« Le capitalisme financiarisé a déployé un régime de croissance qui évolue sur une trajectoire non soutenable » : c’est avec ces mots que l’économiste Michel Aglietta amorce la conclusion du rapport intitulé Transformer le régime de croissance qu’il a dirigé et qui a été présenté le 1er octobre 2018.

Selon le pionnier de la théorie de la régulation, « cette variété de capitalisme ne peut soutenir temporairement la croissance qu’au prix de l’instabilité » et étouffe ainsi le développement. En insistant sur la non-neutralité de la monnaie et sur les erreurs de la théorie néoclassique, Aglietta invite à repenser de façon urgente la théorie macroéconomique et, en conséquence, le rôle des États dans l’économie.

Ce rapport, fruit de la coopération d’une vingtaine de chercheurs de divers horizons et commandité par l’institut CDC, a été synthétisé par Michel Aglietta. Nous reproduisons ici les troisième et quatrième parties de cette synthèse.

La croissance économique apparaît être aujourd’hui le totem d’une autre époque : d’une part car ses indicateurs ne semblent plus pertinents pour rendre compte de l’avancement social du plus grand nombre ; d’autre part car, procédant d’un temps où l’enjeu climatique n’en était pas un, elle est essentiellement impuissante à proposer des solutions à cette question. Que faire alors : doit-on laisser brûler cette idole que l’on a adorée ?

Sans se faire le chantre de la décroissance, Aglietta critique ici le discours sur la croissance pourtant prêché par une majorité d’économistes. La croissance n’est pas une « logique formelle immuable » descendant du ciel une fois les conditions remplies mais un « processus historique hétérogène et conflictuel, où le politique est prépondérant. »

Pour adapter la croissance au XXIe siècle, il est de prime abord préférable d’analyser la croissance passée afin d’en tirer des enseignements valables pour l’époque actuelle. C’est à cette tâche d’autopsie que s’attelle la première partie du rapport. Selon celle-ci, le capitalisme est financiarisé parce qu’il est globalisé : l’ouverture de nouveaux marchés et la libéralisation des flux de capitaux amenée par la globalisation nourrit le développement de marchés de financement du risque. Le point principal vient à la suite, à savoir que croissances économique et financière sont irrémédiablement liées. Et au centre de cette dynamique se trouvent les crises financières, qui ne sont pas des accidents sur le sentier de la croissance, mais bien des phénomènes endogènes à une économie dirigée par le cycle financier.

La deuxième partie du rapport s’attache à introduire un peu d’hétérogénéité dans cette logique implacable du capitalisme, dans la mesure où les voies de la croissance empruntées par les différents pays furent parfois très différentes les unes des autres. Les chapitres 3 à 5 permettent de comprendre autrement le déroulement de la crise financière en Europe, et les raisons pour lesquelles le célèbre modèle de Phillips, qui corrélait autrefois niveau de chômage et inflation et avait valeur prédictive, ne put être valable lors de cette dernière crise. Selon Michel Aglietta, il faut, pour expliquer ces phénomènes, prendre en compte le degré d’internationalisation des économies et les changements structurels sur les marchés du travail.

La troisième partie repose sur l’hypothèse selon laquelle, à l’hétérogénéité des modes de régulation de l’économie, répond une hétérogénéité dans les comportements économiques. Il faut alors avant tout essayer de comprendre cette dernière si l’on veut espérer aller plus loin.


Troisième partie : Modes de gouvernance et comportements d’agents

Lorsque, pour se conformer à l’évidence du cycle financier, l’on rejette conjointement les hypothèses de l’efficience de la finance et de la neutralité de la monnaie, il ne peut pas exister de fondements microéconomiques de la macroéconomie valables en tous temps et en tous lieux. Il n’existe pas de comportements économiques génériques, indépendants des structures sociales dans lesquelles les agents économiques sont insérés. L’économie est pleinement partie intégrante des sciences sociales. Or, dans les économies capitalistes, les structures sociales sont en transformation.

