Le temps n’est pas seulement l’écoulement monotone des jours, des années ou des siècles. Le temps charrie avec lui des familles, des sociétés et des civilisations qui ont un rythme propre et qui tentent d’entretenir l’illusion de leur éternité. Comme le soulignait Fernand Braudel dans son article fondateur de 1958 sur « La longue durée », les temps sont multiples, longs, moyens ou courts. Ils sont en général lents lorsqu’il s’agit d’amorcer un nouveau cycle ; souvent, on les croit linéaires et stables dans le régime de croisière d’une organisation ; ils sont parfois rapides quand un modèle sociétal s’effondre, à bout de souffle. L’agonie peut aussi durer longtemps : le temps s’étire alors.
Il en va ainsi de l’effacement de la civilisation méditerranéenne1 au profit de l’affirmation d’un espace atlantique qui donnera davantage de poids au continent américain (Braudel, 1949). L’analyse des temps mêle les compétences non seulement de l’historien mais également celles de l’anthropologue, du sociologue, du géographe et de l’économiste. Sans doute, le poids trop grand donné à la prévision des cycles économiques, le Kondratiev, le Kitchin et le Juglar en particulier, écrase-t-il l’attention nécessaire au temps sociétal, voire civilisationnel qui se mesure en centaine d’années, voire en millénaires.
L’Europe pourtant est « une géographie », selon les termes de Jacques Lévy2, qui s’est construite dans l’épaisseur d’une civilisation millénaire. Elle trouve son substrat dans les pourtours de la Méditerranée, dans une Grèce ancienne et une Rome antique qui sont, aujourd’hui, précisément à l’épicentre d’un tremblement de terre politique européen. Et si nous revenions par ces espaces devenus périphériques de l’Union à la racine de son rapport au temps et de ses maux ? Le projet politique du « vieux continent » est-il en train de s’effriter et de se préparer à mourir ou bien commence-t-il juste un nouveau cycle de son développement ? Agonie d’un système ou adolescence d’une société post-moderne ?
On sent en tout cas la pression des populismes en interne montant avec force, sous le couvert des extrêmes droites qui forment un front européen contre le projet d’une Union toujours plus intégrée. En externe, les assauts combinés des États-Unis d’Amérique, qui se replient sur la défense de leurs seuls intérêts économiques, de la Fédération de Russie, qui n’en finit pas de grignoter les marges européennes pour reconstituer son Empire, et de la République populaire de Chine, qui pousse le centre de gravité du monde vers le Pacifique, paraissent marginaliser l’Union européenne.
Ces fragilités ne sont-elles pas la conséquence d’une difficulté de l’Europe à gérer les discordances des temps longs et courts qui animent son histoire ? A trop vouloir s’engager dans la longue et belle bataille de la lutte contre le changement climatique et la gestion durable des ressources naturelles, l’Union ne néglige-t-elle pas le traitement des résistances sociales ou territoriales face à une mondialisation mal comprise par l’ensemble des citoyens européens, en tout cas mal admise, et actuellement mal accompagnée pour les populations les plus sédentaires du continent.
Sauver la planète, une bataille du temps long
L’Europe est le continent d’émergence du développement durable, bien avant le rapport Brundtland (1987) qui définissait ce concept, de façon moderne, comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la possibilité, pour les générations à venir, de pouvoir répondre à leur propres besoins »3.
