques climatiques. C’est ce qui se passe aujourd’hui avec la hausse des prix de l’électricité constatée dans plusieurs pays européens, avec la flambée des prix du gaz naturel17. Cette hausse nourrit les argumentaires des opposants au Green Deal, il sera alors rendu responsable de ce qui est présenté comme une politique d’appauvrissement des citoyens européens, sacrifiés sur l’autel du climat.
Le projet du Green Deal est celui d’une nouvelle promesse : adopter une approche sociale de la transition écologique ne signifie pas simplement anticiper les effets négatifs de politiques publiques, ou de vérifier qu’elles fonctionnent correctement. Il s’agit d’anticiper les problèmes qui vont impacter les citoyens pendant la transition – qu’ils soient liés à la transition climatique ou non. Il s’agit dans un moment historique de réorientation du système économique et technologique d’en discuter les bases sociales et les conditions de l’adhésion des sociétés à cet avenir. Ce débat est à la fois européen, national et local et il doit être conduit sur les différentes échelles sans les opposer.
Troisième chantier : vaincre le court-termisme et lutter contre les avocats du statu quo
Les sceptiques de l’action climatique auront toujours des occasions de pouvoir blâmer l’Europe et son Green Deal pour se dédouaner. La polarisation du débat, comme une stratégie politique jouant sur la peur et le sentiment d’appartenance à un groupe plutôt qu’un autre est plutôt la règle que l’exception18. Construire et capitaliser sur les faux débats conçus pour cliver les sociétés, qui ponctuent sans cesse l’actualité politique, est une stratégie efficace pour empêcher de traiter de la complexité. Le cocktail est connu : euroscepticisme, mise en doute de la science, représentation de la catastrophe économique à venir. Ce sont des éléments faciles à activer dans l’espace de communication public. S’y ajoute l’idée que les politiques climatiques sont le fruit d’un complot libéral et élitiste qui impacterait les citoyens ordinaires de manière injuste et disproportionnée (Counterpoint, 2021).
Ces attaques sont sérieuses dans des démocraties fragilisées par la pandémie, d’autant que leurs instigateurs peuvent savamment recouper des revendications sociales légitimes, notamment en matière de prix de l’énergie. En témoigne la récente décision du gouvernement britannique d’une interdiction du chauffage au gaz qui a conduit à un emballement médiatique et une campagne venue du camp conservateur lui-même contre l’action climatique, signe de l’appauvrissement de la société. En témoignent aussi les attaques contre la politique climatique du gouvernement espagnol confronté à la hausse des prix de l’électricité. Cette campagne ne sera pas la dernière. Nier la réalité de la crise climatique est encore un marqueur commode de différenciation politique, même s’il ne joue pas le rôle identitaire observé dans la société américaine. Devant l’ambition impressionnante – il faut le répéter – du Green deal, la « coalition des mauvaises volontés » comme dirait Michael Mann, va multiplier ses attaques et utiliser l’ensemble des tactiques de lobbying et de communication
Dénoncer l’inaction climatique ne signifie pas pour autant imposer des mesures sans consultation ou bien refuser de prendre en compte les acteurs qui en sont affectés. Les politiques en faveur de l’atténuation de la crise climatique vont nécessairement impliquer des contraintes, des choix et des renoncements. Elles ne pourront être acceptées socialement que si elles sont débattues et évaluées aussi en fonction des critères de justice, si elles laissent un espace au pouvoir d’action des citoyens, sous peine de laisser au contraire tout l’espace aux discours populistes, démobilisateurs et défenseurs d’une forme d’attentisme et de statu quo.
Attendre, remettre à plus tard, critiquer l’empressement déraisonnable, négocier du temps, l’arsenal des défenseurs du statu quo est bien rodé. Il a l’avantage de s’avancer en terrain sûr, en univers connu des responsables politiques, habitués aux évaluations des risques du changement de statu quo et entraînés à ces négociations d’exceptions ou de délais. La projection dans le futur qu’implique le Green Deal est, elle, pleine d’incertitudes quant le court-terme, familier, rassure.