Dans le cadre des modes de régulation de l’économie globalisée mis en évidence dans la seconde partie, la troisième partie revient sur les comportements non financiers des agents économiques que sont les ménages et les entreprises. Ces comportements sont à la fois conditionnés par le mode de régulation du capitalisme financiarisé, et y participent. Ils s’expriment dans des types de comportement et dans des modes de gouvernance à l’égard de l’épargne et de l’investissement.

Le chapitre 6, écrit par Luc Arrondel et André Masson, étudie sur le long terme l’épargne et le patrimoine des ménages dans le régime de croissance du capitalisme financiarisé des pays de la zone euro (notamment en France et en Allemagne). Les auteurs justifient la variabilité des taux d’épargne et d’investissement observée entre les différents pays par le fait que les cycles immobiliers ne sont pas les mêmes partout en Europe. D’autre part, ils expliquent comment sont historiquement nées les inégalités de patrimoine dans ces pays.

Ce chapitre est divisé en deux sections : la première dresse le constat de ces phénomènes, tandis que la seconde présente les débats et les projets de réformes qu’ils suscitent. Selon ce qui est dit en première section, l’épargne des ménages est, depuis 2005, plus forte dans les pays de la zone euro que dans les pays anglo-saxons. Au sein de la zone, on observe une variabilité dans la possession moyenne de patrimoine par tête entre les pays, du fait que les prix de l’immobilier diffèrent .

En mesurant la richesse médiane nette des ménages, la France se situe dans la moyenne et l’Allemagne a un niveau particulièrement faible. En outre, la concentration de la richesse y est forte. L’importance de l’immobilier dans le patrimoine des ménages est la principale raison de ces différences. Particulièrement nombreux sont ceux qui en Espagne et en Italie possèdent leur résidence principale. Ils sont moins nombreux en France, et encore moins en Allemagne. Cela explique pourquoi des pays riches au niveau du revenu, comme l’Allemagne, le sont moins au niveau du patrimoine.

Lorsqu’on compare l’évolution en longue période des patrimoines en Europe et aux États-Unis, on trouve que le rapport patrimoine net/revenu national est bien plus élevé en Europe.

Michel aglietta

Concernant la composition des patrimoines financiers, la France est bien placée pour les liquidités et l’assurance vie. De manière générale, la détention directe des actifs risqués par les ménages est faible dans la zone euro. Concernant l’endettement, l’évolution en France est allée en sens contraire de celle des pays qui ont connu une crise immobilière. Partant d’un niveau bas à la création de l’euro, il a augmenté continûment pour la plupart des ménages, hormis pour ceux qui ont les patrimoines les plus élevés.

Lorsqu’on compare l’évolution en longue période des patrimoines en Europe et aux États-Unis, on trouve que le rapport patrimoine net/revenu national est bien plus élevé en Europe. Depuis 1990 il a suivi une courbe en U. Il a monté continuellement de 1950 à 2010 pour atteindre 5,5 contre 4 à 4,5 aux États-Unis. Quant aux inégalités, elles étaient maximales au début du XXe siècle et ont décru en Europe après la première Guerre Mondiale jusqu’aux années 1970.

Compte tenu du constat, la seconde section est consacrée à un problème lancinant : comment mobiliser l’épargne des ménages au service du financement de l’économie ? Un leitmotiv partagé par la communauté financière et un certain nombre de responsables politiques en France est que les ménages n’offrent pas assez d’épargne financière longue et risquée. L’État contribuerait également à cette situation via une fiscalité inadaptée. Toutefois la France ne constitue pas une exception. En outre, il ne fait pas de doute que les besoins d’investissement productif non satisfaits sont très importants en Europe depuis le début des années 2000.

Néanmoins, on peut constater, ce qui est devenu évident depuis la crise, que la demande de financement des entreprises pour l’investissement productif est faible. C’est encore bien pire pour l’investissement public qui n’a cessé de baisser en Europe en % du PIB depuis le début des années 1980. En outre, la relation entre l’épargne des ménages et ses utilisations passe par l’intermédiation financière. Or le court-termisme qui règne dans les marchés financiers sous l’empire de l’obsession de la liquidité n’y est pas étranger. Devant ce qui est pensé comme un mismatch, le discours financier invoque pêle-mêle le manque d’éducation financière des épargnants, la fiscalité du capital, le manque de confiance des ménages, le conseil financier inadéquat et l’innovation trop timorée.

