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La revue porte un débat ouvert, structurant – non structuré, sur la relation complexe de l’idée européenne à universalisme : après Pierre Manent, Souleymane Bachir Diagne, Mgr Matthieu Rougé et Myriam Revault d’Allonnes, nous ouvrons nos colonnes à Rokhaya Diallo.

Depuis quelques années, la notion d’universalisme est mobilisée dans les discours publics comme outil permettant d’instaurer une hiérarchie entre les différentes formes d’expressions politiques. Lorsque le président Emmanuel Macron déclare « mon féminisme est un humanisme, c’est une question de dignité des citoyens et citoyennes. Je suis du côté universaliste. Je ne me reconnais pas dans un combat qui renvoie chacun à son identité ou son particularisme »1, il pose les termes d’un débat faussé. Celui qui opposerait un universalisme français émancipateur, affranchi de toute capacité à opprimer face à des revendications qui émaneraient d’un camp dont le seul objectif serait la promotion de groupes encagés dans des identités carcérales. Cette réflexion témoigne d’un biais qui illustre bien l’incompréhension qui perdure dans le débat : les revendications minoritaires — ou de groupes minorés, les femmes étant majoritaires sur le plan démographique — n’est pas un enfermement mais au contraire le refus des assignations et de leurs conséquences, ce qui constitue la démarche la plus universaliste qui soit.

Dans l’énonciation des actuels clivages politiques, l’universalisme est une notion dont la mobilisation s’est amplifiée ces dernières années  : jamais il n’aura autant été évoqué — pour ne pas dire invoqué — dans le débat politique français. Les dernières décennies ont vu la réaffirmation dans l’espace public d’une posture politique affirmant un lien étroit entre la culture française et la proclamation d’un universalisme prétendument aveugle aux singularités qu’elles soient liées au genre, à la race ou à d’autres régimes d’oppressions. La République ne serait tenue qu’à la reconnaissance de citoyens abstraits dont les caractéristiques seraient invitées à quitter l’espace public pour ne s’exprimer que dans le secret de la sphère privée.

Ce trope consistant à restreindre l’universalisme à quelques personnes « choisies » interdit la possibilité à d’autres de s’en réclamer au même titre et, partant, de le promouvoir. Cet universalisme-là, désormais valeur centrale, qui divise les forces se présentant de gauche, semble être devenu le label que certains brandissent tel une médaille, qu’ils refusent à leurs adversaires. Pourtant, s’en prévaloir ne garantit pas d’en être porteur  ; l’universalisme ne saurait donc se réduire aux seules personnes qui s’en réclament. Je pose ici que cette proclamation, la plus audible médiatiquement, n’appréhende qu’une certaine universalité et reste partiale, et ne désignant qu’une partie de l’humanité, imparfaite, inachevée.

Il est saisissant d’observer la manière dont l’universalisme est implicitement caractérisé en tant que propriété inhérente à la République française — nommée « LA République » comme s’il n’en existait pas d’autre au monde.

L’universalisme républicain et l’universalisme européen relèvent de mythologies dont l’objectif est de structurer la représentation des valeurs morales prétendument propres à notre espace politico-culturel.

ROkhaya Diallo

L’histoire de la France lui est propre : chaque pays, n’a-t-il pas la sienne  ? Mais son insistance à appréhender l’universalisme comme sa création — liée à une pensée plus largement européenne, qui reste d’ailleurs à préciser — lui conférant une place singulière dans l’humanité, résonne de manière particulièrement arrogante. 

Cette opposition binaire entre les discours qui prétendent surplomber les divisions sociales et reconnaître la citoyenneté dans sa seule abstraction en opposition à ceux qui ne défendraient que des « particularismes », n’est ni juste ni productive. L’universalisme républicain et l’universalisme européen relèvent de mythologies dont l’objectif est de structurer la représentation des valeurs morales prétendument propres à notre espace politico-culturel.

L’universalisme ainsi proclamé par Emmanuel Macron, l’Européen, relève d’une posture fondée sur des critères abstraits. C’est un idéal-type qui ne résiste pas à l’examen de la réalité d’une société profondément inégalitaire.

