Il y a cent-dix ans, la cristallisation d’une succession de crises faisait basculer l’Europe, puis le monde. L’univers connu en 1914, soudainement, n’était plus celui de 1913.

Comment expliquer un tournant ? Pour y voir clair sur les macro-crises, il faut parfois augmenter l’échelle d’analyse — jusqu’à celle de la fin d’année. Pour nous aider à passer de 2023 à 2024, nous avons demandé à Pierre Grosser de commissionner 10 textes, un par décennie, pour étudier et mettre en contexte des tournants plus amples. Premier épisode : 1913-1914.

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À l’approche des fêtes de fin d’année 1913, Auguste Célestin Collard, caviste à Reims, ne pouvait pas imaginer qu’il se retrouverait, quelques mois plus tard sur le front, mobilisé au 332e régiment d’infanterie, comme des millions d’autres Européens1. A-t-il discuté avec sa femme Félicie des crises internationales qui avaient pris, depuis quelques années, une place récurrente dans les journaux ? Que connaissait-il des enjeux internationaux dans les Balkans ? Nous ne le saurons jamais. Seule certitude, il ne pouvait prévoir que la mobilisation de l’été 1914 conduirait à une guerre d’une ampleur inouïe, causant la chute de quatre empires, faisant neuf millions de morts et modifiant radicalement les structures des relations internationales telles qu’elles existaient depuis le XVIIe siècle.

L’année 1914 occupe une place singulière dans l’histoire des relations internationales. Elle clôt ce que l’historien britannique Éric Hobsbawm qualifiait de long XIXe siècle2. Prenant ses racines dans les événements qui marquent les années précédentes, la crise de juillet 1914 incarne la transition brutale qui mènera l’Europe et le reste du monde vers le XXe siècle. Le passage de l’année 1913 vers 1914 est riche en enseignements. Son analyse permet de saisir, dans le temps court, les enjeux internationaux qui définissent cette fin de siècle. Il est ainsi possible d’observer la transformation rapide du système international dans les années précédant l’entrée en guerre et de remettre en cause une certaine conception du conflit, jugé inévitable. Cette conviction fut portée par le regard rétrospectif qui émerge après la guerre. Il suffit de penser à ce qu’écrivait Paul Valéry, en 1931  : « Pendant quarante ans, l’Europe est suspendue dans l’attente d’un conflit dont on sait qu’il sera d’une violence et d’un ordre de grandeur sans exemple. Nulle nation n’est sûre de ne pas s’y trouver engagée »3.

Interpréter les origines de la guerre

Dès les années Vingt, l’examen des origines du conflit s’articule autour de l’enjeu des responsabilités. La période est marquée par la publication de documents diplomatiques — présentant généralement un corpus documentaire savamment choisi — et de mémoires des acteurs politiques et militaires. L’analyse se focalise sur l’enchaînement événementiel et décisionnel menant à la guerre et, dans le contexte chargé de la période, l’Allemagne apparaît comme la responsable principale du déclenchement des hostilités4. La Seconde Guerre mondiale relègue pendant un certain temps l’analyse des origines de la guerre aux marges de l’analyse historique. Il faudra attendre 1961, avec la publication de l’ouvrage Les buts de guerre de l’Allemagne impériale de l’historien allemand Fritz Fischer, pour assister à un renouvellement historiographique des origines de la guerre5. Les travaux successifs de Fischer attisent de vives polémiques en affirmant que l’Allemagne aurait cherché la guerre au nom d’un projet impérialiste. Malgré les limites de ses conclusions, ils alimentent le renouvellement des études sur les origines du conflit. Par la suite, grâce à l’influence de l’approche structuraliste, plusieurs travaux examinent la place des facteurs idéologiques, économiques et industriels dans le contexte historique menant à la guerre. Ils inspirent également les politologues à la recherche d’une construction théorique permettant de conceptualiser le déclenchement des guerres6.

L’analyse des causes du conflit se focalise sur l’enchaînement événementiel et décisionnel menant à la guerre et l’Allemagne apparaît comme la responsable principale du déclenchement des hostilités.

