Comment expliquer un tournant ? Pour y voir clair sur les macro-crises, il faut parfois augmenter l’échelle d’analyse — jusqu’à celle de la fin d’année. Pour nous aider à passer de 2023 à 2024, nous avons demandé à Pierre Grosser de commissionner 10 textes, un par décennie, pour étudier et mettre en contexte des tournants plus amples. Après six épisodes sur 1913-1914, 1923-1924, 1933-1934, 1943-1944, 1953-1954 et 1963-1964, voici le septième sur le tournant des années 1973-1974.
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Échos de 1973-1974
Le décès d’Henry Kissinger, il y a un mois, a suscité nombre de débats sur l’action du conseiller à la sécurité nationale (1969-1975) et secrétaire d’État (septembre 1973 – janvier 1977) des présidents Nixon puis Ford. Ceux qui regrettent qu’il n’ait jamais été jugé listent sa complicité, voire sa responsabilité directe, dans les bombardements massifs sur le Vietnam et le Cambodge, dans le coup d’état de Pinochet au Chili (11 septembre 1973) et les violences internes des dictatures latino-américaines, dans le soutien à l’indonésien Suharto, à l’Afrique du Sud, et à tout mouvement destiné à empêcher le succès de mouvements marxistes suite à la décolonisation portugaise accélérée en 1974-1975, depuis le Timor oriental jusqu’à l’Angola, et enfin dans le soutien au Pakistan lors de la guerre d’indépendance du Bengladesh et son cortège de massacres, l’objectif étant de se rapprocher de la Chine. En sens inverse, Kissinger a été loué pour son rapprochement avec Pékin, pour avoir extirpé les États-Unis de la guerre du Vietnam, héritée de l’administration démocrate, grâce aux accords de Paris en janvier 1973 qui lui valurent le prix Nobel de la paix à la fin de l’année (ainsi que le Vietnamien Lê Đức Thọ, qui l’a refusé), pour ses navettes au Proche-Orient après la guerre du Kippour/d’octobre 1973, ouvrant la voie à la paix entre l’Égypte et Israël, ou pour la détente avec l’URSS, à travers le processus d’arms control.
En effet, cinquante ans après, nombre d’événements des années 1973-1974 semblent encore déterminants, ou redeviennent des références. En 2022, les États-Unis n’ont guère célébré l’anniversaire du voyage de Nixon à Pékin, car il semble désormais avoir ouvert une longue ère de naïveté à l’égard de la Chine communiste ; mais l’année suivante, ils ont essayé de recréer des contacts avec Xi Jinping pour une sorte de détente, en facilitant les canaux de dialogue et éviter une escalade, comme avec l’URSS durant les années 1970. Une grande majorité de l’opinion sud-coréenne est favorable à un programme nucléaire militaire autonome, face à l’arsenal nucléaire croissant et aux provocations du régime de Pyongyang, et à cause du risque d’abandon américain, notamment par une nouvelle présidence Trump. Or, le désengagement des États-Unis après la fin de la guerre du Vietnam il y a cinquante ans mettait en doute la crédibilité de l’alliance aux yeux de la Corée du Sud. Le programme nucléaire secret sud-coréen, débuté en 1970, fut donc accéléré. Mais l’essai indien en 1974 poussa les États-Unis à durcir leur politique de contre-prolifération. Ils utilisèrent le bâton (menaces en 1975-1976) et la carotte (des réassurances apportées par Reagan) pour mettre fin aux velléités sud-coréennes.
Durant l’hiver 2022-2023, l’agression russe en Ukraine et les sanctions à l’égard de la Russie ont ravivé les craintes de pénuries énergétiques, qui ont rappelé le choc pétrolier de 1973 et l’usage politique et stratégique des hydrocarbures, comme lors de la guerre du Kippour/d’Octobre pour freiner le soutien occidental à Israël. Les tensions franco-allemandes ont rappelé le manque de coopération en 1973-1974, Paris (comme Londres) voulant à l’époque discuter directement avec les pays pétroliers du Moyen-Orient 1. À l’heure où Poutine symbolise l’hostilité à l’Occident et la dictature, il n’a pas été inutile de célébrer le cinquantenaire de la publication de L’Archipel du goulag qui a, très tardivement, ouvert les yeux sur les régimes de type soviétique. L’opération du Hamas du 7 octobre, jour de Yom Kippour, et son cortège d’horreurs, sont apparues comme le croisement des surprises d’octobre 1973 et du 11 septembre 2001, avec un même choc, et une même faillite du renseignement.
