Il ne fait aucun doute que les élections du 14 février dernier en Catalogne ont été un événement important pour la politique espagnole, même s’il est difficile pour l’instant de prédire de quelle manière la transformation se produira. Bien que le gouvernement intérimaire présidé par Pere Aragonès ait tenté de reporter le scrutin à la fin mai, les tribunaux ont décidé qu’il n’y avait pas de raisons suffisantes pour ce faire malgré la pandémie1. Cette décision des tribunaux a envoyé un message clair : la légalité ne doit pas être utilisée à des fins partisanes. D’une certaine manière, les élections de dimanche dernier affirment l’État de droit et la séparation des pouvoirs dans un contexte où, au moins depuis 2012, la mobilisation indépendantiste et ses partis ont étouffé la participation sociale et érodé les engagements institutionnels de base. Les élections de dimanche ont prouvé que la politique catalane entre lentement dans une période de démobilisation des indépendantistes, ce qui, à son tour, pourrait faciliter un dialogue plus sincère entre la Catalogne et Madrid. Bien qu’il soit difficile de prédire quelle coalition gouvernementale se matérialisera dans les prochaines semaines, ce que nous savons, c’est qu’il existe une double majorité politique qui permettra de générer un gouvernement plus stable. Il reste au moins cinq points à retenir qui nous permettent d’avoir une vue d’ensemble du paysage politique régional.

1. Le retour du Parti socialiste de Catalogne (PSC)

Sous la direction de l’actuel ministre de la Santé, Salvador Illa, le PSC qui, pendant des décennies, a été à la traîne derrière le parti nationaliste de centre-droit Convergència et la gauche nationaliste Esquerra Republicana, a été le grand gagnant de la nuit2. La réémergence du PSC est due à un important changement de leadership (de Miguel Iceta à Illa), mais aussi à un changement de stratégies de communication, conçue par Iván Redondo, un conseiller très proche de Pedro Sánchez. Iván Redondo a correctement interprété la nouvelle phase de démobilisation comme une opportunité d’introduire de l’équanimité parmi l’électorat, tout en essayant de déplacer en marge la ligne de front entre les indépendantistes et les partis dits « constitutionnalistes » (PP, Ciudadants, Vox). Bien que le fossé ne soit peut-être pas encore comblé, la montée du PP dans la région témoigne d’un changement important dans l’électorat. Un changement qui pourrait devenir le point de départ d’une table de négociation plus approfondie entre Madrid et le gouvernement catalan concernant les prisonniers catalans impliqués dans le référendum, ainsi que la voie à suivre concernant l’autonomie régionale. Bien sûr, cela dépendra en fin de compte de la position de l’ERC envers Illa, puisque, du moins pour le moment, son programme n’a pas beaucoup changé concernant l’abandon de l’horizon indépendantiste.

2. La chute de Ciudadanos

La surprise de la nuit a été la chute inattendue du parti de centre-droit Ciudadanos dirigé par Inés Arrimadas et Carlos Carrizosa ; un parti qui est apparu comme une plate-forme clairement anti-indépendance, engagée dans l’administration technique et une veine constitutionnelle. Leur défaite (perte de 30 sièges sur 36 de l’ancienne composition parlementaire), pourrait littéralement les faire disparaître de la carte politique. Même si les voix officielles du parti ont affirmé qu’il n’y avait pas de problème de leadership mais plutôt des écueils dans la conception de la campagne et de la stratégie générale, il est surprenant que le grand vainqueur des élections régionales de 2017, la charismatique Inés Arrimadas, ait été neutralisé en tant qu’acteur de la coalition anti-indépendance3. Au-delà des simples justifications, il se pourrait que l’épuisement de Ciudadanos soit le résultat de la phase de démobilisation du sentiment indépendantiste. En d’autres termes, le parti d’Arrimadas a réussi dans la mesure où il était une opposition au nationalisme en plein essor, mais une fois que cette force s’est évaporée, il a perdu son attrait dans une compétition où le parti socialiste de Catalogne était ravivé. D’une certaine manière, la chute de Ciudadanos témoigne d’une vision à court terme d’un parti qui s’est neutralisé dans différentes positions concurrentes, à gauche comme à droite (PSOE et Vox ou le PP), et qui n’avait pas de programme substantiel capable de lui créer une image déterminante. Comme a pu me confier l’historien Steven Forti (Universidad Autónoma de Barcelona) : « Ciudadanos est un produit du processus catalan, mais une fois que le « processus » s’est terminé en 2017, cela a signifié la fin de Ciudadanos »4. Si l’ERC et le parti socialiste poursuivent le dialogue sur les relations nationales et régionales, cela pourrait très bien signifier la fin de Ciudadanos tel que nous le connaissons.

