Le tyran démocratique, découvrir le théoricien polonais du néonationalisme

Alors que Salvini, Orbán et les autres néonationalistes se réunissent à Rome, nous publions un texte inédit, accompagné d'un commentaire critique, de l'un de leurs chefs de file, Ryszard Legutko. Philosophe, spécialiste de Platon, intellectuel organique du PiS, co-président d'ERC au Parlement européen, RL est l'un des théoriciens les plus influents de cette mouvance qui se pense à l'échelle continentale et qui souhaite transformer la politique européenne, en s'attaquant au libéralisme.

Le philosophe du PiS nationalisme européen

Ryszard Legutko, né en 1949, est philosophe et député, responsable du parti Droit et Justice (PiS) au Parlement européen, co-président du groupe des Conservateurs et réformistes européens. Il a joué un rôle important dans l’essor de la pensée politique conservatrice en Pologne depuis les années 1980 : le Centre de la pensée politique (Ośrodek Myśli Politycznej), qu’il a fondé à Cracovie, a alimenté les programmes politiques de la droite polonaise. Plusieurs cadres du PiS sont d’ailleurs d’anciens collaborateurs de ce think tank. Legutko se revendique des penseurs classiques du conservatisme, comme Edmund Burke. Il a échangé tout au long de sa carrière avec des intellectuels conservateurs, britanniques et américains notamment, comme Roger Scruton, récemment décédé. Le texte présenté ici est un extrait de son ouvrage The Demon in Democracy. Totalitarian Temptations in Free Societies, paru en 2016 (2012 pour l’édition originale polonaise). Ce livre, qui déplore le déclin des valeurs « traditionnelles » (familiales, religieuses et nationales) et s’inquiète des dérives du « politiquement correct », du « multiculturalisme » et de « l’idéologie du genre », est emblématique d’une pensée conservatrice largement répandue, mais aussi d’une contribution polonaise à cette pensée : la thèse défendue par Legutko est celle d’une équivalence idéologique entre l’Union soviétique et la démocratie libérale contemporaine. A l’appui de cette thèse, il mobilise sa propre expérience de la dissidence anticommuniste, puis de la vie politique polonaise d’après 1989. Le livre et son auteur ont été commentés en Europe centrale, aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou encore en Italie. L’extrait traduit ci-dessous est paru dans la revue italienne Tempi1. La réception française du livre de Legutko a été plus confidentielle et confinée à des publications comme Causeur et L’incorrect. Il s’agit néanmoins d’un ouvrage essentiel pour comprendre comment pensent les droites dites « illibérales » d’Europe centrale, mais aussi ce qu’elles ont en commun avec des acteurs politiques et intellectuels « de l’Ouest ».

La thèse de mon livre The Demon in Democracy est simple : malgré les énormes différences, il existe une similitude considérable entre le communisme et la démocratie libérale. La thèse est simple, mais l’ensemble des arguments qui la soutiennent est assez complexe. Le texte qui suit présente l’argumentation la plus succincte que je puisse faire de ma thèse.

Ce qui rend le communisme et la démocratie libérale semblables, c’est que dans les deux cas, le système politique est tellement dominant qu’il imprègne toute la structure sociale, toutes les institutions, toutes les normes et toutes les mentalités. Tout comme le communisme était le cadre ultime de tout ce qui se passait dans une société communiste, la démocratie libérale est le cadre ultime de tout ce qui se passe dans une société libérale et démocratique.

En d’autres termes, c’était dans la nature de l’ancien régime communiste que tout devait être communiste et être appelé communiste. Il n’y avait pas de famille à proprement parler, mais il y avait une famille communiste, il n’y avait pas d’éducation, mais une éducation communiste, il n’y avait pas de société, mais une société communiste, il n’y avait pas de morale, mais une morale communiste, pas un art, mais un art communiste. Plus tard, lorsqu’un nouveau système a été mis en place en Pologne, j’ai découvert avec une certaine déception que même dans une société libérale-démocratique, tout doit nécessairement refléter une logique libérale-démocratique : la famille doit devenir libérale et démocratisée, et cela doit également être le cas des écoles, de la morale, des normes sociales. Il va de soi que la religion et les Églises doivent aussi devenir plus libérales et plus démocratiques dans leurs pratiques et leur doctrine ; Dieu aussi a fini par ressembler à un libéral-démocrate, tout comme dans le communisme, Dieu, bien qu’il n’ait pas existé, était néanmoins un bon communiste. Dans le communisme, l’adjectif « communiste » était un mot fourre-tout : tout ce qui était communiste était supérieur à tout ce qui ne l’était pas. Je me suis rendu compte que même dans la démocratie moderne, la « démocratie » est devenue un mot fourre-tout, tout comme « non démocratique » est une expression dure de condamnation.