C’est pour cela qu’il ne faut pas laisser les politiques seuls face aux compromis à trouver. La mobilisation du pouvoir d’action des sociétés est la manière la plus sûre de générer un espace politique élargi qui peut faire place au long terme, à son incorporation dans la vie d’aujourd’hui. Le Green Deal, pour être une réussite, doit pouvoir compter sur le leadership politique des États-membres qui doivent renoncer à incriminer Bruxelles. Il doit pouvoir compter aussi sur les acteurs économiques qui ont choisi cet horizon de déploiement et qui entreprennent honnêtement cette transition. Il doit pouvoir compter enfin sur l’engagement de sociétés, toutes diverses, qui peuvent l’adopter et l’adapter, pour fabriquer le chemin européen et devenir des garde-fous vigilants des engagements pris.
Quatrième chantier : intégrer pour de bon l’action climatique dans les politiques macroéconomiques
Dans ce contexte, la question de la gouvernance budgétaire européenne prend toute sa place et peut avoir un impact de long-terme sur l’action climatique. Le Green Deal et ses moyens de mise en œuvre ont des conséquences macro-économiques et dépendent des décisions et des règles qui se situent en dehors des politiques liées au climat et à l’énergie.
Le Resilient and Recovery fund a été une réponse, ainsi que la création du fonds – encore trop modeste – pour la transition juste. La question qui se pose aujourd’hui est celle de son remboursement et plus généralement du statut de la dette des pays européens de la zone euro. C’est une discussion cruciale. La transition vers la neutralité climatique demande des investissements dans les infrastructures qui pèseront sur les budgets publics et d’une façon ou d’une autre sur les contribuables.
Le climat est dorénavant considéré comme « macro-critical » selon les propos de Christine Lagarde alors directrice générale du FMI, aujourd’hui présidente de la BCE et qui fait preuve de la même conviction. Cette conviction est désormais plus largement partagée par les macro-économistes académiques ou banquiers centraux. Les problèmes ne sont plus seulement sectoriels. Pour les résoudre, la transition écologique mobilise des moyens de grande ampleur, opère des transferts importants, notamment en matière d’investissements qui vont transformer l’économie européenne.
Le Green Deal ne peut donc pas être isolé du débat sur la gouvernance des finances publiques. Or la question de la gestion d’une potentielle dette commune et des dettes individuelles au sein de la zone euro est l’un des dossiers politiques les plus difficiles, cruciaux et stratégiques de l’agenda politique européen.
À la suite des mesures de soutien économique mises en place par les pays européens lors de la pandémie du Covid-19, ce débat se pose dans de nouveaux termes. L’initiative franco-allemande d’un plan de relance commun a abouti à la création d’un fonds de relance de plus de 800 milliards d’euros mis à la disposition des États-membres. La possibilité pour la Commission, au nom de l’Union, d’emprunter de l’argent sur les marchés afin de financer le plan de relance a permis de briser des tabous et de démontrer une vraie solidarité entre pays européens. Il s’agit de la plus grande avancée dans la construction d’une Europe politique de ces dernières années.
Les circonstances exceptionnelles des mois précédents ont de fait conduit à la suspension de certaines règles régissant les dettes publiques, où la question de la solidarité se posait en termes de limitation du risque. Il s’agissait de prévenir l’impact négatif d’une dette souveraine hors de contrôle d’un État sur les marchés et la capacité d’autres États-membres, notamment ceux de la zone euro, de se financer. Ces considérations ont été abandonnées lorsqu’il a fallu prendre des mesures exceptionnelles afin de soutenir l’économie. Et ce relâchement de la contrainte a conduit à une augmentation du ratio dette / PIB de 83.9 % à 98 % pour les pays de la zone Euro et de 77.5 à 90.7 % pour l’ensemble des pays de l’UE19.
Alors que les mesures gouvernementales de soutien à l’économie seront bientôt revues à la baisse, si ce n’est stoppées, la question du retour aux règles précédentes, notamment en matière de discipline budgétaire, se pose. La scène politique est divisée. Alors que des pays tels que la France, l’Italie et l’Espagne sont en faveur d’une révision des règles, les pays dits frugaux menés par l’Autriche et soutenus notamment par les Pays-Bas, la République Tchèque et la Suède s’y opposent fermement20. Le débat est cependant ouvert, même si aucun mouvement de grande ampleur n’est attendu avant élections allemandes et la formation d’un nouveau gouvernement.