Ces explications ad hoc ne prennent pas en compte trois évolutions structurelles des sociétés capitalistes avancées : la chute continue de l’actionnariat à tout âge depuis la crise, l’alourdissement et la concentration du poids du patrimoine relativement au revenu depuis la fin des années 1970, la montée du risque de longévité et l’envolée induite des transferts sociaux. Face à ces évolutions sociétales, quelles peuvent être les propositions efficaces à moyen terme pour s’y adapter ?

Si les ménages sont pessimistes, la situation macroéconomique et la détérioration de la protection sociale (santé, éducation, retraite) n’y est pas pour rien. En premier lieu, une politique macroéconomique contra-cyclique, capable de garantir la situation de l’emploi et le système social, serait sans doute plus favorable pour prendre davantage de risques financiers. En second lieu, pour limiter l’accumulation du capital par les seniors, un dispositif de taxation progressive des héritages familiaux pour inciter à la consommation, à la donation ou à l’investissement de long terme, peut inciter à y remédier, selon les auteurs.

Ce dispositif serait utile, soit en incitant les ménages à mobiliser leur patrimoine pour éviter la surtaxe, soit en procurant des ressources fiscales supplémentaires à l’État. En troisième lieu une couverture publique élargie de la dépendance permettrait d’alléger le risque de longévité supporté par les ménages retraités ; ce qui impliquerait sans doute de réindexer plus correctement les pensions.

Le chapitre 7 concerne les comportements des entreprises, plus précisément la valorisation actionnariale, la gestion financière et la gouvernance dans les grands groupes industriels cotés. Il est écrit par Renaud du Tertre et Yann Guy. La démarche prend l’entreprise pour ce qu’elle est : non pas un nœud de contrats conduisant à une relation principal-agent entre les actionnaires et le management. Les actionnaires ne sont pas les propriétaires des entreprises. L’entreprise est une réalité multidimensionnelle. C’est à la fois une communauté de personnes munies de compétences qui coopèrent pour produire de la valeur pour la collectivité et une société privée qui est une personne morale juridiquement propriétaire de l’entreprise. Les actionnaires ne sont qu’une des parties prenantes en tant que propriétaires des fonds propres qu’ils apportent à la société.

Le capitalisme financiarisé a déployé un régime de croissance qui évolue sur une trajectoire qui n’est pas soutenable face aux défis de ce siècle.

michel aglietta

La financiarisation des entreprises a déplacé le pouvoir décisionnel en faveur des actionnaires. La gouvernance des entreprises sous l’influence de la finance est le principe de la valeur actionnariale. Ce chapitre en étudie les caractéristiques et les conséquences pour la rentabilité des entreprises, l’impact sur les valorisations boursières et les incidences sur l’investissement. L’analyse est faite à partir de la comparaison des structures de bilan et des indicateurs de rentabilité financière dans un échantillon de groupes industriels dans quatre pays (États-Unis, Royaume Uni, Allemagne et France) où l’influence de la valeur actionnariale n’est pas la même. L’analyse permet de mieux comprendre les effets de ce mode de gouvernance.

Les entreprises ont vécu un mouvement de financiarisation lié aux politiques de libéralisation depuis les années 1980. Cette financiarisation a imposé le principe de la valeur actionnariale, c’est-à-dire la mise de la gouvernance au service des actionnaires. Comme on l’a montré au chapitre 2, le levier d’endettement pro-cyclique est essentiel dans les stratégies managériales au service de la valeur actionnariale. Toutefois ce principe, dominant dans les pays anglo-saxons, s’est moins développé en Europe continentale ; d’où l’intérêt d’une étude empirique comparative. Dans cette comparaison deux types de rentabilité sont analysés : le ROE (Return on Equity) et le TSR (Total Shareholder Return).

