Il y a vingt ans, le processus de mondialisation était au cœur de la réflexion politique : alors que les relations économiques et culturelles à travers le monde devenaient de plus en plus mixtes et interdépendantes, tous pouvaient constater qu’une sorte de nouvel ordre mondial était en train d’émerger. Aujourd’hui, la mondialisation se retrouve à nouveau au cœur de nos débats, mais les journalistes, les hommes politiques et les universitaires de tous les horizons politiques en font l’autopsie. Les analystes politiques de l’establishment, en particulier en Europe et en Amérique du Nord, déplorent le déclin de l’ordre international libéral et la fin de la Pax Americana. Les forces réactionnaires qui arrivent au pouvoir, au contraire, célèbrent le retour de la souveraineté nationale, sapant les pactes commerciaux, annonçant des guerres commerciales, dénonçant les institutions supranationales et les élites cosmopolites, tout en attisant les flammes du racisme et de la violence contre les migrants. Même à gauche, certains annoncent un renouveau de la souveraineté nationale, dans le dessein de s’en servir comme arme défensive contre les prédateurs du néolibéralisme, des sociétés multinationales et des élites mondiales.
Malgré ces prévisions, à la fois optimistes et angoissées, la mondialisation n’est pas morte ni même en déclin. Elle est simplement moins évidente à lire. Il est vrai que l’ordre mondial et les structures de commandement mondial qui l’accompagnent et qui se sont formées au cours des dernières décennies sont partout en crise, mais les différentes crises actuelles, paradoxalement, n’empêchent pas le maintien des structures mondiales en place. L’ordre mondial émergeant, tout comme le capital lui-même, fonctionne à travers les crises et même, à certains égards, s’en nourrit. Il fonctionne, à bien des égards, sur le mode de l’effondrement 1. Le fait que les processus de mondialisation soient moins facilement lisibles aujourd’hui rend d’autant plus important d’investiguer et de révéler les tendances des vingt dernières années, concernant tant la constitution variée de la gouvernance mondiale, qui inclut les pouvoirs des États-nations mais s’étend bien au-delà, que les structures mondiales de production et de reproduction capitalistes.
L’interprétation des structures fondamentales du pouvoir et de l’exploitation dans un contexte mondial est la clé pour reconnaître et promouvoir les forces potentielles de révolte et de libération. L’ordre mondial émergeant et les réseaux de capitaux mondiaux constituent sans aucun doute une opération offensive à laquelle nous devons opposer divers efforts de résistance. Plus encore, ces deux phénomènes devraient être considérés comme des réponses aux menaces et aux revendications véhiculées par la longue histoire des internationalismes révolutionnaires et des luttes indépendantistes. Tout comme l’Empire actuel s’est formé en réponse aux insurrections des multitudes d’en bas, il pourrait aussi, potentiellement, leur tomber dessus, à condition que ces multitudes puissent constituer leurs forces en contre-pouvoirs efficaces et ouvrir la voie vers une organisation sociale alternative. Les mouvements sociaux et politiques actuels vont déjà, à bien des égards, dans cette direction.
Deux sphères hétérogènes, non synchronisées
Représentez-vous les crises actuelles d’Empire comme deux sphères imbriquées : l’une, celle des réseaux planétaires de production et de reproduction sociales et l’autre, celle de la constitution de la gouvernance mondiale. Ces deux sphères sont de plus en plus décalées.
La sphère interne, la sphère planétaire de la production et de la reproduction sociale, est constituée de réseaux de communication et d’infrastructures matérielles et immatérielles toujours plus complexes et densément interconnectés, des lignes de transport aérien, maritime et terrestre, des câbles de communication transocéaniques et des systèmes satellitaires, des réseaux sociaux et des réseaux financiers, ainsi que des multiples interactions entre les écosystèmes, les humains et les autres espèces. Bien évidemment, les formes traditionnelles de production économique localisée, telles que l’agriculture et l’exploitation minière, persistent à l’intérieur de cette sphère planétaire mais elles sont progressivement absorbées, dynamisées et, dans de nombreux cas, menacées par les circuits internationaux et intercontinentaux. Le travail est lui aussi attiré et limité par le réseau planétaire de marchés, par des infrastructures, par des structures juridiques qui se chevauchent les unes par-dessus les autres et par des régimes frontaliers. Les processus de valorisation et d’exploitation sont régis par une chaîne de montage mondiale extrêmement variée bien qu’intégrée. Enfin, les institutions de reproduction sociale et les circuits du métabolisme écologique restent, à bien des égards, locaux, mais ils dépendent eux aussi de systèmes dynamiques de plus en plus vastes et sont souvent menacés par ceux-ci. Ces systèmes planétaires intègrent, en termes formels et réels, diverses pratiques de production et de reproduction sociales à travers des espaces et des temporalités divers. Le fait que cette sphère soit si hétérogène et composée de frontières et de hiérarchies qui prolifèrent à diverses échelles – au sein de chaque métropole, de chaque État-nation, de chaque région, de chaque continent – ne devrait pas nous empêcher de la reconnaître comme un ensemble planétaire cohérent ou comme un seul ensemble dense, bien que très varié 2. Cette interconnexion devient peut-être plus évidente lorsque nous sommes confrontés à notre vulnérabilité commune : face à la dévastation nucléaire, par exemple, ou à un changement climatique catastrophique, l’ensemble de la toile des êtres vivants et des technologies est menacé ensemble, sans exception, ne laissant rien ni personne intact.
Autour de cette sphère de production et de reproduction sociale, une deuxième sphère est composée de systèmes politiques et juridiques entrelacés à différents niveaux, notamment ceux des gouvernements nationaux, des accords juridiques internationaux, des institutions supranationales, des réseaux d’entreprises, des zones économiques spéciales, etc. Il n’y a rien de comparable à un État mondial et, à mesure que les prétentions à la souveraineté s’estompent, des régimes de gouvernance apparaissent, de plus en plus nombreux. Cette sphère est régie par des structures qui se chevauchent et qui composent une constitution mixte, que nous analyserons plus en détail ci-dessous. À la surface de cette sphère également, les rênes du pouvoir sont tenus principalement par les propriétaires du monde d’en bas : les capitaines d’industrie et les nababs de la finance, les élites politiques et les magnats des médias.
Avec la contre-révolution néolibérale de ces dernières décennies, les deux sphères sont de plus en plus disjointes. Elles tournent sur des axes séparés et s’écrasent parfois l’une contre l’autre. Alors que divers projets réformistes du XXᵉ siècle, tels la politique du New deal dans des pays spécifiques ou le système de Bretton Woods sous l’hégémonie américaine au niveau international, cherchaient des formes de régulation pour établir des relations relativement stables entre les deux sphères et ainsi favoriser le développement capitaliste tout en maintenant des hiérarchies à tous les niveaux du système mondial, la contre-révolution néolibérale a créé une sphère de gouvernance sans relation structurelle stable avec la sphère de la production et de la reproduction sociales. La gouvernance impériale néolibérale ne cherche pas une telle médiation et s’efforce seulement de dominer et de capturer la valeur de la sphère intérieure. Le fait que les circuits de production et de reproduction de la sphère intérieure soient de plus en plus autonomes n’empêche pas la sphère de gouvernance néolibérale d’exercer un contrôle sur la sphère intérieure : elle peut mesurer la valeur qui y est produite par des mécanismes monétaires et, au moyen de divers instruments de financement et de dette, en extraire le plus de valeur possible sous forme de rente. Ainsi, la gouvernance néolibérale ne peut que provoquer des crises économiques et financières, qui, comme nous l’avons dit, ne sont pas des signes d’effondrement imminent mais plutôt des mécanismes de domination.
Grandeur et misère de l’hégémonie américaine
Le fait que ces deux sphères soient de plus en plus disjointes ne constitue cependant qu’une partie de la question. Nous devons examiner de plus près la composition de chaque sphère afin d’évaluer ses pouvoirs et d’estimer ses perspectives. Nous devons commencer par prendre du recul pour enregistrer la façon dont les structures de l’ordre mondial ont changé au cours des vingt dernières années, en gardant à l’esprit que des voies potentielles s’ouvrent aujourd’hui pour les foules qui y résistent et les défient.
Au début des années 1990, après l’effondrement de l’Union soviétique et alors que les rapports économiques, politiques et culturels s’étendaient de manière nouvelle au-delà des frontières nationales et hors de portée des pouvoirs souverains nationaux, le président américain a proclamé l’aube d’un nouvel ordre mondial. À l’époque, la plupart des partisans et des critiques tenaient pour acquis que les États-Unis, après être sortis « victorieux » de la guerre froide en tant que seule superpuissance restante, exerceraient leur hard power et leur soft power sans équivalent, en assumant toujours plus de responsabilités et en exerçant un contrôle de plus en plus unilatéral sur les affaires mondiales. En fait, une décennie plus tard, alors que les troupes américaines entraient victorieusement dans la ville de Bagdad, il est apparu que le nouvel ordre mondial annoncé par le président Bush senior était concrétisé par le président Bush junior. Les occupations américaines en Irak et en Afghanistan promettaient de « refaire le Moyen-Orient » tout en créant des économies purement néolibérales sur les ruines de l’invasion. Tandis que les néoconservateurs montraient leurs muscles, les critiques dénonçaient l’âge d’un nouvel impérialisme américain.