Les réunions actuelles du G7, symbole de l’architecture de gouvernance qui se met en place en 1974-1975 pour faire face à la crise économique, et ne pas reproduire le manque de coopération internationale des années 1930, notamment grâce à des sommets internationaux réguliers (c’est le cas aussi du Conseil européen) 2, sont raillées pour ne plus représenter qu’une petite part de la population, voire de l’économie mondiales, à la différence du G20, voire des BRICS élargis. De nouveau, avec la généralisation de l’expression « Sud global » depuis quelques années, ressurgissent les espoirs de changements de règles du jeu international, si marquants en 1973-1974 avec les demandes de Nouvel Ordre Économique International. De nouveau, les États-Unis semblent isolés à l’ONU pour combattre les condamnations d’Israël, comme en 1974 ils s’opposèrent à l’accueil triomphal de l’OLP (Yasser Arafat fait un discours historique devant l’Assemblée générale le 13 novembre 1974), et surtout, un an plus tard, à la résolution 3379 affirmant que « le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale ». C’est à ce moment qu’Israël devient central pour la stratégie de guerre froide et des États-Unis et dans l’identité américaine (même si en 1975 Sadate s’agace de son intransigeance 3), et le refus de laisser émigrer les Juifs un obstacle majeur à la détente (le célèbre amendement Jackson-Vanik en fait une condition pour l’attribution à l’URSS du statut de nation la plus favorisée) 4.
L’élection de Javier Milei en Argentine en novembre 2023, après le succès électoral de l’extrême-droite au Chili en mai, semble montrer que certains héritages des dictatures militaires des années 1970 demeurent. En revanche, le Vietnam, qui poursuit son narratif de la libération du Sud en 1975, reçoit en 2023 à la fois Joe Biden et Xi Jinping, et est courtisé, notamment grâce à son dynamisme économique, par les puissances régionales, montrant depuis vingt ans que les pages des guerres des années 1945-1979 n’empêchent pas de regarder vers l’avenir. En 2022, la Cour suprême des États-Unis s’en est pris à Roe v. Wade (1973), qui avait établi le droit à l’avortement, en estimant que ce droit n’est pas « profondément enraciné dans l’histoire ou la tradition de cette nation » : les avancées des années 1970 pour les femmes, les gays et les lesbiennes (la première gay pride se tient à Londres en 1972), suite à de fortes mobilisations, semblent aujourd’hui menacées. La série de Mediapart sur 1973 (« année charnière, cinquante ans après ») est révélatrice d’une nostalgie pour les luttes de l’époque (surtout si elles étaient radicales), contre les régimes autoritaires (d’Amérique latine, mais aussi, dans la série, d’Europe de l’Ouest — comme la France pompidolienne), contre le pouvoir capitaliste et la marche vers le néolibéralisme, tandis que la gauche « molle » aurait trahi en participant bientôt au pouvoir 5. Il y a clairement aujourd’hui à l’extrême-gauche une passion renouvelée, de la part des vétérans de cette époque ainsi que d’une nouvelle génération en quête de causes, pour les élans révolutionnaires et radicaux du début des années 1970, avec un certain « What if » : le monde aurait été meilleur si ces élans n’avaient pas été combattu par toutes les formes de contre-révolutions à l’œuvre depuis les années 1970 (le régime de Pinochet étant vu comme l’annonce d’un néolibéralisme autoritaire triomphant à la faveur des crises actuelles), et surtout des années 1980, et étouffés par le triomphe du néolibéralisme et de l’Occident après 1989, durant tout une génération. De la même manière, la rhétorique des droits de l’homme qui s’est imposée depuis la fin des années 1970, assimilée à l’individualisme du néolibéralisme et à un libéralisme bourgeois et occidental, est critiquée pour avoir mis sous l’éteignoir les alternatives du Sud et de l’Est, puissante encore en 1973-1974, plus axées sur les droits économiques et sociaux 6.
1973-1974, une césure ?
La date de 1973 a longtemps été considérée comme une date majeure de l’histoire du XXe siècle. Notamment parce que la crise économique faisait quitter les prétendues « Trente glorieuses ». Elle reste une date de référence, comme l’a montré un dossier spécial de la Revue internationale et stratégique 7. Elle est marquante dans les histoires de l’Europe 8. Elle ne peut être occultée dans l’histoire de l’économie internationale, même si 1971 (le « choc Nixon », à savoir la fin de la convertibilité du dollar en or entraînant de facto une dévaluation) est également à l’origine du choc pétrolier et des processus progressifs de « débridage » de la finance, et même si 1973 s’inscrit dans une décennie de l’Inflation. Elle ouvre une nouvelle séquence de l’endettement mondial, qui dans les années 1980 provoque le triomphe des États-Unis (lesquels profitent des ressources financières des pays du Golfe et du Japon), la fin des espoirs de Nouvel Ordre Économique International, affirmés à partir de 1973, à cause de la crise de l’endettement au Sud, et les difficultés économiques d’un Est communiste endetté qui doit pratiquer une austérité impopulaire, se réformer, et qui se reconnecte alors à l’Occident.
