Jusqu’en 2018, l’Allemagne ne s’était pas préoccupée d’acheter du gaz naturel liquéfié (GNL) américain car elle dispose d’un accès massif et bon marché au gaz russe. Le 24 octobre dernier, le gouvernement allemand a donc surpris lorsque Steffen Seibert, porte-parole d’Angela Merkel, a indiqué que le gouvernement étudiait les moyens de cofinancer un terminal méthanier avec un groupe privé :

Nous savons que des investisseurs étudient la construction d’un tel terminal, […] le gouvernement fédéral étudie pour sa part les options de financement dans le cadre de programmes fédéraux existants 1.

Pourquoi l’exécutif allemand a-t-il soudainement appuyé un tel projet estimé à quelque 500 millions d’euros ? Ce pourrait être une réponse aux pressions de Donald Trump qui estime que l’Allemagne est trop dépendante du gaz russe. Par cette déclaration, le président américain cherche également des débouchés pour les exportations de son propre pays.2

En soutenant la construction d’un terminal GNL, Berlin3 espère sans doute réussir à faire retomber les menaces américaines qui planent sur le projet de gazoduc Nord Stream 2. Le projet de gazoduc Nord Stream 2 doit relier à l’horizon 2020 la Russie à l’Allemagne en passant par la mer Baltique. Il permettrait de doubler la capacité du gazoduc Nord Stream 1, mis en service en 2012, pour atteindre une capacité totale de 110 milliards de mètres cubes par an. Estimé à 9,5 milliards d’euros, le projet est financé par Nord Stream 2 AG, propriété de Gazprom à hauteur de 50 %, et par ses partenaires européens, le Français Engie, les Allemands Uniper et Wintershall, l’Autrichien OMV et l’Anglo-néerlandais Shell à hauteur de 10 % chacun.

Le projet divise l’UE et rencontre une forte opposition des États-Unis4. Les opposants au projet font valoir des arguments politiques, commerciaux et écologiques pour le faire échouer. Cette infrastructure permettrait à l’Allemagne de concentrer près d’un quart du transit gazier de la Russie vers l’Union européenne. Elle s’imposerait comme un hub majeur, au détriment de l’Ukraine que les Russes pourraient désormais contourner.

Des projets concurrents

Les villes de Stade, Brunsbüttel et Wilhelmshaven sont en compétition pour accueillir le terminal GNL5 destiné aux exportations américaines. Les deux premières apparaissent favorites.

Manfred Schubert, PDG du consortium industriel LNG Stade a défendu la candidature de cette ville de Basse-Saxe en mettant en avant que son projet s’appuie sur des infrastructures préexistantes. Le terminal se situerait sur le site d’une usine de Dow Chemical, usine dont le raccordement au réseau de gaz allemand permettrait de minimiser les coûts par rapport aux autres sites proposés. M. Schubert promettait donc que le site serait opérationnel d’ici 2023, à condition que le financement soit octroyé avant la fin de l’année 2018.

LNG Stade GmbH ambitionne de construire un terminal qui pourrait à terme traiter jusqu’à 15 % des importations de gaz allemand. Le consortium souhaite en outre conclure avec les exportateurs américains des contrats d’approvisionnement à long terme qui offriraient des prix attractifs pour le marché allemand, a expliqué Manfred Schubert dans une note adressée à Bloomberg. Cependant, la candidature de Stade pourrait être gênée par la localisation de ce port fluvial, relativement loin dans les terres. La présence d’investisseurs chinois pourrait également déplaire au gouvernement fédéral.

La localisation de Brunsbüttel, dans le Land de Schleswig-Holstein, parait plus favorable. Le port côtier est idéalement située de par sa proximité avec Hambourg et sa position à l’entrée du canal de Kiel qui relie la mer du Nord à la Baltique. Il est également accessibles aux méthaniers de grande taille. Début septembre, RWE et le consortium germano-néerlandais German LNG Terminal GmbH ont conclu un accord de long terme portant sur la réservation de capacités importantes d’un futur terminal. Qatar Petroleum, le plus gros producteur de GNL au monde, est lui aussi intéressé par ce projet et pourrait même y prendre des parts. Le terminal est annoncé comme possiblement fonctionnel dès 2022.