Dans sa Réflexion sur la question juive, Jean-Paul Sartre, critiquait « le sujet abstrait et universel des droits de l’homme et du citoyen », posé comme un être ne possédant aucune caractéristique sociale, ce qui interdit la prise en compte des inégalités. En réalité, la majorité a toujours décrété l’universel en fonction d’elle-même et considéré toute mise en avant de caractéristiques minoritaires comme une menace. L’histoire de l’Europe telle qu’elle nous est contée promeut la centralité des majoritaires orientant le récit dominant : les groupes minorés n’y apparaissent que comme des victimes ou des ennemis. Le curseur de l’universalité est ainsi placé sur le majoritaire présenté comme neutre. Notre universalisme est-il fragile au point d’être incapable d’accueillir la contradiction qu’il disqualifie en lui jetant des anathèmes ?

« L’humanisme » proclamé comme Emmanuel Macron reproche aux féministes de dénoncer leur condition liée à leur position sociale tout en prétendant ne posséder aucune caractéristique de genre. Si le Président peut se permettre d’adopter cette posture c’est parce que son genre masculin domine et n’a jamais eu besoin de se produire explicitement dans la sphère publique pour se défendre contre une oppression. Nul besoin de questionner l’appartenance posée comme une évidence neutre, car aucun stigmate prégnant ne la frappe au point de la rendre visible. Par un curieux retournement, les personnes qui battent en brèche l’universalisme deviennent dans la bouche du Président de la République, non pas les auteurs et autrices de discriminations mais celles et ceux qui perçoivent les identités, les particularismes et dénoncent les traitements inégalitaires qui en découlent. L’universalisme est ainsi privatisé au profit du discours dominant qui organise sa défense en désignant les voix minoritaires comme menaçantes à son égard. La centralité de ce discours est présentée comme un universalisme alors qu’elle n’a pas vocation à abattre les inégalités. Il s’agit en fait d’affirmer, de manière plus ou moins déguisée, une identité majoritaire, qui nie aux personnes en situation de minorité la légitimité permettant d’imposer leurs préoccupations au centre des débats. Discriminer est contraire aux droits humains mais tenir compte des voix plurielles n’est en rien une entorse à nos principes européens.

Le débat a atteint un tel degré d’abstraction qu’il semble devenu plus important de défendre l’honneur de la République, de la pensée des Lumières que de défendre les droits qu’elle ne parvient pas à honorer.

Le débat a atteint un tel degré d’abstraction qu’il semble devenu plus important de défendre l’honneur de la République, de la pensée des Lumières que de défendre les droits qu’elle ne parvient pas à honorer.

ROkhaya Diallo

Pourtant, l’universalisme n’est pas intrinsèquement républicain, il ne peut être réduit à l’identité ou à l’histoire de la République française qui l’a trahi à de nombreuses reprises. Au contraire elle vise à maintenir des rapports de force inhérents au système hétéropatriarcal blanc. Cet universalisme, je le répète : abstrait, présenté comme une approche généreuse et ouverte, masque un prosélytisme  ; celui d’un groupe dominant bien décidé à maintenir sa position et à perpétuer ses privilèges.

Le concept d’universalisme européen est un mythe perpétué par des cercles de pouvoir majoritairement masculins, blancs, hétérosexuels, cisgenres, valides et bourgeois. Il est le paravent d’une blanchité et d’une masculinité qui ne disent pas leur nom, un mensonge collectif habillé de bienveillance qui camoufle mal ses velléités de préservation des intérêts de classes privilégiées.

En effet, si l’Europe a des velléités universalistes, son histoire démontre qu’elles sont toujours restées dans le domaine de l’utopie.

Jamais dans son histoire notre République, ni aucune puissance européenne, ne se sont montrées irréprochables, ni n’ont agi en accord avec les principes affichés. Si l’universalisme est une valeur louable, un mythe que l’Europe se raconte à elle-même, ses vertus ne trouvent pas d’écho dans aucune réalité présente ou passée. L’histoire de notre continent est paradoxalement jonchée d’entorses aux principes universalistes. De manière répétée et ce dès son avènement, notre République par exemple, n’a eu de cesse de trahir ses idéaux.

