Fin novembre, Eduardo Bolsonaro, le fils du futur président brésilien Jair Bolsonaro, était en visite à la Maison Blanche, pour une rencontre avec Jared Kushner, le gendre et conseiller du président Donald Trump. Les discussions, qui ont porté sur le déplacement de l’ambassade du Brésil à Jérusalem, ont illustré la convergence diplomatique en voie de renforcement entre ces deux grandes puissances continentales.

Cette nouvelle entente entre les chefs d’État des deux pays n’est pas seulement le fait d’une coïncidence électorale. Elle est le produit d’une dynamique politico-religieuse continentale qui a conduit à l’émergence d’un axe évangélique, soit une convergence religieuse et idéologique caractérisée par son polycentrisme. Autrement dit, l’axe est l’émanation d’une même force diffusée à partir de centres géographiques distincts, il se caractérise par l’émergence d’un évangélisme politique à l’échelle continentale.

Les États-Unis sont le foyer historique de cet axe : au cours des dernières décennies du vingtième siècle, l’évangélisme s’y est fortement intégré au tissu politique. À ce titre, l’élection présidentielle de 1960 constitue une étape charnière dans l’émergence du discours religieux employé à des fins politiques. Lors de la campagne, le candidat républicain Richard Nixon n’a pas hésité pas à invoquer les valeurs traditionnelles chrétiennes pour mobiliser catholiques et évangéliques contre John Fitzgerald Kennedy. Mais c’est surtout depuis les années 2000 que l’influence évangélique est devenue particulièrement visible au sein de la droite américaine.

Le président G. W. Bush n’a jamais caché sa conversion au « Born again Christianism », un courant clef de l’évangélisme états-unien qui se caractérise par la redécouverte du Christ à l’âge adulte. Ce puissant sentiment religieux s’est largement répercuté dans la communication présidentielle et l’évangélisme est devenu un instrument de gouvernement comme un autre. Après les attentats du 11 septembre 2001, le « pape des évangéliques », Billy Graham1, participe à l’apaisement national  : il anime une messe de trois jours depuis la cathédrale nationale de Washington.

Les États-Unis sont le foyer historique de cet axe : au cours des dernières décennies du vingtième siècle, l’évangélisme s’y est fortement intégré au tissu politique

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La présidence Obama représente une parenthèse dans l’ascension des évangéliques vers la Maison-Blanche, le candidat démocrate a mobilisé une frange minoritaire de ce groupe religieux, les congrégations évangéliques démocrates.

L’élection de Donald Trump apparaît ainsi comme le retour en force des évangéliques de droite  à la Maison Blanche. Bien que Trump lui-même ne soit pas un fervent apôtre de l’évangélisme, l’ultra-conservatisme de sa proposition politique lui a permis de mobiliser à son profit l’électorat évangélique : 81  % des évangéliques ont voté pour le candidat républicain qui a profité du soutien de leaders charismatiques de cette communauté très présente sur les réseaux sociaux. L’une des plus grandes télévangélistes des États-Unis, Paula White, n’a pas hésité à dire que ne pas voter pour Donald Trump revenait à « repousser la main du Seigneur  ».

Trump et Bolsonaro, même combat ?

Le même élan évangélique explique en partie l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil. Alors que cet État est numériquement le premier pays catholique au monde, les évangéliques représentent la communauté religieuse la plus influente du Brésil. Leur poids politique prépondérant s’explique notamment par l’affaiblissement de l’Église catholique au Brésil. Si, en 1990, 92 % des Brésiliens étaient catholiques, ils ne représentaient plus que 64 % de la population en 20102.

Le futur président Bolsonaro incarne cette transformation religieuse. Catholique, le nouveau président brésilien s’est fait baptiser une seconde fois en 2016 en Israël dans les eaux du Jourdain par un pasteur évangélique3. Cette « conversion », sincère ou non, illustre la place croissante de l’évangélisme dans les sphères du pouvoir brésilien. Pendant la campagne, Bolsonaro a pu compter sur le soutien des grandes congrégations évangéliques brésiliennes. Le Pasteur José Wellington, chef de l’Assemblée de Dieu, l’une des plus puissantes Églises du pays, est allé jusqu’à avancer : « De tous les candidats, le seul qui parle la langue des évangéliques est Bolsonaro.  »

Une nouvelle matrice idéologique

Pour autant, il ne faudrait pas considérer «  l’axe évangélique  » comme une simple coïncidence électorale entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud. Cet axe renvoie à une matrice idéologique qui induit une politique inspirée par une certaine lecture de la Bible. La droite chrétienne évangélique se caractérise par une critique virulente de la libéralisation sociétale en marche depuis les années 1960. Ainsi, au nom d’un patriarcat qui serait inhérent aux écritures bibliques, on voit se mettre en place, au Brésil comme aux États-Unis, une apologie de la femme-mère, très critique à l’égard des femmes qui cherchent à s’émanciper des normes conservatrices. 

