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Pourriez-vous nous présenter brièvement la chronologie des révolutions de 1848 et peut-être certaines des causes qui les ont motivées1 ?
Jonathan Sperber
Commençons par les deux causes principales. La première fut la crise économique qui a émergé à partir de 1845. Ce que nous voyons d’abord, c’est le mildiou de la pomme de terre qui a détruit une grande partie de la récolte de pommes de terre en Europe au cours d’une série de mauvaises récoltes, produisant des prix alimentaires plus élevés, ce qui signifie que les gens dépensant tout leur argent pour la nourriture n’avaient rien à dépenser pour les produits industriels, les biens et services produits par les artisans. Cela a entraîné une récession assez grave entre 1845 et 1847. Une bonne dose d’incertitude économique a donc été l’un des ferments de 1848.
L’autre phénomène qui se déroulait en parallèle est ce que nous pourrions appeler l’offensive du parti du mouvement. Les contemporains parlaient du parti du mouvement et du parti de l’ordre. Le parti du mouvement était constitué de ceux qui voulaient changer les choses de manière modérée, ou radicale, qui contestait le suffrage censitaire ou les gouvernements autoritaires et beaucoup d’autres maux politiques en Europe.
À l’époque, les deux partis ont brièvement fusionné lors de la célèbre guerre civile suisse de 1847, lorsque les cantons conservateurs et catholiques de Suisse ont tenté de faire sécession de la Confédération helvétique. Ils ont été vaincus par les cantons majoritairement protestants et plus à gauche.
La guerre civile suisse est intéressante, en grande partie en raison de l’incapacité des grandes puissances européennes à la réprimer, comme elles avaient réprimé les révolutions de 1820 et 1830, ce qui laissait fortement penser qu’une révolution allait éclater prochainement – ce qui s’est effectivement vérifié.
Au cours des quatre premiers mois de 1848, on assiste à une vague d’événements révolutionnaires qui partent de la Sicile, la partie sud du continent européen, à Paris, avec la proclamation de la République en février 1848, jusqu’aux soulèvements dans les deux grandes capitales des deux grands États d’Europe centrale, Berlin et Vienne, en mars. D’autres soulèvements ont lieu au même moment, à Milan et à Venise, dans le nord de l’Italie autrichienne, se concluant en avril par des soulèvements dans les principautés danubiennes de Moldavie et de Valachie, l’actuelle Roumanie.
Ces soulèvements et combats de barricades dans les capitales se sont poursuivis par une vague de mutations plus pacifiques, les gouvernements concédant à des manifestations de masse sans faire couler le sang, comme à Munich ou à Copenhague.
S’ensuit une période d’activité politique extrêmement intense : l’épanouissement de la presse libre, la fondation d’associations politiques, une vie politique rythmée par des élections, des assemblées nationales constituantes se réunissent… Nous avons donc ces élections d’une ampleur sans précédent, allant de tous les hommes majeurs en France, à des proportions importantes d’hommes majeurs en Hongrie, par exemple.
Et elles sont suivies d’une série de confrontations très violentes sur des questions sociales, économiques, politiques et nationales. Des guerres civiles à petite échelle, qui aboutissent généralement, entre juin et novembre 1848, à la défaite d’une grande partie des forces révolutionnaires, suivie d’un regroupement et d’une nouvelle série de soulèvements et d’insurrections, puis de guerres civiles à petite échelle au printemps 1849, et enfin, au tout dernier moment de la révolution, du soulèvement de 1851 contre le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en France.
Christopher M. Clark
Je suis tout simplement stupéfait par la virtuosité de Jonathan Sperber. Résumer ces révolutions semble pourtant une tâche impossible !
Je trouve utile de s’y référer en termes de saisons. Il y a le printemps, où comme Jonathan l’a dit, tout le monde est réuni. Il y a cette euphorie de l’unanimité. Puis il y a l’été, quand tout commence à se désagréger. Les gens se rendent compte qu’en fait, nous ne recherchons pas les mêmes choses, nous sommes en désaccord sur beaucoup de choses et les contre-révolutions commencent déjà à Naples, par exemple, en mai.
Et puis vient l’automne où l’histoire se divise en deux. D’un côté, il y a un cycle de contre-révolutions vraiment importantes, dont certaines sont très violentes. Et d’autre part, une deuxième vague de révolutions, qui doivent être réprimées au cours de l’été 1849, et dans certains endroits, les troubles se poursuivent jusqu’en 1850-1951, comme Jonathan le disait. Donc c’est vraiment une partie de l’énigme de 1848. C’est une chose très difficile à raconter. C’est une chose très difficile à garder en tête parce qu’il y a beaucoup de choses qui se passent simultanément dans beaucoup d’endroits différents.
