À la fin du XXe siècle, un petit nombre d’institutions internationales en sont venues à exercer une influence considérable sur les politiques économiques nationales de nombreux États dans le monde. Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, en particulier, ont conditionné l’aide aux États membres à un large éventail de réformes, aux conséquences politiques et sociales souvent profondes. De l’Afrique à l’Amérique latine en passant par l’Asie, les prêts étaient liés à l’équilibre des budgets publics, à la privatisation des industries d’État, à la suppression des réglementations et à la réduction des droits de douane. 

Le FMI a développé ces capacités au cours de deux décennies d’agitation mondiale, avec la crise de la dette du tiers monde dans les années 1980 et 1990, l’effondrement de l’Union soviétique et la crise financière asiatique de 1997-1998. Dans le même temps, il a été confronté à une crise de légitimité. Dans le monde entier, le FMI a été critiqué pour son ingérence dans la politique intérieure et sa volonté d’imposer des politiques néolibérales aux États du Sud et de l’ancien bloc communiste. Dans les années 2000, conscients de la mauvaise réputation de l’institution, certains responsables du Fonds ont affirmé que son aide serait désormais assortie de moins de conditions. Mais lorsque les conditions sont devenues plus souples, c’est généralement parce que le pays bénéficiaire des prêts avait déjà entrepris tellement de réformes de libéralisation que seules quelques mesures restaient à mettre en œuvre. Et alors que certains membres du FMI insistent de plus en plus sur le fait que l’institution a abandonné son néolibéralisme doctrinaire, elle continue à exiger les mêmes mesures d’austérité de grande envergure lorsque les États lui demandent de l’aide, même au plus fort de la pandémie de Covid-19.

Aujourd’hui, si le FMI reste la seule institution financière internationale disposant des ressources nécessaires pour faire face à des crises financières graves, seuls les États les plus désespérés font généralement appel à lui. Il est probable que d’autres le feront dans les mois à venir, alors que les banques centrales, au premier rang desquelles la Réserve fédérale américaine, augmentent les taux d’intérêt, rendant le service de la dette souveraine beaucoup plus cher. Du Sri Lanka au Pakistan en passant par le Ghana, de nombreux pays connaissent aujourd’hui une situation de surendettement extrême, ce qui laisse présager une nouvelle vague mondiale de défaut de paiement des dettes souveraines. Après les dernières crises mondiales de la dette des années 1980 et 1990, qui ont vu le FMI s’immiscer dans les politiques internes les plus sensibles de certains de ses États membres, une réaction généralisée s’est manifestée contre ce qui était considéré comme une ingérence de sa part. Afin d’éviter les renflouements du FMI, plusieurs États ont cherché d’autres moyens de se prémunir contre l’instabilité financière, notamment en accumulant de grandes quantités de réserves de change. Ce fut le cas non seulement pour les rivaux des États-Unis comme la Chine et la Russie, mais aussi pour de nombreux marchés émergents et pays en développement à faible revenu, dont la Corée du Sud et le Brésil.

Alors que certains membres du FMI insistent de plus en plus sur le fait que l’institution a abandonné son néolibéralisme doctrinaire, elle continue à exiger les mêmes mesures d’austérité de grande envergure lorsque les États lui demandent de l’aide, même au plus fort de la pandémie de Covid-19.

Jamie Martin

Cette stratégie fut loin d’être indolore : elle a détourné l’argent des investissements publics et des programmes de réduction de la pauvreté dans les pays à faible revenu et a canalisé les capitaux du Sud vers des investissements dans la dette publique du Nord. Mais pour certains États, l’alternative — accepter un prêt conditionnel d’une institution dominée par le Trésor américain — pouvait paraître encore pire. 

Alors que l’ampleur des défis mondiaux du XXIe siècle ne fait que croître, l’idéal d’une coopération financière internationale qui n’implique pas ces exigences interventionnistes et impopulaires sur les politiques nationales ne paraît guère plus proche de la réalisation qu’auparavant. Jusqu’à présent, aucune forme stable et légitime de gouvernance économique mondiale pour naviguer dans une économie mondiale instable n’a été trouvée. 

