Après des mois de négociations complexes entre le Conseil et le Parlement européen, il semblait qu’un accord avait finalement été conclu le 5 novembre dernier pour débloquer le budget européen pour la période 2021-2027 et le programme Next Generation EU, axé sur la création d’un plan de relance. Cependant, le dossier est aujourd’hui bloqué par le veto de la Pologne et de la Hongrie, qui ont considéré que la conditionnalité liée à l’État de droit était pour eux inacceptable. Le veto est un obstacle supplémentaire sur la voie d’un instrument fondamental pour surmonter la crise et relancer la croissance  ; surtout, il met en évidence l’inadéquation du cadre réglementaire européen précisément par rapport à l’ensemble des valeurs sur lesquelles l’Union a été construite.

Le «  péché originel  » 

Parmi les critères définis lors du Conseil européen de Copenhague en juin 1993, que les pays candidats doivent remplir comme condition préalable à leur adhésion, figure en premier lieu la stabilité des institutions garantissant la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection. Comme pour les critères d’accès à l’euro fixés par le traité de Maastricht, en somme, l’Union s’est dotée des moyens d’empêcher les candidats jugés inaptes de rejoindre le club. Toutefois, si, dans le cas de la monnaie unique, on a veillé en temps utile à élaborer un ensemble de règles (comme par exemple le pacte de stabilité, qui est d’ailleurs une règle très contestable) pour réglementer le comportement des États une fois qu’ils y ont adhéré, ce n’est pas le cas pour les valeurs. C’est un peu comme si le président du club avait mis en place des contrôles à l’entrée sur l’obligation de porter une cravate, en oubliant de prévoir des sanctions pour ceux qui, une fois à l’intérieur, l’enlèvent.

Si, dans le cas de la monnaie unique, on a veillé en temps utile à élaborer un ensemble de règles (comme par exemple le pacte de stabilité, qui est d’ailleurs une règle très contestable) pour réglementer le comportement des États une fois qu’ils y ont adhéré, ce n’est pas le cas pour les valeurs.

Michele Bellini et Francesco Saraceno

Bien entendu, on a ensuite cherché à y remédier en introduisant le fameux article 7 TUE, qui permet au Conseil de sanctionner (par exemple en privant un État membre du droit de vote) un pays qui viole l’État de droit ou porte atteinte à l’un des principes fondamentaux de l’Union (tels que définis à l’article 2 TUE). Cependant, l’article 7 ne « mord pas », car il exige que la détermination de la violation soit faite à l’unanimité par le Conseil (excluant bien évidemment le pays concerné). Ainsi, même une minorité de deux pays (comme par exemple… la Pologne et la Hongrie !) peut en fait la rendre inapplicable, chacun mettant son veto à l’enclenchement de la procédure pour l’autre. L’article 7 est «  en pratique presque impossible à utiliser  », pour reprendre les termes de l’ancienne commissaire européenne à la justice, Viviane Reading. L’absence de garanties efficaces que les principes fondamentaux seront respectés même après l’adhésion est, en bref, l’un des «  péchés originels  » de l’Union, que la crise de ces dernières semaines fait ressortir de manière évidente.

Le veto de la Pologne et de la Hongrie va vraisemblablement tomber

Comment ce péché originel peut-il être lavé ? La réponse est nécessairement à mettre en relation avec l’horizon temporel que l’on souhaite adopter. La crise actuelle devrait voir, espérons-le, la Pologne et la Hongrie revenir sur leurs pas, surtout si les diplomates trouvent une solution pour que chacun sauve la face. En effet, d’une part, le coût économique d’un «  exercice provisoire  » pour le budget européen serait très élevé pour les deux pays rebelles, bénéficiaires nets du budget pluriannuel et de la facilité pour la reprise et la résilience (ce dont les citoyens, au moins en Hongrie, semblent eux-mêmes être bien conscients)  ; d’autre part, en principe, les 25 pays restants pourraient continuer à bénéficier du programme prévu pour alimenter la reprise par le biais d’une « coopération renforcée« , comme le propose notamment Guy Verhofstadt. Il est évident que la procédure serait complexe et ralentirait l’accès aux fonds, que les pays européens attendent avec impatience. Mais l’existence d’une solution alternative, aussi lourde soit-elle, rend évidemment le pouvoir de veto moins fort.

La solution qui, nous le pensons, sera d’une manière ou d’une autre trouvée à la crise actuelle, ne résout cependant pas le problème sous-jacent du manque de mécanismes de sanction pour les pays qui, une fois qu’ils ont rejoint l’Union, ne respectent pas ses principes fondamentaux. La force persistante des mouvements antisystème dans de nombreux pays européens rend urgente la recherche d’une solution permanente pour éviter d’autres crises politiques à court terme, voire, à plus long terme, de futures crises de valeurs.

Il faudra toucher aux traités

Dans le temps long, le « péché originel » ne peut être effacé que par une modification des traités. Dans l’hypothèse la plus minimaliste, l’article 7 doit être modifié pour se débarrasser de la règle de l’unanimité en ce qui concerne la détermination des violations des valeurs européennes. Une réforme de l’article 7 serait le minimum syndical requis pour donner à l’Union un réel pouvoir de sanction dans la sauvegarde des valeurs. Si l’on veut être plus ambitieux, il convient d’accompagner cet amendement par des mesures plus structurelles, en visant à obtenir un cadre global plus cohérent que l’actuel, fruit d’ajouts successifs et non coordonnés. Pour ce faire,  la gouvernance économique pourrait être une source d’inspiration. Soyons clairs : les règles qui régissent et organisent la surveillance économique ne sont pas adaptées aux défis d’aujourd’hui, loin de là ; il y a un biais si fort du côté de la discipline budgétaire, qu’à la suite de la crise du Covid-19 la Commission a dû déclencher en toute hâte la clause de sauvegarde – de fait, une suspension du pacte de stabilité. Cependant, il est indéniable que la procédure mise en place pour la surveillance macroéconomique mélange savamment le « contrôle continu » obtenu par le semestre européen et par la pression des pairs, et un système de sanctions ex post.

