La reine Elizabeth est le dernier monarque européen à avoir été objet de vénération. Il y a bien sûr en Europe quelques autres Königs ou quelques Reines qui travaillent à temps partiel comme pilotes de KLM, se déplacent seuls à vélo pour des cérémonies officielles ou sont contraints d’abdiquer pour cause de corruption. Ces hommes et ces femmes ont peur de leurs ombres. Il est fort possible que certains de leurs compatriotes ne les reconnaissent même pas.

Il y avait quelque chose de différent chez Élisabeth II. Des millions de personnes lui témoignaient un respect teinté de droit divin — une femme qui vivait au-dessus des entretiens qu’elle donnait, qui dominait mystérieusement sa propre société et qui avait, au fond, plus en commun avec un Franz Josef ou avec la dynastie des Romanov qu’avec son propre fils.

Nous voici à la fin de cette histoire. Les autres rois d’Europe sont des anachronismes, qu’ils soient aimés ou non, qu’ils soient efficaces dans leur fonction constitutionnelle ou non. Nous vivons la fin de quelque chose qui a commencé à la fin du Ve siècle, avec le baptême de Clovis, véritable origine de la royauté européenne sacrée. C’est l’histoire d’une aristocratie guerrière, autrefois germanique, qui a conquis et dirigé l’Europe pendant plus de mille ans, après les invasions barbares qui ont mis fin à l’Empire romain. Le grand récit de leur disparition, de Paris à Saint-Pétersbourg – comme réalité sociologique, politique, et plus simplement comme fait – constitue la matière même de la modernité.

Nous vivons la fin de quelque chose qui a commencé à la fin du Ve siècle, avec le baptême de Clovis.

Ben Judah

Cette fin a été constatée pour la première fois par un noble bavarois, le comte Albrecht von Monteglas, en 1917, lorsqu’il se scandalisa de ce que la maison de Saxe-Cobourg-Gotha, à l’histoire millénaire, se soit plié au patronyme banal de Windsor « pour une simple guerre ». L’ère de la monarchie européenne était révolue. L’ère démocratique advenait. Cette grande force d’aplatissement, perçue si clairement par Tocqueville en Amérique, était revenue dans le vieux monde, ce qui signifiait que pas même un Habsbourg, encore moins un Hohenzollern, ni même un Windsor, ne servirait sans le consentement implicite des gouvernés.

La mort de la reine Élisabeth marque la dernière étape de l’éloignement de la monarchie divinement ordonnée, et son évolution vers autre chose. N’étant plus sacré, le monarque européen préférerait être un pilote, ou un gentleman farmer féru d’urbanisme. Voilà un pas de plus sur le chemin parcouru depuis que l’apposition thaumaturge des mains royales a été suspendue après la reine Anne. C’est qu’il n’est plus possible de suspendre l’incrédulité. La magie — ou plutôt la disposition d’esprit — a disparu. Des larmes ont coulé pour la Reine cette semaine, mais peut-on imaginer la même chose pour le Prince William dans quelques décennies ? En le regardant, je ne peux m’empêcher de penser qu’il n’est qu’un simple habitant de l’Ouest de Londres.

© Hussein Anwar

Pour comprendre les Britanniques et leur reine, nul besoin de politologues. Il faut des psychanalystes européens : Freud, Jung, Fromm. Il faut comprendre le subliminal, l’inconscient et les immenses recoins des temps anciens qui hantent nos psychés. C’est là que la monarchie puise sa puissance. Depuis le moment où elle lui a été annoncée au Kenya, jusqu’à son couronnement en tant que reine de pays tels que le Pakistan, le Sri Lanka et l’Afrique du Sud, en passant par toute une vie passée à sonner le glas de l’Empire, alors essentiellement africain, qui existait encore au début de son règne, elle n’a jamais cessé de faire semblant. Et pour elle, nous n’avons jamais cessé de faire semblant, nous non plus.

Pour comprendre les Britanniques et leur reine, nul besoin de politologues. Il faut des psychanalystes européens.

Ben Judah

Nous avons fait comme si — avec elle et pour elle — le Commonwealth était réel, comme s’il y avait de l’amour et de l’affection pour elle, ou pour nous, dans les pays que nous avions conquis et perdus, comme si, en somme,  nous étions toujours une grande puissance. Si nous n’étions plus un empire, elle avait la charge de ce qui en restait. Nous avons voulu croire que son premier ministre était l’égal des hommes qu’elle recevait dans ce qui, même pour les Kennedy, était loin d’être une splendeur, mais plutôt un hôtel de campagne hors d’âge appelé Buckingham Palace. Cela pouvait être beau, on pouvait le ressentir – mais ce n’était pas réel. Nous savons tous que le premier principe de la psychologie est de ne pas fantasmer, mais d’accepter ce que l’on est vraiment.