Déjà, Platon dans son dernier dialogue philosophique avec le Critias (356-358 avant l’ère chrétienne), appelle l’attention du peuple grec sur la fragilité de son environnement et la responsabilité de la République à le préserver :
« Tout ce qu’il y avait de terre grasse et molle s’est écoulé et il ne reste plus que la carcasse nue du pays. Mais, en ce temps-là, le pays encore intact avait, au lieu de montagnes, de hautes collines ; les plaines qui portent aujourd’hui le nom de Phelleus [ndlr contrée pierreuse de l’Attique] étaient remplies de terre grasse ; il y avait sur les montagnes de grandes forêts, dont il reste encore aujourd’hui des témoignages visibles. Si, en effet, parmi les montagnes, il en est qui ne nourrissent plus que des abeilles, il n’y a pas bien longtemps qu’on y coupait des arbres propres à couvrir les plus vastes constructions, dont les poutres existent encore. »
L’Utopia de Thomas Moore (1516) nous projetait quant à elle dans le dessein d’une société harmonieuse où l’eau serait plus précieuse que l’or, car plus utile à la vie des hommes et de la nature, une Nature dont les utopiens s’inspireraient pour conduire les affaires de la cité :
« L’or et l’argent n’ont pas, en ce pays, plus de valeur que celle que la nature leur a donnée ; l’on y estime ces deux métaux bien au-dessous du fer, aussi nécessaire à l’homme, que l’eau et le feu. En effet, l’or et l’argent n’ont aucune vertu, aucun usage, aucune propriété dont la privation soit un inconvénient naturel et véritable. C’est la folie humaine qui a mis tant de prix à leur rareté. La nature, cette excellente mère, les a enfouis à de grandes profondeurs, comme des productions inutiles et vaines, tandis qu’elle expose à découvert l’air, l’eau, la terre et tout ce qu’il y a de bon et de réellement utile. »
Bien plus tard, c’est à Rome (1972) que le Club éponyme fondera la critique de la société de consommation dont le rythme de développement apparaît incompatible avec le stock des ressources naturelles. Selon les termes du rapport sur les limites de la croissance (Meadows, Randers, Behrens, 1972) : “We have discussed food, nonrenewable resources, and pollution absorption as separate factors necessary for the growth and maintenance of population and industry. We have looked at the rate of growth in the demand for each of these factors and at the possible upper limits to the supply. By making simple extrapolations of the demand growth curves, we have attempted to estimate, roughly, how much longer growth of each of these factors might continue at its present rate of increase. Our conclusion from these extrapolations is one that many perceptive people have already realized-that the short doubling times of many of man’s activities, combined with the immense quantities being doubled, will bring us close to the limits to growth of those activities surprisingly soon.” Visionnaire, le rapport “Limits of Growth” marque le début de la prise de conscience contemporaine dont découle le rapport Brundtland.
Sans parler de la rareté des ressources naturelles, mais en se plaçant tout simplement sur le terrain de la sécurité civile, l’accident nucléaire de la centrale de Tchernobyl (1986) rappellera ensuite aux européens que la pollution atmosphérique ne connaît pas les frontières et se joue du rideau de fer4. Sans attendre l’effondrement de ce dernier, la Communauté européenne entreprend de construire une politique commune ambitieuse en matière d’environnement à travers l’Acte Unique (1986) qui va faire de la future Union européenne (cf. Traité de Maastricht de 1992), un leader mondial en la matière.
L’Union européenne va en effet s’affirmer, en interne comme en externe, comme le champion de la protection de l’environnement et le principal promoteur de la lutte contre le changement climatique.
Suite au Sommet de la Terre (Rio, 1992) et au Protocole de Kyoto (1997) qui définit une cible de réduction des émissions de gaz à effet de serres (GES), l’UE va être la première à construire un modèle de régulation opérationnelle des GES en s’appuyant notamment sur un marché des quotas, signal prix indispensable pour amorcer le mouvement vers une société bas-carbone (Robin Degron, 2012 Op. Cit.). Porté par le Traité de Lisbonne (2007), l’article 194 de l’actuel Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ancre dans le droit primaire la compétence communautaire pour promouvoir les énergies renouvelables (ENR) et la recherche de toujours plus d’efficacité en matière énergétique.
Non seulement l’Union se verdit en interne mais elle trouve également autour de la question environnementale, en particulier climatique, la bannière de son affirmation externe, sur la scène géopolitique. Il faut dire qu’elle n’a pas trop le choix car l’Europe reste un « nain énergétique », dépendant de l’approvisionnement en gaz de la Fédération de Russie ou du Maghreb et du pétrole de la péninsule arabique. La liberté durable de l’Union dépend en réalité de sa capacité à développer les ENR.
La question de la place de la filière nucléaire, en particulier en Allemagne et en France, demeure cependant une pierre d’achoppement à l’essor véritable d’une Europe de la production des ENR. Le couple franco-allemand n’est pas en accord sur ce point fondamental. L’Allemagne choisit de fermer ses centrales électro-nucléaires en relançant ses centrales à lignite ou charbon dans l’attente d’une montée en puissance des énergies propres. La France campe sur le modèle défini dans les années soixante et conforté dans les années soixante-dix lors du grand choc pétrolier. Il reste que l’Europe affirme l’idée d’une transition vers une société bas-carbone qu’elle tente de pousser dans le monde entier.