Que faut-il faire ? La réponse dépend en partie de la façon dont nous racontons l’histoire de la crise de la gouvernance économique mondiale. Une version populaire de l’histoire envisage la crise sous l’angle de la montée du néolibéralisme. Selon ce point de vue, les institutions de Bretton Woods, créées en 1944 à l’apogée du consensus keynésien du milieu du vingtième siècle — y compris le FMI et la Banque mondiale — ne se sont transformées en véhicules d’ingérence qu’à partir des années 1970. Après que Nixon eut mis fin à la convertibilité du dollar en or en 1971, le FMI et la Banque mondiale perdirent leurs mandats d’origine et l’État américain les utilisa pour superviser une révolution du marché mondial. Auparavant, ces institutions avaient représenté ce que le politologue John Ruggie a appelé « le compromis du libéralisme intégré » au cœur de l’ordre économique d’après-guerre — un système à la fois multilatéral et révolutionnaire, car il accordait aux États une plus grande autonomie pour mener des politiques économiques et sociales ambitieuses qu’avant les années 1930, lorsque l’étalon-or avait considérablement limité la gestion de leurs économies nationales.

La morale de cette histoire est essentiellement nostalgique : si nous abandonnions le néolibéralisme actuel, ces institutions pourraient fonctionner à nouveau comme les véhicules légitimes de la coopération internationale qu’elles étaient autrefois. L’objectif, en bref, devrait être de retrouver un âge d’or perdu de la gouvernance économique mondiale. 

Mais se concentrer sur le tournant néolibéral de l’après-guerre, aussi important qu’il ait été, masque les défauts des institutions libérales du milieu du XXe siècle, défauts qui apparaissent plus clairement lorsque l’on remonte plus loin dans le temps. Les premiers efforts internationaux pour gouverner l’économie mondiale remontent en fait à des décennies avant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les empires du XIXe siècle se sont adaptés à un ordre mondial transformé par la Première Guerre mondiale. Bien qu’elle ait été exacerbée par la révolution néolibérale, l’émergence d’un FMI interventionniste est ancrée dans ce processus à plus long terme d’adaptation impériale aux nouvelles formes de politique de masse et à la montée de l’autodétermination au début du XXe siècle.

Les premiers efforts internationaux pour gouverner l’économie mondiale remontent en fait à des décennies avant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les empires du XIXe siècle se sont adaptés à un ordre mondial transformé par la Première Guerre mondiale.

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En d’autres termes, l’idée d’une ère stable de la coopération internationale au milieu du XXe siècle qu’il s’agirait seulement de réactiver aujourd’hui est un mythe. Depuis leur apparition en 1918, les institutions économiques internationales ont toujours été taxées d’ingérence, et elles ont toujours été étroitement liées aux prérogatives des empires. Contrairement aux organismes internationaux chargés d’empêcher les ministères des affaires étrangères qui se chamaillent de déclarer la guerre, leur travail consistait à s’immiscer dans des questions nationales litigieuses. Même lorsque des limites ont été imposées à leur pouvoir, ces institutions ont eu tendance, avec le temps, à devenir plus interventionnistes, car leurs décisions se répercutaient à de nombreux niveaux de la vie politique, sociale et économique des États et des empires. Si l’on veut construire aujourd’hui des institutions véritablement coopératives pour la gouvernance économique mondiale, il est essentiel de comprendre et de prendre en compte cet héritage.

© Tommaso Picone

Le tournant de cette histoire n’est pas la Seconde Guerre mondiale, mais la Première. C’est à ce moment-là que les institutions économiques internationales — pour la première fois dans l’histoire — commencent à intervenir dans les décisions économiques nationales les plus importantes de certains de leurs États membres. Ce faisant, ces institutions ont supervisé une transformation majeure de la souveraineté et de l’ordre international, remodelant les anciens outils de l’impérialisme financier pour une nouvelle ère d’autodétermination. Cette ère d’ingérence internationale dans l’élaboration des politiques économiques nationales a longtemps été minimisée, en grande partie parce que les institutions internationales de l’entre-deux-guerres étaient considérées comme des échecs. Si on les compare à leurs objectifs, qui étaient de sauver le monde de la dépression et d’empêcher le déclenchement d’une guerre, on ne peut tirer aucune autre conclusion. Mais les historiens ont récemment montré comment les expériences internationalistes de ces années ont jeté les bases de l’ordre international de l’après-1945. Parallèlement aux développements de la réglementation internationale en matière de santé publique, de migration, de gestion des réfugiés et de lutte contre la contrebande, les efforts visant à encadrer le capitalisme mondial ont été inaugurés au cours des années tumultueuses qui séparent les deux guerres mondiales — et non dans les années 1940.

