Alors que des émeutiers ont pris d’assaut le Congrès américain mercredi dernier, l’Europe a regardé ce spectacle avec horreur, incrédulité et –  comme cela arrive souvent lorsqu’on observe l’Amérique de Trump  – un certain degré de Schadenfreude. Les politiciens se sont empressés d’émettre des déclarations de condamnation fermes ; les journaux européens ont publié des unes aux titres comme « Anarchie aux États-Unis » (The Independent), « États-Unis : un jour pour un coup d’État » (La Repubblica), « Démocratie brisée » (Le Figaro) et « Honte ! » (Hamburger Morgenpost). 

Mais nous ne pouvons pas nous reposer sur nos lauriers en Europe occidentale. La politique de la terre brûlée de l’intimidation, de la violence et des théories conspirationnistes de l’extrême droite n’est pas seulement quelque chose qui prend place « là-bas » –  ou qui s’est déroulée ici, mais « à l’époque ».  En fait, de nombreux aspects du chaos social, politique et informationnel ayant conduit à la prise de contrôle armée du siège de la démocratie américaine sont également présents ici.

La violence d’extrême droite

Ce qui s’est passé dans la nuit du mercredi 6 janvier 2020 n’émerge pas d’un vide : elle n’est que le dernier embrasement d’une attaque de l’extrême droite américaine contre ses ennemis sociaux (les attaques antisémites et racistes de Pittsburgh, Charlottesville, El Paso et Charleston) et ses adversaires politiques (en octobre 2018, des bombes artisanales ont été envoyées à Obama, Biden, Clinton, CNN et au DNC). 

Cette traînée de violence n’est pas le produit d’une conception ou d’une organisation spécifique, mais plutôt le résultat du « terrorisme stochastique » : la mobilisation d’individus instables par le biais d’une diabolisation implacable et très publique des ennemis politiques. En d’autres termes, il n’est pas nécessaire de recourir à un cas spécifique d’incitation à l’action lorsqu’un mouvement politique entier prospère grâce à la haine envers certaines cibles –  qu’il s’agisse d’immigrants, de Juifs ou de Démocrates  : quelqu’un, quelque part, agira tôt ou tard sur la base de cette haine.

Quelqu’un, quelque part, agira tôt ou tard sur la base de cette haine.

Leonardo Carella

L’Europe a connu sa part de violences du même type –  imprévisibles mais inévitables  – au cours des dernières années, alors que les tensions ethniques et politiques s’enflammaient de plus en plus. Les extrémistes d’extrême droite allemands ont perpétré des fusillades de masse dans des synagogues, des mosquées et des magasins appartenant à des immigrés à Halle et Hanau. En Italie, des fusillades à caractère racial visant des immigrants ont tué deux Sénégalais à Florence en 2011 et blessé six personnes à Macerata en 2018. De Bærum en Norvège à Finsbury Park à Londres, de Zurich en Suisse à Trollhättan en Suède, les musulmans ont été les victimes du terrorisme stochastique de l’Europe.

Les hommes et femmes politiques ont également été les principales cibles de la violence de l’extrême droite. Jo Cox, députée du Parti travailliste britannique, a été assassinée par un extrémiste de droite une semaine avant le référendum sur le Brexit de 2016, au cri de « pour la Grande-Bretagne ». En 2019, un néo-nazi a tué par balle l’homme politique de la CDU Walter Lübke devant sa maison à Istha, en Hesse. À la suite d’une campagne de haine ciblée menée par les médias de droite, le maire libéral de Gdańsk Paweł Adamowicz a été poignardé à mort alors qu’il se trouvait sur scène lors d’une manifestation caritative. Les polices française et espagnole ont déjoué des complots de droite visant à assassiner le Premier ministre Sanchez et le Président Macron

Et  si l’émeute au Congrès américain semble trop farfelue pour la Vieille Europe endormie,  considérez à quel point la violence politique s’est rapprochée ces derniers temps du cœur du pouvoir en Europe. Lors des manifestations contre le coronavirus de 2020, des manifestants allemands ont pénétré dans le Bundestag alors que les législateurs étaient dans la salle. En 2019, les « Gilets jaunes » français ont pris le contrôle d’un chariot élévateur et ont défoncé les portes d’un bâtiment ministériel, provoquant l’évacuation du porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux. Lors des manifestations d’agriculteurs néerlandais de 2019, les manifestants ont tenté d’occuper le Binnenhof –  le siège du Parlement  – et le ministère de l’Agriculture. Ces trois mouvements ont fortement été noyautés par l’extrême droite. 