L’une des premières questions que l’on se pose à propos de 1848 est celle de son rapport avec la modernité politique. Nous ramenons souvent l’ère moderne à la Révolution française et aux idéaux de 1789. Mais ne devrions-nous pas plutôt considérer 1848 comme la date qui a réellement inauguré la modernité politique, car c’est à ce moment-là que l’on commence à parler, dans beaucoup de ces pays, de constitutions, d’assemblées nationales et de souveraineté du peuple. En résumé, 1848 n’est-il pas le contrecoup de 1789 ?
Jonathan Sperber
Oui, et en fait j’irais même un peu plus loin en disant que ce que nous voyons en 1848 est la mise en œuvre de beaucoup de ces principes de 1789 à l’échelle européenne. Ces idées, que vous preniez des choses simples comme le symbole, le drapeau tricolore, une spécificité française dans les années 1790, eh bien en 1848 il semble que chaque mouvement national en Europe se retrouve avec ses propres 3 couleurs. À côté de cela, on trouve aussi l’idée de gouvernement constitutionnel et de souveraineté populaire. Tout cela est mis en œuvre à l’échelle européenne.
Christopher M. Clark
C’est une sorte de contrecoup et d’écho à bien des égards. Et bien sûr, Marx se bat avec cette idée et fait remarquer, de façon célèbre, dans Le 18 Brumaire de Louis Napoléon, que 1848 est une sorte de réitération pathétique de quelque chose d’original et de magnifique, la répétition grotesque d’un scénario tragique à l’origine, et que les acteurs de 1848 sont des imitations pathétiques des héros de 1789 à 1794.
Je pense néanmoins que l’on peut se laisser piéger par cette vision marxienne, parce que je pense, et c’est le point que Jonathan a soulevé dans ses livres sur ce sujet, qu’il y a beaucoup de choses qui se sont passées entre ces deux révolutions. Beaucoup de stress accumulé, qui à voir avec bien d’autres facteurs. Ainsi, par exemple, l’accord de paix de 1815 crée beaucoup de nouvelles asymétries et tensions. Par exemple, il entérine la disparition de la Pologne. Il n’y a plus d’État-nation polonais, ce qui signifie que dès lors les Polonais vont se soulever à chaque occasion, y compris en 1848.
On peut penser aussi à la place de la défense des femmes, qui est une chose qui démarre vraiment dans les années 1830 de manière importante à Paris. Et il y a une sorte de réseau de femmes à travers l’Europe, qui prend son essor en 1848. Elles n’obtiennent pas grand-chose en termes de droits au plan légal, mais c’est un processus de plaidoyer de plus en plus intense et ciblé qui se produit entre les deux grandes époques révolutionnaires.
Mais il y a un contrecoup. Il n’y a aucun doute que les gens en 1848 ont les événements de la première Révolution française qui jouent à l’arrière de leurs têtes, comme un vieux film. Ils connaissent tous ce scénario. Ils en ont différentes versions, bien sûr, mais ils regardent tous les événements contemporains et vérifient les divergences et les correspondances. Ils se disent « tout se passe comme ce qui s’est passé en 1792, cela signifie-t-il que 1793 est au coin de la rue ? » Il y a donc ce sentiment d’être forcé à continuer à regarder vers le passé, d’être piégé par le passé, et c’était le propos de Marx.
À ce sujet, d’autre part, comme Alexis de Tocqueville l’avait fait remarquer, oui, les événements ont fait apparaître une imitation, mais cette imitation de 1848 cachait en fait la profonde nouveauté des événements de 1848, parce que cette révolution avait lieu dans un type de société complètement différent, une société civile beaucoup plus complexe avec des structures de communication infiniment plus ramifiées et des cultures politiques plus sophistiquées qu’en 1789.
1848 était-elle une révolution européenne ? Dans quelle mesure les événements de Berlin étaient-ils liés à ceux de Vienne et à ceux de Paris, Milan et autres ? Les acteurs de 1848 étaient-ils conscients de ce qui se passait dans d’autres villes ? Est-ce comparable à ce que nous avons vu dans le monde arabe il y a dix ans par exemple ? Les différents leaders politiques, des gens comme Mazzini, Marx ou Kossuth en Hongrie, avaient-ils un imaginaire et une conscience européenne ? Ou bien essayons-nous de lier rétrospectivement quelque chose qui serait en quelque sorte vaguement connecté ?
Jonathan Sperber
Je vais donner trois réponses différentes à votre question.
Tout d’abord, de toutes les révolutions canoniques de l’Europe moderne (1789, 1848, 1917 et 1989) les révolutions de 1848 ont été celles qui se sont le plus répandues sur le continent. À la fois géographiquement, parce qu’elles s’étendent de la Baltique au Nord à la Méditerranée au Sud, de l’Atlantique à l’Ouest aux Carpates à l’Est. Mais aussi en termes sociaux et politiques car les révolutionnaires étaient contre les monarchies constitutionnelles comme en France. Ils étaient contre les régimes absolutistes dans la plupart de l’Italie ou en Autriche et en Prusse. Même la seule République d’Europe, si l’on inclut la guerre civile suisse de 1847 dans le cadre des révolutions de 1848, était impliquée. Elles sont donc à la fois très européennes et très répandues.