3. La phase de démobilisation sociale

Daniel James, l’éminent historien du péronisme, analysait que chaque moment populiste comporte une phase intense de mobilisation suivie d’une dérive vers la démobilisation5. Si la mobilisation possède les capacités sociales de l’émergence de la coalition indépendantiste de ces dernières années, alors la nouvelle phase ouverte par cette élection est une phase de démobilisation claire. En effet, même si les partis indépendantistes catalans ont de la place pour une majorité gouvernementale, il n’est pas évident que cela soit possible, ni que l’énergie soit au rendez-vous. Les signaux envoyés, tant de Waterloo par Carles Puigdemont, que par l’ancien président de la converngencia, Artur Mas, montrent un épuisement majeur et une incapacité à se réinventer. C’était pourtant historiquement l’une des caractéristiques traditionnelles du nationalisme catalan (modernisé par Jordi Pujol). Comme le dit Enric Juliana : « Ce que nous pouvons constater, c’est que les partis indépendantistes avancent, mais avec beaucoup de fatigue »6. Précisément, la phase de démobilisation va s’étendre dans les mois qui précèdent la distribution des vaccins et le plan de relance post-pandémique. Compte tenu du contexte social, on pourrait dire que Salvador Illa a plus de chances de réussir à diriger la coalition pour le nouveau gouvernement. Pour l’instant, il n’y a pas de rénovation de l’horizon indépendantiste. La nouvelle partisane de l’indépendance, Laura Borràs (JuntsxCat), se situe dans la continuité de l’hégémonie de Puigdemont qui s’érode.

4. Les blocs politiques et la question de l’indépendance

Il est également vrai que la phase de démobilisation et la pandémie n’ont pas complètement effacé la ligne de discorde concernant l’indépendance de la Catalogne, c’est pourquoi il y a de la place pour la constitution de deux majorités au pouvoir sur la question de l’indépendance. Étant donnés les pourcentages totaux des partis catalans pro-indépendance, il est clair que l’année de la pandémie sans un gouvernement régional fonctionnel n’a pas mis fin à l’horizon de l’indépendance. Par ailleurs, bien que certains partis nationalistes aient dépéri ou se soient transformés en d’autres groupes (Convergència, PdeCat), il se peut que la logique de « convergence avec d’autres partis » dans le cadre d’une « cause commune » prévale toujours dans la politique catalane, comme l’a observé Joan Miró7. De ce point de vue, il semble que la question de l’indépendance ne soit pas tant un problème substantiel et pratique, mais plutôt un « signifiant » qui permet une politique interpartisane, ce qui entraîne toujours des rénovations constantes et des mutations surprenantes des partis.

5. Légalité et gouvernance administrative

Enfin, la période de démobilisation déplacera peut-être aussi les conflits de l’espace social aux niveaux juridique et administratif. La tentative de report des élections est déjà un indice des manœuvres possibles qui pourraient se normaliser au sein de la prochaine coalition parlementaire. La décision des tribunaux de tenir les élections le 14 février dernier, a maintenant la force juridique d’un précédent important. Dans le même temps, l’année prochaine, le gouvernement catalan sera confronté à un examen direct de l’utilisation, ou de la mauvaise utilisation des fonds alloués pour la crise pandémique. Quiconque peut faire preuve de rationalité administrative et de prudence politique dans cette phase, gagnera peut-être une confiance sociale bien nécessaire afin de minimiser la polarisation.

Sources
  1. Gerardo Muñoz. “Le report des élections régionales catalanes est-il legal”, Le Grand Continent : https://legrandcontinent.eu/fr/2021/01/17/le-report-des-elections-regionales-catalanes-est-il-legal/
  2. « Hier, on a voté en Catalogne », Le Grand Continent, 15 février 2021.
  3. Raúl Piña, »Ciudadanos sufre un cataclismo en Cataluña que abre en canal al partido« , El Mundo, 15 février 2021.
  4. Entretien avec l’auteur, 15 février 2021
  5. Daniel James. Resistance and Integration : Peronism and the Argentine Working Class, 1946-1976 (Cambridge U Press, 1994
  6. Pere Aragonès : « Illa puede desear presentarse a la investidura, pero los números son los que son« , Cadena Ser, 15 février 2021.
  7. cf Tweet de Joan « @joanmiroartigas » Miró daté du 15 février 2021.