L’histoire aime les conséquences non-intentionelles 1. Le dernier exemple en date est particulièrement ironique : la tentative du président russe Vladimir Poutine de restaurer l’empire russe en recolonisant l’Ukraine a créé un appel d’air vers une Europe post-impériale. Débarrassée des empires dominés par un seul peuple ou une seule nation — sur terre ou par-delà les mers — l’Europe se retrouve dans une situation que le continent n’avait jamais connue auparavant : pour assurer cet avenir post-impérial et résister à l’agression russe, l’Union doit elle-même revêtir certaines des caractéristiques d’un empire. Elle doit avoir un degré suffisant d’unité, d’autorité centrale et de prise de décision efficace pour défendre les valeurs et les intérêts communs des Européens. Si chaque État membre dispose d’un droit de veto sur les décisions vitales du tout, l’union vacillera, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Les Européens n’ont pas l’habitude de se regarder à travers le prisme de l’empire, mais cela peut offrir une perspective à la fois éclairante et inquiétante. De fait, l’Union elle-même a un passé colonial. Comme l’ont montré les chercheurs suédois Peo Hansen et Stefan Jonsson, dans les années 1950, les premiers architectes de ce qui allait devenir l’Union considéraient les colonies africaines des États membres comme faisant partie intégrante du projet européen. Alors même que les pays européens menaient des guerres souvent brutales pour défendre leurs colonies, les responsables parlaient avec enthousiasme de l’« Eurafrique », considérant les possessions d’outre-mer de pays tels que la France comme appartenant à la nouvelle Communauté économique européenne. Le Portugal s’est battu pour conserver le contrôle de l’Angola et du Mozambique jusqu’au début des années 1970, une dizaine d’années à peine avant de rejoindre la Communauté.
Comme l’a rappelé Timothy Snyder dans ces pages, le prisme de l’empire est encore plus révélateur lorsqu’on observe la grande partie de l’Europe qui, pendant la guerre froide, se trouvait derrière le rideau de fer, sous le régime communiste soviétique ou yougoslave. L’Union soviétique était la continuation de l’empire russe, même si nombre de ses dirigeants n’étaient pas d’origine russe. Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, elle a incorporé des pays et des territoires — dont les États baltes et l’Ukraine occidentale — qui ne faisaient pas partie de l’Union soviétique avant 1939. Dans le même temps, elle a étendu son empire effectif jusqu’au centre de l’Europe, y compris une grande partie de ce qui était historiquement connu sous le nom d’Allemagne centrale, rebaptisée Allemagne de l’Est.
En d’autres termes, il y avait un empire russe intérieur et un empire russe extérieur. La clef pour comprendre l’Europe de l’Est et l’Union soviétique dans les années 1980 est de reconnaître qu’il s’agissait bien d’un empire, et d’un empire en décomposition. La décolonisation de l’empire extérieur s’est déroulée de manière exceptionnellement rapide et pacifique en 1989 et 1990, mais la désintégration de l’empire intérieur en 1991 a été encore plus remarquable. Cette désintégration a été provoquée, comme c’est souvent le cas, par le désordre qui régnait au centre de l’empire. Plus inhabituel encore, le coup de grâce a été porté par le noyau dur de la nation impériale : la Russie. Aujourd’hui, cependant, la Russie s’efforce de reprendre le contrôle de certaines des terres qu’elle a abandonnées, en se dirigeant vers les nouvelles frontières orientales de l’Occident.
Les fantômes des empires passés
Quiconque a étudié l’histoire des empires aurait dû savoir que l’effondrement de l’Union soviétique ne serait pas la fin de l’histoire. Les empires n’abandonnent généralement pas sans combattre, comme l’ont démontré les Britanniques, les Français, les Portugais et les « Eurafricanistes » après 1945. Dans un petit coin, l’empire russe a riposté assez rapidement. En 1992, le général Alexandre Lebed a utilisé la 14e garde armée russe pour mettre fin à une guerre entre les séparatistes de la région du nouvel État indépendant de Moldavie, à l’est du fleuve Dniestr, et les forces légitimes moldaves. Il en est résulté ce qui est encore aujourd’hui le para-État illégal de Transnistrie à l’extrémité orientale de la Moldavie, situé à la frontière de l’Ukraine. Dans les années 1990, la Russie a également mené deux guerres brutales pour garder le contrôle de la Tchétchénie et a activement soutenu les séparatistes des régions d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en Géorgie.
