Guerre

Poutine : l’épreuve de force d’un chef de gang

Cette semaine, le président de la Russie a un nouveau visage — non plus celui qui menace ou qui massacre les traîtres, mais celui qui temporise, qui concède et qui louvoie. Dans le chaos d’une guerre qui s’étend jusqu’au Kremlin, la politique devient elle aussi une simple épreuve de force et Poutine, un chef de gang de plus en plus au pied du mur — qui prononce ces mots rapides que nous traduisons et commentons ligne à ligne.

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Le Grand Continent
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© Russian Presidential Press Service via AP

Lundi 26 juin, Vladimir Poutine a seulement prononcé quelques mots. Les premiers depuis samedi matin — lorsqu’il avait menacé les « traîtres » et ceux qui fomentaient une « guerre civile » contre la Russie. Depuis, le maître du Kremlin avait disparu des écrans. Entre temps, son ancien cuisinier devenu chef de guerre, Evguéni Prigojine, faisait demi-tour — et avec lui une colonnes de 25 000 mercenaires marchant vers Moscou — et justifiait sur Telegram sa volte-face pour « éviter un bain de sang ». Ce retournement était obtenu par la médiation du Président biélorusse Loukachenko, — vassal de Poutine qui se retrouve désormais pris au piège entre le Président russe et l’homme fort de Wagner comme l’analyse Milàn Czerny — épaississant encore davantage le flou d’une séquence déjà difficilement lisible.

Dans cette brève allocution, très attendue, Poutine semble contraint : comme un caïd en difficulté obligé de donner des gages, tout en évitant soigneusement de désigner les coupables — évidemment fantasmés à l’étranger.

S’il reste très difficile de comprendre exactement ce qui se passe en Russie en ce moment, une chose est désormais assez claire : la guerre s’étend désormais jusqu’au Kremlin.

Chers amis,

Aujourd’hui, je m’adresse à nouveau aux citoyens de Russie. Je vous remercie pour votre retenue, votre cohésion et votre patriotisme. Cette solidarité civique montre que tout chantage, toute tentative de provoquer des troubles intérieurs est vouée à l’échec.

L’expression « je vous remercie », répétée plusieurs fois dans le texte, a donné lieu à un détournement : un mème est né après que le groupe Telegram GREY ZONE (500 000 abonnés), proche de Wagner, a publié une vidéo de quelques secondes dans laquelle on voit une image d’archive de Leonid Brejnev déclarant « merci de m’avoir écouté ». La séquence fait référence à la réputation de l’ancien leader soviétique de prononcer des discours creux et sans annonce, en remerciant simplement son auditoire à la fin. De fait, le discours de Poutine est en rupture totale avec le style de ses allocutions violentes depuis un an, que nous avons régulièrement traduites et commentées dans la revue.

Je le répète, la société et les pouvoirs exécutif et législatif, à tous les niveaux, ont fait preuve d’une grande fermeté. Les organisations publiques, les confessions religieuses, les principaux partis politiques et, en fait, l’ensemble de la société russe ont adopté une position ferme et explicite de soutien à l’ordre constitutionnel. L’essentiel — la responsabilité du destin de la patrie — a uni tout le monde, a rassemblé notre peuple.

Je tiens à souligner que toutes les décisions nécessaires pour neutraliser la menace émergente et protéger le système constitutionnel, la vie et la sécurité de nos citoyens ont été prises instantanément, dès le début des événements.

Une mutinerie armée aurait été réprimée en tout état de cause. Les comploteurs de la mutinerie, malgré leur manque d’adéquation, ne pouvaient que s’en rendre compte. Ils ont tout compris : notamment le fait que leurs actions étaient de nature criminelle, qu’elles visaient à polariser les gens et à affaiblir le pays, qui fait actuellement face à une énorme menace extérieure et à une pression sans précédent de l’extérieur. Ils l’ont fait à un moment où nos camarades meurent sur la ligne de front en disant : « Pas un pas en arrière ! ».

Mais après avoir trahi leur pays et leur peuple, les chefs de cette mutinerie ont aussi trahi ceux qu’ils ont entraînés dans leur crime. Ils leur ont menti, les ont poussés à la mort, les ont attaqués, les ont obligés à tirer sur leur peuple.

C’est exactement ce résultat, le fratricide, que les ennemis de la Russie — les néonazis de Kiev, leurs patrons occidentaux et d’autres traîtres nationaux — voulaient voir. Ils voulaient que les soldats russes s’entretuent, que les militaires et les civils meurent, que la Russie finisse par perdre et que notre société se désagrège et périsse dans une querelle sanglante.

De manière attendue, Vladimir Poutine tente de transformer ce qui est un problème interne à la Russie en opération commandée de l’extérieur par « les néonazis de Kiev, leurs patrons occidentaux et d’autres traîtres nationaux », cette dernière expression désignant probablement davantage dans sa bouche l’opposition russe en exil que ceux qui ont pris le parti de Prigojine — qui n’est jamais nommé dans le discours.