Ces premières institutions économiques internationales ont été conçues pour défendre le capitalisme et stabiliser un ordre international dominé par les Européens que la Première Guerre mondiale avait plongé dans la tourmente. Leurs pouvoirs ont été façonnés en fonction des prérogatives de quelques gouvernements européens et de banques centrales — principalement celles des puissances alliées victorieuses, bien que des intérêts privés américains et parfois des autorités publiques aient également joué un rôle dans leur genèse. La plus importante de ces institutions a été la Société des Nations, conçue en partie par le président américain Woodrow Wilson, et fondée en 1920, mais à laquelle les États-Unis n’ont jamais adhéré. Les quarante-deux membres fondateurs de la Société s’étendaient de l’Empire britannique et d’une grande partie de l’Europe à l’Argentine, Cuba, la Chine et le Japon. La première banque internationale du monde, la Banque des règlements internationaux, a adhéré à la SDN en 1930, et divers organismes intergouvernementaux ont rapidement vu le jour pour faciliter la production et l’échange de matières premières et de produits agricoles tels que l’étain, le caoutchouc et le blé. Dans le sillage de ces évolutions, l’intervention internationale est devenue une routine, les marchés mondiaux s’inscrivant dans de nouveaux cadres juridiques et institutionnels, soutenus par une poignée d’États, d’empires et de grandes banques.

L’intervention internationale est devenue une routine, les marchés mondiaux s’inscrivant dans de nouveaux cadres juridiques et institutionnels, soutenus par une poignée d’États, d’empires et de grandes banques.

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Ces institutions ont été à l’origine de pouvoirs interventionnistes similaires à ceux des actuels FMI, Banque mondiale et autres organisations. À titre d’exemple, la première fois qu’une institution internationale a subordonné l’octroi de prêts à l’engagement d’un gouvernement à mettre en œuvre un programme d’austérité intérieure et d’indépendance de la banque centrale remonte au début des années 1920, lorsque la Société des Nations a supervisé des programmes de reconstruction financière dans les anciens territoires des Ottomans et des Habsbourg, notamment en Autriche et en Hongrie. Les banquiers et les fonctionnaires impliqués dans ces programmes les considéraient comme essentiels pour éviter le chaos financier dans les régions instables d’Europe, la marche vers l’ouest du bolchevisme, le déclenchement d’une nouvelle guerre ou des changements territoriaux majeurs qui auraient compromis le fragile équilibre d’après-guerre. 

De la même manière, la première fois que des investissements privés ont été dirigés vers un programme de développement international remonte aux années 1923-24, à la suite de la crise des réfugiés en Grèce après la guerre avec la Turquie, lorsque la SDN a supervisé la dépense d’un important prêt étranger pour un projet de développement agricole, infrastructurel et de logement. Ce projet impliquait une commission dirigée par des étrangers, détachée du gouvernement grec, qui contrôlait essentiellement les moyens de subsistance économiques d’une importante et toute nouvelle partie de la population grecque. Quant à la première grande organisation intergouvernementale visant à contrôler la production et les prix des produits de base, comme le fait aujourd’hui l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) avec le pétrole, elle fut créée au début des années 1930 avec deux autres produits — l’étain et le caoutchouc — alors que les responsables coloniaux britanniques et néerlandais cherchaient à contenir les soulèvements des travailleurs dans les colonies d’Asie du Sud-Est et à répondre aux demandes des lobbies commerciaux. Le point commun de ces efforts tient aux demandes substantielles qu’ils formulaient à l’égard des politiques économiques, des ressources et des informations des puissances souveraines, dans le but de stabiliser un système capitaliste mondial qui avait été bouleversé par la Première Guerre mondiale et ses répercussions. 