Toutefois, du point de vue de la position actuelle, il apparaît clairement que la puissance mondiale unilatérale des États-Unis était déjà limitée et ses ambitions impérialistes, vaines. L’impérialisme américain avait été entravé non par la vertu éclairée de ses dirigeants ou la droiture républicaine de son esprit national, mais simplement par les insuffisances de ses pouvoirs économiques, politiques et militaires. Les États-Unis pouvaient prouver leur force en renversant les régimes taliban et baasiste (en témoignent les tragiques ravages dus à ces ingérences guerrières), mais ils ne pouvaient pas obtenir l’hégémonie stable requise de la part d’une véritable puissance impérialiste. Aujourd’hui, après des décennies d’échec catastrophique les guerres et les occupations menées par les États-Unis en Afghanistan et en Irak, ainsi que, plus généralement, la prétendue guerre contre le terrorisme, peu de personnes peuvent croire aux avantages généraux d’un système mondial dirigé par les États-Unis ou à sa capacité à créer un ordre stable 3. Depuis l’élection de M. Trump, les universitaires, les journalistes politiques et les vétérans de la politique administrative se demandent si l’ordre international libéral dirigé par les États-Unis peut survivre. En vérité, la Pax Americana et le moment où les États-Unis pouvaient ancrer unilatéralement un ordre institutionnel mondial étaient passés bien avant que le président Trump ne débarque brusquement sur scène 4. Cette nouvelle situation ne concerne pas seulement les États-Unis : aucun État-nation n’est aujourd’hui capable d’organiser et de commander l’ordre mondial de manière unilatérale. Ceux qui diagnostiquent le déclin de l’hégémonie mondiale des États-Unis – Giovanni Arrighi a été l’un des premiers et des plus perspicaces – envisagent généralement un autre État comme successeur dans ce rôle hégémonique : tout comme le rôle de l’hégémonie mondiale est passé au début du XXᵉ siècle de la Grande-Bretagne aux États-Unis, ils pensent qu’aujourd’hui, alors que l’étoile des États-Unis décline, il faut que celle d’un autre État s’élève, la Chine étant le premier candidat. De leur côté, les commentateurs institutionnels libéraux s’accrochent à la croyance que, malgré le désordre international semé par Trump, l’étoile des États-Unis brille encore sur le globe et qu’il est exagéré de parler du déclin de ses pouvoirs militaire, économique et politique face aux concurrents, les Chinois comme les autres. Les États-Unis demeureraient le seul candidat légitime à l’hégémonie mondiale. Il y a certainement une part de vérité dans chacun de ces arguments. Cependant, le point plus important est que le maintien des pouvoirs des États-Unis et la montée en puissance de la Chine ne doivent pas être compris en fonction d’une situation où un seul État-nation pourrait exercer l’hégémonie mondiale, mais plutôt comme le résultat d’une intense lutte entre les États-nations sur les échelons de la constitution mixte de l’Empire. Le fait qu’aucun État-nation ne soit capable de parfaire son hégémonie dans l’ordre mondial émergent n’est pas un diagnostic de chaos et de désordre, mais plutôt le fondement théorique d’une nouvelle structure de pouvoir à l’échelle mondiale – et, par là même, d’une nouvelle forme de souveraineté.
Une constitution mixte
Lorsqu’au deuxième siècle avant Jésus-Christ, Polybe quitte la Grèce, il trouve dans l’Empire romain une nouvelle structure de pouvoir. Les précédents auteurs des grands textes politiques de la Grèce antique, comme Hérodote, Platon et Aristote, soutenaient qu’il existait trois formes fondamentales de gouvernement définies géométriquement : la règle d’un seul, la monarchie ; la règle du petit nombre, l’aristocratie ; et la règle du grand nombre, la démocratie. (Et chacune de ces catégories géométriques renvoie à une forme négative : la tyrannie, l’oligarchie et l’ochlocratie). Ces théoriciens ont analysé les vertus de chacune de ces formes, et ont compris l’histoire politique en termes de passage de l’une à l’autre. La nouveauté de l’Empire romain, au contraire, selon Polybe, était sa constitution mixte : non pas une alternance entre les formes de gouvernement, mais une composition simultanée des trois.
Nous appelons l’ordre émergent aujourd’hui « Empire » pour indiquer cette constitution mixte de la gouvernance mondiale. Comme nous l’avons déjà dit précédemment, cet Empire n’est pas un État mondial et ne crée pas non plus une structure de pouvoir unifiée et centralisée 5. En outre, bien que les différents schémas conventionnels utilisés auparavant pour appréhender les divisions mondiales – Premier et Tiers Monde, centre et périphérie, Est et Ouest, Nord et Sud – aient perdu une grande partie de leur pouvoir explicatif, la mondialisation actuelle n’est pas un processus d’homogénéisation (ou, plus exactement, elle implique, dans une même mesure, des processus d’homogénéisation et d’hétérogénéisation). Plutôt que de créer un seul espace lisse, l’émergence de l’Empire fait proliférer les frontières et les hiérarchies à toutes les échelles géographiques, de l’espace de la métropole unique à celui des grands continents. L’analyse de la constitution mixte de l’Empire exige de s’intéresser à ces frontières et à ces divisions en tant qu’éléments qui, ensemble, composent l’ordre mondial. La notion de constitution mixte suggère donc une procédure qui s’apparente à une partie d’échecs en trois dimensions : il faut de prime abord identifier les principaux acteurs et étudier les tensions, les relations de pouvoir et les hiérarchies au sein de chacun de ces trois niveaux ; il convient ensuite de lire verticalement la constitution mixte pour comprendre la coordination et les conflits entre les niveaux ; il faut enfin découvrir les forces susceptibles de défier la domination impériale et construire une alternative.
Nous ne disposons ici que de l’espace nécessaire pour esquisser quelques-uns des changements les plus spectaculaires dans la constitution de cet Empire au cours des vingt dernières années. Sur le plan monarchique, le développement le plus frappant a été le vidage du centre. Dans les années 1990, les États-Unis, bien que, comme nous l’avons dit, leur position hégémonique sur le système mondial et leurs pouvoirs d’action unilatérale aient diminué, occupaient toujours des positions centrales dans des domaines clés du pouvoir. La bombe, le dollar et le réseau – et donc Washington, Wall Street et Hollywood / la Silicon Valley – étaient capables d’exercer une force monarchique, et donc de maintenir dans ces domaines une sorte de « domination d’un seul ». La supériorité des États-Unis dans ces différents domaines de soft et de hard power se poursuit aujourd’hui, mais sur des bases de plus en plus fragiles et avec toujours plus de limites. Premièrement, le formidable arsenal militaire américain – y compris ses munitions nucléaires, ses drones, ses systèmes de surveillance, ses innombrables appareils technologiques sophistiqués, ainsi que ses armées permanentes – reste nettement supérieur (et nettement plus onéreux) que celui des autres nations. Mais la défaite des forces américaines au Vietnam et, plus tard, les échecs des invasions et occupations américaines de l’Afghanistan et de l’Irak ont montré clairement que, malgré une puissance de feu et une capacité de destruction en constante augmentation, les capacités monarchiques de la machine militaire américaine sont aujourd’hui de plus en plus limitées. Deuxièmement, la monarchie du dollar, c’est-à-dire l’hégémonie financière et monétaire des États-Unis, qui semblait solide il y a 20 ans, s’est progressivement affaiblie. Comme dans le domaine de la puissance militaire, dans ce domaine aussi, le trône reposait déjà sur des bases précaires, qui remontent au moins au découplage du dollar de l’étalon-or en 1971. Selon Timothy Geithner, ancien président de la Réserve fédérale de New York et plus tard secrétaire du Trésor américain, « depuis les années 1990, nous [le système financier et monétaire américain] défiions la gravité ». Adam Tooze, qui rapporte les affirmations de Geithner, note à juste titre que, contrairement à l’image du boom économique américain des années 1990, Geithner identifie clairement les conditions radicalement modifiées de la position américaine dans le système mondial. Suivant la conception usuelle, Tooze affirme que « l’Amérique n’est pas soumise à la gravité, c’est la gravité, c’est-à-dire la force gravitationnelle qui organise la puissance mondiale au XXᵉ siècle » 6. Ces fondements ébranlés de la puissance monétaire et financière des États-Unis ont été démontrés et confirmés par la crise financière de 2007 – 2008, qui, dans ce domaine également, a remis en question sa capacité à remplir une fonction monarchique 7. Enfin, en ce qui concerne les industries culturelles et les technologies numériques, la position monarchique des États-Unis a été affaiblie de différentes manières. Les entreprises américaines dominent toujours les marchés mondiaux aujourd’hui comme dans les années 1990, mais les États-Unis peuvent de moins en moins s’en servir comme d’un outil de soft power en vue du maintien de l’hégémonie mondiale. De plus en plus, ce domaine est celui des entreprises qui, bien qu’elles soient basées aux États-Unis, opèrent à l’échelle mondiale et ne contribuent que de manière ambiguë à l’image globale des États-Unis. Les États-Unis demeurent dominants dans chacun des trois secteurs qui garantissaient leur hégémonie sur les autres États-nations. Pourtant, si les piliers où reposent leurs pouvoirs monarchiques sont toujours en place, ils présentent désormais de plus en plus de fissures. Cela ne signifie pas qu’un quelconque prétendant au trône – la Chine, comme nous l’avons dit, est le candidat le plus souvent cité – puisse prétendre à sa place. Au contraire, un vide relatif se creuse à l’échelon monarchique.
L’échelon aristocratique de l’Empire, en revanche, regorge de défis constants entre les puissances montantes et déclinantes. La domination oligarchique « du petit nombre » sur le système mondial s’exerce sur trois terrains principaux : les grandes entreprises, les États-nations dominants et les institutions supranationales. Une intense concurrence caractérise les relations entre les acteurs au sein de chacun de ces terrains et, de surcroît, entre ces derniers : entre les entreprises et les États-nations, par exemple, ou entre les États-nations et les institutions supranationales. Les positions relatives au sein des hiérarchies mondiales dans chaque secteur ont certainement changé au cours des vingt dernières années : alors que la Chine a vu sa fortune monter en flèche, par exemple, celle des autres pays BRICS, qui semblaient prêts à suivre, a vacillé, du moins pour le moment ; et au sommet des valorisations boursières, General Motors et General Electric ont été supplantées par Apple et Alibaba. Ces tendances et ces compétitions sont extrêmement importantes et méritent une analyse détaillée, mais notre préoccupation première ici est de reconnaître que, si l’on prend du recul et que l’on s’abstient de la scène immédiate de la compétition, les différentes forces aristocratiques, malgré la cacophonie née de leurs conflits, jouent en réalité sur le même terrain. Ou, pour employer une autre métaphore, elles ressemblent à des chevaliers qui, malgré la bataille acharnée qui les oppose, vivent tous pour servir et faire respecter un code chevaleresque commun, ainsi que l’ordre social auquel il appartient.