Martin Laberge

Cependant, ces analyses, par l’observation de la séquence décisionnelle ou des facteurs structuraux, font du déclenchement du conflit une fatalité. Comme en témoigne un poncif fréquemment utilisé pour expliquer le début de la Grande Guerre : la multiplication des crises attise les tensions structurelles qui, tel un long crescendo, finissent par atteindre leur acmé dans celle de juillet 1914.

Salles de l’Exposition internationale d’art moderne organisée en 1913 à New York, plus connue sous le nom de «  Armory Show  ». © Wikimedia Commons

Depuis quelques années, les travaux historiques déplacent le niveau d’analyse des structures vers les individus7. Ces recherches proposent une analyse multinationale qui, à partir du processus décisionnel, étudie les visions parfois concurrentes et spécifiques des acteurs, ainsi que leur perception de l’équilibre international. Plus particulièrement, l’analyse s’articule autour des quatre puissances au centre des événements  : l’Allemagne, l’Empire d’Autriche-Hongrie, la Russie et, finalement, la Serbie8. Le déclenchement de la Grande Guerre, en août 1914, résulte donc de la prise de risques provoquée par le délitement de la collaboration internationale.

Depuis quelques années, les travaux historiques déplacent le niveau d’analyse des structures vers les individus.

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Le contexte avant 1913  : le Concert européen

La guerre qui éclate en 1914 met fin à un siècle de paix en Europe. En 1815, le traité de Vienne organise le système international autour du concept de Concert européen. Son fonctionnement est le suivant  : les grandes puissances sont collectivement responsables de la stabilité du système international ; en cas de conflit, l’usage de la force comme outil des relations internationales implique la définition d’objectifs précis. Lorsque ceux-ci sont atteints, les négociations de paix s’engagent et le règlement se fait par l’arbitrage d’une ou de plusieurs grandes puissances. Par exemple, la guerre de Crimée se solde en 1856 par un règlement négocié des contentieux qui opposent les belligérants, en particulier la Russie et l’Empire ottoman. Parallèlement, les grandes puissances contrôlent les ambitions internationales des puissances secondaires. Pour reprendre la perspective proposée par Carl Bouchard, la stabilité du Concert européen repose sur le fait que « la vitalité du système international est proportionnelle à la capacité des acteurs à surmonter les crises, donc à rétablir rapidement un équilibre momentanément rompu »9.

Le Concert européen s’inscrit dans une perspective qui fait de l’usage de la force — donc de la guerre — un outil légitime de régulation des relations internationales. Dès lors, lorsque la diplomatie ne permet pas de régler un litige, le recours à la guerre est légitime. Pour reprendre ce que Louis XIV avait fait graver sur ses canons : ultima ratio regum, le dernier argument du roi. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’usage de la force revient à l’avant-plan des relations internationales. Dans la perspective des décideurs européens, l’usage de la force et le droit de déclarer la guerre sont des éléments clefs de la souveraineté de l’État. Les deux conférences internationales de La Haye de 1899 et 1907 l’expriment. Les travaux de ces conférences ne visent pas à prévenir la guerre, mais à contenir et à délimiter l’usage de la force en contexte de guerre10. Pendant le long XIXe siècle, les relations entre les grandes puissances furent caractérisées par un équilibre fragile entre la promotion des intérêts nationaux et la modération des objectifs. Les décideurs étaient alors conscients que la guerre risquait d’être le corollaire de tout échec diplomatique important11.

Dans la perspective des décideurs européens, l’usage de la force et le droit de déclarer la guerre sont des éléments clefs de la souveraineté de l’État. 