Légitimation politique de la violence d’extrême-droite

Il est certain que la violence politique en Europe n’est pas une prérogative exclusive de la droite radicale. Mais l’existence d’acteurs au sein des institutions politiques prêts à la justifier ou à donner aux mouvements violents un certain degré de légitimité rend ce type spécifique de politique contentieuse particulièrement préoccupant. Nous n’avons en Europe encore rien vu de semblable à l’incitation à la violence de Donald Trump par tweet ou la célébration par la base du parti républicain de Kyle Rittenhouse, le jeune de 17 ans qui a tiré de sang froid sur deux manifestants de Black Lives Matter –  mais nous nous en rapprochons.

Si l’émeute au Congrès américain semble trop farfelue pour la Vieille Europe endormie,  la violence politique s’est rapprochée ces derniers temps du cœur du pouvoir en Europe.

LEONARDO CARELLA

Prenons par exemple les manifestations d’extrême droite dans la ville allemande de Chemnitz, déclenchées par la mort d’un Allemand causée par un Irakien et un Syrien et qui ont fait des dizaines de blessés. Au cours de ces manifestations, le président de l’AfD Alexander Gauland a exprimé sa sympathie à la foule qui saluait les nazis : « Si l’État ne peut plus protéger ses citoyens, les gens descendent dans la rue et se protègent », a-t-il tweeté. Un autre législateur de l’AfD, Martin Hohmann, a détourné la responsabilité du meurtre de Walter Lübcke en déclarant dans un communiqué de presse que « s’il n’y avait pas eu d’ouverture illégale des frontières par la chancelière Angela Merkel, Walter Lübcke serait encore en vie ».

Après que Luca Traini, un ancien candidat du parti de la Ligue aux élections municipales de Corridonia, ait abattu six personnes de couleur dans la ville voisine de Macerata à la veille des élections générales italiennes de 2018, le leader de la Ligue, Matteo Salvini, a adopté un ton très similaire à celui de son homologue de l’AfD : « si quelqu’un est à blâmer, c’est le gouvernement qui a permis à des centaines de milliers de migrants illégaux de venir ». Il avait auparavant appelé à un « nettoyage massif, rue par rue, route par route, avec des moyens forts si nécessaire », pour faire face à la criminalité des immigrés. 

La cooptation tacite d’acteurs extrémistes violents par la droite radicale « institutionnelle » offre une autre voie de légitimation. La Lega et les Frères d’Italie ont tacitement et ouvertement salué le soutien de CasaPound, tout comme le Rassemblement national français entretient une relation avec Génération Identitaire, le groupe de jeunes ayant fait la une des journaux avec ses tentatives de sabotage du sauvetage des migrants en Méditerranée.

La légitimation des acteurs violents ne vient pas seulement de ce que nous pensons normalement être la droite radicale. Le politicien allemand Wolfgang Kubicki, du FDP libéral, a également rejoint l’AfD en rejetant la responsabilité de la violence de Chemnitz sur Angela Merkel. Le Mouvement cinq étoiles italien a ouvert la porte aux néo-fascistes de Casapound –  dont les membres comprennent l’auteur de la fusillade de masse de 2011 des vendeurs de rue sénégalais à Florence  – à l’approche des élections générales de 2013. Luigi Di Maio, le leader du mouvement et vice-premier ministre italien, est allé jusqu’à rencontrer les dirigeants du mouvement des Gilets Jaunes  : l’un des porte-étendard à qui il s’est adressé, Christophe Chalençon, a ensuite été arrêté par la police pour « provocation à prendre les armes contre l’autorité de l’État ».

La cooptation tacite d’acteurs extrémistes violents par la droite radicale « institutionnelle » offre une autre voie de légitimation.

LEONARDO CARELLA

Radicalisation de l’environnement médiatique

La désinformation à grande échelle est essentielle pour comprendre la crise de la démocratie américaine : ceux qui ont pris d’assaut le Congrès la semaine dernière –  et une part importante de ceux qui ont voté pour Trump en novembre  – étaient en partie motivés par la croyance en des théories conspirationnistes, dont le caractère mensonger est avéré. Du Pizzagate au “Deep State” et à QAnon, une importante minorité d’Américains vit dans un monde parallèle, avec son propre ensemble de faits étranges, dont la logique interne est quotidiennement renforcée par un environnement médiatique qui crée des démons imaginaires à partir des preuves les plus infimes et des préjugés les plus bas.

