Comment expliquer un tournant ? Pour y voir clair sur les macro-crises, il faut parfois augmenter l’échelle d’analyse — jusqu’à celle de la fin d’année. Pour nous aider à passer de 2023 à 2024, nous avons demandé à Pierre Grosser de commissionner 10 textes, un par décennie, pour étudier et mettre en contexte des tournants plus amples. Après le premier épisode sur 1913-1914, voici le second sur 1923-1924.

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Les lendemains de la Grande Guerre sont souvent perçus comme une période de désordre, voire de paix illusoire, située entre deux guerres mondiales majeures : le conflit cataclysmique de la Première Guerre mondiale et la Seconde Guerre mondiale, encore plus destructrice et soi-disant inévitable1. Dans un contexte plus large, les années 1920 ont été considérées comme une phase de formation de ce qu’Eric Hobsbawm a appelé le « court » vingtième siècle (1914-1991) et son conflit déterminant : la lutte mondiale entre le capitalisme libéral dominé par les États-Unis et le communisme dominé par l’Union soviétique, qui avait commencé avec la bataille « Wilson contre Lénine »2

Ces interprétations sont encore largement répandues, mais elles sont profondément trompeuses. La décennie qui a suivi la Grande Guerre doit être considérée sous un angle tout à fait différent. Elle a marqué un tournant différent, bien plus orienté vers l’avenir, dans l’histoire moderne. Il s’agit d’une rupture dans un processus de transformation plus fondamental qui s’est déroulé au cours de ce que nous appellerons ici le « long » vingtième siècle (1860-2022) et qui a remodelé le monde : l’élaboration du premier ordre international moderne, qui a émergé en tant que « nouvel ordre atlantique »3.

Les années 1920 ont été une rupture dans l’élaboration du premier ordre international moderne, qui a émergé en tant que nouvel ordre atlantique.

Patrick O. Cohrs

Pour l’essentiel, les années 1920 ne sont donc pas une « décennie d’illusions » mais plutôt une nouvelle ère remarquable de réorientation, de progrès et d’apprentissage dans l’histoire de la politique européenne, transatlantique et mondiale. C’est une période au cours de laquelle les responsables politiques et les décideurs démocratiquement élus qui ont succédé aux protagonistes de 1919 ont tiré les conséquences des insuffisances de la conférence de paix de Paris, ont développé des visions politiques plus prospectives et ont proposé une réforme importante et globalement stabilisatrice de l’ordre international. Ce qu’ils ont mis en avant a de facto supplanté le système de Versailles. Elles ont trouvé leur expression dans les accords de la conférence de Washington sur le contrôle des armements navals mondiaux et un nouveau statu quo en Asie de l’Est en 1922 et, surtout, dans les accords de réparation de Londres en 1924 et le pacte de sécurité de Locarno en 1925. Ces deux accords ont remplacé la paix imposée par les vainqueurs de 1919 par un concert euro-atlantique reconfiguré d’États démocratiques, incluant désormais l’Allemagne de Weimar et préfigurant la communauté euro-atlantique qui a vu le jour après 19454

En réalité, ce qui a été accompli après les premiers efforts de réorganisation à Paris, qui ont posé des bases de paix très fragiles — et, par certains aspects, peu légitimes — ne se limite pas simplement à dépasser le « système de Versailles ». Il s’agit d’une première tentative, bien que limitée et finalement non viable, de construire pour le long XXe siècle le socle d’un ordre atlantique et mondial fonctionnel composé d’États démocratiques ou en voie de démocratisation. Hélas, les avancées du milieu des années 1920 n’ont pas été suffisamment solides pour résister aux ondes de choc de la crise économique mondiale. Mais elles sont toujours d’actualité. Dans une perspective à long terme, elles ont initié un processus de réorganisation et d’apprentissage beaucoup plus long et déterminant au cours de la seconde moitié du long vingtième siècle. Ce processus a non seulement préfiguré, mais aussi fourni des leçons décisives à ceux qui ont cherché à créer un nouvel ordre après 1945, fondé sur le plan Marshall et l’Alliance de l’Atlantique Nord — et à ceux qui ont cherché à étendre cet ordre à l’Europe de l’Est et au reste du monde après la guerre froide. En réalité, la césure du milieu des années 1920 s’inscrit dans la longue histoire de progrès qui, petit à petit, structurent la politique internationale, confrontée à des conflits et des défis massifs — progrès qui, à la fin de ce long XXe siècle, sont de nouveau menacés dans leur existence5.

Carl Grossberg, Komposition mit Turbine, 1929. © Wikimedia Commons

Les transformations formatives du long XXe siècle et le creuset de la Grande Guerre

Qu’entend-on exactement par « long » vingtième siècle ? Et quels furent les principaux processus transformateurs du siècle ? 

Selon moi, ce siècle a commencé dans les années 1860, lorsqu’une nouvelle constellation mondiale a émergé suite à la désintégration, aux lendemains de la guerre de Crimée, de la superstructure globale de renforcement de la paix de l’ordre européen et mondial du XIXe siècle — le système de Vienne de 1815. À partir des années 1860, un système international fondamentalement différent et propice aux conflits est apparu : le « (dés)ordre » du grand impérialisme. C’est à ce moment-là que se sont formés, ou consolidés les États modernes de plus en plus industrialisés et impérialistes, qui se sont finalement affrontés lors de la Grande Guerre : la pentarchie européenne reconfigurée des puissances impériales, y compris le Reich de Bismarck, un Japon Meiji en pleine modernisation et une puissance mondiale américaine montante dont l’union intérieure avait été sauvée par Lincoln en 1865. Dans le contexte de la première véritable mondialisation, non seulement du capitalisme mais aussi de la politique de puissance à l’européenne, ces États et ces sociétés se sont engagés dans une compétition sans précédent, dynamique, globale et par essence illimitée, qui allait affecter le monde entier et soumettre la majeure partie de celui-ci à la domination impérialiste. Cette compétition est rapidement devenue inséparable d’une véritable lutte politique au sein de l’Europe, dont les enjeux étaient de plus en plus importants. Elle était motivée non seulement par des idéologies nationalistes et impérialistes rivales, mais aussi par des notions darwinistes civilisationnelles de « lutte pour la survie de la puissance mondiale la plus apte ». La lutte interconnectée qui s’en est suivie a rendu une éventuelle guerre générale non pas inévitable, mais toujours plus difficile à éviter.