Cependant, alors que Moscou cherchait à récupérer certains de ses territoires coloniaux perdus, l’Union était préoccupée par deux processus de transition, faisant passer des empires européens du XXe siècle au rang d’États. La violente désintégration de la Yougoslavie et le divorce pacifique des parties tchèque et slovaque de la Tchécoslovaquie ont renouvelé l’intérêt pour les héritages respectifs des empires ottoman et austro-hongrois, qui avaient été officiellement dissous à la fin de la Première Guerre mondiale. Les États multinationaux post-impériaux n’ont pas nécessairement à se désintégrer en États-nations ; ce n’est pas nécessairement la meilleure chose à faire pour les personnes qui y vivent. Pourtant, c’est là le chemin qu’ont pris les différentes nations européennes au cours de l’histoire moderne ; d’où la mosaïque complexe de 24 États européens à l’est de l’ancien rideau de fer et au nord de la Grèce et de la Turquie – ce alors qu’en 1989, il n’y en avait que neuf.
Le vaste mouvement de repli néocolonial de la Russie a commencé lors de la conférence de la sécurité de Munich en 2007 — lorsque Poutine annonça qu’il s’apprêtait à confronter l’Occident et dénonça l’ordre unipolaire dirigé par les États-Unis. Le président russe a ensuite pris le contrôle armé de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, les enlevant à la Géorgie en 2008.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
L’escalade s’est poursuivie avec l’annexion de la Crimée et l’invasion de l’est de l’Ukraine en 2014, marquant le début d’une guerre russo-ukrainienne qui, comme les Ukrainiens le rappellent fréquemment à l’Occident, dure depuis neuf ans. Pour reprendre une expression éloquente de l’historien A. J. P. Taylor, 2014 a été le tournant que l’Occident n’a pas su prendre. On ne saura jamais ce qui se serait passé si l’Occident avait réagi plus vigoureusement à ce moment-là, en réduisant sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie, en tarissant les flux de blanchiment d’argent russe qui transitaient jusqu’en Occident, en fournissant davantage d’armes à l’Ukraine et en adressant un message plus ferme à Moscou. Mais il ne fait guère de doute qu’une telle attitude aurait placé l’Ukraine et l’Occident dans une position différente et meilleure en 2022.
Alors même que la Russie ripostait, l’Occident vacillait. L’année 2008 a marqué le début d’une pause dans ce qui a été une remarquable histoire de 35 ans d’élargissement de l’Occident géopolitique. En 1972, la Communauté économique européenne, préfiguratrice de l’Union, ne comptait que six membres et l’OTAN n’en comptait que 15. En 2008, l’Union comptait 27 États membres et l’OTAN 26. Les territoires des deux organisations s’étendaient profondément en Europe centrale et orientale, y compris dans les États baltes, qui avaient fait partie de l’empire intérieur russo-soviétique jusqu’en 1991. Bien que Poutine ait accepté à contrecœur ce double élargissement de l’Occident, il le craint et lui en veut de plus en plus.
Lors du sommet de l’OTAN d’avril 2008 à Bucarest, l’administration du président américain George W. Bush souhaite entamer des préparatifs sérieux en vue de l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine à l’OTAN, mais les principaux États européens, dont la France et surtout l’Allemagne, s’y opposent fermement. En guise de compromis, le communiqué final du sommet déclare que la Géorgie et l’Ukraine « deviendront membres de l’OTAN à l’avenir », mais sans préciser les mesures concrètes à prendre pour y parvenir. C’était un choix doublement malheureux : il a renforcé le sentiment de Poutine qu’une menace dirigée par les États-Unis pesait sur les vestiges de l’empire russe, sans garantir la sécurité de l’Ukraine ou de la Géorgie. Quatre mois plus tard, les chars de Poutine entraient en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Les élargissements ultérieurs de l’OTAN ont accueilli les petits pays du sud-est de l’Europe que sont l’Albanie, la Croatie, le Monténégro et la Macédoine du Nord, faisant monter le nombre de membres à 30, mais ces ajouts n’ont guère modifié l’équilibre des pouvoirs en Europe de l’Est.