Bien sûr, il y a bien longtemps que les ministères des affaires étrangères, les entreprises et les banques collaboraient par-delà les frontières nationales, mais sans pour autant permettre aux institutions internationales de toucher aux intérêts économiques vitaux d’États puissants. Au-delà des frontières de l’Europe, peu d’États ont été isolés des demandes extérieures ; pendant des siècles, les empires ont violemment convoité les richesses et les ressources du monde non-européen. Même lorsque leurs incursions n’allaient pas jusqu’à l’annexion coloniale, les puissances impériales, y compris les États-Unis, ont forcé de nombreux pays à ouvrir leurs espaces intérieurs aux acteurs étrangers, que ce soit en Chine, au Moyen-Orient, en Amérique latine, dans les Caraïbes ou à la périphérie des Balkans. En effet, au XIXe siècle, les banques et les empires qui les protégeaient ont perfectionné l’art de se mêler des affaires des autres pays sans s’engager dans une colonisation pure et simple. Les premières institutions multilatérales de contrôle financier étaient en fait des commissions de la dette créées à la demande des investisseurs européens en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, à partir des années 1860. Ces outils de l’impérialisme financier informel permettaient aux représentants des banques et des gouvernements étrangers d’exercer des pouvoirs étendus sur les revenus et les budgets des emprunteurs souverains considérés comme présentant un risque élevé de défaillance. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, les précédents de pays forts violant la souveraineté des faibles au nom du pouvoir et du profit ne manquent pas.

Même lorsque leurs incursions n’allaient pas jusqu’à l’annexion coloniale, les puissances impériales, y compris les États-Unis, ont forcé de nombreux pays à ouvrir leurs espaces intérieurs aux acteurs étrangers, que ce soit en Chine, au Moyen-Orient, en Amérique latine, dans les Caraïbes ou à la périphérie des Balkans.

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Pourtant, les institutions de l’après-guerre comme la SDN étaient censées être des mécanismes de coopération entre des entités formellement souveraines, et non simplement de nouvelles formes de coercition impériale. Une nouvelle ère d’autodétermination se profilait. L’effondrement de vieux empires comme la Russie et l’Autriche-Hongrie avait donné naissance à de nouveaux États qui protégeaient soigneusement leur souveraineté. Ces transformations de l’ordre mondial se déroulent parallèlement à des changements idéologiques et politiques au niveau national. De nombreux gouvernements deviennent plus démocratiques à mesure que les restrictions au droit de vote en fonction de la classe sociale et du sexe tombent et que les partis socialistes s’implantent dans les parlements. Il devient alors plus difficile que jamais pour les gouvernements de justifier l’incursion d’acteurs étrangers dans leurs politiques nationales, même si les élites nationales puissantes reconnaissent parfois que cela peut être utile pour réduire l’opposition nationale à l’austérité ou à d’autres réformes controversées.

Au début du XXe siècle, la notion de souveraineté formelle protégeant les États de l’influence des acteurs étrangers est profondément ancrée dans le droit international. Cette conception de la souveraineté — en tant que protection des espaces intérieurs contre les ingérences extérieures — s’est d’abord développée dans le contexte des questions religieuses au début de la période moderne, puis s’est concentrée sur la question de savoir si les changements constitutionnels, les révolutions et les guerres civiles dans certains États pouvaient être écrasés par d’autres États. À la fin du XIXe siècle, le droit de non-ingérence a été largement considéré comme s’étendant également aux mesures économiques, même lorsqu’elles affectaient le bien-être d’autres pays, comme par exemple les tarifs douaniers, la fiscalité, les monnaies et les dépenses publiques. 

Or ce sont là exactement les domaines qui semblaient devoir faire l’objet d’une intervention au lendemain de la Première Guerre mondiale alors qu’une série de banquiers occidentaux, de fonctionnaires et de technocrates internationalistes (principalement issus des puissances alliées victorieuses) incitaient les gouvernements à s’engager dans une politique de restriction budgétaire, à limiter les barrières commerciales et à superviser une politique monétaire saine. Les demandes d’autodétermination étant devenues une matrice idéologique puissante, ces efforts pour gouverner l’économie mondiale posèrent un nouveau problème : comment contraindre les gouvernements d’États souverains à renoncer à une autonomie totale en matière de politiques, de ressources et d’institutions internes sans pour autant paraître insulter leur fierté nationale et leurs revendications à l’auto-détermination ?