Enfin, dans un communiqué de presse commun publié le 17 décembre 2018, l’énergéticien allemand Uniper SE et la compagnie maritime japonaise Mitsui O.S.K. Lines, Ltd. ont annoncé avoir conclu un accord visant à « poursuivre et intensifier leurs efforts » pour l’implantation d’un terminal flottant à Wilhelmshaven. L’infrastructure aurait une capacité annuelle de 10 milliards de mètres cubes et devrait être au plus tôt opérationnelle pour la seconde moitié de 2022.

Un terminal pour les Américains

Le 24 octobre, le porte-parole de Mme Merkel a insisté sur le fait que la constructions d’un terminal GNL se ferait indépendamment des pressions américaines :

De [telles décisions] se font en fonction de l’intérêt qu’ont l’Allemagne et l’Europe à avoir une infrastructure pour les importations énergétiques qui soit diversifiée, sûre, compétitive et abordable.

Dès le mois de mai, un article du Wall Street Journal affirmait pourtant que ce sont « les administrations américaines successives [qui] ont poussé l’Europe, et l’Allemagne en particulier, à créer l’infrastructure nécessaire pour recevoir les cargaisons de gaz naturel liquéfié en provenance des États-Unis. » Or, si le marché gazier européen n’est pas favorable à la pénétration du GNL, en particulier américain, ce n’est en aucun cas lié à une carence d’infrastructures. En effet, les terminaux européens existants, quoique sous-utilisés, intéressent peu les entreprises étasuniennes. Le taux moyen d’utilisation des terminaux GNL en Europe était supérieur à 50 % en 2010 puis a diminué jusqu’à 20,9 % en 2014, avant de remonter à 25,5 % en 2017. La moyenne mondiale était alors de 34,6 %.

Au premier trimestre, la part du GNL américain représentait 1 % du total des importations de GNL de l’UE, contre 6 % à la même période un an auparavant. Cette diminution s’explique d’abord par l’attractivité, pour les entreprises américaines, des marchés GNL asiatiques et sud-américains, bien plus lucratifs que le marché européen. La compétitivité supérieure de ces marchés n’est pas une situation nouvelle et explique en partie la faible utilisation des terminaux GNL de l’UE. Ces faibles taux d’utilisation sont accentués par une capacité de regazéification déjà conséquente en comparaison avec la consommation européenne de gaz et l’accès de l’UE à du gaz bon marché provenant des gazoducs russes.

GEG | Économie GNL L'Allemagne se liquéfie devant Trump

Le 11 octobre, Angela Merkel avait informé un groupe de 25 députés concernés par le futur projet de terminal GNL de l’évolution de la position gouvernementale. Oliver Grundmann, député de l’Union Chrétienne Démocrate (CDU) de la circonscription de Stade, avait alors déclaré :

Nous devons franchir cette étape maintenant, pas seulement parce que Trump le demande, mais parce que cela est nécessaire pour notre avenir. Stade sera un symbole de la nouvelle relation transatlantique.

D’après le Wall Street Journal, Angela Merkel n’a pas décrit son changement d’avis comme une concession mais comme une décision “stratégique” qui pourrait porter ses fruits sur le long terme en offrant des options de diversification6. De leur côté, les experts s’accordent à dire qu’une telle infrastructure n’apportera aucun bénéfice économique immédiat à l’Allemagne. Une étude réalisée en 2016 par l’Université de Cologne explique que le terminal allemand ne serait pas viable à court terme, car les besoins en GNL du marché pourraient être couverts par un terminal existant aux Pays-Bas7. De plus, le GNL américain coûte 20 % plus cher que le gaz russe du Nord Stream.