Dans le temps long, le «  péché originel  » ne peut être effacé que par une modification des traités.

MICHELE BELLINI ET FRANCESCO SARACENO

Il serait possible et avisé de s’inspirer de cette procédure pour créer un mécanisme de surveillance du respect des valeurs fondamentales à l’instar de ce qui se passe aujourd’hui pour la procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques. Comme pour les déséquilibres macroéconomiques, l’on se fixerait l’objectif d’identifier les situations problématiques de manière préventive, en formulant des recommandations et en prévoyant des sanctions en cas de non-respect. Les sanctions prévues à l’article 7 (rendues plus efficaces), telles que la privation du droit de vote, pourraient être accompagnées de sanctions financières liées, par exemple, au versement de fonds européens. En pratique, cela étendrait à toutes les valeurs fondamentales la nouvelle conditionnalité sur l’État de droit introduite avec le plan de relance et le nouveau budget pluriannuel, qui a suscité les foudres de la Pologne et de la Hongrie. Comme pour les déséquilibres macroéconomiques, on devrait convenir d’un tableau de bord d’indicateurs, qui dans ce cas seraient tant qualitatifs que quantitatifs. Il est évident que le parallèle avec les déséquilibres macroéconomiques s’applique seulement dans une certaine mesure, étant donné la nature plus insaisissable des valeurs et des droits. Toutefois, d’une part, nous ne partons pas de zéro et les mesures et procédures déjà utilisées pour évaluer le respect des critères de Copenhague au cours du processus d’adhésion des nouveaux États membres pourraient être adaptées pour mettre en place un processus de contrôle pour les pays appartenant à l’Union. D’autre part, les garanties nécessaires pour éviter tout soupçon d’ingérence ou d’arbitraire pourraient venir de l’implication du Parlement européen et d’un rôle accru de la Cour de justice.

Une révision aussi approfondie des traités ne sera pas une tâche facile. Néanmoins, les conditions sont désormais réunies : des accélérations soudaines dues à la crise Covid (dont le plan de relance est l’un des exemples les plus paradigmatiques) au Brexit, en passant par les discussions de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, tout pousse aujourd’hui à repenser nos institutions. La Conférence, en particulier, semble être une excellente occasion d’impliquer les citoyens et de discuter des valeurs et de la manière de renforcer le rôle des institutions européennes pour les garantir et les promouvoir.

Toutefois, bien que souhaitable, un programme de réforme de la sorte aura nécessairement un horizon temporel de plusieurs années. En attendant, dans les mois à venir, nous devrons nous protéger contre d’éventuelles nouvelles crises qui confronteront l’Union au dilemme qu’elle vit avec la Pologne et la Hongrie aujourd’hui. En bref, les pays européens doivent s’entendre sur des principes de fonctionnement qui permettront, en attendant la future réforme des traités, de remettre les valeurs fondatrices de l’Union au centre de la scène. C’est pourquoi nous pourrions partir précisément de la proposition de coopération renforcée mentionnée ci-dessus.

Le moyen terme  : faire jouer les effets de réputation

En 2016, et de nouveau en octobre cette année, le Parlement européen a proposé la création d’un mécanisme européen de contrôle de la démocratie, de l’État de droit et des droits fondamentaux, complet, evidence-based et préventif. Nous pensons que les États membres devraient tenir compte de ces indications émanant du Parlement. Grâce à une coopération renforcée, ils devraient s’engager de façon volontaire à mettre en place un mécanisme de suivi et accepter que leur propre « tableau de bord » soit rendu public.

En attendant la modification des traités qui permette de sanctionner efficacement les pays qui ne respectent pas les valeurs fondamentales, on pourrait jouer, dans l’intervalle, sur l’effet de réputation qui résulterait du refus de se soumettre à l’examen public.

MICHELE BELLINI ET FRANCESCO SARACENO

En d’autres termes, il s’agit d’inverser la perspective. Si certains États profitent des failles de l’architecture institutionnelle de l’Union et qu’il est de ce fait pratiquement impossible de certifier qu’ils ont reculé sur le terrain des valeurs fondamentales, les autres devraient faire un pas en avant en acceptant un examen public de ces mêmes valeurs. En attendant la modification des traités qui permette de sanctionner efficacement les pays qui ne respectent pas les valeurs fondamentales, on pourrait jouer, dans l’intervalle, sur l’effet de réputation qui résulterait du refus de se soumettre à l’examen public. D’un côté, cela permettrait de mettre de la pression sur les pays en violation  ; de l’autre, pour les pays qui sont dans une zone grise (il serait, de fait, simpliste de penser qu’on trouverait la Pologne et la Hongrie à un extrême et tous les autres pays à l’autre) il s’agirait d’un test de leur sérieux dans la défense des valeurs fondamentales au-delà des leçons données aux autres. Cette coopération renforcée pourrait s’appuyer sur les efforts existants de l’Union, tels que le travail de l’Agence européenne des droits fondamentaux. Un processus politique, donc, et une base sur laquelle construire un mécanisme plus structuré lors de la révision des traités.

Un processus européen transparent et structuré serait ainsi créé, ce qui contribuerait à construire un cadre pour le dialogue entre les pays et les institutions sur les valeurs de l’Union. L’accent sur la protection et la promotion des valeurs resterait une priorité et serait toujours à l’ordre du jour de l’Union.