Ces innovations en matière de gouvernance mondiale étaient controversées précisément parce qu’elles semblaient être poursuivies dans le sillage de l’impérialisme.

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Ces innovations en matière de gouvernance mondiale étaient controversées précisément parce qu’elles semblaient être poursuivies dans le sillage de l’impérialisme. Dans un ordre mondial profondément inégalitaire, comment un État souverain pouvait-il exposer ses intérêts internes à une intervention extérieure sans perdre sa puissance et son autonomie ? Comment pouvait-il permettre à une institution représentant les intérêts de gouvernements rivaux, de banques centrales ou de capitalistes d’exercer la moindre influence sur sa politique intérieure ? S’engager dans une telle coopération internationale allait au-delà du simple fait de signer des traités ; cela impliquait de donner à une institution le pouvoir de porter des jugements sur les questions intérieures les plus sensibles de l’économie politique. Et de fait, toute tentative de transcender la souveraineté économique des États s’est heurtée à une résistance farouche — de la part des élites politiques, des banquiers, des travailleurs et des entreprises. Tout en menant leurs propres batailles, ces acteurs se sont demandés si les nouvelles institutions proposaient une forme d’internationalisme authentique ou simplement une méthode ingénieuse pour recycler ou justifier l’empire.

L’exemple des premiers prêts conditionnels accordés par la SDN dans les années 1920 aux puissances centrales vaincues comme l’Autriche et la Hongrie est éclairant. Contrairement aux institutions qui virent le jour plus tard, comme le FMI et la Banque mondiale, la SDN n’avait pas d’accès direct aux capitaux qu’elle pouvait prêter. Ce qu’elle pouvait faire — et dont elle ne se priva pas — c’est agir comme un médiateur entre les prêteurs étrangers et les États membres en nommant des conseillers auprès des gouvernements bénéficiaires pour contrôler leurs budgets. Les responsables de la SDN soutenaient que ce mécanisme de surveillance améliorerait le crédit des pays bénéficiaires et les rendrait moins susceptibles de se trouver en défaut de paiement en veillant à ce qu’ils s’engagent à appliquer les politiques largement considérées comme nécessaires à la stabilisation financière : réduction des dépenses publiques, augmentation des impôts, fin de l’impression de la monnaie, soustraction des banques centrales au contrôle politique et retour à l’étalon-or. Pour ce faire, il fallait adapter une forme de contrôle financier semi-colonial auparavant réservé aux débiteurs souverains situés en dehors de l’Europe ou de sa périphérie balkanique supposément sous-développée. 

Toutefois, la perspective d’établir des commissions de la dette publique à Vienne ou à Berlin, comme celles créées des décennies auparavant en Chine, en Égypte et dans l’Empire ottoman, était extrêmement controversée. Elle remettait en cause les frontières imaginaires entre le monde européen dit « civilisé » et le monde non-européen. En exposant les pays européens à une forme d’ingérence étrangère que les banquiers européens (et les empires qui protégeaient leurs intérêts) avaient depuis longtemps imposée aux régions du monde qualifiées d' »arriérées », la souveraineté des pays européens se trouvait plongée dans la confusion — tout comme leur position dans l’ordre international d’après-guerre. Les outils mis au point pour la périphérie avaient été introduits dans le centre. 

Les outils mis au point pour la périphérie avaient été introduits dans le centre. 

