Les nouveaux pharaons portent le treillis kaki. C’est une constante dans l’histoire moderne de l’Egypte, seulement trahie par Mohamed Morsi : les présidents sont tous issus de l’armée, institution unanimement reconnue comme la plus importante du pays. Si une fois nommés, ceux-ci apparaissent plus régulièrement en costume, Al-Sissi n’hésite pas lors de cérémonies à ressortir son uniforme de maréchal. Comme lors de l’inauguration du nouveau canal de Suez, immense projet financé uniquement par des fonds égyptiens, il aime rappeler son appartenance à l’armée, ce qui lui confère une légitimité certaine que les élections sont incapables de lui accorder1. L’armée a d’ailleurs permis à Al-Sissi d’accéder à la fonction présidentielle en orchestrant le coup d’Etat du 3 juillet 2013. Ce dernier, à l’instar de la démission forcée d’Hosni Moubarak en 2011, s’est basé sur une large contestation populaire, permettant de justifier un coup de force au « nom du peuple » réalisé par les militaires.

Un rôle décisif lors de moments charnières 

Le poids de l’armée est d’autant plus essentiel dans l’histoire récente du pays que celle-ci a assumé directement la charge du pouvoir politique lors des moments charnières de la révolution de 2011 et du coup d’Etat de 2013. Dès le début de la période de transition post-Tahrir, Le Conseil Suprême des Forces armées se lance dans un exercice inédit en Egypte en suspendant provisoirement la Constitution et en assumant la gestion des affaires courantes2. Tentant alors de concilier les velléités de révolution du peuple et la survie du système égyptien dans lequel elle conserve de nombreux intérêts, l’armée organise les élections législatives et présidentielles à l’été 2011. Capitalisant sur sa grande légitimité auprès de la population, elle oblige le président élu Morsi à nommer un militaire ministre de la défense, en la personne d’Abdel Fattah Al-Sissi. Celui-ci sera ensuite à la source de la prise de pouvoir de 2013, marquant le début d’un nouveau type de régime, supprimant toute opposition politique et interdisant autant les forces « libérales » que les Frères Musulmans avec qui elle était précédemment alliée. En ce sens, la nouvelle Constitution de 2014 approuvée par référendum est marquée par le sceau d’un renforcement des pouvoirs de l’institution militaire3. Lors de chaque période de soulèvements populaires et d’incertitude politique, l’armée égyptienne veille à la protection de son rôle prépondérant dans le système politique, faisant office d’acteur décisif dans la concrétisation de changements majeurs. Ce rôle représente une preuve déjà irréfutable qu’en Egypte, outrepasser l’armée revient à signer son propre arrêt de mort politique.

Un pouvoir économique sans égal

Le pouvoir de l’armée s’étend bien au-delà de ses prérogatives militaires voire politiques et déborde largement vers la sphère économique, dans ce qui est décrit comme une « fuite en avant »4. Les généraux égyptiens posséderaient ainsi plus de 35 usines et entreprises de production civile et, en 2011, 18 des 27 gouverneurs locaux du pays étaient d’anciens généraux5. Surtout, l’armée tire des bénéfices colossaux de sa maîtrise de facto des terres publiques (94 % de la superficie du pays). Cela permet au ministère de la Défense d’avoir son mot à dire dans l’attribution de ces terres au secteur privé, et d’obtenir de nombreux avantages, notamment sous forme de participations dans des sociétés externes et de récompenses, de pots-de-vin. La culture du secret entourant l’institution facilite l’extension de ce rôle d’acteur économique au-dessus des lois, profitant notamment du fait que la confidentialité de son budget soit inscrite dans la Constitution de 2014. Dans le même temps, l’armée tente de se présenter comme un acteur plus efficace que les grandes entreprises : exonérée de toutes taxes et utilisant les conscrits comme main-d’œuvre gratuite, outrepassant les fonctions censées être remplies par ceux-ci, elle défie toute concurrence. Les militaires contrôlent également les routes industrielles, les ports et les douanes, ayant autorité sur toute importation dans le pays6. La complexité des structures régissant un tel empire permet une implication sur de nombreux marchés, via des entreprises privées ou la corruption, comme dénoncé récemment par Human Rights Watch7, ou encore par le recours aux ministères publics pour obtenir d’éventuels avantages supplémentaires. 