Les puissances européennes ont construit des empires coloniaux et réduit à l’esclavage des millions de personnes, rabaissées au rang au mieux de « sujets » voire de « biens meuble ». Cette expansion pourtant sanglante n’a eu aucune difficulté à cohabiter avec l’idéal d’émancipation forgé par d’illustres penseurs. Ce sont des Européens qui s’installant dans les Amériques y ont ancré des idées ségrégationnistes hiérarchisant les êtres humains, de même ce sont les systèmes démocratiques européens pétris des valeurs humanistes qui ont permis la naissance de l’idéologie nazie, la conception de lois raciales — dans le prolongement intellectuel des lois coloniales — et l’extermination de millions de Juifs européens.

Le concept d’universalisme européen est un mythe perpétué par des cercles de pouvoir majoritairement masculins, blanc et bourgeois.

ROkhaya Diallo

Le « suffrage universel » d’abord instauré en 1792 puis en 1848 — après avoir été remplacé par un suffrage censitaire — n’avait d’universel que son nom, puisqu’il ne bénéficiait qu’aux hommes. Mais l’on pouvait à l’époque le proclamer sans sourciller puisque l’universalisme est toujours dessiné en fonction des intérêts des groupes dominants, et qu’il n’était pas question pour eux de permettre aux femmes d’en bénéficier. Les populations colonisées ont dû pour leur part se contenter à la fin du XIXe siècle du statut de « sujets » — et non citoyens — de la République éclairée d’exceptionnelles Lumières.

Au début du XXe siècle, en France, c’est à travers la revendication du droit de vote aux élections municipales que les femmes imposent leur définition de l’universel, face à un suffrage qui est en réalité masculin. Les féministes qui défendent le régime républicain se sentent trahies face à une République qui se (et les) renie. La journaliste Hubertine Auclert déclare alors que « l’universalisation du suffrage aux femmes décuplera la puissance de la nation, accélérera l’évolution sociale, intensifiera la sollicitude de la collectivité à l’égard de l’individu ; et, fera s’ouvrir pour les humains une ère de bonheur »2. Il a fallu se départir de l’illusion universaliste pour identifier le groupe social « femmes » et leur accorder les droits qu’elles auraient théoriquement dû avoir depuis si longtemps. C’est là la véritable application d’un principe universaliste qui ne se contente pas d’être écrit mais se meut dans la réalité des rapports sociaux. Comme le démontrera plus tard Simone de Beauvoir, c’est la société qui est à l’origine de la construction de l’identité minoritaire féminine.

© Magda Ehlers

Un universalisme bâti sur la souffrance, sur le rejet, et forgé à l’aune des seuls intérêts des classes dominantes, ne peut qu’être le masque du maintien d’un ordre injuste, la perpétuation d’une situation inéquitable, grimée derrière des valeurs nobles.

L’histoire a semé des conséquences discriminatoires, qui affectent les descendantes et les descendants des victimes de la colonisation et de l’esclavage et persistent à exposer les femmes aux inégalités. Aussi cette aspiration « universaliste » qui se contente de vouloir produire une forme de neutralité aveugle aux différences ne fait que perpétuer un système structurellement inégalitaire du fait de notre histoire. L’universalisme prend alors l’aspect d’un évitement. Évitement devant toute possible initiative transformatrice pour mieux maintenir une situation inégalitaire. Ce que l’on clame aujourd’hui comme un universalisme n’est qu’un outil visant à disqualifier les revendications des minorités. Au nom d’un prétendu universalisme, on leur refuse le droit de penser leur condition et de désigner de manière explicite les maux qui les affectent. L’évocation d’un ressentiment qui animerait les personnes critiques de l’universalisme dépolitise une question éminemment pertinente en la réduisant au terrain émotionnel (qui pour autant n’est pas illégitime).

