Au dernier chapitre de son «  histoire environnementale des idées politiques  » parue ce mois-ci chez La Découverte sous le titre Abondance et liberté, le philosophe Pierre Charbonnier plaide pour la mise au jour d’un nouveau «  sujet critique  » collectif – entendez, politique. Cette politisation de la question écologique, la seule et la dernière qu’il soit possible et nécessaire d’espérer, se cache dans l’expression «  autoprotection de la terre  ». Dans l’extrait que nous reproduisons avec l’aimable autorisation de l’éditeur et de l’auteur, Pierre Charbonnier montre comment la fin du paradigme de l’abondance va obliger à repenser notre rapport au politique.

Le changement climatique est en train de faire exploser une par une toutes les strates de la réflexivité politique moderne. C’est par exemple le cas de la juxtaposition des souverainetés nationales et territoriales, déjà mise en doute par le risque nucléaire, et qui apparaît comme un curieux vestige du passé lorsqu’il s’agit de réguler les structures productives et marchandes globales pour espérer atteindre les objectifs fixés par le GIEC en matière d’émissions de gaz à effet de serre.

Une histoire environnementale des idées politiques
Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, La Découverte, janvier 2020

Le fond de carte politique issu de la décolonisation est aussi en porte à faux lorsqu’il s’agit d’entendre les revendications de communautés politiques non étatiques : les îles ou les villes menacées de submersion, les paysans sans terre, indigènes, ou porteurs d’alternatives au système agro-industriel, les défenseurs des océans et des calottes glaciaires, les territoires exposés au fracking et autres expérimentations fossiles, et bien d’autres encore, sont autant d’entités politiques qui remettent en jeu les affordances politiques de la terre en décalage complet avec le régime de la souveraineté classique, tout comme les cadres du droit international. C’est même paradoxalement la dimension politique de ces mouvements qui tient à leur situation de biais par rapport à la géographie des souverainetés reconnues et de leurs systèmes de représentation.

Ce redécoupage des attachements et des alliances entraîne aussi avec lui l’imaginaire moderne de l’émancipation comme extraction, comme négation des pesanteurs naturelles qui entravent l’expression libre de la volonté. L’image chère à Locke du fermier améliorant sa terre, partant à la conquête de nouveaux espaces disponibles pour l’appropriation, c’est-à-dire le dispositif libéral qui depuis le XVIIIe siècle promeut l’autonomie en codant la nature comme une contrainte extérieure à lever, tout cela est rendu caduc par la nécessité de réguler nos rapports avec une terre et un milieu vulnérables, sensibles à nos actions1.

C’est donc la construction conceptuelle et politique de la liberté, de l’autonomie, qui est en jeu avec le changement climatique – comme elle l’avait été avec la révolution industrielle.

Pierre Charbonnier

C’est donc la construction conceptuelle et politique de la liberté, de l’autonomie, qui est en jeu avec le changement climatique – comme elle l’avait été avec la révolution industrielle. Non pas, comme on le dit parfois, parce qu’une liberté infinie est impossible dans un monde fini, mais parce que ce à l’égard de quoi on s’affranchit lorsqu’on réclame l’autonomie n’a plus les mêmes contours : il s’agit aujourd’hui plutôt d’incorporer au sujet collectif qui entend se défendre des êtres non humains, des territoires, des processus et régulations écologiques.

Les transformations actuelles du concept de propriété2, la réactivation de l’idiome des communs3, mais aussi et surtout l’émergence d’une décroissance progressiste4 – qui ne se pense plus comme l’abandon de la modernité mais comme la relance de la question sociale – signalent une profonde transformation des repères de la pensée politique.

Pierre Charbonnie Abondance liberté

Si le changement climatique bouleverse nos repères théoriques, c’est aussi parce qu’il fait remonter à la surface des éléments jusqu’alors présents mais peu visibles de notre passé commun – ou en tout cas soigneusement laissés à la périphérie de la pensée politique. C’est bien sûr le cas de l’abondance qui, tout en ne faisant pas explicitement problème pour la pensée politique moderne, est bel et bien l’horizon dans lequel elle s’élabore. Si l’on a en tête les débats et controverses théoriques parcourues dans les pages qui précèdent, on s’aperçoit qu’une bonne partie du processus de démocratisation des sociétés modernes est tributaire d’un mode de relation au monde construit comme univoque : le milieu non humain est massivement conçu comme un stock de ressources disponibles (qu’elles soient renouvelables, comme la productivité du sol, ou non, comme les réserves de charbon et de pétrole) et dans lequel il est loisible de puiser les conditions de l’émancipation.