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La fin du XIXe siècle est marquée par l’ébranlement de ce système. En 1888, l’Allemagne, sous la houlette de son nouvel empereur Guillaume II, perturbe le système existant. L’empereur considère que l’Allemagne est désormais suffisamment puissante pour se dégager du système, entraînant dans sa foulée les autres grandes puissances. L’isolation volontaire de l’Allemagne explique la création, à partir de 1898, de deux systèmes d’alliances. Deux camps regroupent d’une part l’Allemagne, l’Empire austro-hongrois, l’Italie et, d’autre part, la France, la Russie, la Grande-Bretagne. Le premier système d’alliance, la Triplice, représente un legs du système diplomatique construit par le chancelier allemand Otto von Bismarck pour maintenir la France isolée, après sa défaite en 187112. Le deuxième système d’alliance, la Triple Entente, se concrétise en 1907 à la suite d’un long processus diplomatique13. Ce dernier débute dans les années 1880 par un rapprochement économique entre la France et la Russie et, en 1892, par des accords militaires entre les deux pays. En 1904, l’apaisement des relations entre la France et la Grande-Bretagne, grâce à la liquidation de leurs contentieux coloniaux, mène à la signature de l’Entente cordiale. Il s’agit, pour les deux pays, d’un revirement diplomatique majeur, mettant un terme à un siècle d’antagonisme récurrent. Cette réconciliation ne constitue cependant pas une alliance militaire formelle. L’objectif principal du rapprochement est d’amorcer des discussions techniques quant à l’aide militaire et navale que pourrait apporter la Grande-Bretagne à la France en cas de conflit avec l’Allemagne. En août 1907, à la faveur du règlement de leur rivalité impériale en Asie, la Grande-Bretagne et la Russie unissent leurs efforts diplomatiques et forment la Triple Entente avec la France. Que ce soit la Triplice ou la Triple Entente, ces organisations sont essentiellement des alliances défensives et leur fonctionnement évolue jusqu’en 1914. Les alliances sont fluides et leur mise en œuvre n’est pas automatique  : elle résulte de négociations entre les puissances.

La transformation conséquente est importante puisque la capacité de gestion des intérêts nationaux et de régulation des crises internationales devient plus complexe et, surtout, moins flexible. Le maintien de la cohésion des systèmes d’alliances se superpose graduellement à la stabilité générale du système international. Parallèlement, alors que la force demeure un outil légitime de régulation des relations internationales, la composition des armées est en mutation à la fin du XIXe siècle. La mobilisation de masse et les transferts technologiques issus de l’industrialisation modifient quantitativement et qualitativement la nature des forces militaires. En cas de conflit, ce sont des armées aux effectifs imposants possédant une puissance de feu inédite qui risquent de s’affronter. Qui plus est, le développement et la densification des réseaux de chemin de fer engendrent l’accélération du rythme des manœuvres militaires. 

Les alliances sont fluides et leur mise en œuvre n’est pas automatique  : elle résulte de négociations entre les puissances.

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L’année 1913  : l’équilibre précaire

Rétrospectivement, la période 1913-1914 révèle les profondes évolutions qui bouleversent le système sur lequel reposaient jusqu’alors les relations internationales. L’année 1913 représente un point d’équilibre délicat où le Concert européen est fragilisé par une série de crises qui débute en 1911.

Ce que l’historiographie a qualifié de seconde crise marocaine s’explique par la dégradation de la cohésion de l’Empire ottoman. En avril 1911, la France, qui était déjà présente au Maroc, profite de troubles internes pour étendre son influence sur le territoire et pour instaurer, à l’image de la Grande-Bretagne en Égypte, un protectorat. L’Allemagne, en réponse aux pressions des groupes impérialistes et nationalistes, envoie le 1er juillet, en guise de protestation, une canonnière à Agadir — cette action contrevient à un accord international de 1909 qui interdisait la présence de forces militaires au Maroc, exception faite de troupes françaises et espagnoles. Les tensions sont vives et l’envoi de la canonnière allemande est perçu comme une provocation et une menace envers la France. Malgré les tentatives de conciliation françaises, le climat est belliqueux de part et d’autre du Rhin  : la guerre est possible. À la surprise de l’Allemagne, la Grande-Bretagne affirme son soutien inconditionnel à la France, malgré les risques de guerre. L’intervention britannique force le recul de Berlin. La crise se résorbe et un compromis est négocié. En échange de l’installation du protectorat français au Maroc, l’Allemagne obtient des compensations territoriales en Afrique équatoriale. Toutefois, la sortie de la crise marocaine ne satisfait personne. Les tentatives d’apaisement entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne sont sans effets. La menace de guerre entraîne alors le renforcement des dispositifs militaires des grandes puissances européennes, incluant la révision des plans militaires, l’accroissement des effectifs et la densification des réseaux de chemins de fer vers les frontières.