En outre, il n’y a pas de doute non plus que les contemporains de 1848 étaient immensément conscients de ce qui se passait dans les autres pays. Ce qui fait vraiment la différence, c’est qu’en février 1848, on suit les combats de barricades à Paris. Quand la République française est proclamée, c’est une référence à ce qui s’est passé dans les années 1790, tout le monde s’en aperçoit et en prend note.
C’est donc très clairement un événement européen. Les journaux et les clubs politiques, la manière dont la société civile s’est organisée pendant la révolution, tout cela est constamment pétri de références à ce qui se passe dans d’autres parties de l’Europe. Les partis politiques ont une sorte de ligne directrice en matière de politique étrangère, ils ont des partisans dans d’autres pays qu’ils soutiennent, donc je pense qu’on peut clairement parler d’une vision européenne pour 1848.
L’exemple que je préfère est probablement celui de la vente panique à la Bourse de Berlin pendant les révolutions de 1848, qui n’est pas du tout le résultat de ce qui se passe en Prusse ou en Allemagne, mais qui suit les journées de juin à Paris, lorsqu’il y a un soulèvement contre le gouvernement républicain au mois de juin. Un événement à Paris provoque des ventes paniques à Berlin. À cet égard, ce sont deux révolutions clairement européennes. Dans le même temps, je dirais cependant que malgré l’idée d’une sorte de gouvernement européen autour de la notion d’États-Unis d’Europe, dont certains français à gauche discutaient occasionnellement, les idées politiques suivaient largement les lignes nationales des révolutions.
Christopher M. Clark
Oui, je suis d’accord avec tout cela. Il y a une très bonne étude d’Axel Kornër sur les révolutionnaires de 1848, où il souligne que ces révolutions ont été commémorées d’une manière nationale dans le cadre de l’État-nation. Pour lui, il y a une historiographie nationale – française, allemande ou italienne – qui se concentrent parfois sur des révolutions régionales ou des villes particulières, mais la dimension européenne a été largement perdue, bien que les contemporains de 1848 l’aient vécue comme une révolution européenne. Si vous regardez la presse, par exemple, les reportages qui ont précédé le déclenchement de la révolution de février à Paris, la presse française est pleine de d’articles sur ce qui se passe en Suisse. Des reportages très détaillés sur cette guerre civile dont Jonathan a parlé tout à l’heure entre les cantons libéraux et conservateurs.
Puis les journaux reprennent les nouvelles de ce qui se passe en Sicile. Puis ils reprennent les nouvelles de Naples. Tocqueville fait ensuite un discours célèbre et la Chambre des députés où il dit en somme : « vous croyez pouvoir vous asseoir tranquillement dans vos fauteuils et attendre que cela se calme, mais c’est une tempête ; elle est à l’horizon en ce moment ; elle vient vers nous ; si vous ne comprenez pas cela, vous n’avez rien compris. » Il prédit, donc – il voit très clairement que l’Europe est un système intégré et qu’on ne peut pas simplement observer les événements en Sicile depuis son fauteuil de député parisien comme si on assistait à une opérette.
Et je pense qu’il y a un autre point à soulever ici aussi. Les Européens pensaient l’Europe comme un système intégré. Et ce en partie grâce à l’accord de paix de 1815, qui a créé ce que les conservateurs considéraient comme un ordre européen. Or cet ordre n’était pas qu’un traité de paix entre tous les belligérants qui avaient été impliqués dans les guerres napoléoniennes. Il s’étendait également aux règlements constitutionnels et politiques de chaque État pris individuellement. L’Europe était donc un ordre lié par des traités et des lois, ce qui est une autre forme de connectivité.
Cette autre forme de connectivité n’est souvent pas mentionnée parce qu’elle ne fait pas partie du nexus libéral et radical qui intéresse les historiens au XXIe siècle. Il s’agit de l’interconnectivité des gouvernements nationaux. Beaucoup de ces rois étaient liés aux souverains des autres États, ce qui constituait une forme de solidarité internationale ou de connectivité. Même s’ils n’étaient pas en contact direct, ils communiquaient entre eux par l’intermédiaire de diplomates, d’émissaires et autres messagers spéciaux, etc…
Vous parlez de l’émergence de l’État-nation. Mais si 1848 est l’un des principaux tremplins à travers l’Europe pour l’émergence de l’État-nation, le paradoxe est que cette révolution européenne va aussi donner naissance au sentiment national et au nationalisme. Comment résoudre le paradoxe de la nature européenne d’une révolution qui a engendré le nationalisme mais qui a également fait face à un mouvement qui semblait être tout aussi européen qu’elle ?