Le point le plus important que nous devons souligner au sujet de la dynamique de l’échelon aristocratique de l’Empire est donc la mesure dans laquelle, malgré les apparences, ses contours généraux restent inchangés. De ce point de vue, le retour tant annoncé de l’État-nation, ainsi que la rhétorique nationaliste, les menaces de guerres commerciales et les politiques protectionnistes doivent être compris non pas comme une fracture du système mondial mais plutôt comme autant de manœuvres tactiques dans la compétition entre les puissances aristocratiques. Les doctrines de l’America first !, de Italy first ! ou du Brexit sont les cris plaintifs des personnes qui craignent d’être délogées de leur position de privilégiés dans le système mondial. À l’instar des paysans français conservateurs que Marx décrivait comme étant poussés au milieu du XIXᵉ siècle par les souvenirs de la gloire napoléonienne perdue (et dont le slogan aurait pu être « Make France great again »), les nationalistes réactionnaires d’aujourd’hui visent moins à se séparer de l’ordre mondial en tant que tel qu’à remonter les échelons de la hiérarchie mondiale jusqu’à leur position légitime. De la même manière, les conflits de plus en plus visibles entre les États-nations dominants et l’infrastructure supranationale – on peut penser au président Trump s’élevant contre le « mondialisme » dans son discours de 2018 à l’Assemblée des Nations unies – ne sont pas une attaque contre le système mondial, mais un stratagème pour obtenir une position plus dominante en son sein. Les élites mondiales à la tête des États-nations dominants et des institutions supranationales sont toutes guidées par les diktats d’une idéologie néolibérale irrévocablement vouée à la construction et au maintien de l’ordre mondial capitaliste 8.
Enfin, le troisième et plus large niveau de la constitution mixte, « la règle du plus grand nombre », qui est nécessairement le plus chaotique et le moins lisible de tous, est composé d’un vaste éventail de forces, y compris toute la panoplie des États-nations et des entreprises capitalistes subordonnées, ainsi que des infrastructures qui les accompagnent ; les innombrables réseaux de radiodiffusion et de médias sociaux ; diverses organisations non gouvernementales qui soutiennent les projets des États et des entreprises, réparant souvent les dégâts qu’ils ont causés ; des associations religieuses qui sont elles-mêmes une force politique ; et même des milices qui combattent les États ou prétendent avoir créé leurs propres États. Ce niveau de la constitution mixte ne peut être qualifié de démocratique que dans le sens le plus dégradé de ce terme, car il n’inclut pas les mouvements anti-systémiques ni aucune force qui pourrait constituer une menace sérieuse au fonctionnement durable de l’Empire dans son ensemble. Bien au contraire, l’immense éventail de forces que nous situons ici, même si elles résistent et défient dans une certaine mesure les pouvoirs monarchiques et aristocratiques, servent néanmoins en fin de compte à soutenir la constitution impériale dans son ensemble. Michel Foucault était passé maître dans l’art de reconnaître comment des figures apparemment résistantes ou opposées pouvaient finalement servir à renforcer le pouvoir dominant, en étudiant par exemple comment la figure du malfaiteur renforce le régime disciplinaire / carcéral 9. Nous ne pensons pas, bien sûr, que tous les efforts de résistance soient vains et seront inévitablement cooptés par l’Empire, ne laissant aucun espoir d’une alternative (Foucault ne pensait rien de tel non plus) et nous nous tournerons bientôt vers les mouvements qui vérifient cela.
À ce stade, cependant, nous voulons simplement souligner comment les forces qui se situent au plus bas niveau de l’Empire peuvent, même lorsqu’elles sont en conflit apparent avec les factions aristocratiques et monarchiques, continuer à soutenir l’ordre mondial dans son ensemble. Considérons, par exemple, l’augmentation dramatique au cours des vingt dernières années des idéologies, mouvements et violences suprémacistes blancs, endossant les racismes anti-noirs, antisémites et anti-migrants, qui se chevauchent souvent avec le nationalisme et le fondamentalisme chrétien. Il devrait être facile de reconnaître que, bien que les suprémacistes blancs s’en prennent fréquemment aux élites mondiales, aux banquiers et autres, et bien que les élites mondiales, à leur tour, les désavouent souvent, leurs actions ne perturbent pas la structure générale et le fonctionnement de l’Empire. Au contraire, l’Empire est capable d’intégrer des différences de toutes sortes, et l’ordre mondial qu’il maintient est, à bien des égards, suprémaciste blanc. En effet, une partie du défi que représente la lecture de la nature de l’Empire émergeant réside dans l’analyse des tensions et des conflits à la fois au sein de chaque échelon et entre les trois échelons de sa constitution mixte.
Nouveaux internationalismes
Cependant, en se concentrant sur la mondialisation par le haut et sur les institutions du capital mondial, on aura toujours une vision déformée, car cette forme de mondialisation est fondamentalement une réponse et une tentative de contenir les forces de la mondialisation par le bas. L’internationalisme révolutionnaire a été, tout au long de la modernité, le moteur principal des formes et des processus de la mondialisation capitaliste. Chaque révolution moderne – de Port-au-Prince à Shanghai et de Paris à La Havane – a été très profondément internationaliste. C’est ainsi que les courants les plus inspirants de la politique prolétarienne, des luttes anticoloniales, des mouvements féministes et de toutes les formes de lutte de libération ont vu le jour. Cette lecture permet à des auteurs comme Giovanni Arrighi ou Fredric Jameson de reconnaître que les changements dans la structure du pouvoir mondial et le développement des processus néolibéraux de la mondialisation dans les années 1970 étaient en fait une réponse à la confluence ou à l’accumulation, dans les années 1960, des rébellions ouvrières, des luttes de libération et des mouvements révolutionnaires dans le monde entier 10. Reconnaître le primat des luttes sur les structures du pouvoir destinées à les contenir présente un intérêt non seulement analytique, mais aussi politique. Les plus puissantes forces pour contester et dépasser la domination de l’Empire prendront nécessairement la forme de nouveaux internationalismes. Il pourrait sembler que les formes les plus reconnaissables d’internationalismes prolétariens et révolutionnaires aient disparu, mais il est d’autant plus important que nous nous efforcions de reconnaître les nouvelles formes d’internationalisme qui émergent aujourd’hui et que nous les cultivions.
L’un des moyens de reconnaître l’internationalisme qui est à l’œuvre aujourd’hui consiste à retracer l’évolution des cycles internationaux de lutte : bien que chaque lutte dans un tel cycle puisse être se concentrer sur des conditions locales et nationales, à mesure que la flamme passe d’un endroit à l’autre, le mouvement acquiert une importance mondiale. Les insurrections de 2010 et 2011 nées en Tunisie et en Égypte ont initié un cycle international, puisque les militants, d’abord dans d’autres pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, ensuite en Espagne, en Grèce et aux États-Unis, puis enfin en Turquie, au Brésil et à Hong Kong ont érigé des campements sur des places urbaines et traduit les revendications de démocratie dans leurs propres idiomes politiques 11. De la même manière, NiUnaMenos, la lutte féministe contre la violence sexuelle et la hiérarchie patriarcale, qui a débuté en Argentine, est aujourd’hui traduite de manière innovante dans toutes les Amériques et, de l’autre côté de l’Atlantique, en Italie, en Espagne et en Pologne. En développant en commun de nouvelles formes de grève politique, une nouvelle internationale féministe est en train de se former 12.
À une échelle beaucoup plus vaste, mais encore moins facilement lisible, la migration constitue aujourd’hui une force majeure de l’internationalisme et une insurrection permanente contre les régimes frontaliers des États-nations et contre les hiérarchies spatiales du système mondial. Les pèlerinages impressionnants vers et à travers l’Europe à l’été 2015, à pied, en train, par tous les moyens de transport possibles, qui ont depuis été déplacés vers la traversée périlleuse de la Méditerranée, ont mis en danger les régimes frontaliers de l’Europe ; et de même, les caravanes exceptionnelles d’enfants et de familles d’Amérique centrale passant par le Mexique vers la frontière américaine à l’automne 2018 ont servi à faire connaître la crise actuelle du régime frontalier américain 13. Mais en réalité, ces événements hautement médiatisés ne sont que les pics d’une gamme variée de migrations mondiales, non seulement du Sud vers le Nord, mais dans toutes les directions, du Nigeria à l’Afrique du Sud, de la Bolivie à l’Argentine, du Myanmar au Bangladesh, de la Chine rurale à la Chine urbaine. Il s’agit bien sûr d’un type d’insurrection internationaliste inhabituel, dont la dimension politique n’est guère reconnaissable vue de près. La grande majorité des migrants ne seront pas en mesure d’exprimer la nature politique de leur fuite, et encore moins de comprendre leurs actions dans le cadre d’une lutte internationaliste et, de fait, leurs voyages sont très individualisés. Il y a rarement des structures explicitement organisées, comme les caravanes, même au sein d’un courant de migration et encore moins parmi les différents mouvements mondiaux. Il n’y a pas de comité central, pas de plateforme, pas de déclaration de principe. Et pourtant, les lignes des migrants en fuite constituent une puissance internationaliste. Qu’ils soient poussés par des motivations officiellement reconnues, telles la fuite de la persécution et de la pauvreté, ou par des raisons délégitimées par les autorités, telles que la simple recherche de l’aventure et de nouvelles expériences, les migrants affirment la liberté de mobilité, qui peut servir de base à toutes les autres libertés 14.