Le pouvoir de l’armée s’étend bien au-delà de ses prérogatives militaires voire politiques et déborde largement vers la sphère économique, dans ce qui est décrit comme une « fuite en avant ».

victor lachenait

Par l’ensemble des moyens précédemment cités, l’acteur militaire entretien une compétition déloyale avec les groupes privés ou internationaux et se place dans bien des cas en position quasi monopolistique. Cette situation déstabilise pourtant des secteurs entiers, décourageant les investisseurs privés et internationaux. Et alors que le pays connaît des niveaux d’endettement record, le FMI a même tiré la sonnette d’alarme, expliquant dans un rapport que la nécessaire création d’emplois pourrait être « entravée par l’implication d’entités relevant du ministère de la Défense »8, décourageant ainsi l’entrée de capitaux supplémentaires. Et quand la corruption supposée fait la une des journaux (comme en septembre 2019 lorsque Mohamed Ali, entrepreneur en construction, a accusé l’armée de tels crimes) la répression féroce du régime et de sa police permet de tuer dans l’œuf toute potentielle vague de manifestation. En résumé, l’absence de contre-pouvoir au sein du régime permet la création d’une caste d’officiers devenue « un acteur autonome capable de remodeler les marchés et d’influencer la politique gouvernementale et les stratégies d’investissement ».9

Contrôle sociétal et guerre anti-islamistes

Si les forces de sécurité et la police sont les principaux responsables de la surveillance exacerbée de la population égyptienne, et notamment des opposants politiques, l’armée joue un rôle non-négligeable dans ce secteur et participe au contrôle de la société. L’exemple le plus récent en mai dernier, est l’adoption de nouveaux amendements à l’état d’urgence, accordant à l’armée elle-même le droit d’arrêter et de poursuivre des civils si elle le considère nécessaire, en violation flagrante de la Constitution pourtant en place10. Les voix critiques envers l’armée, ses activités et la guerre qu’elle mène au Sinaï sont régulièrement convoquées par les services militaires de renseignement, et les principaux médias égyptiens ont adopté une stratégie de survie, fondée sur l’apaisement avec l’armée, notamment en promouvant fortement toutes sortes d’articles de presse négatifs sur les Frères musulmans11. Sur les questions liées au terrorisme ou à la campagne militaire de l’armée dans le Sinaï, l’armée a fait de son porte-parole officiel le seul canal d’information, bloquant toute divulgation d’autres informations et s’en prenant violemment à ceux qui tentent d’outrepasser les règles posées. Elle se pose ainsi comme la première défenseuse de l’Etat contre une opposition disqualifiée et traquée avec l’aide des forces de sécurité intérieure.

Dans le même temps, l’armée et la population sont en constante interaction directe. Tant par leurs activités militaires que commerciales, les forces armées sont le principal employeur du pays. La conscription étant obligatoire, l’armée maintient chaque année un nombre important de jeunes hommes hors du chômage, et leur offre la possibilité de suivre une formation professionnelle de base. La fonction socialisante de la conscription permet à la fois de renforcer la loyauté de la population envers la République et l’armée, et d’être en mesure d’influencer largement l’opinion, en mettant en avant les vertus et la compétence des cadres de l’armée en comparaison aux acteurs civils12. De cette façon, les forces armées apparaissent comme une sorte d’acteur omniscient et omniprésent, ayant des intérêts assez forts dans le système pour participer à faire perdurer celui-ci tout en étant largement acceptée par la société égyptienne. Les seuls domaines qui semblent échapper à l’institution militaire sont les prérogatives importantes et exclusives accordées au président Al-Sissi.

Les forces armées apparaissent comme une sorte d’acteur omniscient et omniprésent, ayant des intérêts assez forts dans le système pour participer à faire perdurer celui-ci tout en étant largement acceptée par la société égyptienne.

victor lachenait

L’armée sous la coupe du Maréchal-Président ? 

Si Abdel Fattah Al-Sissi est issu de l’armée, ancien ministre de la défense qui a fait l’ensemble de sa carrière en son sein, celui-ci est loin d’être un simple « pion » de l’institution militaire ou d’être en collusion totale avec celle-ci. La relation semble même aujourd’hui inversée, avec un président tout-puissant ayant poussé la personnalisation de son régime à l’extrême. Al-Sissi applique ainsi une politique de « chaise tournante », consistant à changer régulièrement les chefs militaires des postes de haut niveau afin de minimiser la menace d’un « coup d’État contre lui »13. Et lorsqu’à la fin de 2017, des voix discordantes se sont fait entendre par les candidatures aux élections présidentielles de 2018 de l’ancien commandant de l’armée de l’air Ahmed Shafik et de l’ancien chef d’état-major Sami Anan, celles-ci ont été réprimée par le Raïs, Anan et plusieurs officiers le soutenant ayant été jugés et emprisonnés et Shafik assigné à résidence. Dans le même temps, Al-Sissi perpétue une politique menée en son temps par Moubarak, distribuant à ses proches et à sa famille des postes clés dans les services de police et de surveillance, afin de s’assurer de leur loyauté et de noyauter l’ensemble des institutions à même de pouvoir mettre en danger son pouvoir.