Ces deux ratios sont issus de comptabilités différentes. Le ROE provient de la comptabilité aux coûts historiques des immobilisations. Le TSR dépend des anticipations des participants aux marchés boursiers. Il incorpore donc les plus ou moins values des marchés boursiers.

On considère deux sections : l’impact de la finance de marché sur les stratégies des entreprises, puis les décisions managériales au service de la valeur actionnariale.

Conformément aux enseignements tirés du cycle financier, l’investissement est influencé par l’effet de levier. Celui-ci déforme la structure des bilans à la recherche d’un ROE élevé. Par ailleurs, les variations du TSR sont sensibles aux fluctuations cycliques des cours boursiers. Or la globalisation financière tend à imposer un marché unique des capitaux. Pourquoi constate-t-on des ROE très différents selon les groupes dans les quatre pays pour réaliser la convergence des TSR ? Ces divergences distinguent les entreprises anglo-saxonnes de celles d’Europe continentale. Trois facteurs conduisent à les expliquer : la gouvernance d’entreprise entièrement actionnariale aux États-Unis, partenariale avec codétermination en Allemagne ; les insertions différentes dans l’économie mondiale des pays d’origine de ces groupes ; les poids respectifs de la finance de marché et de la finance de banque dans ces pays d’origine.

Si les deux derniers facteurs peuvent être considérés comme des données exogènes pour comparer les styles de gouvernance, il n’en est pas de même du premier. C’est qu’il y a bien des manières de valoriser le capital des entreprises pour maximiser le TSR. La financiarisation a enrichi les possibilités. Il n’y a pas que l’investissement productif qui élève la productivité et donc le rendement du capital. On peut faire de la valeur actionnariale par croissance externe dans le monde entier, par rachat d’actions et par distribution de dividendes. Le moyen d’action de ces différentes stratégies est l’autofinancement net. Mais l’effet déterminant sur le TSR passe par le cycle financier, c’est-à-dire par le momentum entre le levier de dette et la hausse du marché des actions.

Sur les places anglo-saxonnes la corrélation entre le taux d’endettement et le cours des actions est plus élevé qu’en Europe continentale parce que l’usage de l’autofinancement est dirigé vers les stratégies qui visent les plus-values boursières au détriment de l’investissement productif. Car la conception de l’entreprise comme somme d’actifs détenus par les actionnaires selon le modèle Wall Street fait du marché boursier l’opérateur du marché du contrôle qui permet de dégorger le goodwill au bénéfice des actionnaires. Les performances du point de vue du TSR sont donc hautement cycliques. À l’opposé les entreprises allemandes ont des horizons plus longs avec un actionnariat plus stable, des connexions bancaires à long terme et des structures qui se perpétuent dans le temps (going concern). En France la gouvernance s’est déplacée vers le système anglo-saxon au cours des années 1990.

La réalisation de la valeur actionnariale dépend donc de décisions managériales stratégiques. La globalisation financière depuis les années 1980 a entraîné l’internationalisation des entreprises, donc le recours accru à la croissance externe. Il en a résulté une augmentation de l’investissement financier par rapport à l’investissement productif dans les phases ascendantes du cycle financier. Malgré les différenciations entre les modes de gouvernance sur lesquelles on a insisté, on peut constater une évolution générale vers la valeur actionnariale à partir des années 2000.

On constate, en effet, une hausse systématique du free cash-flow dans tous les groupes et dans les quatre pays. Le free cash-flow est défini comme la différence entre l’autofinancement brut et l’investissement total. Il sert à payer les dividendes et à financer les transactions sur les titres. Dans les années 1990, il était négatif en France et en Allemagne à cause des acquisitions en Europe de l’Est. Il est ensuite devenu une variable stratégique dans toutes les grandes entreprises. Cela veut dire que le résultat net a augmenté à investissement inchangé et donc que le pouvoir des actionnaires a augmenté. Aux États-Unis, c’est le rachat massif des actions qui est devenu la modalité principale de rémunération des actionnaires. Au contraire, les rachats d’actions sont faibles en France et inexistants en Allemagne.