Il faut prendre du recul pour comprendre le dessin formé par la mosaïque et apprécier la signification politique des migrations mondiales en tant qu’insurrection permanente. Rassurez vous, les autorités au pouvoir reconnaissent la menace : la puissance de l’insurrection est confirmée par les stratégies anti-insurrectionnelles cruelles et coûteuses lancées contre les migrants, des camps de concentration soutenus par l’Europe en Libye aux politiques barbares aux frontières américaines. L’insurrection des migrants menace de faire craqueler et s’effondrer les différents murs qui segmentent le système mondial et même les piliers qui le soutiennent, simplement en les traversant.
L’extraction du commun par le capital mondial
Malgré leur désynchronisation, chaque sphère a besoin du soutien de l’autre. Par conséquent, l’analyse de la constitution mixte de la gouvernance mondiale doit être accompagnée par une enquête sur l’autre sphère, celle de la production et de la reproduction, où le capital mondial domine. De même que le capital national avait besoin que l’État-nation garantisse ses intérêts collectifs, et le fasse à long terme, de même le capital mondial a besoin aujourd’hui d’une structure complexe de gouvernance mondiale. La sphère des rapports capitalistes, comme celle de la gouvernance, est constituée d’un ensemble d’éléments incroyablement hétérogènes, conflictuels et instables, qui agissent à des échelles différentes. Parmi eux, des firmes capitalistes individuelles en concurrence les unes avec les autres, des capitaux nationaux qui sont souvent en conflit également, diverses formes de travail salarié, non salarié et précaire – ainsi que des éléments non capitalistes, qui ont toujours fait partie des sociétés capitalistes. Comme dans l’autre sphère, l’hétérogénéité des éléments ne doit pas nous empêcher de reconnaître le schéma d’ensemble 15.
Nous proposons d’esquisser brièvement quelques tendances décisives dans le développement du capital, en suivant quelques unes des critiques académiques et militantes les plus importantes qui ont émergé au cours des vingt dernières années. (De fait, la remise en question croissante du régime capitaliste est allée de pair avec la multiplication des analyses marxistes et anticapitalistes.) De notre point de vue, la critique de l’économie politique doit révéler les formes nouvelles, et souvent plus dures, de la domination et de l’exploitation capitalistes, mais elle doit aussi, et c’est une de ses tâches premières, chercher, au sein des circuits de la production et de la reproduction capitalistes, les germes de la résistance et de la liberté. Pour ce faire, nous montrons d’une part comment les révoltes et les mouvements d’émancipation dirigés contre la société capitaliste et son régime disciplinaire ont fonctionné comme moteur du développement capitaliste. C’est une histoire de cooptation et de capture, mais aussi, et c’est le plus important, l’indice de la puissance de la révolte : là où se trouve la puissance de pousser le capital vers l’avant, réside aussi la possibilité de le renverser 16. D’autre part, nous cherchons comment le capital, en poursuivant son propre développement, crée des armes qui peuvent être ensuite retournées contre lui 17.
Dans les développements récents du capitalisme et dans leurs analyses les plus stimulantes, c’est le rôle central joué par le commun qui nous frappe le plus, sous ses diverses formes, de la ressource naturelle au produit culturel, des données biométriques à la coopération sociale. Le commun est toujours plus central pour la production et la reproduction sociales capitalistes – la valeur qu’accumule le capital réside, de plus en plus, dans le commun – et pourtant le commun porte aussi la possibilité d’une autonomie sociale vis-à-vis du capital, la possibilité d’une révolte. Décrivons brièvement les trois domaines où le commun joue ce rôle central et paradoxal – tous trois objets d’une recherche particulièrement active.
De nombreuses analyses récentes de la production, de la reproduction et de l’accumulation capitalistes tournent autour du concept d’extraction entendu en un sens très large. Elles soulignent l’intensification et l’expansion des pratiques d’extraction traditionnelles, par exemple dans les secteurs du gaz, du pétrole, des minéraux et de la monoculture agricole, où la valeur est en un sens directement tirée de la terre. Mais elles étudient aussi des modes d’accumulation résultant de la privatisation des biens publics et des infrastructures, comme les systèmes de transport et de communication ou le patrimoine culturel, ainsi que de nouvelles formes d’extraction où les valeurs humaines et sociales comme les connaissances, les données, le soin et les circuits de coopération sociale sont appropriés et accumulés. « Nous pouvons parler d’extraction, écrivent Sandro Mezzadra et Brett Neilson, non seulement quand les opérations du capital pillent la Terre et la biosphère dans leur matérialité, mais aussi quand elles rencontrent et élaborent des formes et des pratiques de coopération humaine et de socialité qui leur sont extérieures » 18.
La métaphore du data mining 19 offre une première approche de la migration des opérations extractives traditionnelles vers des domaines sociaux. La clef de l’accumulation pour les plateformes de réseaux sociaux, par exemple, implique de recueillir et de traiter les données fournies par les utilisateurs, mais aussi de créer les moyens algorithmiques de capitaliser cette intelligence, ces connaissances, et les rapports sociaux apportés par les utilisateurs 20. Les plateformes comme Uber et Airbnb ont de même transformé les pratiques de « partage », qui ne sont plus la mise à disposition d’un bien pour l’usage commun, mais un moyen d’extraire de la valeur. La finance fonctionne également par son mode propre d’extraction. En partie, bien sûr, les instruments financiers sont des outils de spéculation créant des valeurs fictives, mais la finance et la dette sont d’abord des moyens d’extraire de la valeur produite socialement, hors du contrôle direct du capital financier. Avec d’autres, nous caractérisons ce développement au sein des schémas capitalistes d’accumulation comme passage du profit à la rente : alors que le capital industriel crée du profit surtout par la gestion du procès de production et en dictant les formes de coopération, la finance extrait des rentes sur une richesse dont elle ne gère pas directement la production, qui est au contraire le fruit d’autres formes de coopération productive qui lui sont extérieures 21.
De plus, ces différentes analyses de l’extraction font écho à celles du procès continu d’accumulation primitive, que David Harvey appelle justement l’accumulation par dépossession. De tels procès d’accumulation sont fondées sur des clôtures sans cesse renouvelées des communs et sur l’extraction de la richesse existante ou produite à l’extérieur, qu’elle soit dans la terre ou dans des infrastructures publiques 22. Nous dénonçons la destruction sociale et écologique semée par ces diverses formes d’extraction et nous analysons les formes dures d’exploitation et d’aliénation qui les accompagnent, mais nous sommes aussi fascinés par le fait que fait que chaque forme d’extraction, par définition, repose sur des valeurs produites hors de la sphère de sa gestion directe. L’extractivisme menace les diverses formes de commun – écologique, social et biopolitique 23. Cette prédation elle-même ouvre une possibilité qui réside dans le commun, à laquelle nous reviendrons bientôt 24.
Une seconde série importante d’analyses du capital contemporain, qui soulignent aussi le rôle du commun, concerne les rapports biopolitiques, ce qui comprend d’une part les formes cognitives de production, et d’autre part la génération des affects et du soin, qui traverse les domaines productif et reproductif. Les études du capitalisme cognitif analysent en général le rôle de la connaissance, de l’intelligence et de la science dans la production contemporaine. Elles montrent à quel degré le « general intellect », c’est-à-dire les connaissances accumulées dans la société, qui sont devenues en un sens communes, se révèle directement productif de valeur 25. D’autres analyses du capitalisme cognitif se concentrent plutôt sur le travail numérique et sur la production de valeur par des réseaux numériques et des plateformes, valeur générée dans certains cas par l’attention des utilisateurs 26. Au côté de l’intelligence et de l’attention, les affects sont aussi, de plus en plus, mis au travail dans la société capitaliste, le plus souvent selon des hiérarchies de genre établies et persistantes.
Les professions salariées qui impliquent, dans une proportion importante, la production de soin et d’affects, comme les infirmières, l’aide à domicile, les secrétaires, le travail domestique salarié, les instituteurs et les serveurs de restaurant, sont occupées surtout par des femmes et, par conséquent, sont hautement précaires, avec des rémunérations faibles. La production d’affects et de soin est également centrale, bien sûr, dans le règne de la reproduction sociale non payée, qui comprend le travail domestique, toujours déterminé par une division du travail selon le genre 27. Dans toutes ces analyses, par exemple celle de l’extension du domaine de l’extraction, nous reconnaissons des formes nouvelles et approfondies d’exploitation et de domination, ainsi que de nouvelles formes biopolitiques de contrôle et la colonisation marchande de nouveaux domaines de l’existence et de l’expression humaines. Aujourd’hui, comme ces analyses le montrent en détail, les forces productives biopolitiques sont encloses par des rapports de propriété privée, qu’elle soient rémunérées par un salaire ou subordonnées sans contrepartie. Dans les deux cas, la valeur qu’elles produisent est toujours expropriée et accumulée. Mais ici aussi, nous reconnaissons la nature sociale du commun puisque l’intelligence, la connaissance, l’attention, l’affect et le soin sont toutes des capacités immédiatement sociales déterminées par des actions interdépendantes et collectives. De grands réservoirs biopolitiques du commun se construisent dans les connaissances partagées, dans l’intelligence collective, dans les rapports démarchandisés d’affect et de soin et, enfin, dans les circuits de la coopération sociale, qui sont susceptibles de s’autonomiser du contrôle capitaliste.