Tout cela m’a conduit à formuler la thèse que les deux systèmes ont une tendance inexorable à politiser toute la vie, c’est-à-dire qu’ils ont tendance à imposer leurs structures, procédures, principes, hypothèses sur tous les aspects de la société, sur la vie, les pensées et les actions des personnes. Et non seulement ces deux systèmes imposent leurs structures, procédures, principes, hypothèses, mais ils croient fermement que cette imposition est bénéfique, nécessaire, désirable par les gens, et qu’elle est aussi en phase avec le courant général de la civilisation.

La « déception » que mentionne Legutko vis-à-vis du système démocratique qui a succédé au régime communiste après 1989 est liée à sa trajectoire personnelle. Avant 1989, Legutko et les intellectuels conservateurs occupaient une position relativement marginale dans la dissidence polonaise, dominée par des figures plus « libérales » comme Adam Michnik ou Bronisław Geremek. Au sein d’une dissidence fragmentée, Legutko faisait partie des réticents vis-à-vis de la transition négociée entre les dirigeants de Solidarność et le parti communiste polonais. Plus tard, il a été de ceux qui, comme le futur dirigeant du PiS Jarosław Kaczyński, dénonçaient les élites « libérales du gauche », c’est-à-dire les libéraux issus de Solidarność et les post-communistes, qui ont dominé en alternance la vie politique polonaise après 1989.

Les conceptions « libérales-démocratiques » de la famille et de la religion dénoncées par Legutko renvoient aux débats virulents sur la séparation de l’Église et de l’État et le droit à l’avortement dans les années 1990. La revue intellectuelle éditée à Cracovie par Legutko a constitué l’un des lieux d’expression des catholiques conservateurs, pour qui la fin du communisme devait s’accompagner de l’affirmation d’une conception ethno-religieuse de la nation.

Un critère obligatoire

La politisation communiste avait une portée mondiale et était douloureusement intrusive. Pas étonnant qu’elle ait été insupportable pour certains. Par conséquent, ceux qui voulaient y résister cherchaient des domaines d’existence qui n’étaient pas encore touchés par la politique et dans lesquels ils pouvaient trouver refuge contre l’agression politique : la vie privée, l’art, les activités intellectuelles, la religion. Mais dans la pratique, trouver refuge s’est avéré assez difficile : les autorités communistes étaient conscientes des stratégies d’évasion et faisaient de leur mieux pour intégrer ces zones dans leur domaine politique.

La vie familiale et la vie privée semblaient être les forteresses évidentes au sein desquelles la paix et la sécurité pouvaient être trouvées face à la présence omniprésente de l’idéologie et de la propagande officielles. Il y avait aussi d’autres forteresses – mémoire historique ou mémoire individuelle conservée dans des récits partagés entre amis. Il y avait de l’art et de la beauté – les gens cherchaient un abri contre la laideur et l’ennui insupportable de l’idéologie dans la poésie classique, dans la musique, dans les chefs-d’œuvre des grands maîtres, et échappaient à la vulgarité grondante de la novlangue communiste en mémorisant des poèmes anciens ou en lisant la littérature classique, ou en allant à l’église se plonger dans la liturgie, la parole de l’évangile, dans le mystère et la spiritualité. L’existence de l’Église catholique dans mon pays était un fait d’une importance fondamentale pour le salut de l’âme de la nation.