Le débat mériterait cependant d’être recadré au-delà d’une opposition entre « dépensiers » et « frugaux ». Comme le montre Jean Pisani-Ferry, les implications macroéconomiques de la transition vers une économique neutre sur le plan climatique n’ont pas été suffisamment prises en compte. Si la croissance économique continuera en Europe, il ne fait pas de doute que sa composition va changer. Faudra-t-il envisager une réduction de la consommation privée et une augmentation des investissements, notamment publics ? D’où viendront les ressources pour financer ces investissements ? Du recours de plus en plus important à des mécanismes de taxation du carbone ?
Dans leur publication de septembre dernier, Zsolt Darvas et Guntram Wolff ont montré que les gouvernements européens n’ont pas encore été capables de concilier un programme d’investissement à même de mettre en œuvre le Green Deal avec une consolidation des déficits21. Afin de dépasser ce dilemme, ils examinent trois solutions : 1. Un assouplissement général des règles, 2. la création d’une capacité d’investissement européenne centralisée afin de financer la transition grâce aux marchés et 3. la sortie des investissements verts de la comptabilisation de la dette souveraine, solution qui permettraient de sanctuariser ces dépenses nécessaires. C’est toute une philosophie de la dette à repenser à un moment où les jeunes générations réclament des politiques climatiques pour préserver leur avenir.
Le débat, tel que posé par Darvas et Wolff, doit aussi intégrer la dimension politique. Les citoyens ont peu confiance dans l’avenir et dans leurs gouvernements. Or cette confiance est la base du consentement à l’impôt. La consolidation budgétaire se fera, dans la majorité des cas, par une augmentation des taxes. Dans le même temps, l’extension de la tarification carbone à des secteurs qui touchent les citoyens, tels que les transports et le chauffage, risque de créer l’impression d’une politique unidirectionnelle. Les citoyens ne seraient bons qu’à payer et rembourser.
Il est donc nécessaire de créer un deal avec les citoyens, de débattre de la justice et de l’équité des contributions, des priorités collectives sur les biens communs à fournir. L’arbitrage en faveur du futur doit être géré avec une délibération collective. Le risque est de voir l’augmentation des prix de l’énergie et des taxes, associée au manque d’opportunités sur le marché du travail, attribuée des politiques climatiques. C’est pourtant le manque d’investissement, de planification et la non remise en question des rentes de situation qui en seront réellement responsables.
Cinquième chantier : vers une diplomatie alignée avec le Pacte vert européen
Le Green Deal européen mis en œuvre dans les États-membres aura de véritables répercussions économiques tant à l’échelle des citoyens qu’à l’échelle internationale. Il offre en effet une formidable opportunité pour l’Europe de faire preuve de leadership climatique sur la scène mondiale.
Depuis la COP21, la neutralité carbone est devenue une référence dont les États, collectivités et entreprises ont su se saisir, parfois maladroitement ou malhonnêtement certes. En 2019, en adoptant son objectif de neutralité carbone pour 2050, l’Europe prenait déjà les devants sur les autres grands émetteurs. À sa suite, en septembre 2020, le président chinois Xi Jinping a créé l’événement, en annonçant l’objectif chinois de neutralité carbone d’ici à 2060 et un pic d’émissions avant 2030. L’annonce de la Chine répond à ses propres engagements pour l’action climatique, mais elle fait aussi écho aux annonces antérieures de l’Union européenne qui reste un interlocuteur clef du gouvernement chinois sur ce dossier.
Si les références à la neutralité carbone d’ici au milieu du siècle se généralisent, elles souffrent pour la plupart d’un manque de précision sur les trajectoires qui permettent d’y parvenir et mettent en danger cet objectif qui est au cœur de l’Accord de Paris. À ce jour, plus de 100 pays se sont engagés à atteindre la neutralité carbone en 2050, conformément à l’Accord de Paris de 2015. Or les nouveaux objectifs (NDC) pour 2030 nous mèneraient à une hausse des émissions mondiales de 16 % par rapport à 2010. Quand il faudrait les réduire de 45 % pour garder une chance de maintenir la hausse globale des températures en dessous de 2°C22.