Il existe donc une diversité de modèles de gouvernance qui se reflète dans la gestion financière des entreprises. Une première contrainte fixe la part du résultat net à distribuer aux actionnaires pour satisfaire leurs intérêts à court terme. Cette contrainte est contra-cyclique. Une seconde contrainte s’applique au taux d’endettement maximum fixé par les créanciers. Cette contrainte dépend de la capacité d’autofinancement, donc de la solidité des fonds propres qui soutient le levier d’endettement. Cette contrainte est pro-cyclique. Le rôle prépondérant de la capacité d’autofinancement est une préoccupation commune. Mais cette logique commune n’empêche pas la diversité des modes de gouvernance. Car les exigences des actionnaires n’ont pas la même intensité selon les pays pour influencer l’arbitrage temporel des entreprises quant au partage des usages du résultat net. Ensuite la finance de banques et la finance de marché n’ont pas la même influence sur la contrainte d’endettement.

Cela justifie de faire une distinction fondamentale. La valeur actionnariale au sens strict s’applique dans le monde anglo-saxon. Une alliance partenariale dans un modèle de codétermination s’applique en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe du Nord entre actionnaires « patients », banques et organisations salariales. Il est tourné vers les intérêts de long terme.

Quatrième partie et conclusion générale : pour une croissance inclusive et soutenable

Le capitalisme financiarisé a déployé un régime de croissance qui évolue sur une trajectoire qui n’est pas soutenable face aux défis de ce siècle. Cette variété de capitalisme ne peut soutenir temporairement la croissance qu’au prix de l’instabilité. C’est la nature même du momentum financier. Au delà du problème de la stabilité macro-financière, ce régime de croissance pose des problèmes plus profonds : la montée des inégalités sociales, la concentration du pouvoir et de la richesse vers les plus favorisés, la multiplication des rivalités géopolitiques, le déclin relatif de la puissance hégémonique. En outre, les défis planétaires de ce siècle, du changement climatique à l’inégale répartition des ressources, l’eau au premier chef, à leur épuisement, en passant par la destruction des écosystèmes, interpellent la logique productiviste de la croissance qui a prévalu depuis la révolution industrielle.

La quatrième partie aborde la question de la soutenabilité sous l’angle de la monnaie carbone et de la finance pour le climat. Cette partie exploratoire comporte un seul chapitre. Rédigé par Michel Aglietta, Liesbeth de Fossé, Etienne Espagne et Antonin Pottier, il explore un modèle macroéconomique susceptible de mobiliser la finance grâce à une diversité de moyens de politique climatique.

La transition vers l’économie bas carbone peut être vue comme l’opportunité de sortir de l’équilibre de basse croissance. La qualité de la croissance est devenue un thème majeur. Pour cela il faut que soient conçues des politiques capables de développer les technologies « bas carbone » en engageant des investissements innovants qui transforment les structures de production et les modes de consommation.

Les dégâts du changement climatique se dérouleront à un horizon bien supérieur à celui pris en compte par les financiers, les hommes politiques, ou même les élites technocratiques.

Michel Aglietta

Les dégâts du changement climatique se dérouleront à un horizon bien supérieur à celui pris en compte par les financiers, les hommes politiques, ou même les élites technocratiques, la tragédie de l’horizon réside dans l’invisibilité des risques pour ces acteurs. Briser la tragédie de l’horizon nécessite de mobiliser dès maintenant des ressources considérables dans des investissements qui éviteront des dégâts catastrophiques d’ici la fin du siècle. Il faut donc s’extirper du court-termisme de la finance contemporaine. Il faut donc pouvoir financer des investissements lourds et risqués qui apporteront une utilité sociale essentielle dans plusieurs décennies. Cet enjeu échappe au calcul économique usuel.

Malheureusement on ne dispose pas actuellement des outils de modélisation nécessaires pour étudier des scénarios crédibles. Il faut une connaissance préalable de l’impact climatique entendu comme le croisement de l’effet d’une variation dans la distribution d’un certain type d’événement naturel, et l’effet d’une distribution de réactions de la société à ce type d’événement.