Mais les communistes, comme je l’ai dit, étaient parfaitement conscients de ces stratégies et faisaient tout leur possible pour conquérir ces territoires. C’était particulièrement vrai au début de leur règne, lorsque le volume de la nouvelle idéologie était assourdissant et son intensité si vertigineuse. L’atteinte à la vie privée et familiale était particulièrement forte à l’époque. Les communistes étaient alors à l’avant-garde des processus de transformation dans le monde entier : ils ont été les premiers à rendre le divorce facilement accessible, les premiers à introduire l’avortement sur demande, les premiers à donner plus de pouvoir aux jeunes qu’aux personnes âgées, aux étudiants qu’aux enseignants, aux enfants qu’aux parents. Mais plus tard, le Parti communiste a lâché prise, et l’emprise de sa politique a faibli. Après la tyrannie du soi-disant réalisme socialiste, l’art est devenu plus libre ; les études humanistes, d’abord entièrement soumises au système, ont ensuite acquis une certaine indépendance ; le langage, d’abord placé sous stricte surveillance et transformé en une novlangue, s’est ensuite considérablement émancipé des chaînes idéologiques.

La méthode pour prendre le contrôle de ces choses – famille, vie privée, art, morale, langue – était d’introduire puis de rendre obligatoire un critère : le critère de la rectitude. Comme tout était politique et que la politique était réglementée par l’idéologie, il était évident que tout devait être compatible avec les principes fondamentaux de cette idéologie, et les notes dissonantes n’étaient pas autorisées. Il n’y avait plus d’observations ou d’actes inoffensifs, parce que tout était clairement cohérent ou clairement incompatible avec l’idéologie. La cohérence avec la doctrine s’appelait correction, et la correction remplaçait la vérité, la beauté, l’élégance et le style. Toujours et dans toutes les situations – qu’il s’agisse d’une expérience privée, d’une pensée, d’un discours, d’un poème ou d’une déclaration philosophique – cette cohérence devait être évidente, claire, facile à percevoir par tous. Cela signifie que chacun dans tout ce qu’il a fait ou dit a dû faire un effort pour montrer cette cohérence, pour la démontrer par une phrase, un geste, un symbole, afin de prévenir d’éventuels doutes et accusations. Et précisément parce que les gens étaient obligés de démontrer leur justesse, beaucoup y voyaient une occasion de traquer et de trouver ceux qui étaient trop paresseux, ou trop imprudents, ou trop naïfs pour manifester leur justesse ou, ce qui est horrible à dire, délibérément ignorés.

Ici Legutko assimile le contrôle idéologique exercé via la police politique et la censure en Pologne communiste, à tout ce qui relève selon lui des atteintes à la vie privée et aux valeurs religieuses à cette époque, notamment les droits au divorce et à l’avortement alors accordés aux femmes. Il adopte ainsi une définition particulièrement extensive et discutable de l’idéologie communiste, plus proche de la notion de « marxisme culturel » élaborée par les anticommunistes américains, qui englobent ainsi tout ce qui a trait à l’émancipation des catégories dominées : femmes, minorités religieuses, ethniques ou sexuelles. Il s’agit d’un élément clé de son argumentation, puisque ces droits individuels sont perçus par lui comme remettant en cause l’ordre « naturel » des choses. C’est à travers l’élargissement des droits humains et la remise en cause des autorités « traditionnelles » ou « naturelles », que le communisme et le libéralisme se rejoignent selon Legutko. La « rectitude » idéologique ici évoquée par l’auteur au sujet des régimes communistes n’est pas très différente du « politiquement correct » dénoncé par les conservateurs américains.

Il n’y a pas de forteresse qui tienne

Permettez-moi maintenant de dire quelques mots sur la démocratie libérale. Si ce que j’ai dit sur l’omniprésence des principes libéraux-démocratiques dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui est vrai, il serait naturel de se demander quelle est la solidité des forteresses éventuelles dans lesquelles certains d’entre nous, dégoûtés par les nouvelles vagues de politiques libérales-démocrates offensives, pourraient tenter de se cacher. Quelle est la capacité de résistance, par exemple, de la vie privée et familiale face aux croisades politiques libérales-démocratiques ? Nos vies privées sont-elles plus sûres aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans ? Dans quelle mesure nos pensées sont-elles imprégnées d’idées libérales et démocratiques lorsque nous pensons à la famille, essayons d’organiser notre vie de famille ou donnons des conseils à nos amis sur les questions familiales ? Sommes-nous plus ou moins enclins qu’auparavant à parler de famille en utilisant des mots à connotation politique tels que « pouvoir », « empowerment », « égalité », « droits », « genre » ? La loi est-elle plus ou moins impliquée qu’auparavant dans la régulation des relations familiales ?