Dans le même temps, l’expansion de l’Union s’est arrêtée, non pas en raison de la réticence de la Russie, mais à cause de la « lassitude de l’élargissement » après l’admission de nouveaux membres d’Europe centrale et orientale en 2004 et 2007, ainsi que de l’impact d’autres défis majeurs pour l’Union. La crise financière mondiale de 2008 s’est transformée à partir de 2010 en une crise de longue durée de la zone euro, suivie de la crise des réfugiés de 2015-2016, du Brexit et de l’élection du président américain Donald Trump en 2016 ; l’Union connut ensuite la montée des mouvements populistes antilibéraux dans des pays comme la France et l’Italie, et la pandémie de Covid-19 — l’interrègne s’ouvrait.
Si la Croatie est entrée dans l’Union en 2013, la Macédoine du Nord, acceptée comme pays candidat en 2005, attend toujours aujourd’hui. L’approche de l’Union à l’égard des Balkans occidentaux au cours des deux dernières décennies évoque à bien des égards la caricature du New Yorker montrant un homme d’affaires disant à un interlocuteur manifestement importun au téléphone : « Pour un rendez-vous, que diriez-vous de jamais ? Est-ce que cela vous conviendrait ? »
L’Europe « entière et libre » de George H. W. Bush
Illustrant une fois de plus la vérité de l’adage d’Héraclite (Πόλεμος πάντων πατήρ), la plus grande guerre qu’ait connue l’Europe depuis 1945 a débloqué ces deux processus, ouvrant la voie à un nouvel élargissement important et conséquent de l’Occident vers l’Est. En février 2022, à la veille de l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie, le président français Emmanuel Macron exprimait encore des réserves quant à l’élargissement de l’Union aux Balkans occidentaux. Le chancelier allemand Olaf Scholz soutenait au contraire cet élargissement, mais voulait s’en tenir là. Mais alors que l’Ukraine résiste courageusement et de manière inattendue à la tentative de la Russie de s’emparer de tout le pays, le président ukrainien Volodymyr Zelensky met l’Union sur la sellette.
L’opinion ukrainienne a évolué au cours des trois dernières décennies, grâce aux chocs sismiques de la révolution orange en 2004 et des manifestations de l’Euromaïdan en 2014 ; avant la guerre, sa présidence affichait déjà une forte orientation européenne. En conséquence, Volodymyr Zelensky a demandé à plusieurs reprises, en sus des armes et des sanctions, l’adhésion à l’Union. Il est remarquable que cette aspiration à long terme ait figuré parmi les trois principales demandes d’un pays confronté à la perspective imminente d’une occupation russe ruineuse.
En juin 2022, Macron et Scholz se tenaient aux côtés de Zelensky à Kiev, avec le Premier ministre italien Mario Draghi — qui avait approuvé la perspective d’adhésion un mois plus tôt et joué un rôle notable pour faire changer d’avis ses homologues, comme l’a rapporté Antonio Funiciello — et du président roumain Klaus Iohannis. Les quatre visiteurs ont déclaré qu’ils étaient favorables à ce que l’Union accepte la candidature de l’Ukraine. Le même mois, l’Union a fait de cette ligne sa position officielle, acceptant également la Moldavie comme candidate — sous réserve de certaines conditions préliminaires pour les deux pays — et envoyant un signal encourageant à la Géorgie.
L’OTAN n’a pas fait de promesse officielle à l’Ukraine, mais étant donné l’ampleur du soutien des États membres de l’OTAN à la défense de l’Ukraine — symbolisée de manière spectaculaire par la visite du président américain Joe Biden à Kiev au début de l’année — il est désormais difficile d’imaginer que la guerre puisse prendre fin sans une sorte d’engagement de sécurité de facto, voire de jure, de la part des États-Unis et d’autres membres de l’OTAN.
Entre-temps, la guerre a incité la Suède et la Finlande à rejoindre l’OTAN — bien que les objections turques aient retardé ce processus. La guerre a également permis à l’Union et à l’OTAN d’établir un partenariat plus clairement articulé — pour former en quelque sorte les deux bras forts de l’Occident. À long terme, l’adhésion à l’OTAN de la Géorgie, de la Moldavie et de l’Ukraine serait le complément logique de l’adhésion à l’Union et la seule garantie durable pour ces pays contre un nouveau revanchisme russe. S’exprimant lors de la réunion annuelle du Forum économique mondial cette année à Davos, l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger, ferme partisan de la Realpolitik, a approuvé cette perspective, notant que la guerre que la neutralité de l’Ukraine vis-à-vis de l’OTAN était censée empêcher avait déjà éclaté. Lors de la conférence de Munich sur la sécurité en février, plusieurs dirigeants occidentaux ont explicitement soutenu l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Le communiqué officiel du sommet de l’OTAN à Vilnius à la mi-juillet 2023 ne s’engageait toujours pas à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, en raison de réserves émises par les États-Unis et l’Allemagne. Mais l’ensemble des messages envoyés par les dirigeants de l’OTAN (dont Emmanuel Macron), ainsi que les engagements fermes des États individuels à poursuivre leur soutien militaire, ont clairement suggéré que l’Ukraine s’engagerait dans cette voie après la fin de la guerre.