Nous réalisons aujourd’hui, alors que cette possibilité même prend fin, que vivre dans l’abondance consiste à élaborer un système à la fois technique et économique qui tend à inhiber l’attention portée à l’entretien et à la reconstitution des stocks ou des dynamiques écologiques qui président à la reproduction du collectif. La captation et l’amélioration des terres, puis leur soumission à des techniques d’accroissement des rendements, la mobilisation des ressources fossiles, mais aussi l’organisation d’un système d’approvisionnement qui maintient à un très bas prix ces matières dites « premières », tout cela s’apparente, lorsqu’on prend au sérieux la réflexivité environnementale, à un forçage des capacités géo-écologiques de la Terre.

Vivre dans l’abondance consiste à élaborer un système à la fois technique et économique qui tend à inhiber l’attention portée à l’entretien et à la reconstitution des stocks ou des dynamiques écologiques qui président à la reproduction du collectif.

Pierre CHarbonnier

L’inattention aux régulations écologiques qui rendent cette Terre habitable et le développement d’un mode de vie en porte-à-faux avec elles sont donc au cœur de notre histoire politique. Et cela à double titre : une première fois parce qu’elles font partie de l’histoire de l’émancipation et de la démocratisation de la société, et une seconde fois parce que la préservation du projet d’autonomie repose aujourd’hui sur l’élimination la plus rapide possible de ces dispositifs d’abondance.

Souveraineté et propriété, abondance et rareté, autonomie et extraction, marché et production, toutes ces dimensions de la réflexivité politique moderne subissent des mutations profondes. Le monde dans lequel ce répertoire de catégories et d’institutions est amené à fonctionner a si fondamentalement changé depuis leur mise en place, et qui plus est sous leur influence directe ou indirecte, que la tâche consistant à prendre acte de cette transformation s’impose. Or, curieusement, et sans doute pour la première fois depuis que l’humanité se pose la question des principes de son organisation, notre socle épistémo-politique a changé moins vite que le monde qu’il a contribué à construire. Le droit de propriété, le schème productif, ces éléments cardinaux de l’arrangement entre humains et non-humains qui prédomine aujourd’hui dans le monde sont plus anciens que la réalité géo-écologique que nous habitons. Cette dernière a émergé avec l’industrialisation et s’est consolidée avec la grande accélération du XXe siècle, quand cet appareil de catégories et de normes a lui plusieurs siècles.

Pierre Charbonnier Abondance et Liberté

Ce décalage appelle des corrections dont l’ampleur ressort bien si on la met en regard du long travail d’élaboration historique ayant abouti à leur stabilisation. Il est vrai que l’inadéquation du pacte libéral avec ses propres promesses et la réalité matérielle du monde n’est pas nouvelle : l’universalisme issu des Lumières s’est dès le début accommodé du système esclavagiste, il a ensuite feint de ne pas voir les inégalités industrielles, ou capitalistes, et c’est assez logiquement que l’enjeu climatique échappe encore largement aujourd’hui aux héritiers de ce pacte. L’enjeu écologique s’inscrit donc dans l’histoire des demandes de justice qui visent à corriger ce décalage : les luttes anti-esclavagiste, ouvrière, féministe ont investi ces failles, ont contribué à redessiner le sujet politique moderne en y intégrant de nouveaux êtres, de nouvelles relations, et il n’y a pas de raison pour que ce processus s’arrête aujourd’hui.

Mais la crise climatique ne permet pas de s’en tenir aux objections classiques contre le libéralisme, puisqu’elle fait tomber le répertoire de la pensée critique elle-même dans un porte-à-faux écologique. En effet, l’autoprotection de la société contre le marché et les nouvelles formes de domination qu’il a entraînées a elle-même absorbé l’idiome productionniste et le découplage du social et du naturel. On peut même dire que le contre-mouvement socialiste et sociologique a consacré le social comme sujet critique au prix d’un maintien de l’extériorité de la nature. En ce sens, la réaction suscitée par le développement économique et politique de la modernité, en particulier auprès des catégories de population les plus durement touchées par ses modalités, s’est formulée dans des termes largement inféodés à l’alliance entre autonomie et abondance.

