Vendredi dernier, le gouvernement catalan a rendu public un décret, signé par le président par intérim Pere Aragonès, approuvant l’annulation effective des élections régionales prévues pour le 14 février. S’appuyant sur l’augmentation des cas de Covid19 (la semaine dernière, le nombre de patients infectés admis en soins intensifs s’est accru de 20 % selon le département de la santé), le décret n’a pas seulement « reporté » la date prévue pour les élections, mais a littéralement rendu inefficaces les procédures de l’organe électoral qui administre le processus de vote dans la région1.

Une des dimensions obscures de la légalité de cette manœuvre réside dans le fait que la Catalogne est la seule autonomie en Espagne qui ne dispose pas de sa propre loi électorale. Cette situation a historiquement mené à des tactiques politiques pendant les périodes transitoires entre législatures. Cela explique pourquoi le décret de dissolution des élections a dû faire appel à la « grande variabilité compte tenu des circonstances de la santé publique », comme condition centrale se voulant supérieure à l’autorité des procédures statutaires déjà en place. Enric Juliana de La Vanguardia a comparé le cas catalan et la situation au Portugal, qui s’apprête à élire son président. Pour lui, ce n’est pas que les chiffres de la COVID-19 diffèrent entre la Catalogne et le pays voisin, mais c’est que la région espagnole est le théâtre d’une manœuvre politique qui cherche à gagner du temps : il faut, pour les différents partis politiques en compétition, obtenir la majorité du Parlement, alors que le consensus politique est à son plus bas niveau historique en ce moment2

Bien que le décret pris tente d’assurer sa légitimité en concluant à un « consensus général » entre les différents partis politiques, la réalité est que le Parti socialiste de Catalogne (PSC) n’a pas approuvé cette suspension ad hoc dans sa forme actuelle. D’une part, le parti socialiste est conscient du fait que le report des élections à la fin du mois de mai n’est pas justifié par des raisons de procédure, ce qui signifie qu’il offre une nouvelle fenêtre temporelle pour l’élaboration de nouvelles alliances au sein du mouvement indépendantiste pro-catalan. Comme certains l’ont récemment affirmé, on peut supposer que dans les prochains mois, Esquerra Republicana (ERC) et la coalition de Junts per Catalunya vont régler leurs différends politiques et élaborer un plan pour construire une éventuelle alliance gouvernementale contre le PSC. Cette stratégie tentera de mettre l’accent, une fois de plus, sur la polarisation entre Madrid et la Catalogne, et donc peu ou prou sur la question de l’indépendance. A l’inverse, au PSC, le candidat Salvador Illa, aujourd’hui ministre de la santé dans l’administration de Sánchez, tente de déplacer prudemment le discours politique principal loin du clivage pro et anti-indépendance, et de le rapprocher de la santé et de la reprise économique après la pandémie. 

Un certain nombre de partisans de l’indépendance ont noté que l’attraction sociale générée par la candidature d’Illa est due à la lassitude de la société catalane, très polarisée par des récits identiques et contradictoires sur les événements du référendum d’octobre 20173. En bref, politiquement, il est très probable que le report des élections au mois de mai ne profitera pas à Illa, dont l’image sera maintenant testée en fonction du résultat de la campagne de vaccination, et de son succès dans les régions. Etant donné qu’il n’y a actuellement pas de corps législatif en place au sein du gouvernement catalan, tout politicien actif sera plus sujet aux critiques que ceux qui sont simplement candidats, et dont le profil peut être évalué au niveau de leur rhétorique ou de leurs promesses politiques. Il n’en est pas moins vrai que la prolongation du délai jusqu’en mai, fait aussi peser une pression sur les partis indépendantistes, qui doivent se battre avec le gouvernement central espagnol en cette période délicate de distribution de vaccins. Si la distribution du vaccin se passe bien dans les mois à venir, le parti indépendantiste de centre-gauche Esquerra (ERC) aura la preuve concrète qu’il peut rivaliser avec Illa en matière de santé et de redressement social. C’est peut-être ici la stratégie d’Aragònes dans la signature du décret de report électoral. 

Si nous l’avons brièvement mentionné préalablement, existe-t-il vraiment des bases juridiques suffisantes à ce report ? Étant donné que la Catalogne ne dispose pas de système de droit électoral, il existe certainement une large marge discrétionnaire pour rendre cette décision effective. En même temps, comme l’a déclaré la politologue Astrid Barrio (Université de Valence), le décret présidentiel reporte les élections sans établir clairement un ensemble de principes, sauf pour la justification abstraite de la crise pandémique4. Le juriste Ernesto López Vallet va même plus loin en affirmant que le décret ne confère pas aux parlementaires le pouvoir de « reporter » les élections, mais qu’il revient plutôt à les annuler, ce qui crée un précédent arbitraire pour l’avenir de cette activité démocratique centrale5. Cette situation est aggravée si l’on tient compte du fait que la législature s’est achevée depuis la fin de l’année dernière, ce qui rend impossible la modification des aspects techniques d’un report d’élections déjà prévues.

Il est intéressant de comparer cette manœuvre à ce qu’il s’est passé lors des élections américaines de novembre 2020 : plusieurs États ont d’abord modifié leur loi électorale spécifique pour y changer une clause ou un principe particulier (les dates de vote par correspondance, par exemple). Bien qu’il soit « légal » dans le vide du droit électoral de la région catalane, ce décret devrait très certainement être une préoccupation dans les motifs de légitimité pour tout processus démocratique. Une autre question est de savoir si les motifs du décret de report des élections pourraient être contestés par un parti politique, ou par une organisation de la société civile. Comme M. López-Vallet l’a confié à Le Grand Continent à propos de cette possibilité : « Oui, ce qu’il s’est passé peut être l’objet d’un litige, et cela pourrait être fait par n’importe quel parti politique, ou acteur social qui prétend que ses droits ont été déniés ; cependant, il est difficile de voir une telle possibilité se produire, une contestation de la sorte serait extrêmement imprudente sur un plan politique. Les seuls qui pourraient saisir l’occasion pourraient en fait être Vox »6

Il est évident qu’à court terme, cette manœuvre servira non seulement à aggraver les litiges juridiques entre la Catalogne et l’État espagnol, mais aussi à élargir la présence politique de Vox dans la région, qui était jusqu’à présent restée en marge.

Sources
  1. « Disposiciones : Decreto 1/2021 », Diari Oficial de la Generalitat de Catalunya« , January 16, 2021 : https://portaldogc.gencat.cat/utilsEADOP/PDF/8317/1831305.pdf 
  2. Enric Juliana. « Portugal y Holanda votan, Catalunya aplaza », La Vanguardia, January 16, 2021 : https://www.lavanguardia.com/politica/20210116/6183416/portugal-vota-catalunya-aplaza.html
  3. José Antich. “Elecciones aplazadas”, El Nacional, January 16, 2021 : https://www.elnacional.cat/es/editorial/antich-elecciones-aplazadas_574029_102.html
  4. Astrid Barrio. Tweet from January 16, 2021 : https://twitter.com/astridbarrio/status/1350394291110244353?s=21
  5. Ernesto López Vallet. “Las elecciones no se han aplazado”, January 16, 2021 : https://lopezvallet.wordpress.com/2021/01/16/las-elecciones-no-se-han-aplazado/
  6. Entretien réalisé par l’auteur, 16 janvier 2021.