À mesure qu’elle vieillissait, qu’elle paraissait plus petite dans ses vêtements, il est devenu évident que les emblèmes du gouvernement ne suffiraient pas à maintenir notre place dans le monde. Nous n’avons plus assez de ces usines,  de ces mines, de ces chantiers navals, de ces découvertes qui ont alimenté le règne de la reine Victoria. Le tapis est depuis longtemps usé jusqu’à la corde. On peut maintenant sentir les courants d’air dans la maison. Et ces funérailles sont le dernier grand simulacre. Les dernières funérailles de la puissance mondiale britannique. Les dirigeants du monde ne se réuniront plus jamais ainsi dans l’abbaye de Westminster. Les foules n’afflueront plus jamais de la sorte à Londres, et encore moins à Édimbourg.

Ces funérailles sont le dernier grand simulacre. Les dernières funérailles d’une puissance mondiale britannique.

Ben Judah

Nous vivons la troisième strophe du poème de Rudyard Kipling Recessional. Son grand poème nous avertit, au milieu du chauvinisme du jubilé de diamant de Victoria, que cet empire suivra lui aussi le chemin de Ninive et de Tyr. C’est le moment – « où toute notre pompe d’hier » – est enterrée avec ce petit corps. Les trompettes et les insignes restent, mais comme des reliques folkloriques, et guère plus.

Si Kipling vivait aujourd’hui, il se promènerait sur le Royal Mile, à Édimbourg, et il verrait des touristes, pas des personnes en deuil. Il s’arrêterait devant le palais de Buckingham et il noterait la mièvrerie des ours Paddington, les fleurs fanées dans leur cellophane. Rien de tout cela n’a la certitude chrétienne du couronnement d’Élisabeth mais toutes les caractéristiques de la façon post-anglicane dont on pleure aujourd’hui. On entoure le deuil de bouquets de lys, de cartes postales et de nounours.

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Il ne serait plus en mesure d’écrire – « God of our fathers, known of old, Lord of our far flung battle line » – même comme une complainte, ou une prière. Le fossé entre son monde, celui de Churchill, celui de la Reine et le nôtre est plus qu’une question d’années. Les fils qui reliaient l’Église, la Couronne et le pays dans « Onwards Christian Soldiers » ont disparu. C’était un empire chrétien. Il ne reste que le spectacle.

© SYSPEO/SIPA

Élisabeth II était crédible — parce qu’elle y croyait. Elle était le dernier monarque européen à croire que son rôle relevait d’une vocation divine. Aujourd’hui, l’ancienne religion n’est pas ressentie, même par le roi Charles III, aussi peu à l’aise – lui érudit de l’Islam, invité d’al-Azhar, mécène d’organisations caritatives juives – dans son rôle de défenseur de la foi. Charles ne pouvait que se résoudre à dire, dans son premier discours à la nation, que sa foi était « enracinée dans l’Église d’Angleterre », comme s’il l’avait depuis longtemps dépassée.

On entoure le deuil de bouquets de lys, de cartes postales et de nounours.

Ben Judah

Le Roi Charles III n’est pas un homme stupide. Celui que la presse a scandale appelle « Grandes Oreilles » a passé sa vie à savoir qu’il n’y a rien de sacré en lui. Que personne ne le vénère. Chaque organisme de charité, chaque interview, a prouvé le point de vue du comte Albrecht von Monteglas. Ce n’est pas ce qu’il appelait « la vraie tradition royale » mais une institution qui sait qu’elle doit constamment se battre pour maintenir sa popularité à flot dans les sondages : un référendum permanent. Charles III ne pourra jamais gouverner comme un vrai Hanovrien, ses appétits ou ses folies, facilement justifiés auprès du public comme étant simplement l’ordre divin.

Le plus ancien ancêtre masculin direct connu du roi Charles est Theodoric Ier de Wettin, un seigneur de guerre germanique, à la lisière de l’âge des ténèbres. Son arbre généalogique comprend Charlemagne, couronné empereur à Rome. Il inclut Hugues Capet, qui a transformé sa dynastie de Ducs des Francs en Rois de France. Et, bien sûr, Henry VIII, Charles I et Charles II. Tout au long de cette histoire, ses ancêtres ont essayé de souder à leur couronne ce qui était sacré dans leur l’époque.

Ce n’est qu’en se plaçant dans une perspective au si long cours que l’on comprend ce que Charles a passé sa vie à faire. En essayant d’être le roi de chaque métier, de chaque champ, de chaque haie — la voix de la planète — il tente de canaliser cette seule chose que nous chérissons encore tous. Notre monde en difficulté. Il s’agit en fait d’une interrogation sur nous : parvient-il à nous faire croire ? Mais quels que soient les sentiments que nous éprouvons pour lui ou le respect que nous lui portons, Kipling n’y verrait pas une once de dévotion religieuse.

Crédits
La première version de cet article a été publiée en anglais par UnHerd.