Le projet d’intégrer le reste de l’Europe de l’Est, à l’exception de la Russie, dans les deux organisations clefs de l’Occident géopolitique est un projet dont la mise en œuvre nécessitera de nombreuses années. Le premier double élargissement de l’Occident vers l’Est a pris environ 17 ans, si l’on compte de janvier 1990 à janvier 2007, lorsque la Bulgarie et la Roumanie ont rejoint l’Union. Parmi les nombreuses difficultés évidentes, il y a le fait que les forces russes occupent actuellement des parties de la Géorgie, de la Moldavie et de l’Ukraine. Pour l’Union, il existe un précédent d’admission d’un pays qui possède des régions que son gouvernement légitime ne contrôle pas : une partie de l’île de Chypre, un État membre, est sous le contrôle effectif de la Turquie. Mais il n’y a pas de précédent pour l’OTAN. Idéalement, les futurs cycles d’élargissement de l’OTAN se feraient dans le contexte d’un dialogue plus large sur la sécurité européenne avec la Russie, comme cela s’est d’ailleurs produit lors des cycles d’élargissement de l’Alliance vers l’Est en 1999 et 2004 — ce dernier ayant même permis d’obtenir l’accord réticent de Poutine. Mais il est difficile d’imaginer que cela se reproduise, à moins qu’un dirigeant très différent ne soit au Kremlin.
Il faudra peut-être attendre les années 2030 pour réaliser ce double élargissement, mais s’il a lieu, il représentera un nouveau pas de géant vers l’objectif défini dans un discours prononcé en 1989 par le président américain George H. W. Bush : « Une Europe entière et libre ». L’Europe ne s’arrête pas à une ligne claire — bien qu’elle s’arrête à un point au pôle Nord — mais s’estompe simplement à travers l’Eurasie, à travers la Méditerranée et, dans une certaine mesure, à travers l’Atlantique. (Le Canada serait un membre parfait de l’Union) Pourtant, avec l’achèvement de cet élargissement vers l’est, l’Europe géographique, historique et culturelle serait plus que jamais rassemblée dans un ensemble unique et interconnecté de communautés politiques, économiques et de sécurité.
En outre, la question se pose d’un Belarus démocratique d’après Loukachenko – si le pays peut se libérer de l’emprise de la Russie. Une autre phase, qui pourrait également englober l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Turquie — membre de l’OTAN depuis 1952 et candidat accepté à l’adhésion à l’Union depuis 1999 —, pourrait finalement contribuer à un nouveau renforcement géostratégique de l’Occident dans un monde de plus en plus post-occidental. Mais l’ampleur de la tâche que l’Union vient d’assumer, combinée aux circonstances politiques à l’intérieur de ces pays, fait que cette perspective n’est pas à l’ordre du jour de la politique européenne actuelle.
L’Union transformée
Cette vision à long terme d’une Union élargie, en partenariat stratégique avec l’OTAN, soulève immédiatement deux grandes questions. Qu’en est-il de la Russie ? Et comment une Union européenne de 36, bientôt 40 États membres peut-elle être durable ? Il est difficile de répondre à la première question sans savoir à quoi ressemblera la Russie de l’après-Poutine, mais une grande partie de la réponse dépendra de toute façon de l’environnement géopolitique extérieur créé à l’ouest et au sud de la Russie. Cet environnement est directement susceptible d’être modelé par les décideurs politiques occidentaux, ce qui n’est pas le cas de l’évolution interne d’une Russie en déclin mais toujours dotée de l’arme nucléaire.