L’importance aujourd’hui des questions écologiques conduit à rappeler aussi les prises de conscience de cette époque : le rapport Meadows sur Les limites de la croissance, publié en 1972 par le Club de Rome. La première conférence internationale sur l’environnement a lieu à Stockholm en juin 1972, et crée le PNUE. L’administration Nixon passe le Clean Air Act la même année. Soleil Vert de Richard Fleischer, montrant New York en 2022, surpeuplée et manquant d’eau sous des températures caniculaires, sort sur les écrans en 1973. Le terme « écocide » est popularisé à cause de l’utilisation des défoliants par les États-Unis au Vietnam. En 1974, pour la première fois, un candidat écologiste (René Dumont), se présente aux élections présidentielles en France. Le pic historique des marées noires a lieu en 1975. Ces questions (notamment l’opposition au nucléaire, relancé à cause du choc pétrolier), comme celles des identités de genre, des identités régionales, ou les horizons de l’auto-gestion, renouvellent en profondeur la gauche et font parler de valeurs post-modernes, remettant en cause les États forts et les nations homogénéisantes. Ce serait la modernité issue des années 1870 et 1880 qui entrerait en crise, annoncée par le « choc 1968 ». Toutefois, à partir de 1974, le punk, issu des garages, remet en cause les concerts géants et « hippies » de ces années rock libératrices.
La césure 1973-1974 est moins pertinente pour l’histoire des relations internationales. Certes, l’historien français Pierre Milza en avait fait le point de départ de son livre Le nouveau désordre mondial, publié en 1983 au moment d’un nouveau pic de la guerre froide : pour lui, « après les évènements de l’automne 1973, s’achève symboliquement une époque caractérisée par le jeu hégémonique et complice des deux superpuissances, la domination incontestée du Nord sur le Sud, l’équilibre de la terreur comme fondement principal de la détente, la prospérité des sociétés industrielles basée sur un le bon marché de l’énergie et le mythe de la croissance infinie, l’intangibilité d’un ordre économique international éminemment favorable aux nantis, etc… ». Toutefois, vingt ans après la fin de la guerre froide, la Cambridge History of the Cold War ne fait pas une coupure chronologique en 1973, mais en 1975, qui sépare les volumes II et III. Ce choix n’est pas vraiment explicité, et les analyses portant sur l’ensemble de la période sont distribuées entre les trois volumes. C’est également cette date qui est retenue dans les travaux russes sur l’histoire des relations internationales : 1975 correspond au début du déclin de la détente, dont les États-Unis seraient les principaux responsables.
Dans son imposant travail sur la guerre froide et dans son chapitre sur les années 1970 dans L’histoire mondiale des relations internationales depuis 1900, Lorenz Lüthi montre les spécificités désormais des configurations régionales de la guerre froide. Le jeu des deux Grands est de plus en plus contraint par des acteurs régionaux et locaux : « La guerre froide a atteint sa plus grande ampleur mondiale, tout en commençant à s’atrophier. Les superpuissances ont atteint le sommet de leur puissance militaire tout en perdant leur influence politique aux niveaux inférieurs du système mondial. Sur la base de leurs arsenaux nucléaires toujours croissants, les superpuissances forment un duopole, mais sont de plus en plus déconnectées des développements aux niveaux inférieurs du système international. Cela permet aux puissances régionales de chercher des solutions à des problèmes régionaux de longue date, comme par exemple dans le cas de la République populaire de Chine, de l’Égypte et de l’Allemagne » 9. Si Kissinger lit toutes les situations locales et régionales au prisme de la guerre froide, ce qui explique son indifférence pour les violences locales, il anticipe le poids croissant de puissances de second rang, comme le Brésil, l’Inde ou l’Iran, et doit tenir compte des choix des alliés ouest-européens. C’est ainsi que sa volonté, par l’ « année de l’Europe » en 1973, de préserver la domination américaine de l’Europe de l’Ouest malgré la détente américano-soviétique et l’affirmation de la CEE (élargie depuis 1973 au Royaume Uni, à l’Irlande et au Danemark), échoue largement, notamment face aux réflexes gaullistes de la France — amoindris toutefois sous Giscard d’Estaing, élu président en mai 1974 10. Le Japon est l’émergent de l’époque, « troisième grand » pour le journaliste français Robert Guillain en 1969, pouvant devenir « number one » pour l’universitaire américain Ezra Vogel, dix ans plus tard. Il a obtenu en 1972 la restitution officielle des îles d’Okinawa, mais a mal supporté les chocs Nixon (fin de la convertibilité du dollar, rapprochement avec la Chine) et le choc pétrolier. Toutefois, il retrouve un fort dynamisme en multipliant investissements et échanges intra-asiatiques, et les dollars qu’il continue à accumuler grâce à ses ventes aux États-Unis servent aussi à payer son pétrole au Moyen-Orient. Si ce sont bien les Américains (notamment Rockefeller et Brzezinski) qui ont à l’origine de la Trilatérale, ce club informel d’élites des États-Unis, d’Europe de l’Ouest et du Japon, officiellement lancé à Tokyo en octobre 1973, il montre que les États-Unis ont conscience d’un monde nouveau, dans lequel les grandes économies capitalistes sont interdépendantes, et doivent éviter le protectionnisme 11.