Jonathan Sperber
Je pense qu’il faut être plus prudent quand on parle du nationalisme dans ses premières phases. Il y avait une croyance très forte, pas chez tout le monde, mais en particulier chez une grande partie des nationalistes en Europe, qu’une Europe organisée selon les lignes nationales serait une coopération harmonieuse entre les différentes nationalités. Selon cette vision, l’Europe avait vécu dans la guerre à cause des convoitises de ses monarques et à l’arbitraire de leur régime. Avec le remplacement de la règle monarchique arbitraire et absolutiste par une Europe de la souveraineté populaire, les différentes nations s’entendraient alors merveilleusement bien les unes avec les autres.
Et certaines des premières grandes manifestations du nationalisme européen, semble le démontrer, comme la Hambacher Fest de 1832 dans le sud-ouest de l’Allemagne qui rassembla plus de 30 000 personnes – un nombre considérable pour l’époque. Sur l’estrade des intervenants, on trouvait des nationalistes allemands, des nationalistes français, des nationalistes polonais, parlant tous de comment ils allaient pouvoir travailler ensemble. Les événements de 1848 sont un grand choc pour cette idée car il s’avère que les différents mouvements nationalistes ne s’entendent pas si harmonieusement.
La coopération commence bien. L’un des moments forts à Berlin en mars 1848 après les victoires des combats de barricades, fut la libération des révolutionnaires nationaux polonais. Ils défilent dans la ville et tout le monde les acclame. Tout semble formidable à ce moment-là, mais les Allemands et les Polonais se battent rapidement dans les provinces orientales de la Prusse. Ce qui va se produire très rapidement, c’est que différents espaces – et c’est particulièrement vrai en Europe centrale et orientale — différents groupes nationalistes ne revendiquent pas seulement le même territoire, ils revendiquent le fait que les mêmes peuples font partie d’une même nation.
Suivant cette logique, les Tchèques et les nationalistes allemands revendiquent tous deux le rattachement à leurs espaces nationaux de personnes vivant dans la province de Bohême. Les Ukrainiens et les Polonais de la province Habsbourg de Galice revendiquent tous deux l’appartenance de tous les Galiciens à leur nation. Avec les Magyars et les Slovaques ou les Magyars et les Croates, on retrouve un phénomène comparable.
Tout se passe comme si 1848 marquait la fin du rêve du nationalisme primitif de cette coopération harmonieuse entre les nations et le remplaçait par les hostilités des mouvements nationaux qui s’intensifient de plus en plus tout au long du XIXème siècle, pour culminer bien sûr en 1914.
Mais venons-en à votre deuxième point concernant la coopération internationale contre-révolutionnaire.
Il n’y a aucun doute qu’à partir du Congrès de Vienne, les monarques absolutistes d’Europe essaient de s’allier les uns aux autres, pour réprimer les mouvements révolutionnaires. C’est ce qui se produit en 1849 lorsque le tsar, qui a menacé d’intervenir tout au long des révolutions, finit par le faire. Il fait marcher ses soldats en Hongrie pour réprimer la révolution anti-Habsbourg dans la nouvelle République hongroise indépendante.
Mais il est également vrai que cette solidarité est déjà traversée par des éléments de rivalité politique entre monarques : par la lutte entre les Russes et les Autrichiens pour la domination de l’Europe centrale et orientale, entre autres. Louis Napoléon, qui est élu président de la République française et qui se proclamera bientôt empereur Napoléon III, a sa propre vision de la situation et des territoires qu’il souhaite conquérir. Bref, cette solidarité internationale s’estompe.
Cependant, il existe une forme de solidarité internationale que je place largement, mais pas exclusivement, du côté contre-révolutionnaire en 1848, et qui sera en fait importante pour les idées d’après-1945 sur l’unité européenne : c’est l’Église catholique romaine. Elle commence par être ambivalente vis-à-vis de la révolution, mais devient de plus en plus hostile à celle-ci, surtout après que les révolutionnaires italiens ont pris le pouvoir à Rome et forcé le pape à fuir. Et bien sûr, ce sont les politiciens chrétiens-démocrates qui joueront un rôle de premier plan dans la création d’une Europe unie après 1945. D’abord la Communauté économique européenne, puis plus tard l’Union. Cette vision particulière de la contre-révolution est, je pense, le point de 1848 que nous devons regarder pour trouver des idées sur les idéaux internationalistes et paneuropéens.
Christopher M. Clark
Je suis tout à fait d’accord avec ce dernier point.
À mon sens, le catholicisme s’est complètement transformé en 1848. Il y a une histoire intéressante à ce sujet. Pie IX doit fuir Rome en novembre parce que les radicaux ont pris le pouvoir, et qu’il est devenu dangereux pour lui de rester. Il y a beaucoup de tirs dans les rues et Pellegrino Rossi, l’ami et principal conseiller politique du pape, est assassiné en pleine rue. Pie IX fuit alors Rome et descend au Royaume de Naples, qui est à nouveau en proie à une contre-révolution qui sera réprimée. Il revient ensuite à Rome et après cette période d’exil, il met en œuvre la même politique contre-révolutionnaire et réactionnaire, pourrait-on dire, dans Rome même et dans les États pontificaux. L’une des conséquences de cette politique réactionnaire et de l’incapacité du pape à en tirer des leçons fut la disparition des États Pontificaux de l’histoire. Ils sont effacés lorsque le Royaume d’Italie est créé et que les États pontificaux sont conquis et absorbés en deux phases par le nouveau Royaume d’Italie.