La césure du milieu des années 1920 s’inscrit dans la longue histoire de progrès qui, petit à petit, structurent la politique internationale.

Patrick O. Cohrs

Les principaux décideurs de cette période critique n’ont pas « somnambulé » dans l’abîme, comme a pu le suggérer Christopher Clark. Au contraire, lorsque la crise de juillet s’est aggravée en 1914, le ministre britannique des Affaires étrangères, Sir Edward Grey, et ses homologues ne disposaient plus d’un mécanisme efficace de résolution des conflits pour empêcher une guerre totale, ni d’ailleurs de l’état d’esprit et de la marge de manœuvre politique nécessaires pour faire ce qu’il fallait pour sauver la paix6. À la suite de cette escalade se produisit une guerre non seulement totale, mais aussi terriblement destructrice. Elle ne déclencha pas un processus linéaire mais plutôt dialectique qui s’est étendu sur plus de cinq décennies — et qui a atteint une première étape décisive au milieu des années 1920. Il s’agissait d’un processus d’essais, d’erreurs et d’apprentissages successifs à plus long terme, en réponse à deux guerres mondiales et à une crise économique globale massive entre les deux. C’est au cours de ce processus que le système international a été fondamentalement remodelé, non seulement en ce qui concerne la répartition du pouvoir et de l’influence, mais aussi, à un niveau plus profond, en ce qui concerne les règles, normes, principes et pratiques qui régissent la politique internationale, rendant ainsi possible la construction d’un ordre mondial plus durable7.

Le système international qui a finalement remplacé le « désordre » de l’impérialisme mondialisé d’avant 1914 n’a pu acquérir ses premiers contours qu’après la Première Guerre mondiale. Pourtant, ce qui a été conceptualisé et débattu à l’époque allait prendre forme après 1945. Il s’agissait essentiellement d’une nouvelle Pax Atlantica — un ordre atlantique sans précédent fondé sur la paix, la sécurité et le développement. Dans une perspective globale, ce système a également formé le noyau constitutif d’un nouvel ordre mondial basé sur des règles pour le long vingtième siècle, qui s’est d’abord incarné dans le système naissant des Nations unies et des institutions de Bretton Woods, mais qui s’est ensuite développé au-delà de ces derniers. Fondé sur une coopération plus globale entre le nouvel hégémon américain et les États d’Europe occidentale, y compris l’Allemagne de l’Ouest, ce nouveau système d’ordre a été créé sur la base de deux piliers fondamentaux, le Programme de relance européen et l’Alliance de l’Atlantique Nord. Cela s’est fait sous la pression de l’escalade de la Guerre froide, mais aussi, et essentiellement, sur des bases plus anciennes qui remontent au moins à 1919. Ce qui s’est développé est devenu une véritable communauté atlantique, un système de sécurité collective, de résolution pacifique des conflits, de gouvernement démocratique, de droits de l’homme, de capitalisme libéral limité par la démocratie sociale et de développement. Ce système a été renforcé par d’innombrables réseaux transnationaux et a fourni des conditions vitales pour le nouveau processus d’intégration de l’Europe de l’Ouest. Bien que souvent contesté et malgré les cas où ces normes furent outrepassées ou même violées, ce système a acquis un impressionnant degré de stabilité et de légitimité. Après 1989, cela a ouvert des perspectives sans précédent pour tirer parti de ces avancées, en les étendant non seulement à l’Europe de l’Est, mais aussi pour œuvrer à un ordre mondial plus complet et plus légitime8. Mais les perspectives de création d’un tel ordre, sur la base des prémisses atlantiques, ont été sérieusement remises en question, en particulier depuis l’avènement de l’autoritarisme populiste à la Trump et la guerre d’agression de la Russie de Poutine contre l’Ukraine et l’Occident — ce qui pourrait être soit la fin, soit un point de renouveau formateur de l’ordre international du long vingtième siècle.

À la lumière de tout cela, la Première Guerre mondiale doit être comprise, non pas comme la « catastrophe originelle » de la courte durée, mais plutôt comme le creuset du « long » XXe siècle. Ce qui a rendu si éminemment nécessaire et si redoutable la recherche plus globale de la paix et de l’ordre après la guerre ne peut être pleinement saisi qu’en reconnaissant non seulement les défis mondiaux sans précédent que la guerre elle-même a créés, mais aussi les défis plus profonds et à plus long terme laissés par la concurrence impérialiste mondialisée des décennies d’avant-guerre. C’est à ces défis que les artisans de la paix ont dû faire face simultanément. La guerre a précipité non seulement l’effondrement des empires wilhelminien, habsbourgeois, tsariste et ottoman, mais aussi, plus fondamentalement, la disparition de l’ensemble du système étatique européen et de l’« ordre » mondial de l’ère du grand impérialisme. Dans le même temps, elle a propulsé les États-Unis dans un nouveau rôle mondial auquel ils n’étaient guère préparés, celui de nouvelle puissance économique et créancière prééminente, mais aussi celui de puissance politique décisive. Elle a également marqué un tournant dans une lutte mondiale beaucoup plus large entre les intérêts des puissances impériales restantes, en particulier la Grande-Bretagne et la France, et les revendications d’« autodétermination » des nationalistes anti-impériaux dans le « monde colonisé ». Cependant, la Grande Guerre a également donné lieu à une « guerre dans la guerre » politique et idéologique d’une férocité sans précédent, qui s’est surtout transformée en un conflit transatlantique portant non seulement sur la signification de la guerre elle-même, mais aussi sur la forme de l’ordre international qui allait émerger à la suite de celle-ci. Tout d’abord, les « idées de 1776 et 1789 » occidentales se sont heurtées aux « idées de 1914 » allemandes. Puis, à partir de 1917, la lutte s’est intensifiée lorsque les aspirations de Wilson à une « paix qui mettrait fin à toutes les guerres » et à une nouvelle Ligue des nations autonomes se sont heurtées non seulement aux objectifs de guerre des principaux belligérants européens, mais aussi à l’appel de Lénine en faveur d’une révolution bolchevique mondiale. Cette situation a suscité des attentes massives, voire exagérées et contradictoires, quant au type de paix et d’ordre à instaurer après cette catastrophe sans précédent.