Ce projet de terminal GNL n’est pas la première concession faite par l’Allemagne aux États-Unis et à la Commission européenne. Un changement notable s’est déjà produit lors du discours de Berlin du 10 avril dernier à l’occasion d’une conférence de presse commune réunissant Angela Merkel et le président ukrainien Petro Poroshenko. La Chancelière a affirmé qu’il existait des enjeux politiques au projet Nord Stream 2 8 et non uniquement économiques, allant ainsi à l’encontre de la précédente position du gouvernement allemand. Elle a également affirmé que Nord Stream 2 ne pourrait se faire sans le maintien d’une part du transit en Ukraine :

Il n’est pas possible que l’Ukraine n’ait aucune importance dans le transit du gaz à cause de Nord Stream 2.

Le 18 septembre à Bruxelles, le ministre de l’Économie, Peter Altmaier, avait annoncé que l’Allemagne choisirait le lieu de construction du nouveau terminal avant la fin de l’année 2018, même s’il n’a toujours pas été choisi à ce jour : « C’est un geste envers nos amis américains. » Mais selon lui, le plan GNL ne serait pas lié au soutien réaffirmé de l’Allemagne au Nord Stream 2. Cette décision devrait alors n’être interprétée que dans le cadre des négociations pour le rééquilibrage de la balance commerciale États-Unis–Union européenne initié par le président des États-Unis. En effet, en juillet, Donald Trump et Jean-Claude Juncker se sont rencontrés pour éviter une guerre commerciale et le président de la Commission s’est alors engagé à ce que l’Union augmente ses importations de GNL américain. Ce geste du gouvernement allemand est une nouvelle manière de prouver sa bonne foi à la Commission européenne. Que ce soit sur la question du transit ukrainien ou celle des importations de GNL américain, l’Allemagne s’affiche en fidèle soutien de la Commission.

Le 2 novembre 2018, à l’occasion de discussions intergouvernementales germano-polonaises, Angela Merkel a déclaré : “Nous avons bien sûr parlé de l’énergie et de la sécurité énergétique. Du côté allemand, j’ai expliqué que nous savions aussi que la diversification était importante. » La chancelière a assuré que son pays accélérerait ses projets de construction d’un terminal GNL. Elle a également rappelé que son point de vue concordait avec celui de Varsovie quant à l’importance que l’Ukraine doit garder en tant que pays de transit 9.

Cette rencontre était très attendue du côté polonais. Quatre jours auparavant, le chef de la diplomatie polonaise, Jacek Czaputowicz évoquait ce qu’il souhaitait y aborder. “La position de l’Allemagne sur la troisième directive européenne gazière est anti-européenne. L’Allemagne bloque l’adoption de la directive pour défendre ses intérêts”, déclarait-t-il. La Pologne estime que l’Allemagne et l’Autriche bloquent les travaux au Conseil de l’Union portant sur la nouvelle directive sur l’efficacité énergétique qui pourrait retarder la construction du Nord Stream 2 et contraindre la Russie à négocier les conditions du projet 10

Alors que la perspective du Nord Stream 2 menace déjà la pérennité des terminaux existants et en projet d’Europe centrale et orientale, qu’en sera-t-il de ce nouveau projet de terminal se situant en Allemagne ? En juillet, Sputnik, l’agence de presse financée par le Kremlin, évoquait déjà le projet et exprimait sans concession la position russe : « Les Etats-Unis forcent l’Allemagne à construire un terminal de gaz naturel liquéfié (GNL) dont elle n’a pas besoin du point de vue économique. Cependant, Berlin est prêt à accepter cette démarche politique pour se débarrasser des attaques de Washington contre le gazoduc Nord Stream 2 et le gaz russe. »

« Nous ne réduirons pas notre dépendance envers la Russie en torpillant un pipeline comme le Nord Stream 2, puis en s’approvisionnant en gaz de Russie par d’autres pipelines », a déclaré Peter Altmaier, le 16 décembre auprès de Reuters, faisant référence au transit ukrainien tout en admettant qu’une part substantielle de celui-ci devait être préservée. « Une plus grande indépendance n’est concevable que si […] nous créons également une infrastructure GNL en Allemagne », a-t-il ajouté.