De la sorte, une fonction de réponse globale peut empiriquement (si les données sont disponibles) être reconstituée, qui n’a rien à voir avec l’impact climatique émergent d’un modèle à agent représentatif rationnel ! Or on ne dispose pas de la connaissance de tous les facteurs explicatifs possibles pour garantir une inférence causale. Il faut se contenter des études microéconomiques faisant apparaître de multiples impacts de dommages climatiques sur l’économie, la société et la démographie. L’important est d’observer les interactions entre l’humain et le climat à des échelles locales dans de multiples dimensions. Ensuite il faut en induire une représentation des dommages au niveau macroéconomique prenant en compte l’accroissement de l’incertitude avec la hausse des températures.

Ensuite et contrairement aux modèles existants, il faut modéliser la monnaie et la finance d’une manière compatible avec la logique sous-jacente au cycle financier de manière à rendre possibles des trajectoires de long terme divergentes sous l’impact de bifurcations climatiques. Nous avons ainsi construit un modèle exploratoire monnaie, finance, climat simulant les effets macroéconomiques de différentes fonctions de dommages.

Avec cet outil on se pose la question : comment piloter la politique économique pour faire une transition énergétique douce vers une économie soutenable malgré l’incertitude des dommages et celle des technologies qui vont s’imposer dans l’avenir ?

Pour étudier différentes politiques il faut faire interagir la fonction qui décrit les coûts d’abattement avec la fonction agrégée de dommages. On étudie ainsi plusieurs politiques dites « bas carbone » à partir de trois instruments : la taxe carbone, les subventions aux investissements « bas carbone » et un taux d’intérêt « vert ». Ces politiques sont croisées avec différentes fonctions de dommage. Pour ce faire on simule un modèle à deux secteurs de sorte que la politique d’abattement se traduise par la substitution dans le temps d’un secteur à technologie brune par un secteur à technologie verte.

On aboutit à la conclusion provisoire de cette modélisation exploratoire. La combinaison de plusieurs outils alternatifs de politiques d’incitation et de financement de la transition bas carbone peut améliorer les conditions financières dans lesquelles les firmes émettrices et non-émettrices de GES passent par la transition. Cette combinaison peut permettre de réduire le stress financier sur le secteur conventionnel et améliorer la profitabilité du secteur vert, ce qui est un fort stimulant pour l’investissement bas carbone.

La conclusion générale, rédigée par Michel Aglietta, élargit la réflexion sur la soutenabilité. La qualité de la croissance est devenue un thème majeur, promu par les Nations Unies. Il s’agit de donner un nouveau sens à la notion de valeur, bien au delà de sa signification marchande. Dès lors que l’on a compris que le paradigme de l’économie pure ne peut résoudre aucun des problèmes concernant la répartition des richesses, le chômage involontaire ou la pauvreté, on est confronté au choix social. Or un résultat théorique puissant et incontournable, démontré par Kenneth Arrow, est que la justice sociale est totalement séparée du libéralisme économique.

En effet, il est impossible d’agréger de manière incontestable des préférences individuelles hétérogènes dans une fonction de bien-être social. Cela veut dire qu’il est impossible de se prononcer sur des problèmes de répartition et de pauvreté dans une perspective utilitariste. Il s’ensuit que la question du choix social repose sur une idée étrangère à l’utilitarisme, celle de justice. La percée conceptuelle a été effectuée par John Rawls qui pose que l’équité est à la racine de la justice.

La dégradation de l’environnement, et en particulier le changement climatique, peut restreindre les biens premiers disponibles et modifier leur répartition, au détriment des plus démunis.

michel aglietta

La conclusion générale montre comment on doit comprendre la démarche de Rawls et notamment le sens du concept de voile d’ignorance pour parvenir aux principes de la justice comme équité. Ces principes s’appliquent à la distribution de ce que Rawls appelle les biens premiers. Le premier principe est le droit égal à un système le plus étendu possible de libertés réelles. Ce droit va bien au delà de ce que les institutions libérales des pays occidentaux appellent les « droits de l’homme ». En effet, l’exercice de la liberté réelle implique l’éradication de la pauvreté. Car la pauvreté est privation de biens premiers, donc de liberté réelle de réaliser son projet de vie. Il s’ensuit que l’élimination de la pauvreté doit donc être le premier objectif des politiques publiques dans une perspective de justice comme équité.