La création de la Trilatérale, comme celle du Centre d’Analyse et de Prévision du ministère français des Affaires étrangères en 1973-1974, destiné à fournir une pensée différente, hors diplomates professionnels, sur les nouveaux défis internationaux, l’affirmation d’un courant « transnationaliste » au sein de la discipline des relations internationales (Karl Kaiser, Robert Keohane et Joseph Nye aux États-Unis, avec de dossier « Transnational Relations and World Politics », de la revue International Organization en 1971, Marcel Merle en France), intéressé à l’écolonomie internationale (notamment les entreprises multinationales) et aux organisations internationales, ou bien la montée en force de l’analyse du « système-monde » autour d’Immanuel Wallerstein, héritier de Braudel (The Modern World System, 1974) témoignent d’une ère d’incertitudes et de remises en cause dans les méthodes de compréhension du monde. Pourtant, il faut se méfier de ces perceptions de transformations profondes de l’époque. Les « tournants » annoncés n’ont pas toujours eu lieu, ou bien ont été longs à se préciser.
Des « tournants » qui n’ont pas vraiment eu lieu
Le sort contrasté des détentes
La détente se décline d’abord entre les États-Unis et l’Union soviétique. Nombre de pays, dont la France, s’inquiètent d’un condominium américano-soviétique. Les « sommets » ont désormais lieu à deux, chaque année de 1972 à 1975, et non plus à quatre, comme dans les années 1950. Les États-Unis semblent chercher un moyen de limiter leurs responsabilités dans la défense de l’Europe, comme dans le reste du monde, en fonction de la doctrine Nixon de 1969. Les difficultés internes des États-Unis (crise économique, contestations raciales, critiques de l’impérialisme américain dans les universités et dans une partie de la jeunesse, nourrissant un anti-américanisme globalisé, déballage médiatique sur les actions et financements de la CIA, affaire du Watergate qui tient le pays en haleine durant deux ans, jusqu’à la démission du président Nixon en août 1974…), font penser qu’ils ont davantage besoin de souffler que l’URSS, dont la croissance ralentit fortement à partir de 1971, et dont les interventions en Tchécoslovaquie en 1968-1969 ont choqué. Dès lors, la structure de détente mise en place par les deux Grands au début des années 1970 aurait eu pour objectif une stabilisation internationale, pour faire face aux défis à l’intérieur de leur pays et de leur camp 12. Pour Moscou, la détente à l’Ouest servait à se concentrer sur le défi chinois — et c’était bien l’interprétation qu’en faisait Pékin. Le journal d’Anatoli Tcherniaev de l’année 1973 montre à quel point, à Moscou, beaucoup jugeaient très probable, voire inévitable, une guerre contre la Chine, et que cette perspective était une des motivations de la détente 13. Le dissident Andrei Amalrik prédisait cette guerre dans L’Union soviétique survivra-t-elle jusqu’en 1984 ?, paru en 1970 ; il avait d’abord choisi la date de 1980, puis opté pour une date plus « orwellienne ».
Toutefois, les travaux récents sur l’arms control montrent que l’objectif n’était pas vraiment de préserver la stabilité stratégique. La logique était avant tout compétitive, et destinée aussi à rassurer les opinions et faire croire à des succès internationaux 14. Kissinger lui-même a été frustré par le peu de résultats de l’accord Nixon-Brejnev sur la prévention d’une guerre nucléaire de juin 1973 15. D’autant que durant la guerre du Kippour, il fait passer l’alerte nucléaire au niveau Defcon 3 (comme lors de la crise de Cuba), pendant que Nixon, alcoolisé, dort, et que Brejnev épuisé et sous médicaments est modéré par Andropov, face aux multiples demandes égyptiennes – même si Brejnev ne voulait surtout pas de guerre entre les deux Grands. Kissinger encourage aussi les Israéliens dans leurs opérations après le cessez-le-feu 16. La détente se grippe dès 1974, quand Brejnev perd ses partenaires (Pompidou décède, Brandt quitte le pouvoir à Bonn, et Nixon démissionne), et que ses problèmes de santé le handicapent de plus en plus 17.