La Première Guerre mondiale doit être comprise, non pas comme la « catastrophe originelle » de la courte durée, mais plutôt comme le creuset du « long » XXe siècle.

Patrick O. Cohrs

Dans ce contexte, le défi le plus important auquel les artisans de la paix de 1919 ont été confrontés n’était ni de créer un « nouvel ordre mondial » radical ancré dans une Société des Nations dotée d’une autorité considérable, ni, comme on l’a souvent prétendu, d’établir un nouvel équilibre mondial viable, avant tout en imposant des conditions restrictives aux puissances vaincues, puis en les faisant respecter9. L’une ou l’autre de ces aspirations s’est avérée non seulement insaisissable, mais aussi contre-productive. La paix économique et financière n’était pas non plus la tâche la plus importante, même si elle était incontestablement vitale10. La seule voie réaliste vers un ordre d’après-guerre plus durable pouvait être ouverte en s’engageant dans un processus de négociation et de réorganisation inclusif et, dans la mesure du possible, équilibré. En effet, seul ce choix aurait pu jeter les bases de ce qui était le plus important : un ordre de paix réformé, essentiellement intégrateur, négocié dans des conditions qui auraient pu être considérées comme légitimes par tous les acteurs concernés, et pas seulement par les vainqueurs. Ce n’est que dans le cadre d’un tel processus que les intérêts et les attentes pourront être pris en compte dans la mesure du possible. En termes systémiques, il s’agissait avant tout de construire un concert atlantique inédit d’États démocratiques au cœur du nouveau système mondial et de l’institution inédite qu’est la SDN. Pour être efficace, ce concert devait inclure non seulement les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, mais aussi la jeune République de Weimar. Et il pourrait éventuellement être étendu au Japon et à d’autres puissances clefs, alors que l’avenir du régime bolchevique est encore imprévisible à ce stade11.

Les difficultés de la paix de 1919 et la nécessité d’un ordre plus durable et plus légitime

Ce qui s’est passé à la Conférence de paix de Paris a marqué une première tentative, à certains égards frustrée, de créer un nouvel ordre mondial atlantique : celui-ci ne pouvait plus être eurocentrique, mais il ne pouvait pas encore être véritablement mondial. Il devait donc s’articuler autour d’un nouveau noyau atlantique. Dominés par les objectifs, les intérêts et les contraintes des dirigeants démocratiquement légitimés des principaux vainqueurs occidentaux — le président américain Wilson, le premier ministre britannique Lloyd George et le premier ministre français Clemenceau — les processus de rétablissement de la paix de Paris ont remodelé le monde. Mais 1919 n’a pas vu l’avènement d’un nouvel ordre mondial. Les négociations de Paris ont eu des effets aussi massifs qu’ambivalents sur les sphères d’ordre régionales. Elles ont affecté l’Asie de l’Est, comme l’illustre de la manière la plus frappante l’accord politique réel conclu par Wilson avec la délégation japonaise, qui a accordé à Tokyo l’autorité sur la province de Shandong et a frustré les aspirations de la Chine à recouvrer sa souveraineté. Elle a également eu des répercussions dramatiques au Moyen-Orient, où les violents processus de réorganisation après l’effondrement de l’Empire ottoman n’ont eu lieu que de manière préliminaire, par le biais de l’accord de Lausanne de 1923. D’un point de vue mondial, il s’agissait d’un moment critique où les attentes plus larges de surmonter la domination impériale et de mondialiser l’autodétermination, que la rhétorique de Wilson avait particulièrement suscitées, entraient en conflit avec le pouvoir encore dominant et les intérêts particuliers de ceux qui, notamment en Grande-Bretagne et en France, cherchaient même à étendre les prérogatives impériales. Les structures impérialistes essentielles d’influence et de pouvoir n’ont pas été fondamentalement remaniées. Aucun nouveau principe ou norme de validité universelle n’a été établi. Des gradations hiérarchiques et des doubles standards ont été maintenus, en Inde et au-delà, en particulier en ce qui concerne l’autodétermination. Cela s’est notamment manifesté dans le système de mandat néo-impérial de la Ligue. La conférence de Paris a néanmoins préparé le terrain pour le processus plus long et violent qui allait finalement éroder la légitimité de l’impérialisme formel et informel et culminer dans les luttes de décolonisation après 194512.

Ce qui s’est passé à la Conférence de paix de Paris a marqué la première tentative, mais aussi, à certains égards, la tentative frustrée de créer un nouvel ordre mondial atlantique — un ordre qui ne pouvait plus être eurocentrique et qui ne pouvait pas encore être véritablement mondial, mais qui devait essentiellement s’articuler autour d’un nouveau noyau atlantique.