L’intervention britannique dans la crise marocaine semble consolider l’alliance militaire qui se dessine entre la Grande-Bretagne, la Russie et la France. En Allemagne, la crainte d’un encerclement impérial, où ses forces militaires seraient prises en tenaille entre la France et la Russie, s’accentue. Cette crainte explique le plan de guerre allemand proposé en 1891 par le général prussien Alfred von Schlieffen. Les troupes allemandes attaqueraient initialement la France, profitant de la lenteur du processus de mobilisation russe, pour ensuite se rediriger vers l’est et frapper la Russie. Dans ces circonstances, la rapidité d’exécution est primordiale et ne peut souffrir d’aucun contretemps.

L’année 1913 représente un point d’équilibre délicat où le Concert européen est fragilisé par une série de crises qui débute en 1911. 

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Cela dit, la conséquence la plus importante de la crise marocaine est sans doute l’affaiblissement de l’Empire ottoman. Elle met en lumière l’importance de la zone géopolitique ottomane qui jouait jusqu’alors un rôle de stabilisation dans les Balkans et en Afrique du Nord. Toutefois, depuis la fin du XIXe siècle, les tensions internes de l’empire en font un colosse aux pieds d’argiles dont les composantes sont convoitées par les grandes puissances.

C’est donc dans ce contexte que l’Italie, arrivée tardivement dans la course aux colonies, décide en septembre 1911 d’installer à son tour un protectorat en Tripolitaine, sans consulter ses alliés allemands et autrichiens. La décision italienne est lourde de conséquences et elle témoigne de la dégradation du Concert européen14. Les décideurs italiens sont conscients que l’invasion de la Tripolitaine risque d’affaiblir l’Empire ottoman et d’entraîner des répercussions dans ses régions balkaniques, où son autorité est contestée. Les grandes puissances ne sont pas en mesure de modérer les intentions italiennes qui s’amplifient à la suite de la résistance inopinée des troupes ottomanes. L’imposition d’un protectorat sur la Tripolitaine se transforme en une annexion de cette région, en y ajoutant la Cyrénaïque. Les pressions britanniques, russes et autrichiennes mènent au traité de Lausanne, signé le 18 octobre 1912, confirmant la victoire italienne. L’accord permet à l’Italie de s’installer en Afrique du Nord et témoigne de la déliquescence de l’Empire ottoman.

L’affaiblissement ottoman en Afrique du Nord se répercute dans les Balkans. Depuis 1909, les États balkaniques sont engagés dans une politique de contestation de l’autorité ottomane. La conquête italienne de la Tripolitaine accélère la formation en 1912 de la Ligue balkanique — regroupant la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro — sous les auspices de la Russie. Malgré les tentatives de modération de la part de la France et de la Russie, la Ligue recherche le conflit avec l’Empire ottoman. Ses membres transmettent un ultimatum à la Turquie le 13 octobre. Confrontée à la contestation de son autorité dans la région, la Turquie lui déclare la guerre le 17 octobre. Le conflit dure quelques semaines et il est d’une grande violence. De nombreuses atrocités sont commises à l’encontre des populations civiles. La France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne souhaitent arriver à une paix rapide, pour éviter l’intervention de l’Autriche dans le conflit.  Le traité de Londres, signé en mai 1913, impose une paix précaire. Les turbulences régionales sont lourdes de conséquences  : les velléités nationalistes des populations balkaniques, la convoitise des puissances régionales et, surtout, la présence des intérêts russes et autrichiens dans la région risquent d’entraîner une cascade de répercussions affectant les relations déjà instables entre les puissances européennes.

Salles de l’Exposition internationale d’art moderne organisée en 1913 à New York, plus connue sous le nom de «  Armory Show  ». © Wikimedia Commons