Pour autant, entre le « roi » actuel et les faiseurs de roi en Egypte, les précédents historiques amènent à la prudence et à ne pas sous-estimer les dynamiques internes à l’armée. Depuis juillet 2020, de nouveaux amendements à la constitution approuvés par Al-Sissi empêchent les officiers retraités de se présenter aux élections sans l’autorisation de l’armée et du ministre de la défense14. Si cette mesure vise à freiner toute opposition d’anciens généraux de l’armée et protéger le pouvoir de toute nouvelle concurrence non voulue, le même texte inclut aussi la possibilité pour l’institution militaire de donner un avis sur les propositions d’amendements constitutionnels et les projets de loi relatifs aux droits politiques, aux élections et à la sécurité nationale, faisant officiellement entrer les forces armées dans le domaine politique. De telles lois, aujourd’hui favorables à Al-Sissi, pourraient très bien se retourner contre lui dans des temps plus troublés, où des menaces sur le monopole de l’armée sur la politique et l’économie risqueraient de faire ressurgir des positionnements politiques propres à l’acteur militaire.

Si la chape de plomb qui pèse aujourd’hui sur l’ensemble du pays rend impossible tout soulèvement populaire dans les prochains mois, il est improbable que l’équation actuelle sur laquelle repose le régime puisse être durable à très long terme.

Victor Lachenait

A bien des égards, le chemin vers des « institutions démocratiques et protectrices des libertés » en Egypte semble aujourd’hui encore long. Lorsqu’un acteur unique concentre tant de pouvoirs et de prérogatives et qu’il agit en forte collusion avec un président dominant le spectre politique national, l’espace pour des voix indépendantes, pour une réelle liberté des citoyens et pour un Etat de droit paraît réduit à néant. La libéralisation du régime, seule à même de favoriser l’investissement et l’acceptation de contre-pouvoirs pouvant combattre l’influence de l’armée sur les affaires nationales est loin d’être à l’ordre du jour. Le marasme économique, dans lequel l’armée joue un rôle-clé, et la flambée des inégalités en Egypte impactent la population, dont environ 30 % vit sous le seuil de pauvreté. Et si la chape de plomb qui pèse aujourd’hui sur l’ensemble du pays rend impossible tout soulèvement populaire dans les prochains mois, il est improbable que l’équation actuelle sur laquelle repose le régime puisse être durable à très long terme.

Sources
  1. France Culture, « Héros de la nation : le poids de l’héritage ; Episode 2 : De Nasser à Al Sissi : l’uniforme ne fait pas le Raïs », Podcast, Culture Monde, 24 Novembre 2020
  2. Phillipe Droz-Vincent, « Authoritarianism, Revolutions, Armies and Arab Regime Transitions », The International Spectator, 46 :2 Pp.5-21, 2011
  3. Phillipe Droz-Vincent, « Changes in Civil- Military Relationships after the Arab Spring » dans T Roeder and R Grote, dir, Constitutionalism in the Arab World, Oxford University Press, 2016
  4. Hélène Sallon « En Egypte, le trouble jeu économique de l’armée  » dans Le Monde, 20 Octobre 2019
  5. Carnegie Middle East Centre زينب أبو المجد, « سر العسكر : السوق الملتبسة في مصر »” [« Le secret des généraux, le marché ambivalent de l’Egypte »], 9 février 2012
  6. Yezid Sayigh, Owners of the Republic : An Anatomy of Egypt’s Military Economy, Carnegie Endowment for International Peace, 18 Novembre 2019
  7. Human Rights Watch, “Letter to IMF Executive Board Re : Transparency for Egypt’s Military Firms”, 20 Novembre 2020 ;
  8. Reuters, “From war room to boardroom. Military firms flourish in Sisi’s Egypt”, 16 Mai 2018
  9. Yezid Sayigh, op.cit.
  10. Al-monitor “Sisi grants army more power under State of emergency”, 17 Mai 2020
  11. Bolliger, Elmenshawy et Weiland, “The Military, the Media and Public Perceptions in Egypt”, Egypt Civil-Military Relations Conference Paper Series Paper 3, DCAF, 2016
  12. Ibid.
  13. Bahey Eldin Hassan, “New political struggles for Egypt’s military”, Carnegie Middle East Centre, 9 Mai 2019
  14. Reuters, “Egypt’s Sisi approves ban on retired army officers standing for election”, 29 Juillet 2020