Un troisième domaine d’analyse qui a connu, au cours des vingt dernières années, des contributions importantes, traite plus frontalement encore du commun. Il a pour objet les mille manières dont le développement du capital détruit la terre et ses écosystèmes. Les analyses du changement climatique, en particulier, montrent comment l’histoire du développement capitaliste est intimement liée à l’extraction de carburants fossiles dans des quantités exponentiellement croissantes. De nombreux auteurs s’en prennent au discours qui veut que les actions humaines soient la cause du changement climatique et que nous soyons entrés dans l’ère de l’Anthropocène, comme si l’espèce dans son ensemble était également responsable de notre détresse actuelle. Ce discours occulte la véritable responsabilité, celle d’une classe restreinte de capitalistes dans les pays dominants. En effet, comme ces analyses le montrent, tout projet de préservation à long terme de la santé de la planète, de l’humanité et des autres espèces a pour condition de possibilité la remise en question et le dépassement du régime capitaliste 28.
Le commun est bien en jeu dans ce domaine, car des éléments vitaux de l’existence, autrefois partagés – la terre, les mers, l’atmosphère – sont clos ou dégradés. Ce sont les pauvres qui souffriront le plus, et le plus tôt, des effets du changement climatique, mais tous en seront finalement victimes. L’importance du commun ne tient néanmoins pas seulement à ce que nous avons perdu, mais aussi aux alternatives que nous pourrions construire. Les protestations indigènes contre la destruction capitaliste mettent ainsi au jour la nécessité, pour les êtres humains, d’établir un nouveau rapport à la terre, d’interdépendance et de soin, pour la rendre commune 29.
Ce qui nous marque le plus dans toutes ces analyses du capital contemporain, c’est le pouvoir du commun sous toutes ses formes, de la terre et de l’eau aux circuits de la coopération sociale dans les métropoles, du partage des connaissances et de l’intelligence aux rapports affectifs et à la reproduction sociale. Le capital, de plus en plus, est devenu un appareil de capture dont le commun est la proie et qui extrait les valeurs qui y sont produites. Au cours de ce processus, il suscite mille formes de souffrance et de destruction. Mais tous ces domaines du commun, surtout lorsque leurs rapports mutuels les mobilise ensemble dans leur interdépendance, portent la possibilité d’une autonomie et de relations sociales au-delà du régime capitaliste.
C-M-C’ : Classe – multitude – classe prime 30
La multiplicité est en train de devenir l’horizon exclusif de notre imaginaire politique. Les mouvements sociaux et politiques les plus puissants et les plus stimulants des dernières décennies, de Cochabamba à Standing Rock, de Ferguson au Cap, et du Caire à Madrid, ont été animés par des foules. On parle souvent d’absence de chef, surtout dans les médias, et de fait tous ces mouvements rejettent la forme traditionnelle de décision centralisée, en cherchant à créer de nouvelles formes d’expression démocratique. Mais il est plus utile de les concevoir comme des luttes de la multitude – utile parce que cela nous permet de mieux saisir à la fois leurs vertus et les défis auxquels elles sont confrontées.
Dans certains cas, ces mouvements ont obtenu des résultats importants, et ils ont souvent évoqué avec force un monde alternatif et meilleur, mais ils n’ont duré que peu de temps et nombre d’entre eux ont été défaits, alors que certains voyaient leurs conquêtes brutalement battues en brèche. Nous avons besoin de quelque chose de plus et, comme les militants de toutes obédiences vous le diront, nous manquons plus que jamais d’une pensée créative et originale sur l’organisation politique. Nous ne voulons pas corriger ces mouvements ou leur faire la leçon en leur expliquant que pour construire une force politique durable et efficace, ils doivent abandonner leur multiplicité et construire à la place une entité politique traditionnelle et unifiée, que ce soit une instance de commandement centralisée, un parti traditionnel ou la construction d’« un peuple » 31. Il est peu probable qu’un tel retour à des formes traditionnelles d’organisation permette des mouvements plus durables et efficaces, d’autant qu’ils ont été explicitement rejetés par la sensibilité démocratique des activistes eux-mêmes. De plus, pour le dire plus abstraitement, nous ne croyons pas que seul « l’Un » puisse décider. La question la plus importante est plutôt, selon nous : comment une multiplicité peut-elle agir politiquement en conservant une puissance réelle de transformation sociale ?
Dans ce cas aussi, il peut être utile de revenir vingt ans en arrière et d’approcher notre situation contemporaine à partir de cet angle d’attaque. Pour explorer le potentiel des mouvements d’aujourd’hui, nous traçons deux mouvements historiques et théoriques : de la classe à la multitude, et de la multitude à la classe. Cela peut apparaître d’abord comme une trajectoire pendulaire, un simple retour au point de départ, mais nous escomptons au contraire une avancée théorique et politique, car la « classe » qui est au point de départ n’est pas la même que celle du point d’arrivée. Le passage par la multitude transforme sa signification ; la formule générale d’organisation que nous proposons est donc C – M – C’, classe – multitude – classe prime et, comme dans la formule de Marx, c’est la transformation centrale qui est importante 32. La classe prime doit être une classe multitudinaire, une classe intersectionnelle.
Le mouvement de la classe à la multitude signifie que la classe laborieuse de ces dernières décennies doit être comprise comme une multiplicité, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de son domaine. Et de fait, ce déplacement implique que les prétentions à représenter la classe laborieuse par des partis politiques traditionnels et des institutions syndicales ont perdu leur sens. La classe laborieuse comme formation empirique n’a bien sûr jamais cessé d’exister. Mais puisque sa composition interne a changé avec les nouvelles formes et nouvelles conditions de travail, ainsi que les nouveaux rapports salariaux, il faut étudier la composition des classes sociales à nouveaux frais. (En particulier, il faudrait explorer la puissance de la coopération sociale et du commun qui, comme nous l’avons dit, deviennent toujours plus cruciaux dans la société capitaliste aujourd’hui.) De plus, les différences entre les populations laborieuses, qui ont toujours existé, résistent toujours plus à une représentation unifiée. Les différences entre les secteurs de la main d’œuvre, par exemple les différences entre le travail salarié et non salarié, entre les emplois stables et les emplois précaires, entre les travailleurs avec et sans papiers – ainsi que les différences, de genre, de race et de nationalité, qui dans une certaine mesure recoupent ces différences de statut – demandent toutes à être exprimées. Toute enquête sur la composition de classe, à ce stade, et toute proposition de projets politiques de classe, doivent être entièrement ancrés dans l’analyse intersectionnelle. Si par classe on entend un sujet doté d’une unité interne ou d’une représentation totalisante, alors on peut dire que ce n’est pas une classe : c’est une multitude, c’est-à-dire une multiplicité irréductible.
En même temps, le passage de la classe à la multitude a signifié que les luttes de la classe laborieuse et les luttes anticapitalistes en général doivent être articulées, sur un pied d’égalité, avec les luttes contre d’autres axes de domination, y compris les luttes féministes, antiracistes, décoloniales, queer, contre le validisme, et d’autres. (Et les théoriciens de la multiplicité ne sont jamais déconcertés par les ensembles ouverts et les listes sans fin.) En ce sens, le concept de multitude a contracté une alliance intime avec – et, à vrai dire, une dette profonde envers – l’analyse et la pratique intersectionnelles, qui émergent de la pratique théorique du féminisme noir aux États-Unis. L’intersectionnalité, à son niveau le plus élémentaire, est une théorie politique de la multiplicité. Elle entend s’opposer aux cadres traditionnels fondés sur un axe unique, en reconnaissant comment se combinent les hiérarchies de race, de classe, de sexe, de genre et de nationalité. Cela signifie, d’abord, qu’aucune de ces structures de domination ne prime sur les autres, ni n’est réductible aux autres. Au lieu de cela, elles sont relativement autonomes, ont une importance égale, et se constituent mutuellement : la domination de classe dépend des hiérarchies de race et de genre qui la constituent, et ainsi de suite. En outre, de même que la multiplicité caractérise les structures de domination, de même elle caractérise les subjectivités au sein de ces structures. Cela n’implique pas de refus de l’identité, ni le cumul additif de plusieurs identités, mais cela requiert plutôt de repenser la subjectivité comme la clef de la multiplicité 33. L’appel des multitudes intersectionnelles est alors non seulement un appel à plus d’inclusion mais plutôt, comme le dit Jennifer Nash, « un projet d’insubordination », c’est-à-dire une stratégie de lutte révolutionnaire se déployant à la fois sur de multiples fronts 34.
Il peut être utile ici d’adopter un autre point de vue et de concevoir le passage de la classe à la multitude à travers le concept de précarité, en deux sens. Le premier sens de la précarité, développé surtout parmi les théoriciens et les militants européens, qualifie les rapports de salaire et de travail 35. La précarité dans ce sens contraste avec les contrats garantis et stables qui servaient d’idéal régulateur dans l’économie fordiste de la seconde moitié du vingtième siècle – un idéal régulateur qui n’était réalité, bien sûr, que pour un nombre limité de travailleurs, le plus souvent des hommes, ouvriers industriels dans les pays dominants. Au cours des dernières décennies, cependant, les contrats de travail garantis et stables se sont progressivement effrités, même pour l’étage le plus protégé de la hiérarchie du travail, et les travailleurs ont dû accepter des contrats de travail de plus en plus informels et incertains, à la durée de plus en plus courte. Ces rapports de travail ont bien sûr toujours été structurés par la race et le genre. Les femmes et les travailleurs non blancs dans les pays dominants étaient en général, vis-à-vis du travail, dans une situation bien plus précaire que la classe ouvrière masculine blanche du secteur industriel. Mais tous les segments de la main d’œuvre sont affectés par cette tendance, bien que de diverses manières et à divers degrés. La précarisation du travail est une arme efficace dans le grand arsenal du néolibéralisme.