Patrick O. Cohrs

Pourtant, c’est en Europe que les artisans de la paix ont eu à accomplir les tâches de réorganisation les plus cruciales et redoutables. Et parce que leurs approches de la paix et de l’ordre restaient inconciliables sur des points essentiels, parce que leurs besoins de légitimation restaient si disparates et parce que les défis auxquels ils étaient confrontés étaient si vastes, ils n’ont pu parvenir qu’à des compromis ténus sur les questions les plus fondamentales. Cela vaut pour la question clé de la sécurité d’après-guerre — où seule une architecture ténue de garanties anglo-américaines spécifiques et de sécurité collective basée sur la Ligue a pu être élaborée. Il en va de même pour les problèmes interdépendants des réparations allemandes et de la reconstruction de l’Europe, ainsi que pour la tâche gigantesque de réorganisation de l’Europe de l’Est après l’effondrement des empires orientaux. Compte tenu des mélanges ethniques complexes et des revendications nationales contradictoires, il s’est avéré impossible de créer une nouvelle configuration stable d’États sur la base de l’« autodétermination ». La perspective de trouver un véritable modus vivendi avec le régime bolchevique au milieu de la guerre civile russe n’était pas moins insaisissable. Le plus important, cependant, fut la mauvaise gestion par les vainqueurs de la question cruciale de l’Allemagne. La principale puissance vaincue n’a pas été radicalement punie ou diminuée, mais elle n’a pas non plus été accommodée. En fin de compte, une paix des vainqueurs a été imposée de manière humiliante, et l’Allemagne de Weimar est restée exclue du nouvel ordre naissant13

[Lire plus : les autres épisodes de notre série sur le XXe siècle en dix fins d’année].

Ainsi, l’ordre atlantique et mondial naissant qui prend forme en 1919 est un système nettement inachevé, dominé par les vainqueurs et dépourvu de légitimité aux yeux des vaincus, des bolcheviks et de tous ceux dont les demandes d’autodétermination ont été rejetées. Dans le même temps, la SDN a vu le jour, non pas en tant qu’organisation inclusive et véritablement mondiale, mais en tant qu’institution exclusive des vainqueurs14. En raison de ces déficiences, la conférence de paix de Paris ne pouvait que marquer le « début d’un début » des tentatives d’instauration d’un ordre de paix viable pour le « long » vingtième siècle. L’issue de la conférence a été encore plus compromise par la défaite de Wilson dans la « bataille du traité » avec le Sénat dominé par les Républicains et par l’abstention subséquente des États-Unis au sein de la SDN15. C’est la raison pour laquelle les années 1920, et en particulier les années 1923-1925, qui ont marqué un tournant, ont acquis une telle importance.

Carl Grossberg, Brouwersgracht, Amsterdam, 1925. © Wikimedia Commons

Le tournant : les processus d’apprentissage et les règlements transformateurs des années 1920

La constellation originale de l’après-Versailles avait créé un antagonisme structurel entre une Allemagne isolée, susceptible de s’engager dans la voie revendiquée du révisionnisme pour se débarrasser du « joug » de Versailles, et une France inquiète qui cherchait des moyens toujours plus affirmés de contenir la menace allemande qui se profilait à l’horizon. Après la disparition de la garantie de sécurité anglo-américaine de 1919, la « guerre froide » franco-allemande s’est transformée en conflit ouvert lorsque le premier ministre français de l’après-guerre, Raymond Poincaré, s’est senti obligé d’aller au-delà du statu quo de 1919 afin de renforcer la sécurité de la France. Cherchant à prendre le contrôle des ressources stratégiques allemandes, en particulier dans la région industrielle clé de la Ruhr, il n’a pas seulement amené l’Allemagne de Weimar au bord de la désintégration. Il a également provoqué la crise cruciale de la Ruhr en 1923, qui allait conduire à la création du nouvel ordre international euro-atlantique des années 1920, le système de Londres et de Locarno, même s’il n’était pas encore consolidé.

L’ordre atlantique et mondial naissant qui prend forme en 1919 est un système nettement inachevé.

Patrick O. Cohrs

En réponse au conflit de la Ruhr, le successeur de Wilson à la tête de la politique étrangère américaine, le secrétaire d’État républicain Charles Hughes, a initié une réorientation marquée de la stratégie américaine vis-à-vis de l’Europe. Dépassant l’isolationnisme étroitement défini et la diplomatie économique, il proposa sa propre doctrine, déclarant que ses principes directeurs seraient « l’indépendance » — qui ne signifiait pas « l’isolement » — et « la coopération » — qui ne s’étendait pas aux « alliances et aux enchevêtrements politiques ». Sur la base de ces principes, Hughes aspirait à promouvoir, non pas l’expansion unilatérale d’un empire commercial, mais une nouvelle Pax Americana : une « communauté » internationale d’idéaux et d’intérêts au sein de laquelle le gouvernement américain jouait le rôle d’arbitre informel, mais toujours engagé. Son noyau devait comprendre les États-Unis, l’Europe occidentale et, surtout, l’Allemagne de Weimar. Selon Hughes, le plus important pour l’Europe d’après-guerre était d’initier un processus de pacification politique et économique efficace. Et il a effectivement trouvé un moyen de favoriser une « coopération internationale efficace » en encourageant la « dépolitisation » et le règlement « rationnel » du conflit de la Ruhr par l’intermédiaire d’un comité international d’experts. L’initiative de Hughes a finalement donné naissance au plan Dawes de 1924. S’associant au premier gouvernement travailliste britannique de Ramsay MacDonald et aux financiers anglo-américains, le secrétaire d’État américain a ensuite contribué à transformer le plan Dawes en un accord politique complexe, mais globalement légitime, lors de la conférence sur les réparations qui s’est tenue à Londres16.