Sur le plan politique, le discours le plus important sur ce sujet a été prononcé par Scholz à Prague en août dernier et immédiatement traduit et commenté dans les pages du Grand Continent. Réaffirmant son nouvel engagement en faveur d’une vaste expansion de l’Union vers l’est — y compris les Balkans occidentaux, la Moldavie, l’Ukraine et, à plus long terme, la Géorgie —, il a insisté sur le fait que, comme pour les cycles d’élargissement précédents, celui-ci nécessiterait un nouvel approfondissement de l’Union. Dans le cas contraire, une Union de 36 États membres cesserait d’être une communauté politique cohérente et efficace. Plus précisément, Scholz a plaidé en faveur d’un renforcement du « vote à la majorité qualifiée », une procédure décisionnelle de l’Union qui requiert l’assentiment de 55 % des États membres, représentant au moins 65 % de la population de l’Union. Ce processus garantirait qu’un seul État membre, comme la Hongrie de Viktor Orban, ne puisse plus menacer d’opposer son veto à une nouvelle série de sanctions à l’encontre de la Russie ou à d’autres mesures que la plupart des États membres considèrent comme nécessaires. En bref, dans l’hypothèse d’un élargissement, l’autorité centrale de l’Union doit devenir plus forte pour maintenir ensemble une communauté politique aussi vaste et diversifiée, bien que toujours avec des freins et des contrepoids démocratiques et sans hégémonie de la part d’un des États membres.
L’analyse du chancelier allemand est évidemment correcte, et elle est d’autant plus importante qu’elle émane du chef du pouvoir central de l’Europe. Mais ne s’agit-il pas là d’une nouvelle version de l’empire — d’un empire d’un genre nouveau, fondé sur l’adhésion volontaire et le consentement démocratique ? La plupart des Européens reculent devant le terme « empire », qu’ils considèrent comme appartenant à un passé sombre, intrinsèquement mauvais, antidémocratique et illibéral. L’une des raisons pour lesquelles les Européens parlent davantage d’empire ces derniers temps est d’ailleurs la montée des mouvements de protestation qui appellent les anciennes puissances coloniales européennes à reconnaître et à réparer les maux causés par leurs empires coloniaux. Les Européens préfèrent donc le langage de l’intégration, de l’union ou de la gouvernance à plusieurs niveaux. Dans The Road to Unfreedom, Timothy Snyder, historien de Yale, décrit le conflit entre l’Union et la Russie de Poutine comme « l’intégration ou l’empire ». Mais le mot « intégration » décrit un processus et non un état final. Opposer les deux concepts revient à parler de « voyage en train ou en ville » ; la méthode de transport ne décrit pas la destination.
Il est clair que si l’on entend par « empire » le contrôle direct du territoire d’autres personnes par un seul État colonial, l’Union n’est pas un empire. Mais comme l’a fait valoir un autre historien de Yale, Arne Westad, il s’agit là d’une définition trop étroite du terme. Si l’une des caractéristiques de l’empire est l’autorité, le droit et le pouvoir supranationaux, alors l’Union possède déjà certaines caractéristiques importantes de l’empire. En effet, dans de nombreux domaines politiques, le droit européen prime sur le droit national, ce qui exaspère tant les eurosceptiques britanniques. En matière de commerce, l’Union négocie au nom de tous les États membres. La juriste Anu Bradford a documenté la portée mondiale du « pouvoir réglementaire unilatéral » de l’Union dans des domaines aussi variés que les normes applicables aux produits, la confidentialité des données, les discours haineux en ligne, la santé et la sécurité des consommateurs ou la protection de l’environnement. Le sous-titre de son livre, How the European Union Rules the World, souligne cette réalité – en dépit de son caractère un peu hyperbolique.
De plus, l’empire le plus ancien de l’histoire européenne, le Saint Empire romain germanique, était lui-même un exemple de système de gouvernance complexe à plusieurs niveaux, sans qu’une seule nation ou un seul État ne soit hégémonique. La comparaison avec le Saint Empire romain a été faite dès 2006 par le politologue Jan Zielonka, qui a exploré un « paradigme néo-médiéval » pour décrire l’Union élargie.
Une telle réflexion est soutenue par une source particulièrement pertinente. Dmytro Kuleba, ministre ukrainien des affaires étrangères, a décrit l’Union européenne comme « la toute première tentative de construction d’un empire libéral », l’opposant à la tentative de Poutine de restaurer l’empire colonial de la Russie par la conquête militaire. Lors d’une conversation que j’ai eue avec lui au ministère ukrainien des affaires étrangères à Kiev en février 2023, il m’a expliqué que la principale caractéristique d’un empire libéral est de maintenir ensemble des nations et des groupes ethniques très différents « non pas par la force, mais par l’État de droit ». Vu de Kiev, un empire libéral et démocratique est nécessaire pour vaincre un empire illibéral et antidémocratique.