Ainsi, l’Union choisit d’aller de l’avant dans la promotion d’une croissance verte, un relai de croissance à vrai dire pour une économie industrielle en berne, en proie à la concurrence internationale où notre modèle social renchérit le prix des productions européennes. L’Europe ne peut que faire le pari de l’innovation écologique à haute valeur ajoutée pour essayer d’entretenir son modèle de société. En termes strictement économique, l’Union embraye donc le temps d’un cycle de Kondratieff5 pour profiter de la grappe d’innovation qu’emportent les éco-activités dont le développement est couplé à l’essor des nouvelles technologies du numérique, notamment de l’intelligence artificielle.
Le fait est que l’Europe, dans sa plus grande modernité, renoue avec l’Europe, dans sa plus grande tradition : l’environnement et la préservation sur le temps long au cœur de son projet. Oui, l’Europe est championne de la longue durée chère à Braudel et elle se projette dans le combat du siècle, voire du millénaire, de réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Ce combat, qui mobilise l’Europe sur le temps long, ne doit cependant pas faire oublier la bataille sociale qui se joue dans le temps court de la vie de nombreux concitoyens européens qui subissent le choc cumulatif des transitions écologiques, énergétiques et numériques avec la crainte de n’être pas capable de les suivre et donc de rester sur le bas-côté de la globalisation. L’accompagnement des changements revêt de fait une importance capitale pour l’acceptation politique du mouvement engagé et, par voie de conséquence, la pérennité du système de gouvernance dont s’est dotée l’Union européenne, un système sensible, par construction à la situation des États-membres et aux populismes nationaux qui s’y expriment.
Dans ce moment charnière, les classes politiques et médiatiques nationales jouent un rôle crucial de facilitation ou de résistance. La résistance l’a emporté au Royaume-Uni6. La situation est critique dans plusieurs pays d’Europe centrale et en Italie.
Des malaises sociétaux à affronter d’urgence
L’histoire sociale de l’Europe rattrape son ambition écologique et économique. En effet, l’Europe et les États-membres qui la composent ont connu tout au long des XIXème et XXème siècles des mouvements ouvriers de grande ampleur. Inspirés par la pensée marxiste et une lutte des classes, leur objectif était de rééquilibrer, par la construction progressive d’un droit social, le rapport de force économique en faveur des détenteurs du capital vis-à-vis du facteur travail incarné par le prolétariat.
S’il a pris des formes variées en Allemagne, au Royaume-Uni ou en France, un même élan a emporté les travailleurs européens vers une reconnaissance par les États de la préservation de leur intérêt. Puisque l’échelle de développement du capitalisme industriel correspondait à celle de l’espace de régulation que constitue l’État moderne, la lutte n’a pas été vaine. A force de grèves et de manifestations, des acquis sociaux se sont construits jusqu’à être reconnus par le droit international public via le Pacte des droits économiques et sociaux (1966). Complétant la première génération des droits fondamentaux de nature civique et politique portés par la déclaration universelle des droits de l’homme (1946), ces nouveaux droits ont eu un effet concret pour les salariés européens. A ce titre, la France fait figure de pionnier avec le préambule de la Constitution de 1946 qui allait déjà très loin dans la reconnaissance d’un modèle social dont nous profitons encore aujourd’hui.
L’avènement du marché unique européen via l’Acte unique (1986) a élargi le périmètre de l’espace économique sans pour autant que l’Union européenne ne s’affirme comme un régulateur social des relations entre les entreprises et les salariés. Déjà pointé par Pierre Bourdieu dans « Contre-feux – Raisons d’agir » (1998 et 2001), cette « bataille » européenne n’a pas eu lieu et le projet communautaire pêche encore aujourd’hui d’un déficit social qui le fragilise à un moment particulièrement difficile de sa construction politique.
