L’Europe est-elle chrétienne ? interroge à nouveau Olivier Roy dans une contribution au Grand Continent. L’auteur de La Sainte Ignorance1, avec la grande culture qui est la sienne, y propose une relecture historique de la dialectique européenne de la religion et de la sécularisation particulièrement stimulante. Il met en lumière notamment la place du grand schisme de 1054 et de la Réforme protestante dans la rupture progressive entre l’Europe politique et ses racines spirituelles. Cette approche œcuménique en creux semble très pertinente au regard de la foi catholique : les cassures internes de la communauté chrétienne, totalement contraires à l’esprit de l’Évangile, ont de fait largement contribué aux cassures culturelles entre la foi et la société et à certaines formes pathologiques, impériales ou nationalistes, de confusion entre sphères spirituelle et temporelle. D’une manière plus générale, en affirmant que « chasser [le religieux] revient peut-être à en faire la proie des braconniers du fondamentalisme », Olivier Roy met au jour les ambiguïtés d’un certain laïcisme contemporain qui, en cherchant à discréditer toute expression religieuse, ne parvient en réalité qu’à fabriquer du religieux refoulé potentiellement violent.

Vulnérable christianisme

Olivier Roy est moins convaincant, et manifestement informé de moins près, quand il évoque, ou moque, le catholicisme contemporain. L’idée que « le concile Vatican II dans les années 1960 voit le triomphe de l’auto-sécularisation du religieux » est suggestive à défaut d’être suffisante pour caractériser la richesse de l’entreprise conciliaire. Mais réduire les pontificats de Jean-Paul II et Benoît XVI, l’un et l’autre acteurs importants de Vatican II, à un projet de « restauration » est pour le moins réducteur : l’un et l’autre ont cherché, tout comme le Cardinal Jean-Marie Lustiger en France ou le grand théologien jésuite Henri de Lubac, à mettre en valeur les ressources toujours nouvelles de la foi chrétienne dans le contexte de la post modernité. Olivier Roy présente « les associations de fidèles de droit pontifical » comme l’ultime tentative de reconquête de la foi catholique, en marge de ses structures traditionnelles : c’est oublier que, depuis le Moyen-Age au moins, la structure hiérarchique et territoriale de l’Eglise est équilibrée par le réseau charismatique et transversal des monastères, congrégations, confréries et mouvements.

Mais, quoi qu’il en soit de ces points, qui ne sont pas seulement de détail, Olivier Roy a le mérite de poser la question du christianisme et de l’Europe en termes non pas de part de marché mais de socle éthique et d’identité spirituelle. Personne ne peut aujourd’hui ne pas s’interroger sur le destin politique de l’Europe, tiraillée entre la déconstruction libertaire assumée et la montée des populismes2, qui ne constituent en fait que les deux faces d’une même médaille. Battant en brèche un lieu commun encore trop répandu, Olivier Roy souligne que « les partis populistes européens ne sont pratiquement plus chrétiens ». Une des conséquences de la sécularisation avancée dont nous faisons l’expérience est bel et bien la divinisation sauvage des désirs individuels, ou des revendications communautaires qui en réalité leur ressemblent. La tradition biblique et chrétienne a, pour un temps, libéré de l’idolâtrie du politique ; affranchi de cette tradition, le politique, privé d’altérité régulatrice, peine à juguler la violence malgré l’inflation des normes qu’il produit. Comme le souligne Olivier Roy, « toute la culture dite de libération achève sa course dans une explosion de normativité ».

Une des conséquences de la sécularisation avancée dont nous faisons l’expérience est bel et bien la divinisation sauvage des désirs individuels, ou des revendications communautaires qui en réalité leur ressemblent.

Matthieu Rougé, évêque de nanterre

Paradoxe européen

Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Les chrétiens n’ont, à mon sens, pas encore eu le courage et la lucidité d’un diagnostic spirituel suffisamment approfondi. Guillaume Cuchet, dans un essai historique informé et stimulant, a relié effondrement de la pratique chrétienne et renoncement à une prédication du salut3. Olivier Roy, on l’a vu, avance la thèse de « l’auto-sécularisation du religieux » avec le concile Vatican II4. Peut-être les chrétiens ont-ils en effet adhéré avec trop peu d’esprit critique à la célèbre formule de Marcel Gauchet, rappelée par Olivier Roy : « le christianisme est la religion de la sortie de la religion ». Détachée d’une dogmatique et de formes liturgiques suffisamment claires et solides, l’expérience chrétienne devient vulnérable mais perd surtout la force d’incarnation qui fait partie de son génie propre, de son ADN. Il est vrai que, pour Marcel Gauchet, la « sortie de la religion » est encore l’œuvre de la « religion » et non pas de la foi seule détachée de toute « religion » au point d’être désincarnée. La formule du philosophe honore donc bien le paradoxe qui est la marque par excellence du christianisme authentique, sa fragilité et sa force en même temps5.