Plusieurs des obstacles à la réalisation de cet objectif sont également liés à l’histoire impériale de l’Europe. La politologue allemande Gwendolyn Sasse a affirmé que l’Allemagne devait « décoloniser » sa vision de l’Europe de l’Est. Il s’agit d’une occurrence inhabituelle du terme de décolonisation. Lorsque l’on dit que le Royaume-Uni ou la France doivent décoloniser leur vision de l’Afrique, cela signifie que ces pays doivent cesser de la voir — consciemment ou inconsciemment — à travers le prisme de leur propre histoire coloniale. Ce que Sasse suggère, c’est que l’Allemagne, avec sa longue fascination historique pour la Russie, doit cesser de voir des pays comme l’Ukraine et la Moldavie à travers le prisme colonial de Moscou. Anna Colin Lebedev partage le même constat.
L’héritage impérial et les souvenirs des anciennes puissances coloniales d’Europe occidentale entravent également l’action collective européenne d’autres manières. Le Royaume-Uni en est un exemple évident. Son départ de l’Union a de nombreuses causes, mais l’une d’entre elles est l’obsession d’une souveraineté strictement juridique qui remonte à une loi de 1532 promulguant la rupture du roi Henri VIII avec l’Église catholique romaine et affirmant de manière retentissante que « ce royaume d’Angleterre est un empire ». Le mot « empire » était ici utilisé dans un sens plus ancien, celui d’autorité souveraine suprême. Le souvenir de l’Empire britannique d’outre-mer comme « celui sur lequel le soleil ne se couche jamais » a également contribué à la croyance fortement erronée selon laquelle le Royaume-Uni se débrouillerait très bien tout seul. « Nous dirigions le plus grand empire que le monde ait jamais vu, et ce avec une population nationale beaucoup plus petite et une fonction publique relativement minuscule », a écrit Boris Johnson, le leader le plus influent de la campagne Leave, dans la période précédant le référendum sur le Brexit de 2016, pour ajouter : « Sommes-nous vraiment incapables de conclure des accords commerciaux ? »
Dans le cas de la France, les souvenirs de la grandeur impériale passée se traduisent par une distorsion différente : non pas un rejet de l’Union, mais une tendance à considérer l’Europe comme la France dans son ensemble.
Il y a ensuite la perception de l’Europe dans les pays qui ont été des colonies européennes ou qui, comme la Chine, ont subi l’impact négatif de l’impérialisme européen. Les écoliers chinois apprennent à contempler et à regretter un « siècle d’humiliation » aux mains des impérialistes occidentaux. Dans le même temps, le président Xi Jinping et des intellectuels organiques comme Wang Huning ou très proche du parti comme Jiang Shigong — dans des textes traduits et commentés par le Grand Continent —, évoquent fièrement les continuités reliant les empires antérieurs de la Chine au « rêve chinois » actuel de rajeunissement national.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Si l’Europe veut défendre plus efficacement sa cause auprès des grands pays postcoloniaux tels que l’Inde et l’Afrique du Sud, elle doit être plus consciente de ce passé colonial. Il pourrait également être utile de souligner qu’un nombre important et croissant d’États membres de l’Union en Europe de l’Est ont eux-mêmes été les objets du colonialisme européen, et non ses auteurs. Lorsque les dirigeants européens parcourent le monde aujourd’hui en présentant l’Union comme l’incarnation sublime des valeurs postcoloniales de démocratie, de droits de l’homme, de paix et de dignité humaine, ils semblent souvent avoir oublié la longue et très récente histoire coloniale de l’Europe, ce qui n’est pas le cas du reste du monde.
C’est l’une des raisons pour lesquelles des pays postcoloniaux comme l’Inde et l’Afrique du Sud ne se sont pas rangés du côté de l’Occident à propos de la guerre en Ukraine. Les sondages réalisés fin 2022 et début 2023 en Chine, en Inde et en Turquie pour le Conseil européen des relations extérieures, en partenariat avec le projet de recherche Europe in a Changing World de l’Université d’Oxford, que je codirige, montrent à quel point ils sont loin de comprendre ce qui se passe en Ukraine comme une lutte pour l’indépendance contre la guerre de recolonisation tentée par la Russie.