Avec la globalisation commerciale, poussée par les accords de libre-échange bilatéraux, et multilatéraux du GATT puis de l’OMC, la concurrence économique n’a fait que croître entre l’Union et ses partenaires. Sans garde-fou social, l’ajustement s’est fait par la baisse tendancielle des services publics et des prestations sociales rendus par les Etats. Le dumping fiscal, incarné au sein de l’UE, par l’Irlande, le Luxembourg et les pays d’Europe centrale et orientale, ainsi que le dumping social ont fait le lit des États les moins-disant. Les réformes Schröder menées en Allemagne au tout début des années 2000 illustrent la convergence de la République fédérale allemande vers ce modèle moyen européen. Plus lente à la réforme, la France a juste commencé à réviser en profondeur son droit du travail à la fin de la XIVème législature (2012-2017) et continue sur cette voie aujourd’hui avec les ordonnances travail du début de la XVème législature (2017-2022).
Le cas du Royaume-Uni est particulièrement intéressant. Dès les années 1980, le secteur secondaire du pays a été sacrifié au profit de la tertiarisation de l’économie, en particulier dans le secteur financier. La City s’est assise sur un pays dévasté au plan industriel. Cette Grande-Bretagne si bien dépeinte dans les films de Kenneth Loach, celle des docks usés de Liverpool ou des hauts-fourneaux rouillés de Sheffield, a été le creuset d’un ressentiment profond vis-à-vis d’une Europe perçue comme ne sachant protéger des assauts de la globalisation. Dans les territoires du centre et du nord du Royaume-Uni, il aurait sans doute fallu redonner un espoir, engager une reconversion économique plutôt que laisser prospérer la misère et les rancœurs. Le politique, si tant est qu’il en ait la volonté, a besoin de temps pour réorienter des territoires et des populations à la dérive. Il ne s’agit pas ici du temps séculaire du climat, ni de celui, court, de l’annualité budgétaire. Il faut quelques années, au minimum cinq à dix ans, pour poser les bases d’une reconversion réussie.
Ce temps-là, cette politique-là d’accompagnement du changement, a été négligée au Royaume-Uni. En marge des mouvements socio-économiques de fond dépeints, les crises migratoires alimentées par les guerres du Proche-Orient, en particulier en Syrie et en Irak, et les conflits africains, notamment au Soudan, ont pressé des millions de réfugiés sur les routes d’une Europe proche et d’un Chanel particulièrement attractif. Dans un contexte déjà difficile, la surpression migratoire joue comme catalyseur des exaspérations populaires qui entretiennent le feu des populismes. Et il suffit de peu, de prises de position politique irresponsables, par exemple celle des leaders de Ukip qui promeuvaient la sortie de l’Union sans pouvoir ou vouloir assumer les conséquences de leur victoire à la Pyrrhus au lendemain du référendum, pour qu’un pays tout entier bascule dans une impasse (Robin Degron, 2018, Op. Cit.).
Le cas britannique doit nous faire réfléchir à la probabilité d’une réplique à l’échelle cette fois-ci européenne d’un rejet du projet européen tel qu’il se présente aujourd’hui. Il est cependant à craindre que pressée par une fuite en avant en faveur de l’innovation, poussée par les velléités de construire une Europe de la défense, ou plus exactement de l’industrie de l’armement, l’Union ne prenne pas le chemin d’un sursaut de cohésion sociale et territoriale. Au contraire, le projet de cadre financier pluriannuel 2021-2027 porté par la Commission Juncker tend à éroder ce qui faisait encore ciment en Europe7.
Quelques chiffres illustrent le propos alarmant d’une Europe qui s’éloigne encore un peu plus de ses citoyens les plus vulnérables : selon les propositions de la Commission européenne présentées début mai devant le Parlement européen réuni à Strasbourg, la politique de cohésion et de développement régionale perdrait environ 12 % de ses crédits entre l’agenda financier 2014-2020 et celui pour la période 2021-2027. La politique agricole commune perdrait quant à elle 16 % au titre de son premier pilier (Fonds européen d’aides garanties à l’agriculture) et 13 % au titre du second pilier dédié au développement rural via le Fonds européen d’aide au développement de l’espace rural (FEADER).
Les projets ne manquent pas pour faire avancer l’Europe sociale pourtant. Sans même remettre en cause les traités actuels, à droit constant, il conviendrait a minima de construire les instruments d’une Europe qui protège en permettant aux salariés touchés par les restructurations industrielles de s’adapter et de changer leur fusil d’épaule. L’idée d’un fonds Spinelli8, afin d’accompagner les européens dans les grandes mutations économiques par une politique ambitieuse de formation professionnelle, apparaît de ce point de vue comme la ligne de base d’une Union qui demeure avant tout économique mais qui ne laisse pas de côté sciemment des cohortes de travailleurs pris à contre-pied de la transition numérique et énergétique.