Chaque particule de gaz à effet de serre qui s’ajoute à l’atmosphère terrestre et qui nous fait sortir du safe operating space écologique est une réalité intégralement politique

Pierre Charbonnier

L’exigence d’une juste distribution des fruits du progrès a paradoxalement consolidé la finalité que constitue la croissance, si bien que le projet d’une émancipation découplée du développement, qui émerge aujourd’hui dans les anciens pôles d’industrialisation, apparaît souvent comme une contradiction. Et à moins d’entendre la suggestion émise par Polanyi dans sa Grande Transformation, qui consiste à affirmer que l’autoprotection de la société inclut ses liens aux conditions de subsistance et aux territoires, liens qui ne sont pas exclusivement de nature économique, cette contradiction est insurmontable. Autrement dit, parmi les catégories politiques remises en jeu par le changement climatique, il y a aussi et in fine les notions de nature et de société, puisque derrière ces termes se cache une façon particulière de se politiser et de politiser le monde. C’est en ce sens que doit être posée à nouveaux frais la question du sujet collectif critique : qui est-il ? Comment doit-on le nommer ? Qui mobilise-t-il ?

Pierre Charbonnie Abondance liberté

Heureusement, la tradition socialiste a aussi imposé dans l’histoire de la pensée politique une conception de l’autonomie comme intégration. Grâce à elle, s’est sédimentée dans notre histoire une exigence de prise en compte des caractéristiques matérielles du monde et de notre façon d’y accéder. Le projet d’autonomie, tout en étant fondamentalement subordonné au schème de la conquête productive, a ainsi été rendu sensible aux liens étroits qui se nouent entre l’exercice de la liberté politique et les conditions dans lesquelles s’opère la transformation consciente du monde. La critique de la propriété individuelle exclusive, l’attention portée aux liens entre division du travail et solidarité sociale, mais aussi (dans la tradition technocratique) la recherche d’une normativité économique externe à la logique des prix, tous ces aspects de la tradition socialiste ont eu pour effet de consigner dans la mémoire des luttes sociales une considération spécifique pour la matérialité de l’autonomie.

En voulant freiner la tendance libérale consistant à déléguer au marché la responsabilité d’organiser les rapports aux ressources et au territoire, le socialisme a fait des relations collectives au monde un enjeu politique. Et c’est son legs principal à une époque marquée par les mutations écologiques majeures. Au-delà de ses échecs, et en particulier de ses échecs sur le plan environnemental, le socialisme a laissé un héritage qui ne trouve absolument aucun équivalent dans la mémoire de la pensée politique. Et c’est en ce sens que le contre-mouvement suscité aujourd’hui par le changement climatique se situe dans cette tradition : il remet en scène, dans des termes et dans un contexte entièrement nouveau, la capacité collective à identifier une menace, à définir le sujet collectif qui se lève contre elle, et à faire de cette mise à l’épreuve l’occasion d’une reformulation de l’idéal de liberté des égaux.

Le changement climatique fait exploser toutes les strates de la réflexivité politique moderne.

Pierre Charbonnier

Grâce au précédent historique que constitue le socialisme, entendu comme approfondissement du sens de la liberté dans un monde technique, puis dans un monde touché par la mutation du climat, affecté négativement par le projet d’autonomie lui-même, l’élaboration d’une réponse politique au changement climatique n’est pas totalement sans repères. Et ces repères sont nécessaires dans un contexte où le sentiment d’abandon, de perte, de désorientation, plane sur l’écologie politique, notamment lorsqu’on commence à mesurer à quel point les concepts politiques mainstream sont pris en défaut par l’épreuve climatique.