La neutralité conforte nécessairement les personnes dominantes  : si l’on considère que toutes les Européennes et tous les Européens doivent être appréciés de manière identique en dépit de leurs spécificités, on se positionne à l’opposé de l’universalisme. Pour permettre à chacune et à chacun de bénéficier de l’idée universaliste, il faut que celui-ci sorte de l’abstraction  : les formes d’oppression relatives à la condition sociale doivent être saisies de manière concrète et explicite.

Or l’universalisme ne peut en aucun cas méconnaître les situations sociales disparates.

Démissionnaire du Parti communiste en 1956, Aimé Césaire avait adressé une missive cinglante à Maurice Thorez : « Pour ma part, je crois que les peuples noirs sont riches d’énergie, de passion qu’il ne leur manque ni vigueur, ni imagination mais que ces forces ne peuvent que s’étioler dans des organisations qui ne leur sont pas propres, faites pour eux, faites par eux et adaptées à des fins qu’eux seuls peuvent déterminer. Ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de toute alliance. C’est la volonté de ne pas confondre alliance et subordination. (…) Nous voulons que nos sociétés s’élèvent à un degré supérieur de développement, mais d’ elles-mêmes, par croissance interne, par nécessité intérieure, par progrès organique, sans que rien d’extérieur vienne gauchir cette croissance, ou l’altérer ou la compromettre. Dans ces conditions, on comprend que nous ne puissions donner à personne délégation pour penser pour nous ; délégation pour chercher pour nous ; que nous ne puissions désormais accepter que qui que ce soit, fût-ce le meilleur de nos amis, se porte fort pour nous. »

Un universalisme bâti sur la souffrance, sur le rejet, et forgé à l’aune des seuls intérêts des classes dominantes, ne peut qu’être le masque du maintien d’un ordre injuste, la perpétuation d’une situation inéquitable, grimée derrière des valeurs nobles.

ROkhaya Diallo

Il rappelait ainsi qu’il n’était point nécessaire pour les populations colonisées que l’on leur enseigne la pensée universaliste. Que celle-ci pouvait naître de leur propre quête, et que pour ce faire, elle éprouvait le besoin de se définir elle-même et non de se laisser « enfourner dans le creuset démocratique »3 pour reprendre les mots de Sartre.

Cette démarche visant à décentrer la pensée dominante pour lui permettre d’être énoncée depuis des corps noirs avait été initiée par les sœurs Jane et Paulette Nardal, véritables inventrices de la Négritude.

Et cette démarche n’empêche aucunement de nourrir le projet de partager le même destin politique, elle rappelle simplement que l’égalité et l’émancipation restent des priorités.

Si l’Europe s’est parée de grands principes universalistes, elle a aussi su en faire l’usage pour masquer des velléités autrement moins honorables. C’est au nom de l’universalisme de la « mission civilisatrice » que des territoires ont été envahis, des populations dépossédées, violées et massacrées. Ce sont les peuples esclavagisés et colonisés qui ont su opposer à l’Europe ces principes qu’elle s’évertuait à bafouer.

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L’universalisme est inhérent à la condition humaine, c’est pourquoi les personnes victimes des oppressions perpétrées par des puissances européennes, ont mobilisé leurs ressources afin de faire éclore la liberté à laquelle tout être aspire.

La révolution guadeloupéenne contre le rétablissement de l’esclavage (1802) brutalement conclue avec la lettre du résistant Louis Delgres « à l’univers entier », la naissance de la République d’Haïti fondée par les victimes du même esclavage napoléonien (1804), la victoire des colonisés à Điện Biên Phủ (1954), la révolution algérienne (1962) et tant d’autres, montrent la supériorité de l’âme humaine sur l’énonciation de valeurs théoriques.

L’Europe a prétexté vouloir imposer son universalisme au monde et a eu recours à la force. Ce faisant, sa culture a été disséminée et a reçu celle d’autres en retour : elle ne saurait aujourd’hui se contenter de se penser sans lien culturel et intellectuel avec le reste du monde.