Prenons le sexe, qui est, pourrait-on dire, la chose la plus intime de toutes les choses intimes privées. Au cours des dernières décennies, le sexe est-il devenu un sujet plus ou moins réglementé et adopté par les gouvernements, le pouvoir législatif, les tribunaux et toutes sortes d’organismes ? Prenons d’autres forteresses ou refuges possibles : art, religion, langue, histoire, mémoire. Offrent-elles aujourd’hui une protection plus ou moins grande contre les politiques libérales-démocratiques ? Le langage est-il exempt de conditionnement politique ou est-il de plus en plus contrôlé politiquement ? Est-il facile de publier un livre ou un article en désaccord avec un jargon politiquement acceptable ? Les restrictions sont-elles plus strictes ou moins sévères que par le passé ? Nos universités sont-elles des monuments de liberté académique et d’ouverture, gouvernées par des hommes de valeur comme le cardinal Newman, ou s’éloignent-elles de ces normes ? La langue enseignée à l’école est-elle la même que la littérature anglaise et américaine ou ressemble-t-elle de plus en plus au jargon incompréhensible des idéologies politiques actuelles ?

Malheureusement, les réponses à toutes ces questions justifient la conclusion qu’au cours des dernières décennies, les sociétés libérales-démocratiques ont connu une évolution comparable à celle des sociétés communistes. Le concept de rectitude idéologique a été ressuscité et a une importance capitale. Les tribunaux, les universités, les pouvoirs législatifs et d’autres institutions ont uni leurs forces pour resserrer la vis idéologique, et tout cela dans l’idée de nous donner plus de liberté et plus de justice. Nous pouvons dire moins qu’avant, nous sommes de plus en plus homologués, nos esprits ont été formés en conformité, mais nous devons croire que tout cela sert à avoir un monde meilleur.

Cette évolution ne devrait pas nous surprendre, car elle reflète la nature du système libéral-démocratique. Il n’est certainement pas vrai, comme certains le disent et comme beaucoup d’entre nous l’acceptent sans réfléchir, que le système libéral-démocratique est neutre par rapport à toutes sortes d’idées qui y sont soutenues et développées : qu’elles soient monarchiques, ou aristocratiques, ou anarchistes, ou communistes, ou conservatrices, ou nihilistes. En réalité, tant la démocratie que le libéralisme tendent à politiser la société à tel point que le pluralisme cesse d’être possible.

La démocratie libérale constituerait donc un système politique non-pluraliste, de même que les régimes de l’ancien bloc soviétique. Au nom de la liberté et de la justice, l’idéologie libérale-démocrate (jamais clairement définie par l’auteur) aurait infesté la quasi-totalité des institutions. Ce discours fait peu de cas de la modification substantielle du cadre institutionnel dans lequel se déroule le débat d’idées en Pologne après 1989. L’abandon de la censure et de l’idéologie officielle a certes été suivi d’une période d’hégémonie libérale, mais cette dernière a été protéiforme et loin de conduire à un consensus social, comme l’a illustré le succès du PiS à partir des années 2000.

Elle a surtout été davantage choisie que contrainte, ce qui n’était pas le cas de l’idéologie communiste, imposée par un régime autoritaire. Par ailleurs, l’argumentation de l’auteur relève d’une vision fantasmée de la réalité puisque la publication de ses livres, son parcours professionnel de professeur d’université et sa carrière politique attestent que la démocratie libérale, telle qu’elle existe en Pologne depuis 1989, n’a pas restreint le pluralisme. Si l’esprit de la dissidence perdure sous la plume de Legutko, les conditions concrètes d’exercice du travail intellectuel n’ont plus grand chose à voir avec ce qu’elles étaient avant 1989, lorsqu’il éditait une revue clandestine à Cracovie. En revanche, on pourrait montrer en sens inverse que le PiS au pouvoir cherche bien, lui, à restreindre le pluralisme, à travers ses réformes de la justice visant à mettre au pas les juges ou la mainmise sur la télévision publique, quasiment devenue un outil de communication gouvernementale.