Le second principe est la définition des inégalités légitimes. Celles-ci doivent satisfaire deux conditions. La première est la juste égalité des chances offrant des positions et fonctions sociales ouvertes à tous. La seconde stipule que les inégalités (prérogatives et pouvoirs, revenus et richesse) ne sont légitimes que si elles procurent les plus grands bénéfices aux membres les plus désavantagés de la société. Il s’agit de l’équité distributive et efficace. Elle s’oppose frontalement à la conception utilitariste qui fait ses délices du dilemme entre équité et efficacité.

La dégradation de l’environnement, et en particulier le changement climatique, peut restreindre les biens premiers disponibles et modifier leur répartition, au détriment des plus démunis. Considérer les effets du changement climatique sur les biens premiers renforce les conclusions que l’on peut tirer de son effet sur la répartition. S’inscrire dans une perspective de biens premiers a également des conséquences sur la manière dont la lutte contre le changement climatique doit être conduite. À cette occasion, les biens premiers doivent être préservés ou augmentés au bénéfice des plus démunis. La lutte contre le changement climatique ne doit pas être l’occasion d’ajouter aux prérogatives des puissants. Il faut donc veiller à la participation aux décisions, comme le demandent les mouvements de justice climatique.

Chez Rawls les institutions sont décisives. La question qui se pose est alors la suivante : comment faire évoluer les institutions imparfaites et les comportements inadéquats pour faire progresser la justice par expansion des libertés réelles ? Pour avancer dans cette voie, il faut se tourner vers Amartya Sen. Sen considère le choix social comme une méthode. Il prend en compte la primauté des biens premiers, tout en leur donnant une signification dynamique en forgeant la notion de « capabilités » (capabilities). Les « capabilités » sont les libertés réelles d’accomplissement : capacités à transformer les ressources dont on dispose en liberté réelle de choisir le projet de vie que l’on a des raisons de valoriser.

Ainsi, l’égalité dans l’espace des biens premiers peut entraîner des inégalités sérieuses de réalisation à cause des facteurs sociaux de conversion (discriminations, rôles sociaux sexués, relations de pouvoirs). On comprend les effets dévastateurs d’une démocratie seulement représentative et plongée dans une concurrence économique exacerbée, où chacun cherche à maximiser sa part du revenu national. La multiplication des contradictions conduit à des affrontements sociaux vis-à-vis desquels la politique fondée sur le vote majoritaire n’est pas toujours adéquate pour définir une règle juste de partage. Elle prend difficilement en compte les intérêts de minorités sous-représentées politiquement.

Croissance contre finance

Pour dépasser les règles du vote comme base du jugement sur le bien-être social, Sen et d’autres auteurs comme Atkinson se sont engagés dans la construction de mesures objectives, plutôt que subjectives, des inégalités. Cela implique que les États pilotent un développement considérable de l’information. Encore faut-il ne pas traiter ces informations de manière compartimentée. L’expérience des individus vis-à-vis des choix sociaux n’est pas seulement, ni principalement, celle de l’expression d’une opinion ou d’un vote. Corrélativement, la formation des choix sociaux contourne l’impossibilité de l’agrégation d’intérêts individuels séparés, grâce à l’activité participative à des groupes d’appartenance.

La démocratie participative est faite d’un système de médiations emboîtées qui peuvent élaborer des solutions à des problèmes informés le plus complètement possible par une préoccupation permanente d’enrichissement des bases d’information.