L’accord de Londres d’août 1924 a été salué en Europe comme l’avènement d’une « paix américaine ». Il ne résolvait pas encore le différend sur les réparations allemandes qui pesait sur la politique d’après-guerre depuis Versailles. Cependant, il s’agissait du premier accord négocié entre les vainqueurs et les vaincus de la guerre. Il a enfin créé un instrument permettant de régler le problème le plus aigu de l’après-Versailles. Prenant en compte la « capacité réelle de paiement » de l’Allemagne, le régime Dawes a réduit les obligations annuelles de l’Allemagne et a conduit au prêt initial de 800 millions de florins accordé à l’Allemagne par un syndicat dirigé par la maison J.P. Morgan and Co. en octobre 1924. Le régime Dawes a ainsi initié un cycle asymétrique de stabilisation financière : L’Allemagne comptait principalement sur les capitaux américains pour payer les réparations à la France et à la Grande-Bretagne, et ces dernières — toutes deux débitrices des États-Unis après 1918— pouvaient à leur tour utiliser les fonds des réparations pour honorer leurs obligations vis-à-vis de Washington, bien que la France ne ratifie qu’en juillet 1929 le règlement de la dette Mellon-Bérenger. Il convient de souligner qu’une crise massive du régime des réparations et de la dette n’était pas inévitable. Dans ces conditions, le règlement de 1924 offrait le meilleur cadre possible pour consolider l’Allemagne de Weimar. Il a engagé l’Europe sur la voie de la pacification dans les années « dorées » de la fin des années 1920. Mais il devait être maintenu17.

Auparavant, Hughes avait également joué un rôle clé dans les avancées vers un contrôle mondial des armements navals et un « nouvel ordre » plus tourné vers l’avenir en Asie de l’Est. Cherchant à établir un nouveau bloc régional viable de l’ordre mondial, il avait pris l’initiative de créer le système de Washington de 1922, qui établissait le premier régime mondial de contrôle des armements navals et une « Magna Carta » protégeant l’intégrité de la Chine. Les accords de Washington ne pouvaient pas encore établir un statu quo tenable en Asie de l’Est. Ils ont été conclus au cours d’une période de transition où les revendications européennes et américaines de longue date, les intérêts du Japon et les aspirations rivales des nationalistes et des communistes chinois, finalement défendues par Tchang Kaï-chek et Mao, étaient difficilement conciliables. Le système de Washington n’en constitue pas moins une avancée importante. Il a stabilisé une constellation complexe pendant près d’une décennie et ouvrait la voie à un ordre post-impérial en Asie de l’Est. En incluant le Japon, il renforçait aussi les partisans d’une nouvelle orientation libérale et occidentale à Tokyo, comme le futur ministre des Affaires étrangères Shidehara Kijuro et le futur premier ministre Hamaguchi Osachi18.

L’Allemagne comptait principalement sur les capitaux américains pour payer les réparations à la France et à la Grande-Bretagne.

Patrick O. Cohrs

Cependant, le problème crucial de la politique internationale qui devait encore être abordé après 1919, non seulement en Asie de l’Est — et à l’échelle mondiale— mais aussi et surtout en Europe, était sans aucun doute la question cardinale et de plus en plus complexe de la sécurité. Dans la sphère euro-atlantique, ce problème est devenu encore plus urgent après les accords de Londres, précisément parce que l’Allemagne avait commencé à se revitaliser. C’est là qu’un autre tournant s’est produit au milieu des années 1920 : les avancées les plus significatives ont été réalisées en faveur d’une nouvelle architecture de sécurité internationale, plus durable et plus démocratique. Au cœur de ces avancées se trouve le deuxième accord historique de cette époque, non seulement européen mais aussi essentiellement euro-atlantique : le pacte de Locarno d’octobre 1925. Cet accord a été négocié entre les nouveaux acteurs clefs de la politique européenne — le ministre français des Affaires étrangères Aristide Briand, son homologue allemand Gustav Stresemann et, dans le rôle d’ « honnête courtier » de l’Europe, le ministre britannique des Affaires étrangères, Austen Chamberlain. Les accords de Locarno ont non seulement consacré l’acceptation par l’Allemagne du statu quo d’après-guerre à ses frontières occidentales, mais aussi, par le biais de traités d’arbitrage distincts, l’engagement allemand en faveur d’une évolution pacifique en Europe de l’Est. Plus précisément, le gouvernement allemand s’est engagé, malgré une opposition intérieure tangible, à ne chercher à modifier les frontières contestées de l’après-Versailles avec la Pologne et la Tchécoslovaquie que par des moyens pacifiques. Plus important encore, Locarno a jeté les bases d’un nouveau concert européen de puissances démocratiques dont le noyau comprenait la Grande-Bretagne, la France et la République de Weimar. L’accord de paix démocratique de Locarno a revitalisé la Société des Nations en ouvrant la voie à l’adhésion de l’Allemagne à l’automne 1926. Il a également fourni le cadre interétatique essentiel aux remarquables efforts de pacification, de réconciliation et de désarmement militaire et mental que des réseaux de plus en plus importants d’activistes et d’intellectuels non gouvernementaux ont poursuivis à ce moment-là. Il a enfin créé des conditions préalables essentielles à ce qui s’est déroulé, malgré de nombreux obstacles et oppositions de part et d’autre : un processus de paix franco-allemand naissant et tout à fait remarquable, qui a préfiguré le rapprochement historique de l’après-1945.