Un autre sens de la précarité, plus développé aux États-Unis, apporte un complément utile. La précarité dans ce sens participe elle aussi d’une interprétation et remise en cause du néolibéralisme, mais d’une perspective bien plus large. La précarité, écrit Judith Butler, « désigne la condition, induite politiquement, dans laquelle certaines populations, plus que d’autres, souffrent d’une déficience des réseaux sociaux et économiques censés les soutenir, et sont exposées aux torts, à la violence, et à la mort » 36. La précarité du travail fait certainement partie de cette combinaison, mais la notion de vie précaire va bien au-delà, pour saisir comment les changements légaux, économiques et de gouvernement ont accru l’insécurité d’un vaste ensemble de populations déjà subalternes – qui incluent les femmes, les personnes trans, gay et lesbiennes, les personnes de couleur, les migrants, les handicapés, et les autres.
La première notion de précarité implique la classe ouvrière et la seconde se dit dans le langage de l’intersectionnalité. Combinez-les, et vous obtenez un bon fondement pour théoriser la multitude.
Nous ne posons pas ce mouvement de la classe à la multitude (ou du peuple à la multitude) comme un programme politique. Ce n’est pas nécessaire parce que c’est un fait déjà accompli, qui a manifesté son évidence ces vingt dernières années dans divers pays et de nombreux contextes sociaux. Nous comprenons comment, pour beaucoup, la transition historique de la classe à la multitude peut être considérée comme un déclin et une perte, qui inclut la réduction du pouvoir et des effectifs des syndicats institutionnels et des partis de classe ouvrière. (Et, de fait, toute multiplicité n’est pas politiquement progressiste ; les foules peuvent aussi bien se révéler réactionnaires.) Mais il faut aussi reconnaître tous les gains de cette transformation. Il devrait être évident, au niveau de l’analyse, que la reconnaissance d’une multiplicité de structures de domination qui se constituent mutuellement, est une meilleure grille de lecture pour saisir notre réalité sociale. (À notre brève étude, ci-dessus, du régime capitaliste, il faut alors bien sûr adjoindre, sur un pied d’égalité, les analyses des structures institutionnelles de la race, du genre et des hiérarchies sexuelles.) Mais c’est surtout crucial au niveau de la pratique. Il n’y aura pas aujourd’hui de projet de classe victorieux et durable qui ne soit aussi un projet féministe, antiraciste et queer.
Nous sommes aussi bien conscients, comme nous l’avons dit, qu’il n’est pas suffisant de théoriser la multiplicité et de reconnaître les multiplicités existantes – surtout si par nécessité on n’entend rien d’autre que la fragmentation et la séparation. Pour être efficace politiquement dans la durée, il faut de l’organisation et, lorsqu’on traite avec de telles multiplicités, la pression sur l’organisation est encore plus intense. À notre question initiale – comment une multiplicité peut-elle décider politiquement et agir politiquement ? –, on pourrait répondre simplement qu’elle doit s’organiser. Or c’est certainement vrai, mais ce n’est pas pour autant très utile.
L’étape suivante est donc le retour au concept de classe – compris d’une manière nouvelle – pour saisir ce qu’une multitude peut devenir et comment elle peut agir politiquement. À ce mouvement de retour que nous proposons, on peut bien sûr objecter qu’il défait toutes les conquêtes politiques du mouvement précédent, qui nous éloignait d’une conception politique unifiée – et plus spécifiquement, d’une conception fondée sur un seul axe de domination, celui du capital – pour aller vers une multiplicité qui se confronte aussi au patriarcat, au suprémacisme blanc, et à d’autres dominations. Mais notre intention est de développer une conception de la classe qui ne vise pas seulement la classe ouvrière ; une classe qui soit elle-même une multiplicité, une formation politique qui tienne les promesses de la multitude.
Il peut d’abord être utile de relever les auteurs qui utilisent le concept de classe au-delà de la référence à la classe ouvrière pour traiter les dominations et les luttes de race et de genre. Achille Mbembe, par exemple, analyse les modes de contrôle déployés aujourd’hui contre les Africains qui migrent en Europe en termes de « classe raciale ». « En réalité, c’est le corps de l’Africain, de chaque Africain comme individu et de tous les Africains comme classe raciale, qui constitue aujourd’hui les frontières de l’Europe. Ce nouveau type de corps humain n’est pas seulement le corps de peau, le corps abject du racisme épidermique et de la ségrégation. Il est aussi le corps de frontière, qui trace la limite entre ceux qui sont « nous » et les autres, qu’on peut maltraiter en toute impunité » 37. Selon Mbembe, les frontières qui traversent la Méditerranée, l’Europe et les corps mêmes des Africains les transforment en une « classe raciale stigmatisée ». Il est clair que pour lui, le concept de classe ne se réduit pas ici à une catégorie socio-économique. Il sert plutôt à penser une différence raciale collective qui ne soit pas seulement définie par la couleur de peau. Cette classe raciale est inhérente aux structures et institutions racistes de l’Europe.
Cet usage du concept par Mbembe fait écho à celui qu’en faisaient dans les années 1970 certaines féministes comme Christine Delphy, qui emploie le concept de « classe de sexe » pour comprendre la domination patriarcale et pour donner une base à la lutte féministe. Aux autres féministes qui lui ont reproché son choix du terme de « classe » pour désigner la domination de genre, Delphy répond que le concept de classe permet mieux qu’un autre de saisir comment les rapports de domination engendrent des sujets sociaux subordonnés. Lorsqu’on mène l’analyse en termes de classe, selon Delphy, « on ne peut considérer chaque groupe indépendamment de l’autre, car ils sont unis par un rapport de domination. […] Les groupes ne sont pas […] constitués avant d’être mis en relation. Au contraire, c’est leur relation qui les constitue comme tels » 38. Le concept de classe pose d’abord les structures de domination : les rapports de domination sont premiers et constitutifs des sujets sociaux. Ainsi, chez Delphy aussi, la classe ne se rapporte pas seulement au statut économique, mais se définit plutôt par une procédure analytique qui peut être appliquée à tout axe de domination.
Si les analyses de Mbembe et de Delphy nous intéressent, c’est d’abord, comme nous l’avons dit, pour souligner que le concept de classe peut servir à saisir les effets de sujétion engendrés par les rapports de domination, non seulement ceux du capital, mais aussi ceux de la suprématie blanche ou du patriarcat. Il peut ainsi être mobilisé, non seulement dans l’intérêt de la classe ouvrière, mais aussi d’une classe raciale, d’une classe de sexe, et d’autres. D’autre part, le concept de classe employé ici ne l’est pas seulement de manière descriptive, mais aussi, et c’est important, comme une interpellation, un impératif, un appel politique à lutter ensemble, comme classe, à l’adresse de ceux qui sont soumis à des hiérarchies patriarcales ou raciales 39. Enfin, et c’est le point le plus délicat, c’est un pas en avant que de reconnaître une pluralité de classes dominées aux luttes parallèles, mais ce n’est pas assez. La notion de classe multitudinaire ou de classe intersectionnelle à laquelle nous aspirons demande un pas de plus, à savoir une articulation interne de ces différentes subjectivités en lutte – la classe des travailleurs, la classe raciale, la classe de genre.
Il est commun, dans les analyses intersectionnelles, de répondre à la nécessité d’une articulation entre les subjectivités subordonnées en lutte en termes de solidarité et de coalition. Cela rejoint souvent une stratégie additive : lutte des travailleurs + lutte féministe + lutte antiraciste + lutte LGBTQ + … Même lorsque l’analyse intersectionnelle la rejette, l’imaginaire militant peut toujours se laisser gouverner par les notions d’identité, c’est-à-dire par la logique additive. Une des faiblesses de ce genre de notions additives de coalition, c’est que les liens de solidarité sont externes. Ce qui est nécessaire, ce sont plutôt des liens internes de solidarité, c’est-à-dire un mode différent d’articulation qui dépasse la conception pauvre de la coalition.
Illustrons cette condition cruciale – les rapports internes de solidarité au sein de la classe multitudinaire – par trois exemples théoriques. Tout d’abord, Rosa Luxemburg : après la révolution russe de 1905 et son échec, Luxemburg critique le prolétariat allemand et son part pour l’expression de leur « solidarité de classe internationale avec le prolétariat russe ». Elle dédaigne les expressions allemandes de sympathie et de soutien pour les cousins russes, qu’elles soient teintées de condescendance ou d’admiration. En critiquant ces expressions de solidarité, bien sûr, Luxemburg n’invite pas les Allemands à se détourner des luttes russes. C’est tout le contraire ! Ce qu’elle reproche à de telles expressions de solidarité, c’est qu’elles ne posent qu’un rapport externe à leur objet. Les révolutionnaires allemands doivent plutôt reconnaître que les événements russes sont leur propre affaire, internes à leur propre lutte – comme le dit Luxemburg, « un chapitre de [leur] propre histoire sociale et politique » 40.
Un second exemple théorique fait écho à cette critique luxemburgiste des rapports externes de solidarité, cette fois dans le rapport entre les mouvements de travailleurs et les luttes féministes. Iris Young, au début des années 1980, s’en prend aux hommes socialistes qui proclament leur solidarité avec le mouvement féministe. « En général, écrit-elle, les socialistes ne considèrent pas que la lutte contre l’oppression des femmes soit un aspect central de la lutte contre le capitalisme lui-même » 41. Notez que Young ne s’occupe pas ici des socialistes misogynes et antiféministes, qui étaient sans nul doute nombreux, mais plutôt les camarades masculins solidaires qui voient la lutte féministe comme une lutte alliée, mais séparée. Comme Luxemburg, Young juge insuffisante une telle solidarité, limitée cette fois non par la division entre nations mais entre genres. Young exhorte en effet les socialistes masculins à reconnaître que la lutte féministe contre le patriarcat est un chapitre de leur propre histoire sociale et politique. Vous ne pouvez pas être réellement anticapitaliste sans être aussi féministe parce que le capital et le patriarcat se constituent mutuellement et l’un ne peut donc être vaincu sans vaincre l’autre.