L’affaiblissement des États-Unis est passager, et les travaux se multiplient récemment pour montrer comment la puissance américaine s’est réinventée dans les années 1970 pour ensuite rebondir dans les années 1980, même s’il est de nouveau question de déclin américain dans la seconde moitié de cette même décennie. Wallerstein s’est acharné depuis cette époque à expliquer que l’hégémonie des États-Unis est en crise depuis 1968. Du côté des libéraux, la théorie des cycles et de la stabilité hégémonique a été construite au moment où l’hégémonie américaine post-1945 semblait en crise, risquant de provoquer un retour aux désordres et aux guerres, comme le déclin de celle du Royaume-Uni à la veille de 1914. Le multilatéralisme et la coopération internationale étaient même interprétés comme des substituts à une hégémonie déclinante. Pourtant, c’est bien le challenger soviétique, dont les Occidentaux dénonçaient la montée en puissance et l’expansion mondiale, qui s’est effondré quinze ans plus tard.
Enfin, il faut se rappeler que la détente inquiétait, car elle semblait profiter à l’Est. Ainsi de l’Ostpolitik allemande, lancée par Brandt mais poursuivie par Schmidt, chancelier de 1974 à 1982. Les alliés de la RFA, constatant la reconnaissance mutuelle des deux Allemagnes (entrées toutes deux à l’ONU en 1973) et l’empressement ouest-allemand à commercer à l’Est, craignaient un nouveau Rapallo, comme entre l’Allemagne de Weimar et la jeune Russie bolchevique. Au même moment, la conférence d’Helsinki, ouverte en 1973, est conclue en 1975, et paraissait geler la configuration territoriale et politique de l’Europe, au profit de l’URSS. Or, ces craintes se sont évaporées, et aux lendemains de 1989, Bonn vantait son Ostpolitik qui avait attiré la RDA et tout l’Est de l’Europe dans les filets du Deutsche Mark, et Helsinki fut décrit comme un piège qui a introduit le ver des droits de l’homme dans le fruit vermoulu du communisme à l’Est.
L’Asie du sud-est post-américaine
Du traité de Paris de 1973 au retrait humiliant de Saigon en avril 1975, les États-Unis semblent perdre l’Asie du Sud-est, que les Britanniques ont quitté depuis 1971, suite à l’abandon de toutes leurs bases à l’Est de Suez. Le Vietnam communiste triomphe alors, avec une unification actée en 1976. Pourtant, la paix en février 1973 était un échec pour Hanoï, puisqu’elle semblait faire revenir à la situation de 1954 avec deux Etats, les troupes américaines quittant toutefois définitivement le Sud en avril. On pouvait penser que cette situation durerait encore : en effet, Moscou et Pékin se sont pas favorables à la reprise de la guerre (leur aide est interrompue), pas plus que la population épuisée au Nord ; le leader à Hanoï Lê Duẩn a perdu l’argument de la lutte anti-impérialiste avec le départ des Américains du Sud, tandis que le régime de Saigon s’en prend aux partisans liés au Nord qui ont pu, grâce aux accords, demeurer au Sud. Craignant un renforcement du Sud et comprenant que le Congrès américain refuserait de renvoyer des hommes, la République démocratique réactive le combat des partisans au Sud à l’automne 1973 et passe à l’offensive militaire fin 1974 18. Dans cette guerre civile, malgré certaines résistances militaires, le Sud s’effondre en avril 1975.
Le combat du régime d’Hanoï est admiré dans le monde entier. Mais son triomphalisme inquiète. Il s’est aliéné les Khmers Rouges qui arrivent au pouvoir au Cambodge en avril 1975, et s’en prend à Pékin qui l’aurait trahi en se rapprochant des États-Unis. La Thaïlande se rapproche de la Chine, qui soutient le Cambodge communiste et le roi Sihanouk. Le Vietnam s’allie bientôt à l’URSS et consolide ses liens avec l’Inde face à la Chine désormais quasi-alliée des États-Unis. Bientôt surtout, le Vietnam, qui n’a pas obtenu des États-Unis l’aide espérée, perd son aura en attaquant et occupant le Cambodge, tandis que les boat people s’enfuient et témoignent de la brutalité du régime de Hanoï ; le Vietnam qui a tenu tête à la France, aux États-Unis et à la Chine en 1979 est, dans les années 1980, un pays pauvre au milieu des « tigres » asiatiques en pleine croissance. Les pays d’Asie du Sud-est, craignant l’effet-domino de la victoire vietnamienne, ont demandé aux États-Unis de conserver des positions dans la région, notamment Singapour, d’autant que Washington ne parvient pas à amener l’Australie, dirigée par le travailliste Whitlam (1972-1975) qui veut donner une bonne image de son pays en Asie et y trouver un marché au moment où Londres a choisi la CEE, à participer à cet effort de protection. Les pays d’Asie du Sud-est renforcent aussi l’ASEAN, face au défi vietnamien. Bref, le rapport de force change rapidement dans la région.