Au-delà des intérêts spécifiques des membres de la Ligue, le conflit ébranle le Concert européen et la stabilité du système international. Le rôle de stabilisation de l’Empire ottoman dans les Balkans est contesté. La Turquie fait obstacle à la mainmise de la Russie sur les détroits du Bosphore et des Dardanelles. L’exclusion de la puissance ottomane dans les Balkans signifie que les intérêts des empires austro-hongrois et russe s’y affrontent. Depuis la fin du XIXe siècle, les deux puissances convoitent la région pour en faire une zone d’influence. Pour la Russie, la présence de populations slaves — en Serbie entre autres — permet de relayer son influence dans la région. En contrepartie, l’Autriche juge nécessaire de contrôler cet espace pour contenir le nationalisme slave qui risque d’attiser les volontés indépendantistes à l’intérieur de son empire. Plus particulièrement, elle souhaite tenir en respect les ambitions territoriales d’une jeune nation issue d’une première phase de dislocation de l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle  : la Serbie. Celle-ci souhaite devenir une puissance régionale et regrouper sous son égide les populations slaves des Balkans. La Serbie lorgne, entre autres, la province autrichienne de Bosnie, peuplée d’une importante population slave. La lutte d’influence entre l’Autriche et la Serbie déborde du contexte régional. La Russie, puissance tutélaire de la Serbie, considère, comme l’Autriche, cette zone vitale à ses intérêts.

Le traité de paix signé à Londres est toutefois fragile et le règlement ne satisfait pas les membres de la Ligue balkanique. La Bulgarie et la Serbie ne s’entendent pas sur le sort de la Macédoine et la guerre reprend entre les anciens alliés le 29 juin 1913. Les résultats pour la Bulgarie sont catastrophiques, elle perd une part importante des acquis de la première phase du conflit au profit de la Serbie qui voit son influence s’accroître dans la région. Le traité de Bucarest, signé le 10 août 1913, met fin à la deuxième phase du conflit. Il confirme le statut de puissance régionale de la Serbie. Les répercussions sur le système international sont substantielles. D’une part, les guerres balkaniques témoignent du rôle perturbateur des petits États, que les grandes puissances traditionnelles peuvent difficilement contrôler. D’autre part, les traités de paix signés à la suite des deux guerres balkaniques ne stabilisent pas la région — ni les relations entre la Russie et l’Autriche. Finalement, les traités diluent l’influence autrichienne dans les Balkans. L’Autriche craint les effets de la montée en puissance de la Serbie sur ses provinces, notamment sur la Bosnie-Herzégovine. L’affaiblissement apparent de l’Autriche a des retombées sur son alliance avec l’Allemagne. Berlin, jaugeant son rapport de force avec la Russie, redoute l’affaiblissement de son allié autrichien. 

À Berlin, Londres et Paris, les décideurs adoptent publiquement des discours pacifiques affirmant que l’objectif premier de leurs politiques étrangères est de maintenir la paix en Europe  : seule une guerre défensive justifie l’usage de la force.

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Une dernière crise secoue les Balkans à l’automne 1913, alors que la Serbie encourage un soulèvement en Albanie. Craignant que sa province bosniaque soit la prochaine cible, Vienne adresse un ultimatum et force Belgrade à reculer. Cet incident peut paraître anecdotique, mais l’Autriche s’écarte à ce moment du Concert européen et agit sans consulter les grandes puissances. Elle est dorénavant déterminée à juguler la quête de puissance serbe.

Pourtant, à Berlin, Londres et Paris, les décideurs adoptent publiquement des discours pacifiques affirmant que l’objectif premier de leurs politiques étrangères est de maintenir la paix en Europe  : seule une guerre défensive justifie l’usage de la force15. Le discours prononcé par le chancelier allemand Bethmann Hollweg devant le Reichstag en avril 1913 est révélateur. Dans le cadre des débats parlementaires concernant l’augmentation des effectifs militaires, il affirme qu’elle est nécessaire pour garantir la paix et assurer la sécurité de l’Allemagne. Il reconnaît les désirs de paix de ses adversaires, mais il réitère que la guerre demeure un ultime recours. La France répond, en août 1913, au prix de vives tensions politiques et sociales, par la loi des trois ans : elle prolonge d’une année le service militaire et elle accroît, comme l’Allemagne, les effectifs mobilisables au nom de la sécurité et de la paix16

La fin de l’année 1913 démontre que le Concert européen peine à stabiliser et à contrôler l’équilibre international. La situation est paradoxale. De l’extérieur, les citoyens, les journalistes et les autres observateurs ont l’impression que le Concert européen fonctionne. Malgré leur multiplication, les crises demeurent contenues. À l’intérieur des chancelleries, la situation est toutefois plus ambigüe. Les décideurs sont moins confiants de l’efficacité du système, alors qu’ils se sentent menacés par leurs adversaires. Ceci a pour conséquence de renforcer l’importance des systèmes d’alliance comme principale source de leur sécurité.