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De l’Amérique latine à la Chine en passant par l’Inde, les critiques ont vu dans ce nouveau type de gouvernance internationale un peu plus qu’une tentative de dissimuler des pratiques impériales archaïques. En réalité, après avoir pris conscience de la perte d’autonomie des bénéficiaires des prêts de stabilisation de la SDN, de nombreux pays ont rejeté pareilles propositions d’aide. Même dans sa recherche désespérée de capitaux, par exemple, le gouvernement nationaliste qui a pris le pouvoir en Chine à la fin des années 1920 a refusé d’envisager tout prêt assorti des mêmes exigences que celles que la SDN avait imposées à l’Autriche et à la Hongrie. De même, dans les années 1930, le gouvernement du Liberia a rejeté un projet d’assistance technique de la SDN en raison de l’ingérence de grande envergure qu’il entraînerait dans les affaires intérieures de l’un des seuls États africains souverains membres de la SDN. Du Portugal à la Yougoslavie en passant par la Pologne, les États ont décidé l’un après l’autre que la préservation de leur autonomie était plus importante que l’acceptation de prêts assortis d’exigences onéreuses en matière de politique intérieure. Cette résistance a constitué un prélude à la levée de boucliers contre le mécanisme de conditionnalité du FMI mis en place plusieurs décennies plus tard. 

Malgré cette résistance farouche, cette nouvelle forme de diplomatie des banquiers finit par l’emporter. Une pratique durable de gouvernance internationale était née — une pratique qui continue de façonner les relations entre débiteurs et créanciers aujourd’hui. 

Ces mêmes questions de souveraineté et d’ingérence ont occupé le devant de la scène lors des négociations qui ont abouti aux accords de Bretton Woods, au milieu du siècle dernier. On oublie souvent ce point dans l’histoire de Bretton Woods — qui tend à se concentrer sur la façon dont l’économiste britannique John Maynard Keynes s’est battu avec son homologue américain, l’économiste du Trésor Harry Dexter White, dans le but de créer un système monétaire international qui stabiliserait les monnaies, éviterait un désastre de la balance des paiements pour la Grande-Bretagne et concilierait la stabilisation financière internationale avec les politiques nationales de plein emploi et de welfare. Le compromis auquel ils sont parvenus fut, à quelques modifications près, ratifié à la conférence de Bretton Woods en juillet 1944.

Cependant, loin de marquer une rupture radicale avec le système économique mondial d’avant-guerre, Bretton Woods est intervenu dans les différends en cours sur la manière dont les institutions internationales pouvaient exercer un pouvoir légitime sur des États souverains sans les soumettre à l’ingérence de gouvernements étrangers et d’intérêts privés. En concevant le FMI, Keynes et ses pairs ont cherché à s’assurer que l’institution respectait l’autonomie économique de ses États membres en se tenant à l’écart de leurs politiques fiscales et monétaires nationales, d’autant plus qu’il devenait évident que les représentants américains de l’institution seraient en mesure d’exercer un droit de veto effectif sur ses décisions ; son champ d’action devait se limiter à ce que Keynes appelait « le terrain international ». Ils cherchaient à éviter tout ce qui ressemblait au style de prêt de la SDN, qui impliquait clairement la possibilité que l’Empire britannique, affaibli par la guerre, soit confronté au genre de contrôles étrangers autrefois réservés aux ennemis vaincus de la Grande-Bretagne.

Mais si les Britanniques furent rassurés sur le fait que le FMI ne se doterait pas de tels pouvoirs, leurs efforts pour empêcher une organisation interventionniste n’aboutirent pas. Peu après sa création, le FMI retourna progressivement au style archaïque de la diplomatie des banquiers, en subordonnant l’accès à ses ressources à des demandes de plus en plus intrusives concernant des politiques économiques nationales sensibles. Dès le début des années 1950, la promesse de pouvoir accéder aux capitaux a permis au FMI d’exercer une influence considérable sur les politiques de certains de ses États membres, alors que les banquiers de Wall Street — qui avaient vu leur influence temporairement réduite pendant la guerre — ont progressivement acquis plus de pouvoir au sein de l’institution. Il n’est pas surprenant que les exigences du FMI à l’égard des États bénéficiaires de son aide aient été, dans un premier temps, plus importantes dans les régions traditionnelles de l’empire informel américain et européen, notamment en Amérique latine. Si les représentants européens ont eu recours aux ressources du FMI, c’est en dehors de l’Europe que les conditions fiscales et monétaires d’accès aux capitaux du FMI ont été les plus importantes, de la Bolivie au Chili en passant par le Paraguay.

Peu après sa création, le FMI retourna progressivement au style archaïque de la diplomatie des banquiers, en subordonnant l’accès à ses ressources à des demandes de plus en plus intrusives concernant des politiques économiques nationales sensibles.