Ils se frottaient les mains et rêvaient de se venger de leurs échecs sur la ligne de front et au cours de la soi-disant contre-offensive, mais ils ont fait un mauvais calcul.

Je tiens à remercier tous nos militaires, nos forces de l’ordre et nos agents des services spéciaux qui se sont opposés aux mutins en restant fidèles à leur devoir, à leur serment et à leur peuple. Le courage et l’abnégation des pilotes héros tombés au combat ont sauvé la Russie de conséquences tragiques et dévastatrices.

Dans ce paragraphe, contrairement à ce qu’avaient pu affirmer certains réseaux pro-russes, Poutine confirme que les affrontements entre l’armée régulière et le groupe Wagner ont bel et bien fait plusieurs victimes — sans évoquer de punition pour les responsables, en contraste frappant avec son discours de samedi matin.

Dans le même temps, nous savions auparavant et savons aujourd’hui que la majorité des soldats et des commandants du groupe Wagner sont également des patriotes russes, fidèles à leur peuple et à leur État. Leur courage sur le champ de bataille lors de la libération du Donbass et de la Novorossiya le prouve. On a tenté de les utiliser à leur insu contre leurs compagnons d’armes avec lesquels ils se battaient au coude à coude pour leur pays et son avenir.

C’est pourquoi, dès que ces événements ont commencé à se dérouler, conformément à mes instructions directes, des mesures ont été prises pour éviter de faire couler le sang. Il a fallu du temps, entre autres, car il fallait donner à ceux qui avaient commis une erreur une chance de changer d’avis, de se rendre compte que leurs actions seraient fortement rejetées par la société, de comprendre à quelles conséquences tragiques et dévastatrices pour la Russie, pour notre pays, la tentative imprudente dans laquelle ils s’étaient laissés entraîner conduisait.

Là encore, Poutine apparaît affaibli : il prend soin de taire le nom de Prigojine en le noyant dans un ensemble abstrait (« ceux qui avaient commis une erreur ») et évoque « des mesures » pour « éviter de faire couler le sang », expression également employé par le leader de Wagner.

J’exprime ma gratitude aux soldats et aux commandants du groupe Wagner qui ont pris la bonne décision, la seule possible : ils ont choisi de ne pas s’engager dans un bain de sang fratricide et se sont arrêtés avant d’atteindre le point de non-retour.

Au fond, la tentative qu’il cherche à articuler est celle d’une minimisation de l’événement : le président russe n’a d’autre choix que celui-ci. Le coup de force de Prigojine, certes avorté à quelques centaines de kilomètres de Moscou, est sans précédent dans l’histoire récente de la Russie.

Aujourd’hui, vous avez la possibilité de continuer à servir la Russie en signant un contrat avec le ministère de la défense ou un autre organisme chargé de l’application de la loi ou de la sécurité, ou de rentrer chez vous. Ceux qui le souhaitent sont libres d’aller au Bélarus. Je tiendrai ma promesse. Encore une fois, chacun est libre de décider par lui-même, mais je pense que leur choix sera celui des soldats russes qui se rendent compte qu’ils ont commis une erreur tragique.

C’est probablement ici qu’intervient le plus grand désaveu pour Poutine. Samedi matin, alors que les mercenaires de Wagner prenaient des selfies avec les habitants hébétés de Rostov-sur-le-Don, le maître du Kremlin déclarait ceci face à toutes les caméras du pays : « Tous ceux qui se sont engagés consciemment sur la voie de la trahison, qui ont préparé la mutinerie armée, qui se sont engagés sur la voie du chantage et des actions terroristes, subiront un inévitable châtiment. »

À peine plus de quarante huit heures plus tard, point de châtiment mais un choix entre un contrat avec l’armée, la liberté, ou l’asile au Bélarus.

Je suis reconnaissant au président du Belarus, Alexandre Loukachenko, pour ses efforts et sa contribution au règlement pacifique de la situation.

Si Loukachenko semble avoir joué un rôle — peut-être forcé — de médiateur, on ignore aujourd’hui quelles seront les suites. Il est difficile de dire, à l’heure actuelle, si le leader de Wagner se rendra seul en Biélorussie ou s’il s’y déplacera avec ses troupes, offrant ainsi à Loukachenko une armée privée crainte par Poutine. Selon certaines sources, un camp de Wagner serait déjà en construction dans le pays. En tout état de cause, la médiation de Loukachenko est en demie teinte : elle le capture probablement dans un engrenage plus complexe. Lire ici l’analyse de Milàn Czerny sur ce sujet.

Je tiens à répéter que les sentiments patriotiques de notre peuple et la consolidation de la société russe ont joué un rôle décisif au cours de ces journées. Ce soutien nous a permis de surmonter ensemble les défis et les épreuves les plus difficiles pour notre patrie.

Je vous en remercie.

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