L’année 1914

Le début de l’année 1914 incarne donc ce paradoxe. Les crises des années précédentes démontrent que, malgré la rhétorique martiale, les différends entre les grandes puissances se résolvent diplomatiquement. Malgré les crises, il n’y a pas de mobilisation de leurs forces militaires. Même la rivalité navale entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne, qui attise les tensions entre les deux pays depuis le début du siècle, est en voie d’embellie. Le diplomate britannique Sir Arthur Nicolson considère, dans ces circonstances, que le système international s’est consolidé17. L’apaisement semble s’installer. En janvier 1914, pour souligner la collaboration économique franco-allemande en Turquie, le président Raymond Poincaré, dîne à l’ambassade d’Allemagne à Paris. Une première depuis quarante ans. Pourtant, les puissances européennes poursuivent leurs préparatifs militaires et, dans certains cas, précisent la nature de leur collaboration en cas de conflit. Que ce soit en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en France, en Russie ou en Grande-Bretagne, les décideurs politiques et militaires sont convaincus de mener une politique étrangère défensive. Dès lors, toute transformation du rapport de force européen est considérée, particulièrement pour l’Allemagne, l’Autriche et la Russie, comme un enjeu existentiel, menaçant leur survie. Prédomine alors, dans l’équilibre instable du début de l’année 1914, la défense des intérêts nationaux plutôt que la préservation du Concert européen et de la stabilité du système international.

En janvier 1914, pour souligner la collaboration économique franco-allemande en Turquie, le président Raymond Poincaré, dîne à l’ambassade d’Allemagne à Paris. Une première depuis quarante ans.

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La mort de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche à Sarajevo le 28 juin 1914, sous les balles d’un nationaliste bosniaque, apparaît comme un point de bascule entre la préservation du Concert européen et la consolidation des alliances. Ce qui était considéré à l’origine comme un fait divers exotique soulève, dans les capitales européennes, peu d’inquiétudes à propos des conséquences de l’attentat. Malgré les rumeurs, les preuves d’une implication du gouvernement serbe sont ténues. Cependant, l’attentat du 28 juin ouvre une fenêtre d’opportunité pour l’Autriche. À la lumière des événements de l’année 1913, Vienne veut exploiter la situation pour contenir l’influence serbe en Bosnie au moyen d’une guerre régionale. Auparavant, l’Allemagne s’employait à brider les volontés belliqueuses de l’Autriche à l’égard de la Serbie. Ce n’est plus le cas. Le 6 juillet l’Allemagne informe formellement son allié de son appui inconditionnel. Un ultimatum est transmis à la Serbie le 23 juillet, pour profiter de l’absence du président français et de son président du Conseil en visite en Russie. Les décideurs allemands prennent un pari important. Conscients du danger d’une intervention russe en appui à la Serbie, ils acceptent le risque d’une extension de la guerre. D’une part, si l’Autriche agit avec célérité, la Russie sera mise devant un fait accompli et elle ne pourra pas réagir. D’autre part, si la Russie entre en guerre contre l’Autriche, l’Allemagne viendra au secours de son allié. Deux facteurs motivent cette décision  : la crainte de voir son allié autrichien affaibli de nouveau et l’analyse de l’état-major quant aux conditions de guerre avec la Russie.  Les militaires allemands jugent que le réarmement et la modernisation de l’armée russe risquent de placer, à partir de 1917, l’Allemagne dans une position de faiblesse face à la Russie. Selon les décideurs allemands, s’il doit y avoir une guerre européenne, mieux vaut maintenant que plus tard. Le constat est sans équivoque. En optant pour des gains à court terme et en acceptant le risque d’une généralisation de la guerre, les alliés austro-allemands font basculer l’équilibre international vers un affrontement généralisé des grandes puissances européennes.