En 1897, au royaume du Bénin, non contente de massacrer la population locale, et d’incendier le territoire, l’armée britannique pille des œuvres d’art majeures. Ces pillages précédemment et ultérieurement répétés par des puissances européennes scellent l’implantation de pratiques culturelles muséales sur le sol européen rendant l’Europe dépendante de la création issues de continents dominés.

Le rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy sur la restitution du patrimoine culturel africain rappelle la dépossession structurelle des Africaines et des Africains dont le patrimoine culturel a migré par la force de la colonisation européenne. Et l’on ne parle que trop peu des effets psychosociaux de cette cruelle dépossession matérielle et spirituelle.

L’Europe a prétexté vouloir imposer son universalisme au monde et a eu recours à la force. Ce faisant, sa culture a été disséminée et a reçu celle d’autres en retour : elle ne saurait aujourd’hui se contenter de se penser sans lien culturel et intellectuel avec le reste du monde.

ROkhaya Diallo

Le rapport dénombre dans le fonds du seul musée parisien du Quai Branly 70 000 objets d’Afrique. Bien des institutions, dont le British Museum entre autres, ont fondé leur prestige sur la prédation des continents africains, asiatiques, américains ou océaniens. À la lumière de ces informations, on peut se demander ce que seraient nos musées sans ces œuvres issues de pillages massifs  ? Comment ne pas tenir compte du fait que ces pratiques ont charpenté le regard et le rapport au monde de générations de visiteurs et de visiteuses d’Europe qui pour la plupart n’ont jamais quitté leur continent  ?

Considérant la place de l’art, et de sa classification dans les musées sur notre continent, il est difficile voire impossible de débattre de l’universalisme sans le lier à d’autres espaces.

Notre mode de vie quotidien, est profondément affecté par l’expansion coloniale. Chaque ingrédient de notre petit déjeuner, thé, café, chocolat, maïs des corn flakes, est le résultat d’importations liées à ces invasions.

En 2014, j’avais interrogé4 l’historien Jean-Baptiste Noé spécialiste de l’alimentation qui m’avait indiqué que les grandes pratiques alimentaires européennes s’étaient profondément transformées au XIXe siècle.

Il rappelait que « beaucoup des produits que l’on considère comme des produits ancestraux, du terroir, ancrés dans l’histoire de France alors qu’ils n’ont que deux siècles ».

Ainsi, l’aligot, typique de l’Auvergne contient de la pomme de terre et de ce fait est récent. De même le foie gras de canard associé au sud-ouest, ne se développe réellement qu’entre le XIXe siècle et le début XXe siècle avec la maîtrise du maïs — originaire du Mexique — dont on va gaver les canards. Le plat qui existait avant n’est devenu un plat contribuant à l’identité culinaire de la région que grâce à ces contacts avec les Amériques. Exemple d’un mets perçu comme profondément provençal qui est en réalité le fruit des contacts de l’Europe avec le reste du monde : « La ratatouille est un plat très intéressant pour comprendre la mondialisation (…) les légumes de base n’ont rien de local  : la tomate vient d’Amérique, l’aubergine originaire d’Asie est arrivée en Europe via l’empire Ottoman et, les poivrons proviennent du continent américain. Seules les courgettes sont vraiment européennes. »

Sans pousser la métaphore culinaire, si nos modes de vies ont été à ce point transformés en profondeur, on imagine difficilement que la pensée européenne n’ait pas aussi bénéficié d’influences extérieures. Cela induit une nécessaire interrogation sur notre universalisme. Nous, ressortissants de pays dont la richesse actuelle et passée est consubstantielle de l’expropriation de tous les autres continents, pouvons-nous persister à revendiquer une pensée européenne sans reconnaître le fait qu’elle se soit nourrie de la prédation du reste du monde  ?