Les limites de l’arme du pétrole et de l’affirmation du Sud
L’Occident est paniqué par le choc pétrolier de 1973 car son économie et son mode de vie sont devenus complètement dépendants aux hydrocarbures. Alors que les États-Unis n’importent que 10 % de leur consommation du Moyen-Orient, que l’embargo lié à la guerre du Kippour ne dure pas, et qu’il n’y a plus de file d’attente dans les stations d’essence à la fin de 1974, le risque de pénurie et la menace venue des autocraties pétrolières créent une inquiétude durable, bien qu’exagérée, quoiqu’il ne faille pas exagérer la volonté, à l’époque, d’utiliser la force militaire pour s’assurer que le pétrole du Moyen-Orient coule à flot pour maintenir la prospérité de l’économie capitaliste (celle de l’Europe et du Japon compris) et des ressources pour l’OTAN en cas de guerre. Cette inquiétude durera plusieurs décennies, exacerbée en 1979 par la révolution iranienne et l’invasion soviétique de l’Afghanistan 19. En fait, le choc pétrolier de 1973 s’insère dans un processus, débuté bien auparavant, de nationalisation de leurs richesses naturelles par les pays du Sud afin de changer les règles du jeu. Il n’est pas vraiment lié à l’arme pétrolière contre Israël, car c’est l’Iran qui augmente les prix pour accumuler les dollars. Surtout, l’OPEC est divisée, le radicalisme de la Libye ou de l’Algérie n’étant pas du goût des pays du Golfe. Les pétrodollars affluent dans les banques occidentales, modifiant le système financier mondial, tandis que les États-Unis et plusieurs pays européens trouvent dans les pays pétroliers d’immenses marchés pour leurs armes et leurs usines ; la prolifération nucléaire en Irak et en Iran commence alors, la France étant alors peu regardante 20. Les pays consommateurs diversifient leurs approvisionnements (États-Unis, mer du Nord, Mexique, et pour le gaz l’Algérie et l’URSS…) et se tournent résolument vers le nucléaire. Le contre-choc pétrolier au début des années 1980 sera dévastateur, notamment pour l’URSS qui déjà devait vendre à bas prix son énergie à ses satellites d’Europe de l’Est 21.
Jacques Faizant, dans Le Figaro, multiplie en 1974 les dessins montrant les chefs d’État occidentaux humiliés par les monarques du Golfe, tandis qu’aux États-Unis, les livres de fiction sur la menace arabe paraissent en grand nombre 22. L’affirmation des pays du Sud, désormais dotés de l’arme du pétrole, pourrait avoir une vraie place à table, voire vouloir renverser la table. Le Mexique depuis 1972 pousse une Charte des droits et devoirs économiques des États, même si derrière le tiersmondisme affiché, l’objectif est aussi de contrer le communisme sur le continent et de trouver une voie moyenne dans des négociations avec les États-Unis 23. Les thèses de la dependencia semblent triompher, tandis que des juristes algériens ou égyptiens font avancer dans les enceintes internationales les revendications du Sud. La conférence des non-alignés d’Alger en 1973 est la plus réussie car elle impose un agenda économique qui semble triompher en 1974, lorsqu’à l’Assemblée générale de l’ONU le 1er mai, le Groupe des 77 fait passer la résolution appelant à ce Nouvel Ordre. C’est, selon les mots de Dane Kennedy, le « pic du Tiers-Monde comme entreprise collective cohérente » 24. Le Nord-Sud semble désormais plus important pour l’avenir du monde que l’Est-Ouest. L’administration Nixon le prend en compte, proposant une grande conférence sur l’alimentation mondiale à Rome en 1974. Mais si Jimmy Carter prendra sérieusement en compte cette dimension Nord-Sud, comme la social-démocratie européenne, le NOEI échoue face à la contre-offensive reaganienne, à l’échec des modes de développement autocentrés, et à la crise de la dette. Loin de se déconnecter, le Sud (et notamment ses élites) cherche depuis les années 1980 à se connecter à l’économie mondialisée 25.