Tous du même point de vue

La démocratie contient un mécanisme intrinsèque de politisation parce qu’elle implique plus de personnes dans le processus politique que tout autre système. Rien dans la nature de la démocratie ne peut empêcher les « démos » ou les élites dominantes d’imposer la marque de la politique aux affaires privées pour les soumettre aux cultes politiques du moment. Les hommes démocrates – comme l’explique Tocqueville avec une superbe précision – ont tendance à se ressembler de plus en plus, et par conséquent sont de plus en plus convaincus que chaque personne saine d’esprit doit avoir les mêmes points de vue. Ils sont donc de moins en moins disposés à reconnaître la légitimité de ce qui dépasse leur imagination et à la tolérer.

En ce qui concerne le libéralisme, c’est encore plus évident. Le libéralisme a toujours eu deux caractéristiques qui le rendent incompatible avec la neutralité, même dans des domaines traditionnellement considérés comme apolitiques. Premièrement, sa conception de la nature humaine est celle d’une personne privée, par opposition à un homme politique, pour utiliser un concept aristotélicien. Deuxièmement, le libéralisme est essentiellement politique parce que, malgré ses déclarations contraires, il vise à imposer son ordre à l’ensemble des structures humaines ; le libéralisme est toujours au-dessus des autres types de structures parce qu’il se considère comme le plus grand, le plus grand et le plus global, un métasystème, un système de second ordre, le plus adapté pour organiser la vie des autres. Il est intensément politique aussi parce qu’il se construit et tire sa force d’une dichotomie : autonomie contre l’autorité, liberté contre le despotisme, droits individuels contre les prérogatives du gouvernement.

Cette combinaison paradoxale – d’une part un homme libéral qui est une personne privée qui s’occupe d’objectifs individuels (argent, propriété, carrière, plaisirs privés), d’autre part la nature intrinsèquement politique du système – ne pouvait que briser les remparts entourant la sphère privée, et lui donner un contenu politique. Par conséquent, mon opinion est que le libéralisme, à partir de John Locke, a été le principal instrument qui a amené les affaires privées sur la place publique et les a rendues hautement politiques. La révolution sexuelle, pour donner un exemple évident, qui a attribué un contenu fortement politique à la plus privée de toutes les questions, est la fille légitime du libéralisme (ainsi que du socialisme). Il en va de même pour l’art politisé, que les communistes estimaient devoir jouer un rôle dans la lutte des classes et que les libéraux utilisent comme une arme dans leurs guerres liées au genre, et d’autres entreprises émancipatrices similaires.

Une fois que nous avons établi que ce qui rend le communisme et la démocratie libérale similaires est un degré inhabituellement élevé de politisation, nous sommes confrontés à deux possibilités. La première possibilité est d’admettre que les communistes avaient raison de croire qu’un système politique devait dominer nos vies et imprégner l’ensemble de la structure sociale, mais ils ont commis une erreur – certainement coûteuse – en indiquant que le communisme était le système qui aurait dû jouer ce rôle. En d’autres termes, il n’y aurait rien de mal à l’omniprésence de la politique, tant que le système politique est le bon. Puisque le communisme n’était pas bon, l’omniprésence de la politique communiste ne l’était pas non plus. La deuxième possibilité est que les communistes avaient tort sur les deux points. Non seulement le système était mauvais, mais la politisation en tant que telle est toujours la mauvaise chose, quel que soit le système. Si vous choisissez la première possibilité/option, la thèse de mon livre s’effondre. On pourrait dire qu’il n’y a rien de mal à ce qu’il y ait des similitudes entre le communisme et la démocratie libérale, car elles sont simplement formelles et non substantielles. Les formes peuvent être similaires – l’omniprésence de l’idéologie et de la politique – mais la substance de chacun des deux systèmes est différente : la politique démocratique est bonne et la politique communiste est mauvaise.

L’auteur se place essentiellement sur le terrain culturel pour défendre sa thèse, afin de dépeindre le libéralisme comme plus intrusif encore que le communisme, dans la vie privée et les mœurs. C’est toutefois faire peu de cas des différences notables entre les deux systèmes sur le plan des moyens politiques. Peut-on raisonnablement soutenir que la « politisation » prend des formes similaires dans les sociétés « libérales démocratique » d’aujourd’hui et dans les régimes communistes de l’ancien bloc soviétique ? Les usages des notions d’idéologie et de politisation chez Legutko le conduisent par ailleurs à ne les voir que chez ses adversaires, comme si ses propres prises de position n’étaient pas elles aussi idéologiques.

