Les événements des derniers jours en Russie ont été marqués par une grande confusion et de nombreuses incertitudes. La nature même des faits est sujette à débat : coup d’État, tentative de renverser le leadership militaire, ou simple intimidation ? Les conséquences de ces événements sont également difficiles à évaluer. Cependant, il est possible de distinguer les acteurs qui en sortent affaiblis et renforcés, du moins à court terme. 

Vladimir Poutine, quant à lui, apparaît affaibli par la tentative d’Evguéni Prigojine de contester l’autorité présidentielle. Le Président russe a fondé sa légitimité en s’opposant à la période des années 1990, présentée comme une période d’anarchie pour la Russie, et gouvernée par un leader largement contesté par les élites. 

L’avancée des milices Wagner sur Moscou a poussé le Président russe à s’exprimer publiquement, en comparant les événements à la guerre civile de 1917 dans un discours traduit et commenté par la revue samedi matin. Alors que Poutine a promis pendant plus de vingt ans aux Russes de les sortir de l’anarchie présumée des années 1990, il a dû admettre publiquement qu’une guerre civile pouvait les menacer. 

Alors que Poutine a promis pendant plus de vingt ans aux Russes de les sortir de l’anarchie présumée des années 1990, il a dû admettre publiquement qu’une guerre civile pouvait les menacer.

Milàn Czerny

Mais Prigojine se retrouve également affaibli : il fait toujours l’objet d’une enquête pour « mutinerie armée » par le parquet russe1, et il n’a pas reçu le soutien qu’il espérait au sein des forces armées. Son contrôle sur Wagner est remis en cause. Enfin, le Ministre de la Défense, Sergueï Shoigu, est resté silencieux alors que les troupes de Wagner s’emparaient rapidement de villes russes. 

En revanche, le dirigeant bélarusse, Loukachenko, émerge quelque peu renforcé de ces événements — après une longue période marquée par l’affaiblissement de son pouvoir. Suite aux manifestations de l’été 2020, les plus importantes au Bélarus à ce jour, Loukachenko s’est retrouvé isolé, sanctionné par les pays occidentaux et contraint de se rapprocher de la Russie, au risque de voir sa marge de manœuvre limitée par celle-ci. La Russie a en effet profité de l’isolement de Loukachenko pour avancer un projet d’union entre les deux pays, qui ferait du Bélarus — déjà vassalisé — une simple annexe de la Russie.

Alors que les troupes Wagner progressaient sur le territoire russe en direction de Moscou et que la confusion régnait, l’opposition bélarusse a tenté de raviver les forces contestataires de l’été 2020. Le régiment Kalinouski, composé de soldats bélarusses combattant aux côtés des troupes ukrainiennes, a publié un message vidéo2 s’adressant aux citoyens pour appeler à la « libération de la Biélorussie de la dictature et de l’occupation. » Sviatlana Tsikhanouskaya, figure de l’opposition en exil, a également appelé3 le même jour au départ des troupes russes présentes au Bélarus. La tentative de coup d’État en Russie s’étant rapidement terminée, le régime n’a pas été inquiété par ces appels à la révolution. Au contraire, l’opposition a semblé mal informée et prise de court.

Alors que les troupes Wagner progressaient sur le territoire russe en direction de Moscou et que la confusion régnait, l’opposition bélarusse a tenté de raviver les forces contestataires de l’été 2020.

Milàn Czerny

De plus, Loukachenko a pu se positionner dans la crise en tant que médiateur — un rôle qu’il apprécie. Dans un premier temps, selon des sources internes4, le leadership russe a tenté de résoudre le conflit avec Prigojine de manière pacifique, suite au refus du dirigeant de Wagner de remettre le commandement de ses mercenaires au Ministère de la Défense. Cependant, le chef de guerre aurait refusé de faire marche arrière, poussant Vladimir Poutine à s’exprimer publiquement pour dénoncer une trahison. L’ancien cuisinier du Kremlin aurait rapidement pris conscience d’avoir franchi une ligne rouge, sans parvenir à rassembler de soutien au sein des forces armées. Le dirigeant de Wagner avait cessé d’être en position de force. C’est dans cette intervalle que Loukachenko s’est proposé — ou qu’il lui a été demandé — de jouer un rôle de médiateur entre Prigojine et les autorités russes. C’est en effet, semble-t-il, au moment de la négociation ou ce dernier avait requis la présence d’un officiel de haut rang que le président russe avait coupé tout contact avec le leader de Wagner.

Pour Loukachenko, servir d’intermédiaire avait des bénéfices évidents : le leader bélarusse aime être sous les projecteurs et peut désormais se présenter comme celui qui a sauvé la Russie d’une guerre civile. Prigojine et Poutine ayant tous deux exprimé leur gratitude pour la médiation effectuée par Loukachenko, le statut du dirigeant en sort renforcé : il veut cesser d’apparaître comme un leader responsable, et non plus simplement comme un vassal de Poutine.

C’est au moment de la négociation où Prigojine a requis la présence d’un officiel de haut rang que le président russe a coupé tout contact avec le leader de Wagner.

Milàn Czerny

Il faut rappeler d’ailleurs qu’à la suite de la première phase de l’offensive russe en Ukraine en 2014, Loukachenko avait également bénéficié du conflit pour se présenter comme un acteur neutre, et accueillir dans sa capitale des dirigeants européens, ukrainiens et russes pour signer les accords de Minsk. Ce rôle lui avait alors offert la possibilité de se distancer de la Russie en développant, par la suite, des liens économiques avec l’Occident. 

Toutefois, la dernière médiation effectuée par Loukachenko le weekend dernier le lie encore plus à la Russie. Il a en effet joué un rôle central lors d’un conflit intra-élite en Russie, et Prigojine est censé se rendre désormais au Bélarus selon les termes de l’accord trouvé entre les autorités russes et le chef de Wagner. Le destin de Loukachenko se retrouve ainsi menotté à celui du Kremlin — avec les risques que cela comporte, comme le coup de force de Prigojine l’a démontré. 

On ignore, à l’heure actuelle, si le leader de Wagner se rendra seul en Biélorussie ou s’il s’y déplacera avec ses troupes, offrant ainsi à Loukachenko une armée privée crainte par Poutine. Selon certaines sources, un camp de Wagner serait déjà en construction au Bélarus5. Cependant, comme cela a été démontré lors de la séquence de ce week-end, avoir une armée privée comporte des risques. La médiation de Loukachenko peut certes lui apporter une reconnaissance à court terme, mais elle soulève surtout de nouveaux problèmes pour le dirigeant à long terme.

Sources
  1. The Insider, “Пригожин остается под следствием по делу о мятеже” [Prigozhin fait toujours l’objet d’une enquête]
  2. Kastus Kalinouski Regiment, Twitter, 24 Juin, 2023.
  3. Amtm Gerashchenko, Twitter, 24 Juin, 2023.
  4. Meduza, « Путина не было нигде » [Poutine n’était nulle part], 25 Juin, 2023.
  5. Verstka, “В Беларуси начали строить лагеря для размещения бойцов ЧВК « Вагнер »” [En Biélorussie, des camps pour accomoder des soldats Wagner commencent à être construits], 26 Juin, 2023.