Notre troisième exemple est plus proche du présent. Keenga Taylor construit un argument parallèle contre les militants antiracistes aux États-Unis qui ne s’intéressent pas en même temps à la domination de classe. On assiste trop souvent, selon elle, à une sorte de ségrégation des luttes où l’on présuppose que les luttes anticapitalistes sont l’affaire des Blancs et que les personnes de couleur doivent mener des luttes antiracistes. « Aucun courant socialiste sérieux de ces cent dernières années, écrit Taylor, n’a jamais exigé que les travailleurs noirs et latinos ne mettent entre parenthèses leurs luttes parce qu’une autre lutte de classes serait prioritaire. Cette hypothèse repose sur le préjugé erroné selon lequel la classe des travailleurs serait blanche et masculine, et par conséquent incapable de traiter les questions de race, de classe et de genre ; en fait, la classe des travailleurs américains est féminine, immigrée, noire, latino, et bien plus. Les problèmes des immigrés, les problèmes de genre, l’antiracisme sont des problèmes de la classe des travailleurs. » Il ne s’agit pas seulement d’accepter la participation d’alliés, ou d’exprimer une solidarité. La lutte contre la suprématie blanche et celle contre le capital doivent être comprises comme internes l’une à l’autre 42.
Ici, on pourrait dire : oui, bien sûr, ils doivent tous lutter ensemble parce qu’ils sont tous précaires, sous les formes que nous avons mentionnées plus haut. Mais l’invocation d’une telle homogénéité n’est pas très utile parce que les modes de précarité et de domination sont différents. Il faut maintenir l’idée de multiplicité – la domination capitaliste n’est pas la même que la domination de genre ou de race, et l’une ne peut être subsumée sous l’autre. Plutôt qu’une réduction à l’homogénéité, cet argument requiert une articulation entre les subjectivités en lutte.
C’est pourquoi le concept de classe – de classe multitudinaire – nous paraît plus approprié que celui de coalition. C’est une notion de classe composée d’une multiplicité et ancrée dans les formes de la coopération sociale et du commun, comme nous l’avons dit, mais pas seulement. Elle est aussi articulée par des liens internes de solidarité et d’intersection entre les luttes, chacune reconnaissant que l’autre est « un chapitre de sa propre histoire sociale et politique », comme dit Luxemburg. C’est son mode d’articulation, son mode d’assemblée. C’est pourquoi nous appelons ce concept modifié de classe, classe prime – de sorte qu’au lieu d’un simple retour, classe-multitude-classe, nous essayons d’esquisser une dynamique classe-multitude-classe prime : C-M-C’.
Cela doit faire office au moins de première réponse théorique à notre question précédente : une multiplicité peut-elle agir politiquement ? Oui, elle le peut en tant que classe prime, comme une multiplicité dotée d’une articulation interne, dont la lutte est dirigée aussi bien contre le capital, le patriarcat, le suprémacisme blanc et d’autres axes de domination. Certes, c’est une réponse simplement formelle et conceptuelle, mais qui peut donner le cadre pour penser et poursuivre un tel projet politique.
Éloge de l’altermondialisme
Le 1ᵉʳ janvier 1994, jour où le NAFTA est entré en vigueur, l’Armée zapatiste de libération nationale a lancé une insurrection dans la région mexicaine du Chiapas. Le 30 novembre 1999, des manifestants à Seattle ont bloqué le congrès de l’Organisation Mondiale du Commerce. Le 25 janvier 2001, le Forum social mondial était inauguré à Porto Alegre, au Brésil, se posant comme alternative au Forum économique mondial à Davos, en Suisse ; et le 21 juillet 2001, les multitudes ont envahi les rues de Genève, en Italie, pour protester contre le sommet du G8.
Le cycle international de luttes altermondialistes qui s’est développé en Amérique du Nord et en Europe avait de nombreux défauts. Leur nature nomade, sautillant de sommet en sommet, a dans de nombreux cas empêché de participer à un ancrage local et durable. Des voix critiques, au premier rang desquelles celles des militants mêmes de ces mouvements, leur ont souvent reproché de ne pas assez approfondir l’intersectionnalité que nous avons décrite plus haut. La saison des luttes n’a pas duré très longtemps, en partie à cause des faiblesses de leur organisation. Il faut bien sûr également se rappeler le rôle qu’ont joué dans ce déclin les régimes sécuritaires sévères mis en place après le 11 septembre. Peu après, les militants ont aussi dû détourner leur attention des problèmes de la mondialisation pour se consacrer aux mouvements contre la guerre.
La vertu extraordinaire de ces mouvements était leur pratique théorique. Ils ont construit une perspective critique mondiale et furent capables, par leurs interventions publiques spectaculaires, d’exhiber l’importance politique du domaine relativement obscur des institutions économiques et politiques internationales. Ainsi, plutôt qu’en qualité de mouvements de protestation, on pourrait les comprendre comme une immense enquête de co-recherche 43 sur la nature de l’ordre mondial émergent. Les activistes savaient que les grandes firmes et les États-nations dominants, au premier rang desquels les États-Unis, détenaient un pouvoir démesuré. Mais ils avaient aussi l’intuition que l’ordre mondial était quelque chose de plus et que c’était là, au niveau mondial, qu’il fallait comprendre les nouvelles structures de la domination. Chaque événement mettait en lumière un autre nœud du réseau émergent de la structure du pouvoir mondial : l’OMC, la Banque mondiale, le FMI, le G8, les accords commerciaux, et ainsi de suite. Le cycle des mouvements altermondialistes était donc un projet pédagogique de masse, pour ceux qui y ont participé et tous ceux qui avaient la volonté d’apprendre.
Depuis cette époque, la fortune relative de ces divers pouvoirs a varié au sein de cette constitution mixte. Mais les forces de domination et de contrôle de l’ordre mondial ne se sont pas le moins du monde affaiblies, en dépit de tous les braiements des idéologues de la souveraineté nationale. Ils ont reconduit leur force en la rendant sous-marine, illisible, comme s’ils avaient découvert une potion d’invisibilité. Nous avons besoin, aujourd’hui, d’un cycle international de luttes assez intelligent pour pénétrer les structures de l’ordre mondial dominant. Parfois le travail théorique produit au sein des mouvements sociaux nous enseigne plus que celui qui est issu des bibliothèques. Défaire l’invisibilité des structures de l’Empire, c’est la première étape pour les mettre à l’épreuve et, finalement, les renverser.
Sources
- Pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, cela révèle d’ailleurs la nature schizophrène de la machine capitaliste : « Ça ne marche qu’en se détraquant » (in L’anti-Œdipe, XXX).
- Sur la prolifération des divisions, des hiérarchies et des frontières à travers l’espace planétaire, cf Sandro Mezzadra et Breit Neilson, La Frontière comme méthode, ou la multiplication du travail, 2013.
- Eward Luce exprime désormais ainsi l’opinion du sens commun presque universellement partagé : « Il serait difficile de surestimer les dommages que la guerre d’Irak a causé au soft power de l’Amérique – ainsi qu’à la crédibilité de la mission démocratique occidentale » (The Retreat of Western Liberalism, Atlantic Monthly Press, 2017, p. 81).
- Les colonnes de Foreign Affairs procurent une ample démonstration de la peur dont sont pris les chantres les plus intelligents de l’ordre libéral international sous l’ère trumpienne. Voir, par exemple, « L’ordre libéral survivra-t-il ? » de Joseph Nye, in Foreign Affairs, 96:1, janvier – février 2017, p. 10-16 ; « Le libéralisme en déroute : disparition d’un rêve », de Robin Niblett, ibid., p.17-24 ; « Complot contre la politique étrangère américaine : l’ordre libéral peut-il survivre ? », in Foreign Affairs, 96:3, mai – juin 2017, p. 2-9.
- Des théoriciens intelligents ont conclu à divers moments du siècle dernier que, afin d’assurer la perpétuation de l’existence du capital et de son système mondialisé, une entité du genre d’un État global est nécessaire. Karl Polanyi, par exemple, disait au cœur de la Seconde Guerre mondiale croire que « la seule aternative à ces conditions désastreuses pour les affaires [résultant de la disgrâce et l’exclusion des puissances vaincues au sortir de la Première Guerre mondiale] est l’établissement d’un ordre international, dotée d’un pouvoir organisé qui transcenderait la souveraineté nationale. Une telle tournure était, cependant, totalement au-delà de l’horizon du temps. (La grande Transformation, Beacon, 1944, p. XX). Polanyi et les autres partageant cette position disent vrai en ce qu’une structure de gouvernance mondiale est effectivement nécessaire, cependant ils font erreur en ne s’apercevant pas que de nouvelles formes de gouvernance mondiales différentes d’un État, comme un Empire, peuvent entretenir le système capitaliste.
- Adam Tooze, « Defying Gravity : American Power in the long 20th Century », in LRB Lecture, Janvier 2019
- « In l’espace de cinq ans [de 2003 à 2008], les élites et de la politique étrangère et et de la politique économique des États-Unis, le plus puissant État du monde, ont subi un échec humiliant » (Adam Tooze, « Crashed », Viking, 2018, p.3). Malgré cela, Tooze soutient que parler de la chute de l’ordre mondial états-unien serait prématuré, les deux piliers élémentaires du pouvoir global, de la puissance militaire et du contrôle financiers des États-Unis se tiennent toujours fermement en place. « Ce qui a pris fin, continue-t-il, c’est toute prétention de la démocratie américaine à apporter un modèle politique » (« Is this the end of the American Century ? », London Review of Books, 41:7, avril 2019, p. 3-7, citation p.7).