À l’époque, et avec encore plus de ferveur depuis les années 1930, des critiques ont dénigré le pacte de Locarno comme une manifestation dangereusement illusoire d’« apaisement »19. Pour sa part, Staline, qui venait de se lancer dans l’industrialisation brutale et la refonte de l’Union soviétique, le qualifia avec mépris d’« exemple de l’hypocrisie sans pareille de la diplomatie bourgeoise » qui ne faisait que couvrir « les préparatifs d’une nouvelle guerre »20. Dans une perspective à long terme, cependant, l’accord de compromis de 1925 peut être considéré comme une réalisation fondamentale, une étape décisive dans un processus de transformation à plus long terme qui, hélas, pouvait ne pouvait favoriser une paix plus durable qu’après une deuxième guerre mondiale. Il est toutefois important de reconnaître que seules les avancées transatlantiques de 1924 avaient créé les conditions préalables essentielles à la réussite du processus de Locarno — et que le soutien des États-Unis était alors également crucial pour son succès. Le gouvernement américain n’était toujours pas disposé à prendre des engagements stratégiques directs en Europe. Le département d’État soulignait au contraire que la responsabilité de la mise en place d’un nouveau mécanisme de sécurité incombait aux puissances européennes. Cependant, considérant le pacte de Locarno comme un pas important dans cette direction, l’administration Coolidge et les principaux banquiers de Wall Street ont fait jouer l’influence financière et politique des États-Unis en sa faveur. En même temps, l’approche de Locarno avait la vertu de libérer Washington de toute obligation officielle que ni le Sénat ni l’électorat américain n’auraient sanctionnée. Contrairement au « système de Versailles », qui a en fait aggravé les calamités européennes de l’après-guerre, le système de Londres et de Locarno a créé le cadre essentiel pour la reconstruction politique et économique de l’Europe. En même temps, il a jeté les bases de la stabilisation et de l’intégration internationale d’une Allemagne démocratique, tout en jetant les bases d’un nouveau système de sécurité indispensable à cette fin, même s’il est encore loin d’être consolidé. Pris ensemble, les compromis de Londres et de Locarno ont réalisé ce qui s’était avéré impossible à Versailles : ils ont ouvert la seule voie réaliste vers un ordre d’après-guerre durable grâce à des principes et des règles de base qui permettaient aux vainqueurs et aux vaincus de la Grande Guerre de négocier des accords équilibrés et réciproques qui s’accordaient avec l’ordre libéral fondé sur des règles et le régime de droit international symbolisés par la SDN — les renforçant même de fait21.

Carl Grossberg, Der gelbe Kessel, 1933. © Wikimedia Commons

L’aube nouvelle de la fin des années 1920 et l’impact dévastateur de la crise économique mondiale

La fin des années 1920 a été marquée par une véritable aube nouvelle en Europe et au-delà, ainsi que par une consolidation remarquable du nouvel ordre transatlantique. Une période d’espoir pour la démocratie libérale et la paix semble s’ouvrir, non seulement en Europe et aux États-Unis. Cependant, le successeur de Hughes, Frank Kellogg, le futur président Herbert Hoover et d’autres décideurs clefs à Washington avaient tiré des leçons à courte vue des succès de Londres et de Locarno. Ils en ont conclu que la promotion par l’Amérique du plan Dawes et du pacte de sécurité européen avait suffi à mettre le Vieux Continent sur la voie de la paix, marquant ainsi les limites essentielles de l’engagement officiel des États-Unis dans l’Europe de l’après-guerre. Il n’y avait donc aucune perspective réelle à même de réaliser ce qui aurait été essentiel : élargir le concert européen naissant de 1925 pour en faire un système de sécurité euro-atlantique plus robuste et plus efficace. C’est au cours des négociations sur le pacte Kellogg-Briand que cette situation est devenue la plus évidente. 

Au printemps 1927, le ministre français des Affaires étrangères, Aristide Briand, a proposé à Washington un pacte bilatéral de paix perpétuelle, engageant les deux nations à « renoncer à la guerre comme instrument de politique nationale ». L’initiative de Briand a déclenché un processus complexe de négociations transatlantiques qui a abouti à un traité sans précédent mais finalement inefficace. Pressé par le mouvement américain de « proscription de la guerre », dont l’un des champions était son mentor politique, le sénateur républicain William Borah, globalement isolationniste, Kellogg a essentiellement dirigé ce processus en fonction des intérêts américains et des contraintes stratégiques qu’il s’était imposées dans une phase d’isolationnisme sélectif. En fin de compte, l’administration Coolidge n’a pas conclu avec Paris un « traité défensif » bilatéral qui aurait engagé les États-Unis à respecter le statu quo de l’après-guerre en Europe. Au lieu de cela, le 27 août 1928, elle s’est jointe à la Grande-Bretagne, à la France et à l’Allemagne, ainsi qu’à la Pologne, à la Tchécoslovaquie et au Japon, pour signer un pacte général de renonciation à la guerre, auquel ont également souscrit de nombreux autres États, et même, à terme, l’Union soviétique. Pourtant, ce qui est devenu le pacte Briand-Kellogg ne comportait aucun mécanisme international permettant de faire respecter les dispositions essentielles du traité ou d’imposer des sanctions à ceux qui s’écartaient de l’engagement de renoncer à la guerre en tant que moyen de politique internationale22.