Lorsque la société est conçue comme un réseau de relations, les « capabilités » font de l’inclusivité une dimension de la soutenabilité. Dans cette perspective on peut aborder la question de la valeur et donc de la réforme de la comptabilité, à la fois au niveau de la macroéconomie et à celui de l’entreprise. La comptabilité de flux organisée sur le PIB est totalement inadaptée pour poser les problèmes de choix social. Il est essentiel de développer une comptabilité de la richesse collective selon la démarche de l’UNEP que les gouvernements ignorent superbement.

La ligne directrice consiste à élargir le concept de capital, donc d’œuvrer à l’opposé de la conception du fondamentalisme de marché qui ne reconnaît comme capital que les actifs donnant lieu à des droits de propriété privés négociables sur des marchés, démarche exacerbée par le cénacle des comptables privés de l’IASB. Dans la conclusion générale on donne un certain nombre de repères établis par l’UNEP pour valoriser le capital humain, les actifs intangibles, les ressources non renouvelables et les écosystèmes.

Nous avons montré en résumant le chapitre 2 et le chapitre 7 à quel point la valeur actionnariale est un principe néfaste de gouvernance des entreprises. Transformer la gouvernance dans le sens de la codétermination est une base essentielle de la mutation du régime de croissance vers la soutenabilité. Parce qu’elle mobilise la créativité des ressources humaines rassemblées dans l’entreprise, la gouvernance partenariale est la principale source de productivité dans l’économie de la connaissance, qui repose sur l’interaction et l’implication de tous les porteurs de « capabilités ».

Or la comptabilité est le langage de la valeur. La généralisation du capital aux actifs intangibles et environnementaux doit s’inscrire dans la comptabilité des entreprises qui portent ces actifs. L’importance de la complémentarité et de la coopération pour la productivité doivent se refléter dans les comptes des entreprises. On doit pouvoir y mesurer les rendements des types de capital sans droits de propriété négociables pour guider les décisions d’entreprise les plus efficaces vis-à-vis des objectifs collectifs. Dans une gouvernance reposant sur la codétermination le critère est la maintenance effective des différents types de capital.

En conséquence, les provisions financières pour l’amortissement de la fraction de capital frappée d’usure et d’obsolescence doivent être, épargnées et réinvesties dans les actifs productifs étendus à toutes les formes de capital enregistrées à l’actif du bilan. Le bilan, le compte d’exploitation et le compte de pertes et profits doivent être restructurés selon ces principes pour se rapprocher d’une comptabilité du bien-être social.

Enfin la remise en cause du caractère dominant de la valeur actionnariale conduit à interroger les principes du capitalisme financiarisé sous tous ses aspects. Ainsi la transformation de la structure productive pour un régime de croissance soutenable, étudiée au chapitre 8, requiert les services d’investisseurs financiers responsables. Quel type d’actionnaire est-il compatible avec une gouvernance partenariale fondée sur la codétermination ?

Un investisseur responsable est un intermédiaire financier, qui collecte des montants élevés d’épargne et qui développe des stratégies d’allocation de cette épargne en reconnaissant les interdépendances entre les évaluations financières et non financières qui participent d’une conception élargie de la richesse des nations.

Les investisseurs responsables doivent faire valoir les critères ESG. Ces critères devraient progressivement être incorporés dans la comptabilité d’entreprise. Les investisseurs responsables sont conduits à s’impliquer dans la gouvernance des entreprises où ils investissent, pour infléchir les modèles de gestion dans le sens d’une sensibilité aux critères ESG. Ils doivent aussi se doter d’instruments pour évaluer l’impact des externalités positives et négatives sur les rendements internes des projets d’investissement des entreprises.

Ils doivent enfin se doter de référents éthiques pour guider leurs stratégies conformément à leur devoir fiduciaire vis-à-vis des épargnants bénéficiaires de leurs services. Ce devoir est la préservation à long terme du capital qui leur a été confié par immunisation de leur passif. Ce devoir fiduciaire a été transgressé par les investisseurs institutionnels qui ont participé aux bulles financières et fait subir ensuite aux épargnants l’effondrement de la valeur des actifs. Ce changement de gouvernance financière est indispensable pour faire face à la tragédie de l’horizon, sans doute le plus grand défi de ce siècle.