Le gaz en Europe, entre gazoducs et terminaux GNL

Au vu de sa rentabilité incertaine, la construction d’un terminal GNL semble rentrer dans les calculs du gouvernement allemand comme un surcoût du projet Nord Stream 2. Un sondage réalisé en juillet par RTL / n-tv indique que deux tiers des Allemands aimeraient voir le Nord Stream 2 construit car ils estiment qu’il serait sécuriserait leur approvisionnement en gaz naturel. À noter également qu’ils pensent à 92 % que le président Trump est plus motivé par son désir de vendre du gaz américain que par la sécurité énergétique européenne.

Le développement du GNL en Europe

Les deux projets, LNG Stade et German LNG, envisagent de fournir du GNL au port de Hambourg afin de ravitailler des paquebots en carburant. Le GNL est promu par l’Union en tant que carburant moins polluant, tout particulièrement dans le transport maritime. C’est la perspective de développement de ce marché au sein de l’Union qui a également motivé les Russes à investir dans le GNL en Allemagne. Novatek a annoncé le 17 octobre une joint-venture avec le Belge Fluxys11 pour construire un terminal de transbordement de GNL d’une capacité d’environ 300 000 tonnes par an à Rostock 12. Ce terminal recevra des méthaniers en provenance d’une usine de liquéfaction que Novatek est en train de construire dans le port de Vyssotsk, dans la région de Saint-Pétersbourg. Depuis le terminal de Rostock, le GNL pourra être distribué aux consommateurs par camions. Le coût et le calendrier de ce nouveau projet ne sont pas précisés. « Une de nos initiatives stratégiques en matière de GNL consiste à développer des projets de faible à moyen tonnage pour cibler des marchés de niche et des segments du marché« , a déclaré Leonid Mikhelson, patron de Novatek. « Cette approche nous permet de créer des canaux de commercialisation efficaces sur différents marchés« , a-t-il indiqué, ajoutant que le terminal de Rostock permettra de commercialiser le GNL en tant que « carburant marin et carburant pour moteurs à la place du diesel et du mazout« .

Le 16 octobre, LNG Stade a présenté sa première demande officielle d’aide publique. Une cérémonie a eu lieu en présence de hauts responsables allemands et de l’Ambassadeur américain Richard A. Grenell, un proche de Trump et principal relais du président américain dans sa campagne de lobbying. La nécessité pour le gouvernement fédéral de recourir aux subventions publiques pour la construction du terminal reflète la réalité du secteur GNL européen : des terminaux sous-utilisés attirant la méfiance des investisseurs privés et construits en engloutissant des subventions faramineuses, qu’elles soient européennes ou comme ici nationales. Le terminal polonais a fait l’objet d’un investissement de 845 millions d’euros. La contribution du Fonds européen de développement régional de l’Union européenne s’est élevée à 223 millions d’euros dans le cadre du programme « Infrastructures et environnement » couvrant la période 2007-2013 . Pour le terminal lituanien, les différents éléments d’aide publique à sa construction s’élèvent à environ 448 millions d’euros 13

Le programme européen de soutien aux infrastructures, Connecting Europe Facility (CEF), a quant à lui financé les interconnecteurs à hauteur de 27,4 millions d’euros. Fin février 2017, la Commission européenne avait annoncé un financement du CEF de 263 millions d’euros aux infrastructures énergétiques d’Europe centrale et orientale. Sur les 263 millions investis 102 millions sont allés au projet de terminal de Krk en Croatie. Peut-être est-ce le coût de la sécurité énergétique ? Encore faudrait-il que tout le monde soit d’accord sur ce qu’est la « sécurité énergétique. » Certains y associent le flux massif et bon marché des gazoducs russes quand d’autres y associent la flexibilité et la diversification permises par les terminaux GNL.

Quoi qu’il en soit, le gouvernement allemand aurait accéléré le processus d’examen des projets GNL afin qu’une décision soit prise le plus vite possible. A l’heure actuelle, l’Allemagne est peu encline à s’opposer aux Etats-Unis. En témoigne sa frilosité concernant l’imposition d’une taxe européenne sur les GAFA. Outre le domaine énergétique, les pressions américaines se font sentir dans d’autres secteurs économiques avec la menace de tarifs douaniers sur les importations de voitures allemandes aux Etats-Unis.