Plus important encore, l’administration Hoover a décidé de s’abstenir de tout rôle de direction politique dans l’élaboration du plan Young et des négociations qui ont abouti à l’accord euro-atlantique le plus important avant la Grande Dépression : l’accord global, mais pas encore définitif, sur les réparations conclu lors de la première conférence de La Haye en août 1929. Le compromis élaboré à La Haye — par les puissances de Locarno, mais sans aucun participant américain — a également réglé l’aspect le plus critique de la question cardinale de la Rhénanie qui avait divisé la France et l’Allemagne. Il a été convenu que l’occupation franco-belge prendrait fin en juin 1930, bien avant la date limite de 1935 fixée par le traité de Versailles. Rétrospectivement, toutefois, ce règlement n’est pas seulement arrivé trop tard pour anticiper l’effondrement de l’ordre international qui s’en est suivi. Il était également moins important qu’il n’aurait pu l’être. Les limites des politiques américaines, notamment celles de l’administration Hoover nouvellement inaugurée, ont eu une influence significative sur ce résultat, avec des conséquences finalement désastreuses pour l’ordre naissant de l’après-guerre des années 1920. Il ne fait aucun doute que les décideurs américains ont opté pour le désengagement en partie parce qu’ils ne voulaient pas être impliqués dans des négociations politiques susceptibles de faire resurgir le spectre de l’allégement de la dette. Toutefois, leur attitude distante était également motivée par des considérations plus fondamentales. Hoover, en particulier, restait convaincu que le recours à une diplomatie européenne dépassée faisait partie du problème, et non de la solution. Il s’en tenait également à son credo selon lequel une véritable solution au différend sur les réparations et aux problèmes plus vastes de l’Europe dans l’après-guerre devait être fondée uniquement sur des « bases économiques », sans tenir compte outre mesure des « considérations politiques ». C’est précisément parce qu’ils ont défendu une attitude progressiste sur ces bases que les décideurs américains n’ont pas vu la nécessité de ce que leurs homologues européens, en particulier Stresemann et Briand, considéraient comme essentiel pour faire progresser la stabilisation de l’Europe : de nouveaux règlements globaux comprenant à la fois des éléments financiers et des éléments politiques23.

Hoover restait convaincu que le recours à une diplomatie européenne dépassée faisait partie du problème, et non de la solution. 

Patrick O. Cohrs

Hélas, ces réalisations durement acquises n’ont pas pu être rendues suffisamment solides pour résister aux ondes de choc de la crise économique mondiale. Cette calamité politico-économique sans précédent, destructrice et dont l’impact fut mondial, s’est transformée en une spirale vicieuse de crises successives que les responsables politiques internationaux n’ont finalement plus pu contrôler. Alors que les États européens avaient beaucoup de mal à contenir les conséquences de l’effondrement financier et économique et la montée en flèche du chômage, les réponses de l’administration Hoover à ce qui était devenu un processus de détérioration rapide ont été tardives et se sont révélées insuffisantes pour empêcher la désintégration de la paix euro-atlantique naissante des années 1920. Une fois que la Grande Dépression a éclipsé tout le reste, les États-Unis n’ont pas eu les moyens de prévenir l’effondrement de l’ordre international. De plus, les décideurs américains disposaient de moins en moins d’incitations ou de pouvoirs de sanction pour contrer — et encore moins pour inverser — la désintégration de la République de Weimar et le virage militariste et autoritaire du Japon. Il est toutefois important de comprendre que la crise mondiale du début des années 1930 n’a en rien prouvé que le système de Londres et de Locarno aurait été intrinsèquement défectueux ou encore que les progrès réalisés depuis 1923 auraient en réalité préparé le terrain pour les calamités qui ont englouti l’Europe et le monde après 1929. Mais ce que l’on peut affirmer c’est que la réticence des décideurs politiques et financiers américains à promouvoir une architecture internationale plus efficace en matière de politique et de finance a eu des répercussions tangibles — elle a joué un rôle décisif dans le fait que le krach de Wall Street a fini par se transformer en une crise mondiale de grande ampleur en 1931. Le comportement des États-Unis a en fait accéléré un revirement fondamental vers des politiques d’« auto-assistance » qui ont également touché l’Europe, l’Asie de l’Est et d’autres régions du monde et qui ont finalement corrodé le système international des années 1920. Le système financier et commercial mondial s’est dissous dans des blocs protectionnistes et des sphères d’influence nationales fermées. Le processus de « renationalisation », qui a entraîné des conséquences encore plus désastreuses, a également refondu la politique internationale. En dissolvant le concert européen, il a également rendu vaines les tentatives tardives et limitées de gestion de la crise par l’administration Hoover24.

Dans le domaine crucial de la sécurité internationale, la politique américaine a été fortement limitée par la réticence de Hoover à défendre, dans un contexte intérieur essentiellement isolationniste, des engagements stratégiques plus larges visant à sauver l’ordre euro-atlantique de l’après-guerre. Lorsque la dernière conférence de Genève sur le désarmement a commencé ses travaux en février 1932, l’administration Hoover était revenue à un non-engagement strict, prenant ses distances par rapport aux efforts de la Ligue visant à établir un régime général de limitation des armements. L’échec de la conférence de Genève qui s’ensuivit a pratiquement achevé la désintégration du système de Londres et de Locarno. Ce processus et la dissolution parallèle de la République de Weimar allaient finalement permettre à Hitler de lancer son assaut contre l’ordre mondial. L’exemple le plus frappant de l’incapacité des États-Unis à faire respecter l’ordre international à l’époque de la dépression ne s’est évidemment pas produit en Europe, mais après l’invasion japonaise de la Mandchourie en septembre 1931, qui a conduit à l’instauration du régime fantoche du Mandchoukouo en février 1932. L’administration Hoover a refusé de participer aux sanctions internationales contre le Japon et n’a jamais protesté avec force contre les violations japonaises du traité des neuf puissances du système de Washington et de ses garanties pour l’intégrité de la Chine. La réponse américaine s’est finalement limitée à la doctrine Stimson, qui stipulait que les États-Unis ne reconnaîtraient ni le régime du Mandchoukouo ni aucun autre changement forcé du statu quo en Asie de l’Est. Le secrétaire d’État Stimson avait lui-même préconisé une politique plus ferme. Mais Hoover n’était pas prêt à accepter des mesures militaires ou économiques pour faire appliquer la nouvelle doctrine, notamment parce qu’il craignait l’opposition du Congrès. L’expansion de la crise a également scellé le destin du système de Washington. Malgré le compromis naval de la conférence de Londres de 1930, cette pierre angulaire de l’ordre de paix naissant des années 1920 avait déjà été érodée par la rivalité sous-jacente entre les puissances anglo-américaines et les objectifs agressifs de l’armée japonaise et de ses alliés politiques.