- Quinn Slobodian, ciblant ce qu’il appelle « l’École de Genève » et son rôle dans la formation de l’Organisation Mondiale du Commerce, souligne la gémellité de l’idéologie néolibérale et du mondialisme. (The Globalists, Harvard University Press, 2018).
- Michel Foucault, Surveiller et punir (1975).
- « [Nous] pouvons aussi voir la mondialisation, ou ce troisième état du capitalisme, écrit Frederic Jameson, comme la face cachée de ce mouvement immense de décolonisation et d’indépendance qui a eu lieu dans le monde entier dans les années 1960 » (The Æsthetics of Singularity, p. 129) [Arrighi]
- Nous avons analysé ce cycle de luttes qui s’est lancé en 2011 dans Declaration, Argo Navis, 2012.
- Sur l’initiation par NiUnaMenos d’un nouvel internationalisme féministe, cf Verónica Gago, « La international feminista » Pagina 12, 15 février 2019.
- Cf Martina Tazzioli, Glenda Carelli et Nicholas De Genova, « Rethinking Migration and Autonomy within the “Crises” », in The South Atlantic Quarterly, 117:2, avril 2018. Sur les caravanes sillonnant le Mexique comme forme de rébellion contre les régimes frontaliers, lire Amerela Varela, « No es una caravana de migrantes, sino un nuevo movimiento social qua camina por una vida vivible », El Diario, 4 nov. 2018 [disponible sur : https://www.eldiario.es/interferencias/Caravana_migrantes_6_832276775.html].
- Voir Sandro Mezzadra, « The Right to Escape », Ephemera, 4:3, 2004, p. 267-275.
- Jamie Peck et Nik Theodore insistent sur les hétérogénéités au sein du système capitaliste mondial, soulignant le « le caractère nécessairement varié des programmes et des projets de néolibéralisation, dont le développement spatial inégal est constitutif et non une simple étape transitoire sur la voie de l’homogénéité » (« Still Neoliberalism ? », The South Atlantic Quarterly, 118:2, avril 2019, p. 245-265, citation p. 246). Voir aussi Jamie Peck et Nik Theodore, « Variegated Capitalism », Progress in Human Geography, 31:6, 2007, p. XX.
- Luc Boltanski et Eve Chiapello sont souvent cités s’agissant de la récupération des révoltes des années 1960 à l’intérieur du régime capitaliste (Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 2011). Nous devons plus encore à la thèse de Mario Tronti, selon laquelle les révoltes prolétariennes précèdent et préfigurent les développements du capital, cf notamment Operai e capitale, Einaudi, 1971.
- Marx insiste à de nombreuses reprises sur le fait que les armes les plus puissantes pour la rébellion sont procurées par le développement capitaliste de façon intrinsèque. La révolution n’adviendra pas via un retour aux formes sociales passées, écrit-il, mais « fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol. (Capital, I, section 8, chap 32, trad. Roy)
- L’ouvrage de Mezzadra et Neilson, The Politics of Operations (Duke University Press, 2019), constitue l’analyse la plus complète connue sur la notion étendue d’extraction, en particulier dans sa relation à la logistique et à la finance. Cf notamment p.133-167, citation p. 138.
- N.d.T. : l’extraction d’un savoir ou d’une connaissance à partir de grandes quantités de données, par des méthodes automatiques ou semi-automatiques.
- Voir par exemple Matteo Pasquinelli, « Google’s PageRank Algorithm », in Konrad Becker et Felix Stalder, Deep Search, Transaction Publishers, 2009, p. XX.
- Cf, entre autres, Carlo Vercellone, « Wages, Rent, and Profit » [disponible sur : http://www.generation-online.org/c/fc_rent2.htm], et Hardt et Negri, Commonwealth, Harvard University Press, 2009, p. XXX.
- Cf David Harvey, Le nouvel Impérialisme, 2004, chapitre 4 : « L’accumulation par la dépossession », p. 137-182.
- Silvia Federici figure parmi les auteurs qui insistent le plus clairement sur les implications du commun dans les processus d’accumulation primitive. Elle ajoute notamment que la violence de l’accumulation primitive a toujours compris et comprend encore, de façon centrale, la violence contre les femmes. « De même que les enclosures exproprièrent la paysannerie des campagnes communes, de même la chasse aux sorcières expropria les femmes de leur corps, qui étaient dès lors « libérés » de tout obstacle à leur fonction de machines pour la production de travail. À cause de la menace que représentait l’enjeu, s’érigèrent autour des corps des femmes de plus formidables barrières encore que celles qui furent jamais érigées pour la clôture des bien communaux. » (Caliban and the Witch, Autonomedia, 2004, p. 184.)
- Ces relations extractivistes nombreuses pourraient être conçues dans les termes de la subsomption formelle de la société sous le capital, afin de comprendre jusqu’où la société constitue un extérieur, avec un respect cependant à l’égard du capital : les relations et la coopération sociales qui génèrent de la valeur sont externes au management capitaliste mais sont toutefois mises sous son contrôle, et ainsi subsumées de façon formelle seulement.
- Lire notamment Carlo Vercellone, « From Formal Subsumption to General Intellect : Elements for a Marxist Reading of the Thesis of Cognitive Capitalism », Historical Materialism, 15, 2007, p. 13-36.
- Sur ce sujet, cf Christian Fuchs, « Dallas Smythe Today – The Audience Commodity, the Digital Labour Debate, Marxist Political Economy and Critical Theory », TripleC, 10:2, 2012, p. 692-740.
- Sur les discriminations de genre concernant les salaires et sur la reproduction sociale, lire Kathi Weeks, The Problem with Work, Duke University Press, 2011.
- Pour la remise en cause du capital du point de vue de l’écologie, cf Andreas Malm, Fossil Capital, Verso, 2016 ; Jason Moore, Capitalism in the Web of Life, Verso, 2015 ; Naomi Klein, This Changes Everything, Simon & Schuster, 2014 ; John Bellamy et brett Clark, The Ecological Rift, Monthly Review Press, 2010.
- Les « protecteurs de l’eau » dans les manifestations de 2016 contre le projet du Standing Rock Dakota Access Pipeline a clairement exprimé le besoin de relation d’interdépendance de la sorte. Consulter aussi, parmi maints exemples possibles, Arthur Manuel et Grand Chief Ronald Derrickson, The Reconciliation Manifesto, Lorimer, 2017, et Teresa Shewry, « Environmental Activism across the Pacific », The South Atlantic Quarterly, 116:1, janvier 2017.
- Nous sommes grandement redevables à l’analyse de la progression historique émeute – grève – émeute prime par Joshua Clover, et comptons écrire ici une réponse à cet article (cf Riot, Strike, Riot, Verso, 2016).
- L’argument le plus efficace en faveur de la construction « des gens » comme moyen d’amener une politique de libération est celui d’Ernesto Laclau, tel qu’exprimé dans son ouvrage On Populist Reason (Verso, 2005).
- Les auteurs s’inspirent de la définition du capital par Marx comme somme d’argent A utilisée pour acheter des marchandises M afin d’acquérir finalement une somme plus importante A’, selon la formule A-M-A’. Cf K. Marx, Capital, L. I, section 2. (NdT).
- Un pan de la recherche varié et énorme s’est développé dans le temps où l’intersectionnalité est devenu un concept clé dans de nombreux champs académiques, et tout spécialement celui des études de genre, de même que celui des débats politiques. On se réfère généralement à deux essais de Kimberle Crenshaw pour établir une origine de l’analyse intersectionnelle : « Mapping the Margins », Stanford Law Review, 43:6, juillet 1991, p. 1241-1299, et « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex », University of Chicago Legal Forum, 140, 1989, p. 139-68. Nous avons trouvé la judicieuse analyse et les remises en question des usages théoriques et pratiques de Jennifer Nash dans Black Feminism Reimagined : After Intersectionality (Duke University Press, 2019) les plus utiles.
- Ibid., p.24
- Cf par exemple Patrick Cingolani, Révolutions précaires, La Découverte, 2014.
- Judith Butler, Notes Toward a Performative Theory of Assembly, Harvard University Press, 2015, p. 33.
- Achille Mbembe, « Vu d’Europe, l’Afrique n’est qu’un grand Bantoustan », Jeune Afrique, n°3024, décembre 2018, p. 62-63.
- Christine Delphy, L’ennemi principal, vol. 1, Éditions Syllepse, 1998, p. 29. Pour un autre usage féministe de « classe de genre » dans les années 1970, cf Shulamith Firestone, The Dialectic of Sex, The Women’s Press, 1979.
- Lisa Disch interprète l’analyse de Delphy du genre comme classe sociale non seulement comme une revendication descriptive, mais plutôt comme « une interprétation, une acclamation ou un appel. Delphy invite ceux qui sont assujettis au patriarcat à s’identifier comme « femmes », pour ne pas prendre leur oppression davantage à la légère que celle des « travailleurs » et pour participer à la lutte contre l’oppression en utilisant ses propres termes » (« Christine Delphy’s Constructivist Materialism », The South Atlantic Quarterly, octobre 2015, p. 827-49, citation p. 834).
- Rosa Luxemburg, The Mass Strike, 1971, p. 74.
- Iris Young, « Beyond the Unhappy Marriage : A Critique of the Dual Systems Theory », in Lydia Sargent dir., Women and Revolution, South End Press, 1981, p. 43-69, citation p. 64.
- Keeanga-Yamahtta Taylor, From #BlackLivesMatter to Black Liberation, Haymarket Books, 2016, p. 216.
- La conricerca est une pratique d’enquête militante développée par le mouvement opéraïste italien dans les années 1960, où l’intellectuel développe la théorie au contact des ouvriers. (NdT)
Crédits
https://newleftreview.org/issues/II120/articles/empire-twenty-years-onhttps://newleftreview.org/issues/II120/articles/empire-twenty-years-on