Mais qu’est-ce qui survit ? La Curie, la papauté comme une sorte d’agence de gestion d’une religion mondiale et dont la figure du pape ressort complètement transformée. Il y a donc deux facettes chez Pie IX. D’un côté il est réactionnaire et très peu imaginatif dans la gestion de ses possessions séculaires – ce qui le conduit finalement à les perdre. Mais d’un autre côté, il est très habile dans sa gestion de l’opinion, rusé et tactiquement astucieux dans sa gestion des relations entre la papauté et la population catholique dans le monde entier, et particulièrement en Europe. Ainsi, il devient, par exemple, le premier pape à publier une retranscription de ses discours. Il prononce constamment des discours devant des visiteurs, des pèlerins, des assemblées, etc. La plupart d’entre eux sont improvisés, et ils sont très efficaces. C’est même le premier pape à avoir été photographié en train de sourire. Il est donc le précurseur de ce genre de figure que nous appellerions aujourd’hui un leader spirituel mondial. Ce rôle est inventé pour l’Église après 1848 et découle directement de l’expérience de la révolution.
L’une des ironies de 1848 est que la postérité a donné un sens à des révolutions qui furent, à l’époque, éphémères. Les espoirs de ce printemps ont été démolis par les opposants et les contre-révolutionnaires, qui ont en quelque sorte arraché la dynamique des révolutionnaires. Pour le dire d’une manière provocante : 1848 n’a-t-il servi à rien ?
Christopher M. Clark
Je ne pense pas que 1848 n’ait servi à rien, mais c’est une très bonne question car je me souviens que, la première fois que je suis tombé sur 1848 à l’école, je détestais franchement ce sujet. Je me souviens que mon professeur nous expliquait – c’était dans une école de garçons à Sydney en Australie – : « ces révolutions sont très compliquées et elles furent un échec. » Et je me souviens m’être dit que c’était une combinaison particulièrement peu attrayante. Complexe mais réussie, d’accord. Un échec facile à comprendre, d’accord aussi. Mais un échec complexe, c’est très peu attrayant, surtout quand on a quinze ans.
Le fait est que si ces révolutions n’ont servi à rien, l’idée qu’elles auraient été un échec est radicalement insuffisante. Bien sûr, elles ont été un désastre pour certaines personnes qui y ont pris part et qui ont été profondément déçues. Elles ont entraîné la mort, l’exil et de longues périodes d’emprisonnement pour bon nombre des principaux militants, surtout de gauche, etc…
Mais elles ont également offert des opportunités à d’autres, y compris à des figures plus modérées qui ont changé de bord et sont entrées dans les structures de l’État avant de devenir des figures importantes du régime postrévolutionnaire.
Et elles ont également eu beaucoup d’autres types de d’impact. Jonathan l’a déjà mentionné : on assiste à un essaimage phénoménal de constitutions à travers l’Europe. Cette année-là bat probablement le record du plus grand nombre de nouvelles constitutions rédigées à un moment donné de l’histoire européenne. 1848 est une année qui rivalise avec l’époque des constitutions napoléoniennes, quand Napoléon envoyait des constitutions aux quatre coins du continent comme des frisbees. Mais les années 1790 ne sont pas vraiment comparables à 1848, où presque tout le monde a obtenu une constitution. Ceux qui ne se sont pas dotés d’une nouvelle constitution à l’époque en avaient déjà une, comme les Belges qui ont apporté quelques petits changements. L’État du Piémont, dans le nord de l’Italie, a adopté sa toute première constitution, le Statuto Albertino. Même les Prussiens ont adopté une constitution, bien qu’elle ne fût pas rédigée par une assemblée populaire mais « octroyée » par la couronne.
Est-ce vraiment si important ? Ces constitutions établissent les règles pour organiser les élections, pour convoquer les parlements, etc. Et une fois que ces parlements sont mis en place, une sphère publique autour de la vie politique du pays avec une certaine forme de codétermination peut se développer. En d’autres termes, c’est un point de départ complètement nouveau dans de nombreux pays d’Europe.
À la suite de 1848, et c’est un autre point que je voudrais souligner, beaucoup de contemporains ont lu cette séquence comme une sorte d’échec de la politique des confrontations idéologiques. Et ils ont pensé : « Regardez, il y a ces grandes et belles idées, mais en fin de compte elles sont vides. Plutôt que de se battre sur des mots vides, pourquoi n’essayons-nous pas de quitter cette ère de confrontation ?