Au lendemain de l’attaque contre le Capitole, la responsabilité a été largement imputée aux réseaux sociaux et à la radicalisation en ligne, mais la contribution des médias « traditionnels » de droite – comme  Fox News  – ne saurait être exagérée. On peut dire que les pays d’Europe centrale comme la Pologne et la Hongrie disposent déjà de machines de propagande encore plus redoutables, prospérant dans une relation mutuellement bénéfique avec les gouvernements de la droite radicale de ces pays.

L’Europe occidentale n’en est pas encore là. Mais des réseaux comparables de désinformation prospèrent en ligne. En France, des plateformes qui revendiquent des millions de visiteurs uniques par mois comme Fdesouche, Égalité et Réconciliation, Riposte laïque et TV Libertés comptent parmi les nœuds clés d’une vaste « fachosphère » qui comble les fossés entre la politique « institutionnelle » de la droite radicale et le monde plus sombre des théoriciens du Grand Remplacement. Dans le même temps, les groupes à l’origine de ces sites web tirent parti de leur vaste base d’utilisateurs et de leurs provocations audacieuses pour injecter des idées extrémistes dans le débat « dominant ».

Gibet apporté devant le Capitole par des partisans de Trump le 6 janvier 2021

Comme l’a révélé Nina Horaczek du magazine Falter, le FPÖ autrichien peut compter sur un réseau de médias alliés tout aussi vaste : sa propre chaîne de télévision Unzensuriert, Info-Direkt (publiée par le réseau extrémiste Verteidiger Europas), et le magazine en ligne Wochenblick. Une nébuleuse de médias de droite plus disjoints et de moindre envergure a également vu le jour en Italie à la suite de la crise des migrants de 2015, centrée sur des sites comme VoxNews, ImolaOggi et StopCensura.

Les acteurs médiatiques étrangers, à l’instar des versions italienne, française et allemande de l’organe de propagande russe Sputnik, se sont également imposés comme une présence majeure dans les cercles des théoriciens du complot de droite. Ailleurs, les « médias  mainstream » sont intervenus pour viser la même part de marché. Des journaux tels que Libero, Il Giornale et La Verità en Italie, le Daily Express au Royaume-Uni et Compact en Allemagne permettent aux électeurs les moins avertis en matière d’Internet de tout savoir sur la menace imminente qui pèse sur la survie des blancs, depuis le kiosque à journaux de leur quartier.

En France, des plateformes qui revendiquent des millions de visiteurs uniques par mois comme Fdesouche, Égalité et Réconciliation, Riposte laïque et TV Libertés comptent parmi les nœuds clés d’une vaste « fachosphère » qui comble les fossés entre la politique « institutionnelle » de la droite radicale et le monde plus sombre des théoriciens du Grand Remplacement.

LEONARDO CARELLA

Plus inquiétant encore, des reproduction à grande échelle du modèle « Fox News » –  des chaînes d’information partisanes qui fonctionnent 24 heures sur 24  – sont en préparation dans au moins deux pays d’Europe occidentale. La chaîne britannique GB News, une chaîne conservatrice affichant ses références pro-Brexit et anti-BBC, devrait être lancée cette année. Aux Pays-Bas, Ongehoord Nederland (Unheard Netherlands), une chaîne de télévision soutenue par un certain nombre de personnalités d’extrême droite, vient de se qualifier pour devenir un diffuseur.

Fragilité de la confiance dans l’intégrité électorale

L’une des propositions centrales de l’extrême droite américaine consiste à énoncer que les opposants politiques ne sont pas seulement malavisés,  mais qu’ils seraient aussi illégitimes : les votes démocrates sont illégaux, Obama est né à l’étranger, Clinton est une criminelle, etc. La tentative de renverser le résultat des élections de 2020, d’abord par des moyens procéduraux puis par la force, peut être considérée comme la dernière manifestation de cette vision du monde. Cette fois pourtant, l’accusation d’illégitimité exige de remettre en question l’ingrédient de base de la démocratie : les élections. Si l’avilissement de l’intégrité électorale aux yeux des électeurs républicains fait partie intégrante de la rhétorique de répression des électeurs du parti depuis des décennies, il est véritablement devenu un élément central du système de croyances des républicains au cours du mandat présidentiel de M. Trump.