On remarquera bien entendu que la situation politique dans plusieurs pays européens et la période pré-électorale des européennes de mai 2019 rendent difficile la mise en œuvre de réformes aujourd’hui. Cependant, il faut se projeter dès aujourd’hui dans l’immédiat renouvellement du Parlement européen et de la Commission pour tenter d’inscrire à l’agenda le nécessaire rééquilibrage d’une Europe du développement durable dont le pilier social est pour l’instant atrophié.
Sans pouvoir remettre le Traité du fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) sur le métier, on notera que l’outil des coopérations renforcées existe depuis le Traité d’Amsterdam (1997) et que l’article 20 du Traité de l’Union européenne (TUE) permet, à droit primaire constant, de développer des coopérations entre États volontaires, au moins neuf, sans devoir se soucier de la capacité de blocage de pays réfractaires au progrès social.
Il n’y a donc pas de fatalité juridique à l’immobilisme du projet européen en dépit d’une Union à 27 trop lourde pour faire cheminer d’un même pas l’ensemble de ses membres. Il suffirait que la France et l’Allemagne s’entendent, comme du temps du Chancelier Kohl et du Président Mitterrand avec un président de la Commission de talent, à l’image d’un Jacques Delors, pour redonner un souffle au projet européen. L’impulsion donnée par l’actuel président de la République française, en particulier lors de son discours en Sorbonne (2017) ou devant le Parlement européen de Strasbourg (2018) semble de bon augure pour un nouveau départ de l’Union autour de quelques États pionniers.
Un développement durable qui réconcilie l’Homme et la Nature
Entre le temps long de la bataille climatique, le temps, plus court, de la lutte sociale, et celui intermédiaire d’un cycle économique d’exploitation d’une grappe d’innovation technologique, l’Union européenne doit tenter de synchroniser ses politiques. Il n’est pas durable de sacrifier la résolution de l’enjeu de long terme à la gestion des frictions socio-économiques de court-moyen terme. Cependant, dans un système démocratique, il n’est pas viable de négliger le ressenti des douleurs sociales au risque de voir s’ériger un mur des oppositions, partout en Europe, contre le projet communautaire actuel.
Comme Winston Churchill le disait lui-même, revenu sur les bancs de l’opposition conservatrice à la Chambre des communes, le 11 novembre 1947, « Democracy is the worst form of Government, except for all other. Never forget ! ». Parmi les faiblesses du système démocratique, la difficulté d’établir un rapport au temps long est sans doute une des plus redoutables. Rythmées par un calendrier électoral qui remet en jeu l’exercice du pouvoir tous les 4, 5 ou 6 ans, les démocraties, en particulier les démocraties européennes, ne peuvent pas faire l’impasse sociale. C’est tout simplement leur survie qui en dépend.
Il convient donc de rechercher un équilibrage permanent entre les trois piliers du développement durable sans plus sacrifier le pilier social. A la limite, l’Union, qui est déjà leader de la cause environnementale à l’échelle mondiale, devrait aujourd’hui temporiser sur cet axe-là de son développement et donner priorité aux termes de régulation sociale ou d’adaptation socioprofessionnelle de son économie à la transition écologique qui se double d’une transition numérique.
Ce rééquilibrage que nous appelons de nos vœux ne serait pas un renoncement à l’Europe verte, il serait la condition de sa survie, de la pérennité du modèle de développement intégrée que l’Union est seule à porter mais qui ne durera pas si le projet politique européen se délite, à brève échéance, sur l’autel de populismes nourris d’une masse grandissante de laissés pour compte. Ne nous y trompons pas, le Brexit n’est pas un accident de l’histoire européenne. Le Brexit est le symptôme d’une pathologie grave, d’un déséquilibre profond qui s’est installé dans le projet communautaire.