L’échec de la conférence de Genève a pratiquement achevé la désintégration du système de Londres et de Locarno.

Patrick O. Cohrs

Tragiquement, les remarquables réalisations de l’ère de Washington, Londres et Locarno allaient donc être détruites au cours des années 1930, d’abord par l’expansionnisme du Japon militariste et autoritaire, ensuite par la politique fasciste de Mussolini et enfin, de manière décisive, par la descente sans précédent de l’Allemagne hitlérienne dans la barbarie, plongeant le monde dans un second conflit mondial — encore plus abominable que le premier. Pourtant, ce qui avait été conceptualisé et poursuivi dans les années 1920 a, à bien des égards, préparé le terrain pour le système de paix et la communauté euro-atlantique qui allaient être construits après cette guerre, sur les bases du Programme de relance européen et de l’Alliance de l’Atlantique Nord, et qui allaient être développés au cours de la seconde moitié du long vingtième siècle. Dans un sens plus large, tant les avancées de l’après-Première Guerre mondiale que l’incapacité à les préserver pendant la Grande Dépression sont porteuses de leçons fondamentales pour le présent — des leçons qui semblent particulièrement pertinentes aujourd’hui, à un moment où l’approximation la plus proche d’un ordre mondial fondé sur des règles est soumise à une pression si éminente, à la fois de l’extérieur et de l’intérieur.

Sources
  1. Pour différentes perspectives sur ces questions, cf. R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1963 ; C. Calier, G.H. Soutou (eds.), 1918–1925 : Comment faire la paix ?, Paris, Economica, 2001) ; J. Mearsheimer, The Tragedy of Great Power Politics, New York, W. W. Norton & Company, 2001 ; A. Tooze, The Deluge, London, Penguin, 2014 ; P. Jackson, W. Mulligan, G. Sluga (eds.), Peacemaking and International Order after the First World War, Cambridge, Cambridge University Press, 2023) ; P. Grosser (ed.), Histoire mondiale des relations internationales : De 1900 à nos jours, Paris, Bouquins, 2023.
  2. E. Hobsbawm, The Age of Extremes, London, Michael Joseph, 1994 ; A.J. Mayer, Politics and Diplomacy of Peacemaking, New York, Knopf, 1967 ; O.A. Westad, The Cold War. A World History, London, Penguin, 2018.
  3. Pour une élaboration de cette interprétation, cf. P.O. Cohrs, The New Atlantic Order. The Transformation of International Politics, 1860–1933, Cambridge, Cambridge University Press, 2022, pp. 1–8, 16–40.
  4. Ibid., pp. 934-98. Cf. aussi P.O. Cohrs, The Unfinished Peace after World War I, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
  5. P.O. Cohrs, op. cit., 2022, pp. 999–1005.
  6. P.O. Cohrs, op. cit., 2022, pp. 41–168 ; C. Clark, The Sleepwalkers, London, Allen Lane, 2012.
  7. P.O. Cohrs, op. cit., 2022, pp 4-8, 34-37.
  8. P.O. Cohrs, op. cit., 2022, 999–1005.
  9. W. Keylor, The Twentieth-Century World and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 2011 ; J. Mearsheimer, op. cit., pp. 42–51.
  10. J.M. Keynes, The Economic Consequences of the Peace, New Tork, Harcourt Brace and Howe, 1920 ; A. Tooze, op. cit., pp. 8-16.
  11. P.O. Cohrs, op. cit., 2022, pp. 18–22, 322–333.
  12. P.O. Cohrs, op. cit., 2022, pp. 317–22, 573–6 ; E. Manela, The Wilsonian Moment, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; S. Pedersen, The Guardians, Oxford, Oxford University Press, 2015 ; J. Leonhard, Der überforderte Frieden, Munich, C.H. Beck, 2018 ; A. Getachew, Worldmaking after Empire, Princeton, Princeton University Press, 2020.
  13. P.O. Cohrs, op. cit., 2022, pp. 650–877.
  14. Z.S. Steiner, The Lights That Failed, Oxford, Oxford University Press, 2005, pp. 15–16, 68–70.
  15. P.O. Cohrs, op. cit., 2022, pp. 878–99.
  16. Discours de Hugues du 29 Décembre 1922, 4 Septembre 1923 et 30 Novembre 1923, in C.E. Hughes, The Pathway of Peace, New York, Harper and Brothers, 1925, pp. 8, 50-53.
  17. P.O. Cohrs, op. cit., 2006, pp. 154-86 ; P.O. Cohrs, op. cit., 2022, pp. 934-944.
  18. A. Iriye, After Imperialism, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1965 ; P.O. Cohrs, op. cit., 2022, p. 936.
  19. E.H. Carr, The Twenty Years’ Crisis, 1919–1939, London, Macmillan, 1939.
  20. J. Stalin, Works, Vol. VII, Moscou, Foreign Languages Publishing et Lawrence and Wishart, 1952-54, p. 282.
  21. Pour des interprétations différentes voir P.O. Cohrs, op. cit., 2022, pp. 945-60 et Z.S. Steiner, op. cit., 2005, pp. 240 et suivantes., pp. 387 et suivantes.
  22. P.O. Cohrs, op. cit., 2026, pp. 448-76.
  23. P.O. Cohrs, op. cit., 2022, pp. 983-91.
  24. Pour des perspectives différentes voir A. Tooze, op. cit., 2014, pp. 487-507 et P.O. Cohrs, op. cit., 2022, pp. 991-8.