Le mouvement des non-alignés connaît son apogée en 1973. Mais les difficultés s’accumulent. Les divisions sont nombreuses, par exemple pour savoir quel gouvernement cambodgien admettre dans le mouvement (celui de Lon Nol issu d’un coup d’État en 1970, ou celui de Sihanouk, en exil en Chine), mais surtout à cause du poids croissant des régimes radicaux, Cuba, Vietnam ou Corée du Nord, qui mènent à un alignement sur les positions soviétiques. La Conférence de La Havane de 1979, suivie de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, constitue un chant du cygne. De plus, les conflits Sud-Sud se multiplient à la fin de la décennie, tandis que Tito meurt en 1980. La Tricontinentale, fer de lance d’un anti-impérialisme de jeunes États devenus indépendants, lancée par Cuba en 1966, connaît déjà des difficultés à cause des rivalités et différences de stratégie entre deux phares de la révolution des années 1960, l’Algérie et Cuba, mais les analystes les plus généreux jugent que son apogée intervient en 1976, notamment à cause du succès final du Vietnam 26.
La victoire du Vietnam contre le colosse américain s’est appuyée sur la mobilisation de l’opinion mondiale, et encourage tous ceux qui prônent l’efficacité des insurrections — par exemple l’OLP 27. Israël s’inquiète que le Liban, où les combattants palestiniens ont afflué après que la Jordanie en 1970 les a combattus par les armes, devienne un équivalent de Nord Vietnam. Partout, les mouvements révolutionnaires et de libération, y compris des groupuscules en Occident, sont entraînés dans le romantisme de l’action armée qui peut être victorieuse, du terrorisme à la guérilla. Les victoires « communistes » semblent se multiplier de l’Éthiopie en 1974 à l’Indochine en 1975, de l’Afrique australe en 1974/75 à l’Afghanistan (1978) et à l’Amérique centrale (Nicaragua et Grenade) en 1979. Or, cette euphorie révolutionnaire ne dure pas, si ce n’est avec la victoire des régimes marxistes en Angola (grâce au soutien cubain et soviétique) et au Mozambique et des guérillas marxistes en Éthiopie après 1989. En Europe occidentale, les potentialités révolutionnaires au Portugal en 1974-1976 n’aboutissent pas, même si Kissinger imaginait un « vaccin portugais » pour les autres pays échaudés par cette expérience 28. Les partis communistes cherchent plutôt les alliances et les compromis, et les États-Unis s’inquiètent moins du communisme et de l’eurocommunisme dans la seconde moitié de la décennie 29. Les gauches se déradicalisent également en Amérique latine. Les dernières vagues révolutionnaires sont islamistes (notamment de 1979 à 1982) et africaines (de l’Ouganda en 1986 à la RDC en 1998).
En 1973-1974, c’est la dictature qui semble courante et avoir le vent en poupe. Dans le monde communiste, Ceaușescu serre les vis du régime, alors que la détente lui fait un peu perdre son rôle d’intermédiaire. Les dictatures se multiplient en Amérique latine, et collaborent. Si la responsabilité des États-Unis est évidente dans les interférences et la déstabilisation du Chili d’Allende, et si Kissinger se réjouit de sa chute, le rôle du Brésil est évident 30. L’opération Condor montre plus encore la collaboration entre dictatures d’Amérique du Sud. Les États-Unis soutiennent aussi l’Indonésie de Suharto et la Corée du Sud de Park chung-hee, tandis que la France de Giscard est bientôt passionnée par les couronnements de Bokassa et du shah d’Iran. Mobutu au Zaïre est approché par toutes les puissances. Pourtant, ce que Samuel Huntington appellera en 1990 la « troisième vague de démocratisation », commence en ces années 1974-1975, avec la révolution des Œillets au Portugal, la chute des Colonels en Grèce, puis la transition démocratique suivant la mort de Franco. C’est cette vague qui, selon le politiste, s’est poursuivie en Amérique latine, en Europe orientale, et enfin en Europe de l’Est.
Les effets différés
Si 1973-1974 a fait penser à des transformations qui n’ont pas eu lieu, ces années ont esquissé les mutations qui ont mis du temps à se réaliser.
Le rapprochement sino-américain, symbolisé par la rencontre entre Nixon et Mao Zedong en 1972 fut un long processus. Il s’est en réalité construit difficilement à partir de 1969, et s’est étalé sur toutes les années 1970. Il aurait pu ne pas se poursuivre à cause des terribles jeux de pouvoir à la Cour d’un Mao vieillissant qui voulait encore tirer les ficelles. La gauche était encore forte en 1973-1974, la victoire des « pragmatiques », et notamment de Deng Xiaoping au cours des luttes de l’année 1975, n’était pas prédéterminée, pas plus que l’issue des luttes de pouvoir à la mort de Mao. La normalisation sino-américaine intervient réellement en 1978, de même que le traité de paix sino-japonais. Pékin, comme le subodore Moscou, pousse Washington à durcir le ton face à Moscou, mais seulement au tournant des années 1970-1980.