Un homme d’État portugais, Fontes Pereira de Melo, l’a très bien exprimé : « nous voulons laisser derrière nous l’ère de la rhétorique et des tirs. » Il continue en disant en somme qu’à la place une nouvelle politique doit prendre le relais, qui va consister en une gestion intelligente de la société, la quantification des problèmes, la réconciliation des besoins. Et donc, après 1848, l’Europe se dirige vers une forme de gouvernement plus centriste, plus pragmatique, on pourrait dire plus technocratique. Il s’agit des infrastructures pour le gaz et pour l’eau, et d’une meilleure connectivité des réseaux télégraphiques, de meilleures structures portuaires, de l’harmonisation des lois commerciales à travers le continent… Ces héritages sont très profonds. D’une certaine manière, nous vivons toujours dans ce monde technocratique qui, en Europe du moins, est l’héritage des révolutions de 1848.
Dans votre long article paru en 2019 dans la London Review of Books, Christopher Clark, vous montrez que des idéologies concurrentes se sont élevées pour combler le vide laissé par les échecs de 1848. Le socialisme, bien sûr, mais aussi la technocratie scientifique saint-simonienne avec le désir de voir l’administration contrôler le destin de la nation et de ne pas le laisser à l’agitation de la gauche et de la droite. Dans quelle mesure l’Union européenne, qui prétend aussi administrer le continent européen d’une manière très technocratique, a-t-elle reçu l’héritage de 1848 ?
Christopher M. Clark
Dans une large mesure, oui. L’histoire du socialisme est à cet égard fascinante et je ne veux pas parler pour Jonathan, mais je trouve que l’un des arguments les plus intéressants de son livre, The European Revolutions, concerne la façon dont le socialisme – pas le socialisme marxien – qui n’est qu’une branche du socialisme, mais la pratique de la politique socialiste se trouve renouvelée et transformée par 1848.
Ce qu’on voit émerger en 1849 ressemble beaucoup plus à la social-démocratie, très profondément en réseau, composite dans ses demandes, capable de faire appel à un large éventail de catégories sociales, pas uniquement aux prolétaires affamés. Mais aussi aux cadres, aux progressistes de divers secteurs de l’économie.
Un autre exemple serait le saint-simonisme, qui est une forme plutôt farfelue du socialisme, aux marges de la gauche française dans les années 1820 et 1830 mais qui devient après 1848 quasi-gouvernementale, absorbée par cette philosophie technocratique du gouvernement.
Je pense que l’Union est l’héritière de ce genre de vision technocratique.
Ce que les contemporains ont trouvé précieux dans ce tournant technocratique, c’est qu’il s’agissait d’un tournant par rapport à la politique basée sur le conflit : « Pourquoi mobiliser les énergies de la politique dans des confrontations frontales entre des gens qui ne seront jamais d’accord au bout du compte et qui sont en proie à de grands slogans idéologiques ? Pourquoi ne pas passer plutôt à une sorte de gestion intelligente de la société par des experts ? » Certes, cela a des avantages et des inconvénients, mais c’est une part indéniable de l’héritage de 1848.
Jonathan Sperber
J’ai un point de vue quelque peu différent sur les héritages de 1848. Tout d’abord, je suis d’accord avec vous sur cette affaire de constitutions, de gouvernement constitutionnel et de législatures qui deviennent un centre de la vie publique comme une conséquence importante de 1848. Une autre conséquence à mentionner est l’abolition de l’ancien régime de la société des ordres, en particulier l’abolition du servage et du seigneuriage en Europe centrale. Ces deux mesures ont eu pour effet, je pense, de creuser un fossé entre l’empire tsariste et le reste du continent – car l’empire du tsar a tracé sa propre route et n’a en fait jamais eu de constitution. Même après la révolution de 1905, il tarde à mettre fin au servage, et certains éléments persistent malgré tout. Cela crée donc un univers politique très différent en Russie et sur le reste du continent européen, un peu à l’image de ce que nous connaissons actuellement.
J’ajouterais qu’au cours du quart de siècle suivant, un grand nombre des idéaux qui ont été formulés à l’époque se sont en fait concrétisés. 1848 a pour rôle d’établir les objectifs pour les années à venir. Les États-nations italien et allemand sont finalement créés. Les Allemands et les Italiens sont regroupés et font partie d’un seul royaume après 1871. La France devient une république. La Hongrie devient en quelque sorte indépendante des Autrichiens, donc toutes les choses qui avaient été proposées en 1848 se sont finalement matérialisées, bien que de manière très différente.
Je me souviens avoir donné un entretien à l’époque du printemps arabe. Quelqu’un m’avait interrogé sur ces comparaisons avec 1848 et j’ai pensé : « J’espère vraiment que les Arabes ne mettront pas vingt-cinq ans à réaliser ces idéaux. » Aujourd’hui, je pense que ce sera malheureusement le cas.