A le suivre, les « entreprises émancipatrices » libérales liées au genre auraient triomphé dans les esprits, mais l’auteur ne dit rien des discriminations persistantes, qui relativisent la thèse d’une évolution profonde des mœurs. Les mobilisations contre le mariage pour les couples de même sexe ou l’éducation sexuelle, qu’ont connu la plupart des pays d’Europe de la Pologne à la France, attestent davantage de l’intensité de « guerres culturelles » que du triomphe de l’émancipation. Pour un aperçu de l’intensité de ces « guerres culturelles » en Pologne, on pourra se reporter à l’ouvrage suivant : Agnieszka Zuk (dir.), Hourras et désarrois. Scènes d’une guerre culturelle en Pologne, Noir sur Blanc, 2019.

Quatre éléments de preuve qui sont loin d’être évidents

Si, d’autre part, nous choisissons la deuxième option et disons que l’invasion de tous les coins et recoins par la politique est la mauvaise chose, quelle que soit la nature du système politique, alors nous sommes en mesure de soulever une objection sérieuse contre la démocratie-libérale en l’accusant d’ambitions totalitaires. Cela pose à son tour un grave problème théorique et institutionnel, à savoir comment freiner ces ambitions et quels instruments le système libéral-démocratique, s’il en existe, offre à cette fin. C’est vraiment un problème fondamental. La démocratie libérale est un système qui semble répondre à tous les critères d’un bon ordre (critères que le communisme, il ne faut pas le dire, n’a pas remplis) : pluralité des partis politiques, liberté constitutionnelle de la presse, liberté constitutionnelle de constituer des associations, séparation des pouvoirs, rôle du parlement, élections. Pourtant, tout cela semble produire des résultats négatifs. Le système s’est avéré incapable de générer une quelconque forme d’autolimitation. Cependant, il se peut aussi que le problème ne soit pas structurel et qu’il n’ait pas de solution structurelle, et qu’il se situe plus profondément dans les composantes de l’expérience humaine qui sont beaucoup plus résistantes aux actions humaines.

Il semble que ce qui unit intellectuellement le communisme et la démocratie libérale à un niveau plus profond et plus philosophique, ce sont certaines hypothèses générales, rarement remises en question, que beaucoup d’entre nous acceptent comme allant de soi, mais qui sont loin d’être évidentes. En fait, elles constituent une partie importante du problème.

1. Le communisme et la démocratie libérale étaient les deux plus grands rêves politiques de l’histoire moderne. Aucun autre projet politique n’a été aussi universellement exalté que la réalisation finale des aspirations des peuples. L’espèce humaine – nous y avons cru et nous y croyons encore – ne pouvait pas aller plus loin dans l’évolution politique de ce qui s’est passé avec le communisme selon les uns, avec la démocratie libérale selon les autres. Ce qui a uni la mentalité des partisans des deux systèmes, c’est l’absence logique et historique de toute autre forme d’ordre politique, maintenant ou à l’avenir. Et étant donné la disparition de toutes les alternatives, il n’y a aucune raison valable pour que ces systèmes ne puissent pas être étendus partout et pour que cette extension toujours plus profonde et plus large ne soit pas présentée comme bénéfique et raisonnable. En d’autres termes, les communistes engagés et les démocrates libéraux engagés souffrent de la même erreur, celle des grands rêveurs, que nous pourrions appeler une mauvaise localisation de la perfection : la vraie perfection se trouve ailleurs, pas en politique, et certainement pas dans les accords politiques.

La « perfection » est ailleurs qu’en politique. Le conservatisme de Legutko repose en effet sur une conception théologique : la croyance en un ordre naturel des choses, immuable et au-dessus des lois des Hommes. Par conséquent, l’organisation de la vie en société devrait reposer moins sur des principes politiques que sur des lois « naturelles ». Il en résulte une naturalisation de l’ordre social et de l’ordre politique, qui parcourt l’ensemble du livre.