Edouard Glissant disait en 2003 : « Le colonialisme imposait un rapport de sujétion de plusieurs langues à une seule que nous devons combattre, non pas en essayant de faire de notre langue celle de la domination, mais en essayant d’en faire le « langage des langages ». C’est pour cela que toute littérature qui considère sa langue comme la langue est une littérature infirme ainsi que l’ont montré les plus grands écrivains, de Kafka à Joyce ou à Faulkner. »5

Pouvons-nous persister à revendiquer une pensée européenne sans reconnaître le fait qu’elle se soit nourrie de la prédation du reste du monde  ?

ROkhaya Diallo

Par la force des choses, l’Europe et son universalisme ont lié leur destin au reste du monde. Le plus vaste des pays francophones — la République démocratique du Congo — se trouve en Afrique. Si aujourd’hui des millions de personnes sont désireuses d’apprendre la langue espagnole, ce n’est pas pour communiquer avec l’Espagne mais avec les locuteurs hispanophones d’Amérique centrale et latine. Les langues européennes sont pratiquées et réinventées par des personnes qui ne fouleront jamais le sol du continent, parmi lesquelles certaines seront brutalement repoussées à nos frontières pour périr dans ce cimetière à ciel ouvert qu’est devenu la Méditerranée.

Les langues qui ont fondé cet universalisme européen ont voyagé, et se sont transformées pour prendre des formes locales, nourrir divers créoles et donner naissance à d’autres formes de pensées. 

Qu’est-ce que cela signifie pour la circulation de la pensée européenne et pour sa décentralisation, son ancrage sous une format renouvelé et enrichi d’expériences locales  ? La citoyenneté européenne n’est ni ethnique ni religieuse. Les migrations forcées, les invasions coloniales, les vagues d’immigrations ont rendu les visages des Européens multiethniques et multiculturels. Des millions d’Européennes et d’Européens sont reliés au monde, par leurs familles présentes de part et d’autre des océans.

L’Europe elle-même se trouve sur plusieurs territoires extra européens. Si le décès de la reine Élisabeth II a rappelé au monde le fait que la Couronne britannique avait toujours autorité sur les territoires du Commonwealth à travers le monde, rares sont les personnes en Europe qui ont conscience de la présence de départements français sur la quasi-intégralité des continents.

Comment persister à restreindre l’universalisme européen à un héritage linéaire quand nos concitoyens se trouvent dans une Europe « ultramarine » délocalisée, dans les Caraïbes, à la frontière du Brésil, dans l’Océan Pacifique ou Indien ?

© Caroline Martins

Les millions d’Européennes et d’Européens revendiquant des origines diverses peuvent aussi faire le choix d’ajouter à l’universalisme européen l’héritage de la pensée de leurs ancêtres, et l’Europe se doit de faire place à ces affiliations multiples.

À la question d’un journaliste l’interrogeant au sujet de la réception de son cinéma en Europe, le réalisateur Ousmane Sembène répondait : « LEurope n’est pas mon centre. L’Europe est une périphérie de l’Afrique. Ils sont restés plus de 100 ans, ils n’ont pas parlé ma langue, je parle leur langue. Pour moi l’avenir ne dépend pas d’être compris par l’Europe. Je souhaiterais qu’ils me comprennent mais ça ne me fait absolument rien. Si vous prenez la carte de l’Afrique géographiquement, vous pouvez mettre l’Europe et l’Amérique et il nous resterait encore de la place. Pourquoi voulez-vous que je sois comme le tournesol qui tourne autour du soleil ? Je suis moi-même le soleil. »

L’Europe ne peut porter son universalisme qu’en interrogeant son rapport au monde et en faisant preuve d’humilité car elle est mieux connue des autres qu’elle ne les connaît.

La citoyenneté européenne n’est ni ethnique ni religieuse. Les migrations forcées, les invasions coloniales, les vagues d’immigrations ont rendu les visages des Européens multiethniques et multiculturels.

ROkhaya Diallo

Il est paradoxal de souhaiter la privatisation de l’universalisme en laissant entendre que sa seule source soit européenne alors que l’on peut trouver des pensées qui postulent des principes universels dans bien d’autres cultures. Les valeurs de l’universalisme préexistent à la Révolution et aux Lumières. Bien des modes de pensée, des outils d’émancipation ont été produits intellectuellement en dehors du continent européen. La charte du Manden édictée en 1222 dans l’empire du Mali sous le règne du Soundiata Keita énonce dans son premier article par « une vie est une vie » et fait à travers ce principe équivaloir toutes les vies humaines.