Je voudrais dire une dernière chose à propos des premières grilles de lecture qu’on peut avoir de 1848. Contrairement à Christopher Clark, je ne m’y étais pas frotté avant d’entrer à l’université. Mais on m’a aussi dit que c’était compliqué et que c’était un échec et je pense que cela est lié à la comparaison de 1848 avec 1789 et 1917, où il semble qu’il y ait des changements permanents dans le gouvernement – un nouvel ordre social et bien d’autres choses. Ce qui s’est passé en 1848, c’est qu’après quelques années, les groupes chassés du pouvoir y sont revenus. Puis il y a eu 1989, la plus récente vague de révolutions en Europe, et il s’est avéré que les changements de 1917 furent inversés. Le succès de 1917 n’avait peut-être pas été une si bonne nouvelle pour une grande partie de l’Europe.
Cela nous a amenés à penser un peu différemment sur 1848, aux idéaux et aux attentes qui avaient été exprimés à l’époque, et à ne pas juger une révolution sur le critère trop étroit de savoir si elle réussit à renverser définitivement le système politique établi.
Christopher M. Clark
Vous soulevez deux points particulièrement intéressants. Pour y répondre, je dirais qu’une différence essentielle entre 1848, d’une part, et 1789 et 1917, d’autre part, est que la Révolution française est mêlée à l’une des guerres les plus massives que le monde moderne ait jamais connues, et bien sûr, 1917 se produit au cœur d’une conflagration énorme, qui exerce une pression immense sur toutes les structures politiques concernées. 1848, à l’inverse, éclate en temps de paix. Il y a certes des guerres – et elles sont très violentes – mais comme Jonathan l’a dit tout à l’heure, il s’agit en fait d’actions de maintien de l’ordre visant à étouffer les révolutions, elles sont d’une toute autre ampleur. C’est une révolution dont les idées doivent donc faire leur chemin à travers le monde en tenue civile. C’est déjà une donnée très différente en termes d’écosystème par rapport aux armées en marche que l’on voit défiler en 1917 ou dans les années 1790.
Pour rebondir sur ce que Jonathan a dit sur la mise en place d’objectifs, je pense que cela s’applique également aux droits des femmes : les femmes n’obtiennent certes pas grand-chose en 1848, mais elles font beaucoup. Elles ont créé des journaux. Elles ont trouvé des associations et des clubs. Ces clubs sont certes écartés juridiquement de la vie politique par la législation postrévolutionnaire, mais ils ne restent pas entièrement en dehors de la vie politique. Beaucoup de femmes qui entrent dans la vie active et militante en 1848 émergent comme des figures féministes clés dans les années 1870 et 1880 en continuant à façonner le mouvement dans les années qui suivent.
Un dernier point – que nous n’avons pas encore abordé dans cette discussion – c’est qu’en mars 1848, la République française abolit l’esclavage dans l’Empire français. C’est un changement fondamental. Bien sûr, l’abolition n’est pas synonyme d’émancipation et il faut souvent des générations pour que les anciens esclaves s’émancipent, par exemple dans les îles à sucre des Caraïbes, en Guadeloupe, en Martinique, etc. Mais c’est un début très important et cela a une fonction de mise à l’agenda politique dans ce domaine également.
Cela pose aussi la question de la mémoire et des mémoires. Comment se souvient-on de 1848 ? Y a-t-il des différences marquées entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest et entre le Nord et le Sud ? On peut aussi s’étonner de ce que l’Union européenne ne mobilise voire n’exploite pas davantage les symboles de 1848, notamment en termes d’aspiration démocratique et de droits de l’Homme…
Christopher M. Clark
Vous avez tout à fait raison. Je pense que la raison fondamentale pour laquelle l’Union ne s’est pas penchée sur cette question est qu’il n’y a pas de mémoire européenne, ou alors une mémoire à peine développée, très résiduelle malgré les excellents efforts de Jonathan et d’autres historiens qui ont écrit les quelques livres qui relient les révolutions européennes.
Elles n’ont pas vraiment de place dans la mémoire publique en Europe et c’est très mystérieux, mais je pense que cela s’explique en partie par le pouvoir de l’État-nation. L’État-nation a colonisé et aspiré les révolutions de 1848 dans une série de dépendances au chemin de natures différentes. Les nations adoptent des récits. Parfois, ce récit concerne l’échec ; en Allemagne, par exemple, nous connaissions ce paradigme historique et historiographique très puissant surnommé « voie spéciale » (Sonderweig) qui défendait une sorte de point de départ en 1848 avec l’échec de la révolution. Mais la bourgeoisie échoue dans sa grande mission historique et, par conséquent, cet échec crée les conditions de possibilité de la prise de pouvoir par les nazis en 1933. Ce n’est pas de la très bonne histoire, mais c’est une hypothèse, une façon de penser au récit de l’Allemagne.
Mais il ne s’agit pas seulement d’une attitude allemande, car les Italiens ont fait quelque chose de très similaire en disant que la révolution de 1848 avait conduit à des formes d’État très autoritaires et, à plus long terme, avait ouvert la voie à la Marche sur Rome en 1922.