Des empires qui se chevauchent
En outre, comme la guerre en Ukraine l’a une fois de plus montré, l’Europe dépend toujours des États-Unis pour sa sécurité. Macron et Scholz parlent souvent de la nécessité d’une « souveraineté européenne », mais lorsqu’il s’agit d’apporter un soutien militaire à l’Ukraine, Scholz n’est pas prêt à envoyer une seule classe d’armes majeures — véhicules blindés de combat, chars — si les États-Unis ne le font pas aussi. C’est une étrange version de la souveraineté.
La guerre a certainement galvanisé la réflexion et l’action européennes en matière de défense. Scholz en a profité pour offrir aux autres langues un nouveau mot allemand, Zeitenwende — que l’on peut traduire tant bien que mal par tournant historique —, et s’est engagé à augmenter durablement les dépenses de défense et l’état de préparation militaire de l’Allemagne. Le fait que Berlin prenne de nouveau au sérieux la dimension militaire de sa puissance est tout sauf anodin dans l’histoire contemporaine de l’Europe.
La Pologne prévoit de mettre sur pied la plus grande armée de l’Union, et une Ukraine victorieuse disposerait des forces armées les plus importantes et les plus aguerries d’Europe en dehors de la Russie. L’Union dispose d’une facilité européenne de soutien à la paix qui, au cours de la première année de la guerre en Ukraine, a dépensé quelque 3,8 milliards de dollars pour cofinancer les livraisons d’armes des États membres à l’Ukraine. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, propose aujourd’hui que la Facilité européenne de soutien à la paix commande directement des munitions et des armes pour l’Ukraine, comparant cela à l’achat de vaccins par l’Union lors de la pandémie de Covid-19.
L’Union s’est donc dotée également des prémices modestes de la dimension militaire qui appartient traditionnellement à la puissance impériale. Si tout cela se produit, le pilier européen de l’alliance transatlantique devrait se renforcer considérablement, libérant ainsi les ressources militaires américaines pour qu’elles soient redéployées face à la menace de la Chine dans la région indo-pacifique. Toutefois, il est peu probable que l’Europe soit en mesure de se défendre seule contre une menace extérieure majeure.
Bien que l’identité fondamentale des États-Unis soit celle d’une puissance anticoloniale, l’OTAN est un « empire sur invitation », pour reprendre l’expression de l’historien Geir Lundestad. Expliquant son utilisation du mot « empire », Lundestad cite l’argument de l’ancien conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, Zbigniew Brzezinski, selon lequel « empire » peut être un terme descriptif plutôt que normatif. Cet empire anti-impérial américain est plus hégémonique que l’empire européen, mais moins que par le passé. Comme l’a démontré à plusieurs reprises le président turc Recep Tayyip Erdogan et, à sa manière, Scholz, les États-Unis ne peuvent pas simplement dire aux autres États membres de l’OTAN ce qu’ils doivent faire. Cette alliance peut donc également prétendre de manière crédible être un empire par consentement.
Il va sans dire que le langage de l’empire ne peut être poussé trop loin. La comparaison de l’Union et de l’OTAN avec les empires du passé révèle des différences aussi intéressantes que les similitudes. Politiquement, ni l’Union européenne ni les États-Unis ne se présenteront jamais comme un empire — et ils n’auraient d’ailleurs pas intérêt à le faire. D’un point de vue analytique, cependant, il convient de réfléchir au fait qu’alors que le XXe siècle a vu la majeure partie de l’Europe passer d’empires à des États, le monde du XXIe siècle a toujours des empires — et il a besoin de nouveaux types d’empires pour leur tenir tête. Que l’Europe parvienne à créer un empire libéral suffisamment fort pour défendre les intérêts et les valeurs des Européens dépendra, comme toujours dans l’histoire de l’humanité, de la conjoncture, de la chance, de la volonté collective et du leadership individuel.
Voici donc la perspective surprenante que révèle l’histoire immédiate de l’Europe depuis la guerre en Ukraine : dans les « fractures de la guerre étendue », l’Union pose en empire post-impérial — en partenariat stratégique avec un autre empire post-impérial : les États-Unis — pour empêcher le retour d’un empire russe en déclin et contraindre un empire chinois en plein essor.
Sources
- Cet article est une version remaniée d’un papier paru dans Foreign Affairs. Le dernier ouvrage de Timothy Garton Ash, intitulé Homelands : A Personal History of Europe, est publié cette année dans vingt langues européennes.