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Ces pratiques se sont poursuivies tout au long des années 1950 et 1960, alors que le FMI affinait ses méthodes pour assortir les prêts de conditions par le biais de ce qu’on appelle les « stand-by arrangements » (accords de confirmation) et qu’il concentrait ses efforts principalement sur la fourniture d’une assistance financière aux pays du monde dit en développement. Après l’effondrement du système de Bretton Woods au début des années 1970, les pratiques de prêts conditionnels du FMI ont pris de l’ampleur, conduisant à l’émergence de la logique interventionniste au sein du Fonds, que nous connaissons aujourd’hui. Au cours des années 1980, la portée de l’institution dans les affaires intérieures de certains États membres s’est considérablement élargie, dépassant les questions fiscales et monétaires pour inclure également des réformes structurelles majeures : privatisation, libéralisation du commerce, dérégulation, imposition de l’indépendance de la banque centrale et modifications des politiques sociales et du droit du travail. Bien que ces pouvoirs soient plus étendus que ceux que le FMI avait jamais exercés auparavant, leur apparition n’a pas attendu la montée du néolibéralisme : ils ont toujours été latents dans la configuration du FMI. 

Un des effets de cette perspective plus longue est de jeter un froid sur toute tentation d’être nostalgique à l’égard du milieu du XXe siècle. Les institutions économiques internationales créées en 1944 n’étaient pas les premières du genre, et elles ne respectaient pas l’autonomie de tous leurs États membres. Le « libéralisme intégré » était au mieux une doctrine limitée, pertinente principalement pour les États de l’Atlantique Nord dans sa version la plus solide. Après 1945, une grande partie du monde a continué à vivre dans les confins d’empires coloniaux, et non d’États-nations souverains, où l’autonomie politique était faible. Les pays qui ont accédé à l’indépendance formelle ont rarement vu leur nouveau statut juridique se traduire immédiatement par une absence de pressions extérieures. Mais surtout, les nouvelles institutions de Bretton Woods n’ont jamais, dans la pratique, renoncé à leur pouvoir d’intervention dans les affaires intérieures des États. Pratiquement dès que le FMI a commencé à fournir une assistance financière aux États membres d’Amérique latine, la réception de cette aide a été subordonnée à des réformes austéritaires et anti-inflationnistes. Même après l’abandon de l’étalon-or, divers pays ont continué à subir des pressions disciplinaires externes, désormais appliquées par des institutions intergouvernementales exerçant des jugements discrétionnaires qui étaient inéluctablement politiques. Ces institutions étaient moins les défenseurs d’une reconfiguration radicalement nouvelle de la souveraineté, de la démocratie et du capitalisme global que les héritières d’un impérialisme financier informel d’ancien régime, actualisé à l’ère de la suprématie américaine.

Le pendant de cette renonciation à la nostalgie doit être une confrontation lucide et ambitieuse avec les réalités de la gouvernance mondiale du capitalisme du XXIe siècle. Les défis sont bien plus importants que ne le laissent parfois entendre les histoires schématiques de la rupture néolibérale. À la lumière des profonds déséquilibres de pouvoir à l’échelle mondiale, la capacité à intervenir dans les affaires économiques internes d’un autre État, que ce soit directement ou indirectement, a toujours entraîné des problèmes de légitimité majeurs, compromettant complètement le projet de coopération économique internationale. L’un des plus grands défis des internationalistes a été de convaincre les États de renoncer à une partie de leur souveraineté au nom de la coopération, tout en affirmant l’existence d’un domaine qui n’appartient qu’à l’État seul. Ces efforts sont menacés lorsque ces sacrifices ne sont pas exigés de tous les États mais seulement de ceux qui sont perçus comme occupant une position subordonnée dans l’ordre mondial, et lorsqu’ils sont conçus pour promouvoir des profits privés et les objectifs stratégiques d’États concurrents plutôt qu’une véritable forme de coopération internationale. Le fait que ce problème, sous diverses formes, persiste depuis plus d’un siècle suggère que de simples réformes des institutions existantes ne suffiront pas à produire une forme plus stable et légitime de gouvernance économique mondiale.