Salles de l’Exposition internationale d’art moderne organisée en 1913 à New York, plus connue sous le nom de «  Armory Show  ». © Wikimedia Commons

Le 23 juillet, la remise de l’ultimatum à la Serbie crée la stupéfaction. L’Allemagne annonce, le 24 juillet, que la crise est une affaire austro-serbe. Cette déclaration est un message à peine voilé à la Russie pour qu’elle reste à l’écart du conflit austro-serbe. Sans égard pour la conciliation de la Serbie, l’Autriche juge qu’elle ne répond pas aux exigences de l’ultimatum et elle déclare, le 28 juillet 1914, la guerre à la Serbie. La Grande-Bretagne a tenté d’organiser une conférence internationale, mais l’Allemagne et l’Autriche s’y opposent. Belgrade est bombardée le 29 juillet. Dans ces circonstances, Saint-Pétersbourg ne peut pas abandonner un allié slave dans les Balkans : il en va de sa crédibilité dans l’alliance avec la France et la Grande-Bretagne et du rapport de force avec Vienne et Berlin. Après avoir informé l’Autriche qu’elle pourrait restreindre son intervention si les conditions de l’ultimatum à la Serbie étaient atténuées, la Russie entame, le 30 juillet, son processus de mobilisation. À son tour, elle prend le risque d’entraîner la mobilisation de l’armée allemande. Dès lors, les préparatifs militaires prennent le dessus sur la diplomatie. Le 1er août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie et mobilise son armée. Le 3 août, elle déclare la guerre à la France. À partir du moment où la Russie amorce la mobilisation de son armée, l’entrée en guerre de l’Allemagne est une certitude. La guerre sur deux fronts, contre la France et la Russie, exige la mise en œuvre immédiate de son plan militaire.

En optant pour des gains à court terme et en acceptant le risque d’une généralisation de la guerre, les alliés austro-allemands font basculer l’équilibre international vers un affrontement généralisé des grandes puissances européennes.

Martin Laberge

Lorsque la guerre éclate, les populations européennes sont stupéfaites. Jean Guéhenno explique rétrospectivement  : « Or nous avions dans les vingt ans. C’était un clair mois de juillet, et le soleil illuminait l’Europe. Tout semblait prêt pour notre triomphe. Nos pensées, comme la terre, mûrissaient. Nous ne savions pas encore vivre, mais nous vivions. Et la guerre fut là tout d’un coup, parce qu’un archiduc autrichien, dont personne ne sait plus le nom, avait été tué à Sarajevo »18. En l’espace de quelques jours, des millions d’hommes sont mobilisés, incluant Auguste Célestin Collard, et se dirigent vers les frontières.

En août 1914, la guerre n’est pas inéluctable. Elle résulte de choix volontaires pris à Vienne, Berlin, Moscou et Paris par les groupes décisionnels. Le passage de l’année 1913 à 1914 est crucial dans ce contexte  : pendant cette période, trois puissances prennent le risque de délaisser le système du Concert européen. L’Autriche, l’Allemagne et la Russie refusent de s’engager dans une gestion à long terme des tensions balkaniques et de subordonner la crise de juin 1914 à la stabilité du système international. Les événements de juillet 1914 doivent donc être analysés à partir du système d’alliances dans lequel ils s’inscrivent. En focalisant l’analyse sur la transformation du rapport de force à l’intérieur de leur alliance, l’Allemagne, la Russie et l’Autriche minimisent les effets des leurs actions sur l’équilibre global du système international. La succession de crises n’accentue pas les tensions, car elles se résolvent par la négociation et la mise en place de compromis. Toutefois, le passage de l’année 1913 à 1914 démontre que les décideurs hésitent entre le recours au Concert européen ou la prise de risque pour obtenir des gains à court terme. La seconde option est privilégiée. Le Concert européen a vécu ; il aura duré un siècle.

En août 1914, la guerre n’était pas inéluctable. Le passage de l’année 1913 à 1914 est crucial dans ce contexte  : pendant cette période, trois puissances prennent le risque de délaisser le système du Concert européen.

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Les premières batailles de 1914 relèguent les enjeux à l’origine de la guerre au second plan. Les pertes sont si importantes qu’elles se comptent en centaines de milliers d’hommes à la fin de septembre. Dans ces conditions, une transformation radicale des relations internationales émerge  : la force, donc la guerre, n’est plus considérée comme un outil légitime de régulation des relations internationales. Comment justifier le sacrifice de millions d’individus au nom de concepts abstraits comme le rapport de force ou le Concert européen ? Les citoyens des pays belligérants constatent, pour reprendre les mots de Raymond Aron, qu’ « [i]l y a donc une espèce de contradiction interne dans le monde des relations interétatiques, dans la mesure où il existe souvent en apparence une disproportion entre le rôle que jouent les individus et les conséquences de leurs actions »19.