On trouve en partie ce genre d’arguments en France avec cette notion que 1848 serait une nouvelle version de 1830, des trois glorieuses, et de 1789, et que ce moment révolutionnaire aurait en fait ouvert la voie au Second Empire, lui-même sorte de répétition générale du gaullisme. Où que l’on regarde, on constate donc que les États-nations ont trouvé le moyen de raconter l’histoire de 1848 comme si elle ne s’était passée que dans un seul pays. Selon moi, c’est la principale raison qui explique pourquoi la mémoire européenne de 1848 est si peu développée. C’est regrettable.
Je ferai toutefois une dernière remarque : il existe des endroits où 1848 reste encore bien vivante.
Viktor Orban manque rarement une occasion d’invoquer la mémoire de Lajos Kossuth, et il le fait, comme vous le savez, dans le cadre d’une vision nationaliste très déformée du passé. Certains « 1848 locaux » sont encore très vivants dans le Sud-ouest de l’Allemagne. On trouve encore des musiciens de gauche aux yeux pétillants qui chantent des chansons sur Eckert, les révolutionnaires sud-allemand et la mort de Robert Blum. Je pense par exemple au chanteur Wolf Biermann. Il existe donc des cultures mémorielles locales autour de 1848, mais rien de comparable à l’échelle continentale.
Nous en revenons à l’un des paradoxes de 1848 : un mouvement européen, qui finit par créer des États-nations, qui finissent eux-mêmes par circonscrire 1848 à des événements nationaux. Jonathan Sperber, vous parlez dans votre livre des différentes manières dont on se souvient de 1848 à travers l’Europe. Pourriez-vous revenir sur la différence entre l’Est et l’Ouest à cet égard ?
Jonathan Sperber
Au Xxe siècle, on a assisté à deux grands moments de commémoration de 1848 : pour le centenaire en 1948, puis pour le 150ème anniversaire en 1998.
L’épisode mémoriel de 1948 fut plutôt éclipsé par la guerre froide naissante, il était un peu difficile de créer un dynamique. En 1998, on retrouve des événements dans toute l’Europe : des conférences, des collections d’essais, des conférences publiques, etc… Des bandes dessinées et du théâtre en plein air dans certains endroits. En Allemagne, des sites web sont mêmes créés ce qui, je dois le dire, dans l’Allemagne ou l’Europe centrale de 1998, est une chose extrêmement avant-gardiste et presque effrayante sur le plan scientifique !
En 1998, on constate que de nombreuses commémorations ont une coloration fortement nationale. 1848 est montré comme est un pas important vers l’unification nationale, particulièrement en Allemagne et en Italie, nettement moins en France, tandis que c’est plus ambivalent en Europe de l’Est.
Enfilant ma casquette d’universitaire, je dirais que la manière principale dont les historiens ont battu en brèche le récit national a été de voir 1848 d’en bas, comme nous aimons à le dire, comme un mouvement populaire de masse, un produit de conflit social. Lorsqu’on procède de la sorte, on peut croire de beaucoup de ces conflits – qu’il s’agisse du droit d’utiliser la forêt sans l’autorisation du gouvernement ou le droit des artisans de s’opposer aux grands commerçants qui essaient de les dominer – qu’ils se déroulent en fait à l’échelle transeuropéenne.
Il me semble que l’idée d’une réflexion renouvelée sur les révolutions de 1848 remonte aux efforts des historiens sociaux et, peut-être plus que quiconque, au doyen des historiens français de 1848, le regretté Maurice Agulhon, qui est une source d’inspiration pour tous ceux d’entre nous qui étudient 1848, quel que soit le pays que nous étudions. Cette vision de 1848 n’a pas atteint le grand public dans une large mesure, y compris lors des grandes commémorations – qui ont tendance à se concentrer sur les assemblées constituantes.
Christopher M. Clark
Le point que Jonathan Sperber soulève est vraiment important. Premièrement, quand on regarde ces mouvements « d’en bas », le nationalisme n’y est pas très présent. Deuxièmement, l’autre façon dont les gens ont repoussé cette idée a été de montrer que de nombreux Européens n’étaient pas particulièrement intéressés par la nation à laquelle ils appartenaient.
C’est le phénomène dit des « indifférents nationaux », ou des gens qui ne veulent pas vraiment prendre parti dans la lutte entre les nations ou qui ne sont pas intéressés par cette catégorie. Ils ont d’autres catégories pertinentes, leur religion, leur région, leurs intérêts, etc. Il est donc important, je pense, de ne pas l’oublier, car cela explique aussi pourquoi ces projets de formation d’États nationaux, qui entrent en action dans les années 1850 et 1860, avec la formation notamment du Royaume d’Italie et de l’Allemagne, ne peuvent être réalisés que parce que les élites se réunissent avec les minorités nationalistes et imposent ces solutions à tous les autres.
Sources
- Cet entretien est une transcription éditorialisée du podcast Uncommon Decency enregistré le 6 avril 2022.