L’un des plus grands défis des internationalistes a été de convaincre les États de renoncer à une partie de leur souveraineté au nom de la coopération, tout en affirmant l’existence d’un domaine qui n’appartient qu’à l’État seul.

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Mais ce même manque pourrait également inciter à une réflexion plus ambitieuse sur la manière de concevoir une nouvelle architecture de coopération internationale qui dépasse les institutions du vingtième siècle et les héritages de l’empire.

Quelles en seraient les implications ?

Une première étape consisterait à étendre et à consolider les formes existantes d’assistance financière aux États qui n’impliquent pas les mêmes exigences coûteuses en matière de politique intérieure. Il existe déjà une telle méthode au sein du FMI : Les droits de tirage spéciaux (DTS), qui fournissent des liquidités inconditionnelles à tous les États membres, pour des montants déterminés par leurs quotas. Alors que le FMI a alloué 650 milliards de dollars de DTS en août 2021, seule une petite partie de cette somme est allée aux pays à faible revenu qui en avaient le plus besoin. L’opposition du Congrès rend toutefois improbable l’approbation d’un montant supérieur à cette somme, en grande partie parce que ces actifs sont fournis non seulement aux partenaires des États-Unis, mais aussi à des rivaux comme l’Iran et la Chine. L’État américain n’est pas uniformément opposé à l’assistance financière inconditionnelle : lors de graves crises en 2008 et 2020, la Réserve fédérale a mis à la disposition des banques centrales étrangères des milliards de dollars sans conditions dans le cadre d’accords d’échange de devises. Mais cet argent n’est allé qu’à un nombre restreint de pays, principalement des partenaires proches des États-Unis.

Le minimum requis serait un véritable filet de sécurité financier mondial qui ne lierait pas le sort des débiteurs aux caprices stratégiques des grandes puissances. Malgré ses défauts, le FMI est la seule institution multilatérale existante qui pourrait, du moins en théorie, fonctionner à cette échelle. Mais le capital dont dispose le Fonds n’est pas à la hauteur des défis qu’il doit relever. Les efforts visant à augmenter la taille des quotes-parts des membres — et à rééquilibrer la part de ces quotes-parts pour rendre le processus décisionnel de l’institution plus représentatif — ont été bloqués par ses directeurs américains. Le fait que les États-Unis disposent d’un droit de veto au FMI signifie que la nature sclérosée de la politique intérieure américaine joue un rôle clef dans la détermination de ce que cette institution officiellement mondiale peut et ne peut pas faire. Et cela garantit que les principales décisions du FMI, malgré sa nature multilatérale, sont en fin de compte façonnées par les impératifs stratégiques des États-Unis.

Le fait que les États-Unis disposent d’un droit de veto au FMI signifie que la nature sclérosée de la politique intérieure américaine joue un rôle clef dans la détermination de ce que cette institution officiellement mondiale peut et ne peut pas faire.

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Tant que le FMI restera dominé par ses représentants américains, il est peu probable que les nombreux nouveaux programmes de solutions technocratiques débouchent sur des changements significatifs. Il est essentiel d’exercer une pression réelle pour que les décideurs politiques soutiennent une transformation fondamentale de la manière dont le pouvoir est distribué et dont les décisions sont prises dans ses murs. Sur le long terme, une politique revitalisée d’internationalisme économique, ancrée dans les mouvements sociaux existants et nouveaux, est nécessaire pour faire pression en faveur de nouvelles institutions qui font avancer des objectifs ambitieux — qu’il s’agisse de canaliser le capital vers des transitions à faible émission de CO² ou de créer un filet de sécurité financier mondial qui ne s’accompagne pas des mêmes exigences interventionnistes et uniformes envers les débiteurs qui ont longtemps caractérisé leur relation avec les créanciers dans les institutions internationales. À défaut, l’avenir de la coopération économique internationale risque de rester coincé dans le même cycle de crise, d’excès et de retour de bâton qu’il a connu pendant plus d’un siècle — s’il ne s’effondre pas complètement.

Crédits
Ce texte, à l’origine publié dans la Boston Review, s’appuie sur la thèse du livre The Meddlers : Sovereignty, Empire, and the Birth of Global Economic Governance, publié cette années aux Harvard University Press.