Par exemple, le 1er Épître à Timothée est utilisé par les groupes évangéliques pour encourager la restriction du rôle des femmes au sein de la société. «  Ce n’est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression. Néanmoins elle sera sauvée en devenant mère, à condition de persévérer avec modestie dans la foi, la charité et la sainteté  » (1 Timothée 2,9-14). L’extrême méfiance exprimée par Bolsonaro et Trump envers le recours à l’avortement entre en résonance avec cet éloge évangélique de la femme-mère. Le Président brésilien s’engage à empêcher, durant son mandat, tout assouplissement de la législation, déjà particulièrement restrictive, qui encadre l’avortement. Aux États-Unis, Donald Trump est fortement soutenu par les collectifs «  pro-vie  » qui militent contre le droit à l’avortement. En retour de ce soutien, le président américain a signé le 23 janvier 2017 un décret interdisant au gouvernement de financer les ONG qui facilitent l’accès à l’avortement.

Plus largement, la politique évangélique critique les évolutions sociales et les acquis scientifiques au nom de « valeurs chrétiennes » traditionnelles. La montée en puissance politique des évangéliques donne de la voix aux pourfendeurs de la théorie de l’évolution darwinienne, qui lui préfèrent le créationnisme d’inspiration chrétienne. Aléssio Ribeiro Souto, qui a participé à l’élaboration du programme éducatif de Jair Bolsonaro, n’accorde aucun rôle à l’école dans l’endiguement de la croyance créationniste. « Si la personne croit en Dieu et qu’elle a son avis sur la question, expliquait Souto pendant la campagne, il ne revient pas à l’école de vouloir changer ce genre de choses. »4 Ainsi, le Brésil s’éloigne un peu plus de sa devise inspirée directement du positivisme d’Auguste Comte, « ordem e progresso. »

La politique évangélique critique les évolutions sociales et les acquis scientifiques au nom de « valeurs chrétiennes » traditionnelles

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En effet, en 1889 la toute jeune république brésilienne est fortement influencée par le mouvement positiviste, depuis les années 1850 Rio voit se développer des sociétés qui cultivent et diffusent la pensée d’Auguste Comte. La nomination de Benjamin Constant Bothelo, principal acteur du positivisme au Brésil, au ministère de l’instruction publique incarne l’orientation progressiste du gouvernement provisoire brésilien. 

Aux États-Unis, l’élection de Donald Trump a aussi fait ressurgir de fervents défenseurs du créationnisme. Le vice-président évangélique, Mike Pence, aime insister sur la dimension hypothétique de la théorie de l’évolution. En 2002, il affirmait devant le Congrès  : «  Darwin n’a jamais pensé l’évolution autrement que comme une théorie. Donc, je voudrais simplement et humblement demander  : ne peut-on pas l’enseigner comme telle et envisager aussi d’enseigner d’autres théories sur l’origine des espèces  ?  ». Cette relativisation de la théorie darwinienne est une stratégie de communication pour réhabiliter les thèses créationnistes dans le débat public.

Il va sans dire que le scepticisme à l’égard de la science professé par les groupes évangéliques engagés aux côtés des droites brésiliennes et étatsuniennes (tous les courants de l’évangélisme ne se positionnent pas de la même façon) a des répercussions directes sur la lutte contre le réchauffement climatique. Le refus des évangéliques de prendre en compte les données scientifiques prouvant le caractère anthropique du réchauffement climatique, de même que leur hostilité à l’égard des dangers environnementaux s’explique par une certaine lecture de la Bible, dans laquelle la terre est avant tout un réservoir de ressources mis à disposition des hommes par Dieu. Une lecture littérale du passage 1:28 de la Genèse rend illégitime la limitation de la consommation humaine à des fins écologiques  : «  Dieu les bénit, et Dieu leur dit  : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez  ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre  ». De telles exégèses décontextualisées peuvent rapidement affaiblir les discours sur le péril écologique.

Pour se convaincre du tournant environnemental entamé par les deux pays, il suffit de considérer leur rapport à l’Accord de Paris. Si le président brésilien n’est pas encore sorti de l’Accord, il a plusieurs fois menacé de se retirer et de suivre la voie de Trump. Le prisme évangélique appliqué à l’environnement s’inscrit dans la continuité des orientations économiques néolibérales des présidents américains et brésiliens. Lorsque Jair Bolsonaro assouplit les conditions d’obtention de licences d’exploitation minière dans la forêt amazonienne, il s’inscrit dans la droite ligne de ses idéaux économiques d’une part, et religieux d’autre part.