C’est sur ce sentiment de perte que prospèrent les prophètes de l’apocalypse, les millénarismes et autres idéologies de la fin du monde, puisqu’elles parient toutes à leur façon sur l’incommensurabilité entre écologie et politique en passant immédiatement au registre du salut ou de la survie. Mais tout en ayant en tête la singularité radicale que constitue le changement climatique comme expérience historique et psychique, tout en admettant le fait que ce changement n’est plus une perspective lointaine mais un fait déjà acquis, la référence au socialisme nous indique que la formation d’un nouveau sujet critique est toujours possible. C’est en ce sens que l’écologie politique reste un avatar de la modernité : elle suppose une autocritique et une correction de la réflexivité politique, une transformation volontaire des moyens par lesquels le collectif se prend en charge – et pas, surtout pas, une soumission à des normes externes, qu’elles soient « naturelles » ou théologiques.

Le changement climatique est le nom du présent historique parce qu’il est à la fois un fait, établi par les géosciences, un héritage à assumer, qu’on le veuille ou non, et une épreuve à surmonter – c’est-à-dire une condition politique.

Pierre Charbonnier

Voilà donc ce que l’on entend lorsqu’on affirme que le changement climatique fait exploser toutes les strates de la réflexivité politique moderne. Au-delà du bouleversement des équilibres géo-écologiques, cette transformation contraint à redéfinir le répertoire de nos catégories de pensée. Le changement climatique, c’est-à-dire chaque particule de gaz à effet de serre qui s’ajoute à l’atmosphère terrestre et qui nous fait sortir du safe operating space écologique5, est une réalité intégralement politique – et cela en deux sens. D’abord parce que les émissions de CO2 sont le produit d’un passé technique et politique qui n’avait rien de nécessaire ou d’inévitable, et ensuite parce que ces émissions nous assignent la tâche de dénouer l’arrangement politique qui s’était établi avec le pacte libéral et dans ses différentes réincarnations modernes. Le changement climatique est le nom du présent historique parce qu’il est à la fois un fait, établi par les géosciences, un héritage à assumer, qu’on le veuille ou non, et une épreuve à surmonter – c’est-à-dire une condition politique. Et si cette épreuve est aussi délicate à affronter, c’est parce que l’altération actuelle des conditions écologiques planétaires n’est pas seulement le résultat d’une faute autrefois commise et qu’il faudrait corriger après coup, d’une figure du mal dont nous prendrions conscience rétrospectivement.

Pierre Charbonnie Abondance liberté

Il est possible de se faciliter la tâche en affirmant que le « mode de production capitaliste » ou l’« objectivation technoscientifique du monde » constituent les coupables idéaux de cette faute et se trouvent donc au tribunal de la critique. Ces concepts issus de la modernité et parfois érigés en catégories absolues de la domination par la théorie ont évidemment à voir avec les enjeux contemporains.

Mais l’une des conclusions de notre enquête est aussi que ni l’un ni l’autre ne captent la réalité historique correctement, pour trois raisons. D’abord parce que l’un comme l’autre procèdent en partie de volontés collectives bien réelles que sont l’amélioration des conditions matérielles d’existence et la sécurité, qui doivent être traitées de façon symétrique et ne peuvent être abandonnées en bloc ; ensuite parce que les critiques qu’ils ont suscitées ont longtemps été compromises par leurs propres prémisses, en particulier le productionnisme ; et enfin, plus radicalement, parce qu’une histoire environnementale des idées politiques fait apparaître d’autres instances de la domination, une autre façon d’envisager les pathologies de la modernité, que celles dont nous héritons du passé. La critique du capitalisme et des technosciences s’entend ainsi comme une critique de ces catégories elles-mêmes, qu’il n’y a aucune raison de regarder comme plus intemporelles ou plus absolues que celles de propriété ou de souveraineté.

Sources
  1. Sur l’idée d’une nature codée comme contrainte, voir Baptiste Morizot, « Ce que le vivant fait au politique », dans Emanuele Coccia et Frédérique Aït-Touati (dir.), Le Cri de Gaïa, à paraître.
  2. Sara Vanuxem, La Propriété de la terre, Marseille, Wildproject, 2018.
  3. Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, op. cit.
  4. Giorgios Kallis, Degrowth, Newcastle, Agenda Publishing, 2017.
  5. Johan Rockström et al., « A Safe Operating Space for Humanity », loc. cit.