2. Les deux systèmes étant considérés comme définitifs, il n’y a aucune possibilité de compromis avec leurs détracteurs. Ceux qui les critiquent sont non seulement critiques, mais aussi ennemis. Il n’est pas possible de discuter sérieusement avec un non-libéral ou un non-démocrate, tout comme un communiste n’a jamais discuté sérieusement avec un non-communiste. Mais la conséquence en est l’émergence d’un front semblable à un front unifié. À l’époque du communisme, nous avions des fronts unifiés autour du Parti communiste. Aujourd’hui, nous avons quelque chose de semblable. C’est particulièrement vrai pour l’Union européenne, qui est dirigée par la même majorité permanente qui est à la fois politique et idéologique. Cela a pour effet de saper ou de rendre inutile la division classique entre la gauche et la droite, qui a été remplacée par le courant politique dominant, l’équivalent moderne du rôle dirigeant du Parti. Ce courant politique dominant a monopolisé la scène politique et créé un gouvernement orthodoxe, rendant le mécanisme d’alternance démocratique obsolète et redondant, parfois même nuisible. Ceux qui n’appartiennent pas au courant dominant sont fous ou fascistes. C’est pourquoi l’Union européenne n’aime pas les dissidents. Mais pas seulement l’Union européenne. Même dans la plupart des pays d’Europe occidentale, nous avons en fait un courant politique dominant, dominé par la gauche politique, car la droite politique a perdu la guerre des idées et a capitulé.

L’allusion à la « majorité permanente » au sein de l’Union européenne renvoie à la position marginale qu’occupe le groupe des Conservateurs et réformistes européens (ERC) au Parlement européen, dont Legutko est le vice-président. A la droite du Parti populaire européen, siégeant avec les conservateurs britanniques, le PiS est résolument opposé à une Europe fédérale. Face au « courant politique dominant », Legutko se vit toujours comme un dissident, car la gauche aurait remporté la bataille des idées sur la droite. Pour lui, la démocratie-chrétienne européenne traditionnelle serait passée idéologiquement à gauche, comme en attesteraient l’acceptation par les partis de droite du mariage homosexuel, ou l’accueil de réfugiés musulmans par le gouvernement Merkel.

3. Les deux systèmes sont considérés comme la plus grande expérience de modernisation, un groupe s’identifiant au communisme et l’autre à la démocratie libérale. Tous deux sont contre l’ancien et en faveur du nouveau. Les deux cherchent leur légitimité en surmontant le passé. Le passé est quelque chose qu’il faut regarder avec suspicion et mépris. Une fois la dichotomie ancien/nouveau insérée assez profondément dans l’esprit des gens, ils sont prêts à l’appliquer non seulement à la technologie et aux machines, mais aussi à leur environnement social et culturel, aux structures sociales, à la morale, à l’éducation, à la pensée, à l’art. Tout doit être modernisé, et la modernisation permet une intrusion profonde dans les structures sociales existantes, dans la façon de penser des gens. La tentation de créer non seulement un nouveau type de société, mais aussi un nouveau type d’êtres humains et un nouveau type de relations humaines est née. Les communistes et les libéraux-démocrates, comme tous les modernisateurs enthousiastes, sont dépassés et ne ressentent que du mépris pour les barrières, les limites, les restrictions naturelles, les tabous, les normes historiquement fondées. Les communistes ont essayé d’inverser le cours des fleuves de Sibérie, les libéraux-démocrates ont essayé de redéfinir le mariage et la famille.

La « modernisation » de la société constituerait le point commun entre le communisme et la démocratie libérale : on retrouve l’idée d’un ordre naturel des choses, menacé par les idéologies modernisatrices. Cette critique de la modernité est aussi une critique de la thèse de la « fin de l’histoire » de Fukuyama et du consumérisme. Pour s’opposer à ces tendances, il faudrait au contraire valoriser l’héritage passé. Ce sont d’ailleurs des intellectuels liés au Centre de la pensée politique fondé par Legutko qui ont théorisé la « politique historique » nationaliste du PiS au début des années 2000.