Les critiques justifiées pleuvent déjà dénonçant des engagements vides de contenu, des engagements à long terme. Un horizon lointain qui permet aux tenants du statu quo de demeurer dans le flou et de promouvoir pour des engagements insincères car mal encadrés. Pire, la lutte contre le changement climatique est lue par les États-Unis et la Chine comme un élément de la compétition militaire, technologique et commerciale mondiale. Les deux plus grands émetteurs mondiaux mettent de fait en danger leur souveraineté – leur contrôle sur le territoire national – qu’ils déclarent pourtant vouloir protéger coûte que coûte.
Le Green Deal représente pour l’instant le projet le plus précis de trajectoire de décarbonation parmi les projets des trois grands émetteurs mondiaux. Il donne à l’Union européenne les moyens d’incarner un leadership de la diplomatie climatique. Leadership qui dépend aujourd’hui davantage de la mise en œuvre réelle que de capacités de négociation internationale.
Il faut reconnaitre que l’impact sur la scène internationale de l’Union européenne est plus grand, quand les compromis internes ont été résolus et la feuille de route tracée. Les ressources politiques disponibles sont mobilisées aujourd’hui par la négociation interne du Green Deal. Cette mobilisation, logique, comporte des risques dans une scène géopolitique singulièrement chahutée. Une diplomatie du pacte vert est nécessaire pour rendre ses conditions de déploiement possibles. Car le Green Deal suppose un réaménagement de nombreuses de relations financières et commerciales.
Pour saisir l’ampleur de la transition en cours, rappelons que près des trois quarts (72,2 %) des besoins énergétiques totaux de l’Union européenne sont actuellement couverts par les énergies fossiles et que les trois cinquièmes (61 %) de l’énergie de l’UE sont importés. Pour atteindre 55 % de réduction d’émissions d’ici 2030 – sans parler de net-zéro d’ici 2050 – l’Union européenne devra se lancer dans un remaniement radical de ses dépendances énergétiques, avec de profondes implications pour ses partenaires diplomatiques. C’est le cas des pays du pourtour de la Méditerranée, dans les Balkans et en Asie centrale, mais aussi d’exportateurs plus éloignés23.
Les importations de pétrole de l’Union européenne représentant 20 % de la part de marché mondial, une baisse de ces importations implique également un changement fondamental dans l’économie du pétrole, quelles que soient les relations commerciales spécifiques avec l’Europe. Pour de grands exportateurs aussi divers que la Norvège, l’Arabie saoudite et le Venezuela, le prix du baril de pétrole a été une fonction centrale de leur arsenal géopolitique depuis des décennies.
Le Green Deal fixe un objectif de 40 % d’énergies renouvelables d’ici 2030, contre 20 % aujourd’hui. Une part importante de l’énergie européenne proviendra vraisemblablement d’importations, et nécessitera donc de nouveaux partenariats avec les pays voisins et au-delà. Combinée à l’application anticipée du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (Carbon Border Adjustment Mechanism – CBAM) à ces importations d’énergie, cette dynamique aura certainement des effets d’entraînement régionaux et mondiaux.
Il s’agit également de capitaliser sur l’avancée européenne en matière d’ambition climatique, et la transformer en ambition diplomatique : ni la Nouvelle Route de la Soie (Belt & Road Initiative) chinoise, ni le partenariat du « Blue Dot Network » mené par les États-Unis ne font pour l’instant référence sur la scène mondiale en matière de coopération internationale alignée aux objectifs de l’Accord de Paris. C’est le message envoyé par la Présidente de la Commission lors de son discours sur l’état de l’Union avec le projet du « Global Gateway ». Reste désormais à en définir le contenu.