Les prochaines échéances électorales ainsi que les négociations qui s’ouvrent autour de l’agenda financier européen post 2020 sont l’occasion de poser le débat et d’essayer d’infléchir le cours d’une histoire qui n’est pas encore écrite mais qui s’écrit vite. La cohésion sociale et territoriale reste le défi fondamental de l’Union. Comme le disait Talleyrand, « Quand il est urgent, il est déjà trop tard. » A trop vouloir ne considérer que le très long terme climatique, le projet européen risque de buter sur l’immédiateté de l’urgence sociale. Si le blocage politique actuel devait prospérer en un recul politique de l’intégration communautaire, nous perdrions à la fois les batailles du court, du moyen et du long terme. Les temps sont interdépendants et aucun ne peut être sacrifié.
Entre la longue durée, chère à Fernand Braudel, les cycles économiques de moyen terme de Kondratieff et la lutte sociale toujours d’actualité promue par Pierre Bourdieu, l’Europe doit résoudre, rapidement, son problème de discordance des temps.
A cet effort de synchronisation, devrait s’associer un effort sans précédent de pédagogie à l’endroit des peuples européens encore trop souvent inconscients de leur destin commun de Peuple européen. Ici, le rôle combiné des politiques, des médias et des enseignants est essentiel. Le travail à engager n’est pas simple dans la mesure où il mobilise non seulement la complexité des différentes composantes de l’action publique mais également un rapport aux temps pluriels. Bénéficiant globalement d’un système éducatif de bon niveau, le terreau européen reste fertile à l’apprentissage de la diversité des contraintes et de la patience. « Il n’est de richesses que d’homme » comme l’affirmait déjà Jean Bodin dans Les Six Livres de la République au XVIème siècle (1576) et Condorcet de reprendre dans « L’esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » (1795) que la première fonction de l’Etat est de former des citoyens éclairés. La qualité intellectuelle des femmes et des hommes reste le principal facteur limitant des progrès de l’Union européenne et, avec elle, de la tentative de construire un nouveau projet de société, voire de civilisation, qui promeuve un développement durable réconciliant l’Homme et la Nature.
Un défi pour l’Europe
« Rome ne s’est pas faite en un jour » mais elle s’est délitée en quelques dizaines d’années. L’Europe, produit d’une histoire millénaire, est devenu un continent de paix, fort de sa diversité et des connaissances accumulées mais il reste fragile de par son manque d’unité politique et sa difficulté à suivre le tempo de la globalisation. L’Europe que nous connaissons est sans doute arrivée au bout d’un cycle. Cycle long ou cycle court ? Fin d’une civilisation ou du moins d’une société en quête d’équilibre, d’harmonie entre les différentes composantes de son développement ? Ou bien attente d’une nouvelle gouvernance et d’un projet fédérateur, si ce n’est fédéral, qui puisse prolonger l’expérience communautaire et en faire un modèle à l’échelle mondiale ?
Dans cette seconde perspective, que nous favorisons en tant que citoyens européens, il conviendrait d’embrasser à la fois les défis environnementaux et sociaux du siècle qui s’ouvre. Cette nouvelle histoire qui commence est pleine d’incertitudes qui sont autant de promesses pour les uns, les nomades triomphant de la mondialisation, son hyper-classe pour reprendre l’expression de Jacques Attali9, mais également de craintes pour les autres, le monde des campagnes, celui des « échoués de la désindustrialisation » ou les sédentaires de l’économie des services. L’histoire de l’Europe, sa géographie, sa diversité sociologique également méritent sans doute davantage de construire une vaste Arche de Noé plutôt qu’un étroit radeau de la Méduse.
Sources
- « La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II », Thèse d’État.
- « L’Europe, une géographie », 1992.
- « Notre avenir à tous », Rapport de la Commission des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement présidée par Gro Brundtland, Premier ministre de la Norvège, mars 1987.
- Robin Degron, 2012. « La France, bon élève du développement durable ? ».
- Benoît Tonglet, 2004. « Les cycles de Kondratieff : une philosophie critique », in Innovations, 2004/1 n°19.
- Robin Degron, 2018. « L’action publique face aux retournements de l’opinion – Le cas du Brexit », in revue Politique et Management Public, à paraître.
- Robin Degron, 2018. « The new European budgetary order ».
- France Stratégie, 2014. « Un contrat social pour l’Europe : Priorités et pistes d’action » et France Stratégie, 2017. « The Spinelli Fund : a European compact for skills ».
- « Une brève histoire de l’avenir », 2006