4. Les deux systèmes ont en commun la même anthropologie réductrice, qui réduit l’être humain à de simples caractéristiques : des créatures plutôt plates sans dimension métaphysique. Dans les deux systèmes, l’anthropologie est égalitaire. L’égalité est considérée comme une condition naturelle ; non seulement l’égalité des personnes, mais aussi l’égalité de la conscience humaine, ou de l’âme humaine, dans laquelle il n’y a plus de distinction entre ce qui est supérieur et ce qui est inférieur. C’est une philosophie de l’homme ordinaire, par opposition à une philosophie de l’homme noble, que l’on retrouve chez Aristote ou chez Ortega y Gasset. L’ordinaire signifie qu’aucune aspiration supérieure n’est inscrite dans la nature humaine ; si de telles aspirations caractérisent certaines personnes, c’est un fait contingent, pas un critère nécessaire de l’humanité. Le problème de la banalité ainsi comprise est qu’elle conduit à la conformité et à l’uniformité. Tocqueville a été l’un des premiers à s’en rendre compte. L’ordinaire, à son tour, engendre habituellement une étroitesse de perspective. Et l’étroitesse de la perspective implique l’autosatisfaction, ce qui exclut la propension à prendre en considération tout autre facteur externe et à consulter tout autre tribunal que le sien. Le communisme et la démocratie libérale ont été et sont, en d’autres termes, les systèmes de l’homme ordinaire, ordinaire. Cela ne contredit pas la propension à l’arrogance des deux systèmes. L’homme ordinaire peut être un tyran écrasant, surtout lorsqu’il croit qu’il vit dans le meilleur des systèmes politiques et que ce système, et rien d’autre, est la plus haute autorité en matière de ce qui est bien et ce qui est mal.

La naturalisation de l’ordre social s’accompagne d’une forme de mépris pour l’homme « ordinaire » ou « inférieur », et donc d’une conception élitiste de la société. Cette vision du monde dérive d’une hostilité plus générale vis-à-vis de « l’égalitarisme », qui se manifeste dans la critique récurrente, chez Legutko et les intellectuels conservateurs, de la Révolution française.

Si l’analyse ci-dessus est correcte, il n’y a pas de moyen facile d’inverser les processus déconcertants qui se sont développés dans les sociétés libérales-démocratiques. Cela ne signifie pas pour autant que nous soyons condamnés à vivre dans un monde de plus en plus homogène, régulé et idéologiquement suffocant. Quiconque croit que l’histoire est un processus sans fin fixe devrait aussi croire que le changement est possible. Mais un tel changement devrait commencer par une profonde réorientation philosophique qui nous permette d’envisager les sociétés libérales-démocratiques dans une perspective extérieure. Cela implique à son tour la nécessité de libérer nos esprits de l’épaisse toile des superstitions d’aujourd’hui.

Comme il avait fallu dévoiler la réalité du système soviétique, Ryszard Legutko propose dans son essai de dévoiler la dimension « totalitaire » des démocraties libérales contemporaines, gangrénées par le politiquement correct et le marxisme culturel. En régime de démocratie libérale, on aurait les apparences de la démocratie (libertés publiques, multipartisme, etc.), combinées à une forme d’idéologie unique totalitaire.

Bon nombre d’arguments mobilisés par ce philosophe devenu politicien sont communs à d’autres intellectuels ou politiciens conservateurs. Le conservatisme « à la polonaise » de Legutko se distingue toutefois par un anticommunisme radicalement opposé aux idées égalitaires et émancipatrices issues de la Révolution française, ainsi que par une conception ethno-religieuse de l’identité collective. Cette dernière est à mettre en lien avec le poids persistant de l’Église catholique dans la société polonaise.

La philosophie politique de Ryszard Legutko éclaire les ressorts idéologiques du PiS et traduit le refus de l’imitation de « l’Ouest » par certains segments des sociétés d’Europe centrale. Le corpus idéologique dans lequel elle s’inscrit est toutefois loin d’être spécifique à cette région. Au contraire, il s’est nourri d’échanges et de circulations « Est-Ouest » remontant à l’anticommunisme de Guerre froide. Ce dernier s’est en quelque sorte mué en un antilibéralisme opposé au sécularisme, au multiculturalisme, aux droits des femmes et des LGBT, au profit d’une conception conservatrice, voire réactionnaire, de la vie en société. La circulation internationale du livre et de son auteur, ainsi que l’engagement de ce dernier au Parlement européen et dans des groupes de réflexion transnationaux, attestent des recompositions à l’œuvre des droites et extrême-droites européennes.

Sources
  1.  Tempi est un périodique d’inspiration catholique, proche des positions de l’Église et du mouvement de Communion et de Libération.
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