En Europe, quelle est la fragilité de la croyance en l’intégrité électorale ? Des allégations de fraude électorale de la part de l’extrême droite ont fait surface lors des élections présidentielles autrichiennes de 2016 et des élections parlementaires suédoises de 2018. Avant les élections, les politiciens de la Lega colportent régulièrement des théories conspirationnistes  sur la commutation des votes. Lorsqu’il est autorisé, le vote par correspondance peut devenir une question litigieuse pour la droite radicale en raison des soupçons qui pèsent sur les électeurs issus de minorités ethniques : les allégations de Nigel Farage concernant la fraude lors de l’élection partielle de Peterborough en 2019 en sont un bon exemple.

S’il est juste de dire que les élections n’ont pas été discréditées en Europe dans la même mesure qu’aux États-Unis, certains indices suggèrent que la question est assez mûre pour être politisée. Tout d’abord, des pans entiers de la droite radicale européenne –  Marine Le Pen, Matteo Salvini et Beatrix von Storch de l’AfD inclus – ont pris le train en marche de Trump pour « arrêter le vol », montrant clairement que leur attachement aux normes démocratiques est aussi solide que celui d’un Ted Cruz ou d’un Lindsay Graham.

En outre, les résultats du World Values Survey – un sondage d’opinion à grande échelle réalisé entre 2017 et 2020 – montrent que certains électorats de droite radicaux ont déjà été « préparés » à se méfier des élections, même en l’absence d’indices explicites de la part des politiciens. Ce sondage comprenait des questions demandant aux répondants d’indiquer à quelle fréquence ils pensaient que, dans leur pays, « les votes sont comptés impartialement » et que « les responsables électoraux sont impartiaux ». Les résultats, résumés dans le tableau ci-dessous, donnent à réfléchir.

Dans des pays comme l’Italie, la France et l’Autriche, il s’avère qu’il existe des réservoirs importants d’électeurs se méfiant de l’équité des processus électoraux –  en Italie, cette croyance est en effet plus répandue qu’aux États-Unis. Il est important de noter que les chiffres inférieurs à la moyenne de la Ligue et du GOP pour les électeurs de la droite radicale reflètent le fait que ces partis venaient de remporter une élection au moment de la réalisation du sondage. Mais à ces exceptions près, la méfiance à l’égard de l’intégrité électorale est beaucoup plus fréquente dans les électorats de la droite radicale que dans la population en général. 

Le plus inquiétant est peut-être le fait que le pourcentage d’électeurs de la droite radicale qui pense que les élections sont souvent « truquées » est plus élevé que la proportion de républicains qui n’avaient guère confiance dans les élections il y a seulement trois ans. Cela suggère que, tout comme cela s’est produit avec les électeurs républicains aux États-Unis, le niveau de suspicion à l’égard des institutions électorales peut assez rapidement se transformer en une méfiance généralisée à l’égard de la démocratie si une élection est défavorable  à ces électeurs.

Dans des pays comme l’Italie, la France et l’Autriche, il s’avère qu’il existe des réservoirs importants d’électeurs se méfiant de l’équité des processus électoraux –  en Italie, cette croyance est en effet plus répandue qu’aux États-Unis.

LEONARDO CARELLA

Pas de place pour la complaisance

En résumé, de la montée de la violence de droite à sa légitimation politique par les acteurs institutionnels, d’un environnement informationnel radicalisant à un niveau de confiance fragile dans les institutions électorales, les mêmes tendances qui ont causé l’exemple spectaculaire de recul démocratique télévisé de la semaine dernière à Washington peuvent également être identifiées dans les pays d’Europe occidentale. Il y a évidemment aussi de grandes différences : les systèmes politiques européens sont en moyenne plus inclusifs et, heureusement, nos lois sur les armes à feu sont beaucoup plus strictes.

Mais il y a bien, ici aussi, quelque chose de pourri. En Europe comme en Amérique, des pressions culturelles et démographiques comparables ouvrent des fractures sociales prêtes à être politisées ; des changements économiques similaires alimentent la méfiance envers les institutions et la demande de politiques populistes ; les mêmes changements technologiques dans la manière dont nous consommons la politique ouvrent de nouvelles voies à la radicalisation.

Nous ne pouvons donc pas nous reposer sur nos lauriers. Nous ne pouvons pas le faire en croyant que notre histoire nous a vaccinés contre le type d’attaque violente envers la démocratie que nous avons vu à l’œuvre dans l’Amérique de Trump. Il n’y a pas de vaccin contre le fascisme. Nous devrions considérer les événements de Washington davantage comme un aperçu d’un futur possible, que la vision de notre passé.