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Le philosophe Souleymane Bachir Diagne indique que « loin d’être en opposition avec l’universel ou l’universalisme, le post-colonial est condition, au contraire, de l’universel. À l’époque des grandes missions dites « civilisatrices », l’universel n’était pensé que par le prisme du moment colonial » et conteste le fait que « l’Europe a[it] estimé qu’elle était « naturellement » porteuse d’universalité sur la base de ses propres particularismes. »

Il rappelle ainsi le concept « d’universel latéral » de Maurice Merleau-Ponty  : « plutôt que d’avoir un « universel de surplomb » qui serait dicté de haut par une culture qui estimerait qu’elle seule a cette dimension de la verticalité, on aurait un universel où les cultures seraient placées sur le même plan d’immanence de manière horizontale. »

Diagne convoque aussi la notion sud-africaine d’« ubuntu » signifiant « faire humanité ensemble » et induisant également « l’idée d’une solidarité du vivant en général » ce qui nous porte plus loin que la philosophie cartésienne qui propose une séparation artificielle entre humanité et nature en imposant la domination de l’humain.

Le récit de l’universalisme doit sortir du cadre européen pour être inclus dans la reconnaissance des influences multiples qui nous nourrissent matériellement et culturellement.

Un universalisme qui dépossède les personnes de leurs caractéristiques, ne peut se prévaloir de cette dénomination. Les savoirs et les perspectives minoritaires ne présentent pas un point de vue monolithique ou menaçant, ils sont partie intégrante de la production du savoir qui enrichit l’humanité. Déplacer les pensées perçues comme marginales vers le centre constitue la meilleure garantie de la conception d’une pensée collective robuste.

Être féministe antiraciste, c’est admettre l’universalisme comme prise en compte de tous les particularismes, non comme leur négation.

ROkhaya Diallo

Les vagues de protestations auxquelles nous assistons actuellement en Iran démontrent qu’il n’est point besoin de se référer à la pensée européenne pour aspirer à la liberté.

Césaire promoteur d’un « universalisme à visage humain » disait « Pour ma part, je n’ai pas cette conception carcérale de l’identité. L’universel, oui. Mais il y a belle lurette que Hegel nous en a montré le chemin : l’universel, bien sûr, mais non pas par négation, mais comme approfondissement de notre propre singularité. « Maintenir le cap sur l’identité — je vous en donne l’assurance — ce n’est ni tourner le dos au monde, ni faire sécession au monde, ni bouder l’avenir, ni s’enliser dans une sorte de solipsisme communautaire ou dans le ressentiment. Notre engagement n’a de sens que s’il s’agit d’un ré-enracinement certes, mais aussi d’un épanouissement, d’un dépassement et de la conquête d’une nouvelle et plus large fraternité. »6

Selon Mame-Fatou Niang co-autrice d’un ouvrage consacré à l’Universalisme avec Julien Suaudeau aux éditions Anamosa « l’universalisme doit être antiraciste autant que l’antiraciste doit être universaliste »7.

Être féministe antiraciste, c’est admettre l’universalisme comme prise en compte de tous les particularismes, non comme leur négation.

Et, surtout veiller à ne pas circonscrire cette aspiration aux expressions de la seule pensée européenne.

Sources
  1. Magazine Elle, juillet 2021.
  2. Le vote des femmes (Paris, Giard et Brière, 1908).
  3. Réflexion sur la question juive.
  4. Dans la revue D’ailleurs et d’ici.
  5. « Solitaire et solidaire », entretien avec Édouard Glissant, réalisé par Philippe Artières, à Paris le 2 juin 2003.
  6. Florida International University, Tamiami Campus, 26 février 1987
  7. Citée dans Kiffe Ta Race, Rokhaya Diallo et Grace Ly, éditions First, 2022