Le paradoxe de l’Europe moderne précisément, c’est qu’elle s’est construite en s’affranchissant progressivement de sa matrice chrétienne tout en se définissant par rapport à elle. C’est le cas en particulier de toutes les doctrines de la laïcité qui ont cherché à séparer l’Eglise et l’Etat dans la lumière même de la formule évangélique : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Luc 20, 25). La question qui se pose aujourd’hui est celle d’une laïcité possible le jour où la tradition évangélique ne serait par hypothèse plus assumée que par une toute petite minorité de croyants. Pour le dire autrement, la modernité politique peut-elle perdurer, totalement détachée d’une dialectique vivante avec la tradition chrétienne ? Sans doute n’en sommes-nous pas encore là, tant, malgré une sécularisation indéniablement croissante voire accélérée, les rémanences de l’histoire chrétienne de l’Europe demeurent nombreuses et prégnantes dans notre paysage et notre culture.

La modernité politique peut-elle perdurer, totalement détachée d’une dialectique vivante avec la tradition chrétienne ?

MATTHIEU ROUGÉ, ÉVÊQUE DE NANTERRE

Responsabilité et modèles

Ainsi les chrétiens continuent-ils d’avoir une forte responsabilité historique en Europe, qui semble dépasser de loin leurs apparentes capacités spirituelles actuelles. Ils n’ont pas seulement à persévérer pour eux-mêmes dans leur propre fidélité à l’Evangile : ils sont aussi les gardiens de racines dont tous les Européens ont besoin pour penser et construire leur paix et leur liberté, fût-ce sur le mode de la contradiction. Ce poids spirituel et historique cependant n’est pas trop lourd à porter pour les catholiques d’aujourd’hui qui savent que leur vocation a toujours été de transmettre la nouveauté du Christ, à travers les aléas de l’histoire, par la fidélité du cœur s’incarnant dans des formes à la fois stables et évolutives, dans une perpétuelle dynamique de mort et de résurrection. En dépit des lectures un peu trop rapides et linéaires, l’histoire du christianisme est en effet une succession de flux et de reflux, semblable au mouvement des marées.

Les six saints patrons de l’Europe résument le destin et la richesse pérenne du christianisme sur notre continent. Benoît, père des moines d’Occident, a équilibré, organisé, codifié en latin l’expérience des premiers anachorètes orientaux dans une règle au rayonnement bien plus large que la vie monastique. Cyrille et Méthode, originaires de Thessalonique, ont évangélisé les peuples slaves tout en leur offrant une adaptation de l’alphabet grec (l’alphabet « cyrillique »). Catherine de Sienne, après sa vie de recluse et d’ermite, a eu l’audace et le talent de convaincre le Pape de quitter Avignon pour Rome, c’est-à-dire le port d’attache authentiquement spirituel de la mission du successeur de Pierre. Brigitte de Suède, reine et mystique, a suscité une congrégation qui prie pour l’unité des catholiques et des réformés. Edith Stein, née dans une famille juive en Silésie encore allemande, féministe, assistante de Husserl, carmélite, morte en déportation est à elle-seule comme une synthèse du XXème siècle européen. Ces trois hommes et ces trois femmes, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest de l’Europe, tracent un programme aux chrétiens d’aujourd’hui, fait d’enracinement, de dialogue, de culture et d’audace. Ainsi donc pour les croyants, la question historique de l’Evangile en Europe demeure-t-elle surtout un programme spirituel et missionnaire.

Sources
  1. Olivier ROY, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2018.
  2. Voir Nicolas BAVEREZ, L’alerte démocratique, Paris, Editons de l’Observatoire, 2020.
  3. Guillaume CUCHET, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Paris, Seuil, 2018.
  4. Une fin beaucoup moins évidente après l’exhortation Querida Amazonia
  5. Voir Henri de LUBAC, Paradoxes. Œuvres complètes XXXI, Paris, Cerf, 1999.