Une politique israélienne commune

Enfin, c’est certainement dans leur rapport à Israël que les dirigeants d’influence évangélique se rejoignent le plus et que la convergence est la plus forte. Pour les chrétiens évangéliques, le territoire biblique du Grand Israël appartient aux juifs. Selon une vision eschatologique et apocalyptique, l’installation des juifs en Israël préfigure le retour du messie Jésus-Christ. Le soutien manifeste des États-Unis de Donald Trump à Israël est fortement motivé par le lobbying évangélique, tandis que le Brésil et le Guatemala emboîtent le pas aux États-Unis. Le déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem en mai 2018 a été immédiatement suivi du déménagement de l’ambassade du Guatemala, pays présidé par le président Jimmy Morales qui affiche publiquement son évangélisme. Le président Bolsonaro a confirmé qu’il ferait de même, respectant une promesse de campagne.

Ce rapport particulier à Israël fait de l’État hébreu un acteur clé de l’axe évangélique. Nul besoin de rappeler qu’Israël soutient les évangéliques sionistes en politique. Les évangéliques de la droite américaine légitiment la colonisation israélienne car elle permet l’avènement du Grand Israël.

D’ailleurs, le célèbre pasteur évangélique américain Jerry Falwell fut le premier non fidèle de la religion juive à recevoir la médaille honorifique israélienne de Vladimir Jabotinsky, récompensant les personnalités qui diffusent les idées sionistes autrefois incarnées par Jabotinsky5. L’entente entre les responsables israéliens et les évangéliques sionistes débute à partir de la prise de pouvoir de Menahem Begin en 1977, il comprend le rôle que peut jouer la droite chrétienne américaine dans la légitimation de la colonisation israélienne.

À n’en pas douter, la politisation de l’évangélisme constitue une vague supra-étatique, une véritable dynamique continentale américaine. Mais quelle signification géopolitique accorder à ce nouvel axe  ? Deux hypothèses. En premier lieu, l’axe évangélique peut être considéré comme un renforcement de l’hégémonie américaine à l’échelle continentale.

Régis Debray, dans son essai Civilisation, met en évidence que l’empire américain « a pour relais les néoprotestantismes  »6. L’essor de cette religiosité fondée sur les codes de « l’ultra-modernité » serait donc l’expression d’une américanisation du sous-continent américain. La modernité de l’évangélisme ne réside pas dans les idées véhiculées, mais plutôt dans les moyens de communication employés. La maîtrise des réseaux sociaux et la multiplication des « télévangélistes » participent à la diffusion de l’American way of life.

Dans le même temps, l’hégémonie américaine doit être relativisée, car la mondialisation produit des des pratiques religieuses « déconnectées » de leurs cultures originelles. Olivier Roy rappelle, dans La Sainte Ignorance, que le « religieux circule précisément en dehors de tout système de domination politique ». La mondialisation produit une mutation du religieux, pour circuler, l’objet religieux doit se défaire des ancrages politiques et culturels. La prolifération de l’évangélisme repose sur le dépouillement du religieux de toutes formes de cultures, ce détachement permet à l’évangélisme de s’adapter à des contextes sociaux variés.

En définitive, le sens géopolitique de l’émergence d’un axe évangélique n’est donc pas la recrudescence de l’influence états-unienne en Amérique du Sud. Au contraire, l’axe exprime davantage un changement de paradigme dans lequel la dialectique entre religieux et politique s’inverse. Le religieux n’est plus aux mains du politique : l’évangélisme devient l’axe autour duquel les politiques états-uniennes et brésiliennes s’élaborent.


Sources
  1. Billy Graham était une sommité de l’évangélisme américain. Prédicateur adulé, il avait l’oreille de la Maison Blanche. Le président George H.W. Bush fait appel à lui au début de la Guerre du Golfe en 1991 pour une prière réconfortante. Bien que peu connu en France, il jouit d’une reconnaissance internationale. La série Netflix The Crown montre la fascination qu’il exerça sur la jeune reine Elisabeth.
  2. http://www.limesonline.com/cartaceo/la-chiesa-sta-perdendo-il-brasile
  3. https://www.franceinter.fr/monde/les-hommes-du-president-bolsonaro-les-generaux-l-astronaute-et-le-chicago-boy
  4. https://elpais.com/internacional/2018/11/01/actualidad/1541112164_074588.html
  5. Ben Barka, La droite chrétienne américaine, les évangéliques à la Maison Blanche ?, Toulouse, Privat, 2006.
  6. Régis Debray, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Paris, Gallimard, 2017, p. 31