Le retour des États-Unis sur le devant de la scène diplomatique a permis à l’Union européenne de retrouver un partenaire de poids pour faire front commun sur les dossiers majeurs. Mais les tensions aigües entre la Chine et les États-Unis demeurent le plus gros obstacle à la mise en œuvre de politiques climatique ambitieuses. Ce jeu dangereux entraîne une inertie au sein du G20, second obstacle critique à l’avancée de l’action pour le climat.
L’Europe doit tout faire pour mettre en œuvre la nouvelle dynamique créée par le Green Deal. Cela implique de comprendre et intégrer que les décisions intra-européennes ont des répercussions majeures sur ses partenaires. Comme acteur « bienveillant » du système international, elle doit engager des discussions sur les conséquences de ses politiques. La réaction de l’Indonésie face au blocage des importations d’huile de palme répondant à une mobilisation des parlementaires européens se comprend aussi dans ce cadre24.
Le lancement du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières aura potentiellement des conséquences de même nature. Sa visibilité politique en fait un objet privilégié de polémique. Il est important que le commerce international ne dévoie pas les efforts européens pour décarboner, en particulier les industries lourdes. Mais la mise en place du CBAM va de pair avec l’augmentation nécessaire des prix internes du carbone. Elle est de fait confrontée à une forte opposition de la part de nos partenaires commerciaux, qui y voient une forme de protectionnisme climatique.
En raison des règles de l’Organisation mondiale du commerce, le CBAM sera probablement applicable uniquement aux produits industriels primaires (acier, ciment, engrais ou aluminium) pour lesquels les « fuites de carbone » présentent un risque réel. Dans la proposition de la Commission, le mécanisme concernerait au premier chef la Russie, la Turquie, la Corée, l’Inde et la Chine, elle a également suscité les inquiétudes – mais aussi l’intérêt- des États-Unis.
Le CBAM et l’extension du marché carbone au transport aérien et maritime ont le mérite de jeter un pavé dans la mare des passagers clandestins de l’action climatique. Ils envoient un signal d’alerte, potentiellement de dissuasion, qui a et aura des effets en cascade. Certes le marché intérieur n’embarquera pas seul le reste du monde mais l’UE reste encore le plus grand marché du monde, par son ouverture.
Il va falloir dès maintenant gérer la tension entre les objectifs européens et les conséquences diplomatiques. L’UE doit explorer des occasions de coopération internationale positives – accompagnement de la transition, normes de mesure du contenu carbone, marchés pour des produits zéro-carbone… – provisions spéciales pour les pays les moins avancés. Le Green Deal peut devenir un formidable outil diplomatique à mettre au service du leadership européen.
La politique européenne fonctionne par cycles de cinq ans, calés sur les élections du Parlement européen. Lors des prochaines élections de 2024, le projet du Green Deal sera toujours d’actualité. Il devra être approfondi et actualisé. D’ici là, la question sera de savoir si ce vaste projet a réussi son pari : changer le logiciel politique européen. Les responsabilités sont et seront partagées : la Présidente – une conservatrice – en a fait son cheval de bataille, le Commissaire – un socialiste – défend ardemment le projet alors que le Président de la Commission Environnement du Parlement européen – un libéral – s’est construit un récit autour du Green Deal. Mais au-delà de la responsabilité bruxelloise, la responsabilité des États-membres doit être mise en avant. Les élections en Allemagne, en République tchèque, en Bulgarie et en France sont autant d’occasion de débattre et de jeter les bases des green deal nationaux. Les parlementaires, les élus locaux, toutes les parties prenantes des États-membres ont un rôle à jouer pour encourager la création de pactes verts nationaux en lien avec leurs citoyens et citoyennes.
Le Green Deal a le potentiel d’être une révolution politique. Son récit peut changer l’identité de l’Europe. Ces green deal européen, nationaux et locaux pourraient en écrire son principe fondateur : une transition écologique, juste, à construire ensemble.
Sources
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- Commission européenne, « Standard Eurobarometer 95 », Printemps 2021.
- Armand Suicmez, Anaïz Parfait, François Gemenne, Maïder Piola-Urtizberea et Mathieu Lefèvre, « Les Oubliés dans la pandémie. La France en quête », Destin Commun, 2020.
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