Dans le Golfe, les Britanniques lâchent leur rôle de gardien, faute de moyens financiers et malgré le soutien américain, entre 1967 et 1971. Les Américains ne prennent pas vraiment le relais. Ils misent sur l’Iran, qui peut contenir l’Union soviétique au Nord et l’Irak à l’Ouest, et qui est l’allié tacite d’Israël. À partir de 1972, Téhéran a carte blanche pour acheter des armements aux États-Unis 31. En 1974-1975, l’augmentation du prix du pétrole est, pour les États-Unis, un prix acceptable afin de renforcer l’Iran, mais aussi ses ambitions de plus en plus incontrôlables. Finalement, face à leurs difficultés économiques internes, les Américains conspirent avec l’Arabie saoudite pour faire baisser le prix du pétrole (voire miner l’OPEP), au prix de la stabilité du pilier iranien. Avec la révolution iranienne, les Américains devront miser plus encore sur l’Arabie saoudite, à qui ils vendent des armes sophistiquées. Après l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, la « doctrine Carter » en 1980 fait du Golfe un intérêt vital des États-Unis ; mais il faut attendre la guerre du Golfe en 1990-1991 pour qu’ils s’engagent directement et établissent une imposante présence militaire. Le « moment américain » au Moyen-Orient commence vraiment à partir de 1979, voire 1990.
En fait, le début des années 1970 ouvre des voies qui mettent du temps à se concrétiser. L’Égypte s’est lancée dans la guerre d’Octobre parce que la situation semblait bloquée avec Israël, qui n’avait pas l’intention de rendre le Sinaï. La détente entre les deux Grands entretenait ce blocage 32. La guerre a démontré que seuls les États-Unis pouvaient jouer le rôle d’arbitre (certes partial) pour mener à la paix entre l’Égypte et Israël, et d’une certaine manière remporter la guerre froide au Proche-Orient dès la seconde moitié des années 1970. L’Égypte est mal à l’aise avec Kadhafi en Libye et la victoire de Mengistu en Éthiopie, qui proclame le socialiste et reçoit bientôt le soutien militaire soviétique.
C’est la prise d’otages et le massacre d’athlètes israéliens durant les Jeux olympiques de Munich qui ont vraiment mis le terrorisme international sous les feux de l’actualité. En 1974, les Américains créent le Cabinet Committee to Combat Terrorism 33. Le GIGN est créé en France en 1973-1974. L’Allemagne connaît ses pires heures d’après-guerre face au terrorisme d’extrême-gauche entre 1971 et 1977. Toutefois, les négociations aux Nations unies s’enlisent car, pour les pays du Sud, le terrorisme est une arme légitime des mouvements de libération nationale, tandis que le « terrorisme d’État » doit être inclus dans la définition du terrorisme. Il faut attendre la fin des années 1970 pour que les premières conventions internationales soient signées, lorsque nombre d’États du Sud sont confrontés au terrorisme de groupes contestataires ou de minorités « ethniques » 34. C’est au début des années 1980 que l’administration Reagan commence à parler de « guerre contre le terrorisme ».
L’historiographie des droits de l’homme a explosé ces dernières années. Une des questions majeures est de savoir s’ils se sont imposés dès les années 1940, ou bien dans les années 1970. S’il s’agit des droits individuels, face à l’État, le phénomène date plutôt en effet des années 1970 35. La première « cause » mobilisatrice a été le régime des colonels en Grèce et son usage de la torture. Toutefois, l’affirmation des organisations spécialisées et l’accroissement des mobilisations transnationales ont lieu à propos du Chili après le coup d’État de Pinochet en septembre 1973 36. Les mobilisations ne sont pas le fait uniquement des mouvements occidentaux, mais aussi de solidarités transnationales « par en bas », localisées et régionalisées, par exemple en Amérique latine face aux dictatures 37. Les droits de l’homme deviennent centraux dans le débat intérieur américain, à la fois dans les luttes partisanes, et entre le Congrès et l’Exécutif. Mais en même temps, il faut attendre Jimmy Carter pour que les droits de l’homme soient au centre de la politique étrangère des États-Unis.
Dès lors, on peut se demander si 1978-1979 n’est pas le tournant majeur de la décennie, plus que 1973-1974 38. Si on réfléchit en périodes, c’est une charnière dans les « Long Seventies », de 1968 à 1984. 1973-1974 clôturerait aussi les « Long Global Sixties », débutées à la fin des années 1950. Sur le long terme, c’est l’apogée et la fin d’un bouillonnement politique et idéologique, avant une longue parenthèse que certains voudraient voir fermer aujourd’hui, avec un retour aux utopies et aux combats, et une fascination pour le Sud. Mais on peut craindre plutôt une sorte de retour aux années 1930.
Sources
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