L’exemple d’Auguste Célestin Collard, que nous citions en ouverture de ce texte, en témoigne. Dès le début du conflit, alors qu’il est mobilisé, sa famille doit fuir sa maison de la rue Gambetta à Reims, à deux pas de la cathédrale. La ville est sous le feu des canons ennemis et elle le restera jusqu’à la fin de la guerre. Leur demeure fait partie des 300 000 maisons françaises détruites durant le conflit20. Auguste Célestin Collard est également tristement représentatif des 1 350 000 Français déclarés « mort pour la France » durant le conflit21. Il est tué le 25 août 191722. Il laisse sa fille Suzanne orpheline, une des 721 000 pupilles de la nation, adoptée par l’État français à la fin de la guerre23.

Sources
  1. Registre matricule, « Auguste Célestin Collard », Archives départementales de la Marne, 1R1317.
  2. Eric Hobsbawm, L’ère des empires, 1875-1914, Paris, Hachette, 2000 [1987], p. 18. Trad. de l’anglais.
  3. Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris, Librairie Stock, 1931, p. 195.
  4. Jacques Droz, Les causes de la Première Guerre mondiale. Essai d’historiographie, Paris, Seuil, 1978 [1973], pp. 11-51 ; Pierre Renouvin, Les origines immédiates de la guerre, 28 juin – 4 août 1914, Paris, Alfred Coste, 1925.
  5. Fritz Fischer, Les buts de guerre de l’Allemagne impériale, Paris, Trévisse, 1970 [1961], trad. de l’allemand.
  6. Voir, Kenneth Waltz, Theory of International Politics, New York, McGraw-Hill, 1979.
  7. Voir, Gerd Krumeich, Le feu aux poudres. Qui a déclenché la guerre en 1914 ? Paris, Belin, 2014, trad. de l’allemand ; Thomas G Otte, July Crisis. The World’s Decent Into War, Summer 1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
  8. Christopher Clark, Les somnambules. Été 1914  : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013 [trad. de l’anglais]
  9. Carl Bouchard, « La décennie 1910 », dans Pierre Grosser, dir., Histoire mondiale des relations internationales, de 1900 à 2022, Paris, Bouquin, 2023, p. 144.
  10. Hew Strachan, « The Origins of the First World War », International Affairs, vol. 90, no 2, 2014, p. 433.
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  13. Hew Strachan, The First World War, vol. 1 To Arms, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp. 1-35
  14. William Mulligan, The Great War for Peace, New Haven, Yale University Press, 2014, pp. 26-32.
  15. William Mulligan, « Guerre préventive et ‘’piège linguistique’’  : le cadre normatif de la politique européenne à l’époque de la Realpolitik avant 1914 », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 283, pp. 17-18.
  16. Jean-Michel Guieu, Gagner la paix, 1914-1919, Paris, Seuil, 2015, pp. 23-24.
  17. Michael Neiberg, Dance of the Furies. Europe and the Outbreak of World War I, Cambridge, Massachusetts, The Belknap Press of Harvard University Press, 2011, p. 63.
  18. Jean Guéhenno, Journal d’un homme de 40 ans, Paris, Grasset, 1968 [1934], p. 135.
  19. Raymond Aron, Leçons sur l’histoire. Cours au Collège de France, Paris, Éditions de Fallois, 1989, p. 334.
  20. Emmanuelle Danchin, Le temps des ruines (1914-1921), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 280.
  21. Antoine Prost, « Compter les vivants et les morts  : l’évaluation des pertes françaises de 1914-1918 », Le mouvement social, no 222, 2008, pp. 41-60.
  22. Journal de marche et des opérations, 332e régiment d’infanterie, Service historique de la Défense (Terre), GR26N753/018
  23. Sénat, Projets, propositions, rapports, 27 mars 1926, no 162, Paris, Imprimerie du Sénat, p. 5.