Les Européens redoutent un scénario dans lequel l’appui des États-Unis à l’Ukraine diminuerait en 2024, à la veille de l’élection présidentielle américaine. Un second mandat de Donald Trump serait d’autant plus préoccupant à l’aune de sa politique isolationniste et dans un contexte où la multiplicité des crises mondiales demande davantage de ressources de la part des États-Unis. De plus, l’aile radicale du Parti républicain affiche très clairement son opposition au soutien à l’Ukraine. Cela implique une tendance qui perdurera donc en 2024, peu importe quel candidat remporte les élections. Dans ce contexte, les Européens doivent se préparer à un scénario dans lequel la coopération avec les États-Unis sur l’Ukraine et l’OTAN serait fragilisée.

Une coopération militaire transatlantique mise à mal par la menace trumpiste 

L’année 2024 s’annonce semée d’embûches pour la coopération militaire transatlantique, à un moment où elle en a le plus besoin, prise aux travers de la crise énergétique et économique et l’assèchement de son industrie de défense. D’autant plus quand l’aide américaine à l’Ukraine depuis le lancement de l’invasion russe s’élève à 70 milliards d’euros, correspondant à près de la moitié du soutien de l’Union européenne au pays en guerre. Dans les derniers sondages du mois de novembre et, sans surprise, Donald Trump est le favori de l’électorat républicain : en regardant les résultats dans cinq États-clefs, ou swing states, il domine sur une variable de 4 à 10 points de pourcentage dans un éventuel rematch face à Joe Biden.

Les décisions du leader Make America Great Again (MAGA) se sont souvent avérées être unilatérales, voire imprévisibles malgré le soutien de 72 % de l’opinion publique républicaine à l’implication des États-Unis dans la sécurité et la défense européennes, selon les Transatlantic Trends du German Marshall Fund of the United States1. Durant son mandat, Trump a constamment menacé de retirer les États-Unis de l’OTAN, et ce malgré les conseils de son entourage. Ses autres déclarations impulsives et provocatrices récentes, telles que le bluff de terminer la guerre en moins de 24 heures, indiquent que cette attitude ambivalente et hostile vis-à-vis de l’Ukraine représentera une situation très instable pour les Européens qui ne sauront plus défaire la promesse de la stratégie discursive. Les membres de l’Alliance subiraient alors à nouveau l’un des leviers de pression favoris de Trump : le respect du seuil des dépenses de défense de 2 % ainsi qu’une volonté de révision de l’article 5, qui organise le principe au cœur de l’identité de l’OTAN, la défense collective.

Face à cette menace, des sénateurs ont introduit un amendement à la Loi d’autorisation de la Défense nationale (National Defense Authorization Act, NDAA). L’amendement, adopté en juillet 2023, vise à compliquer le retrait de l’OTAN par le président, devenu impossible sans l’approbation de deux tiers des sénateurs. De son côté, Trump cherche à éroder le système des Checks and Balances pour étendre le pouvoir présidentiel. Quoi qu’il arrive, il reste en mesure de nuire à la crédibilité et aux garanties de sécurité des États-Unis, en projetant une image très affaiblie de l’OTAN aux yeux du monde et de la Russie. Certains œuvrent d’ores et déjà à accélérer le retrait des États-Unis vis-à-vis de l’Europe et de l’OTAN comme moteur politique de premier plan si Trump reprenait la présidence2.

Trump privilégiera la rivalité avec la Chine au détriment de l’Ukraine

L’obsession de Trump pour la compétition des États-Unis avec la Chine reflète également ce à quoi peuvent s’attendre les Européens dans le cas où il reprendrait la présidence : un désintérêt pour la sécurité du continent. Son approche « faucon » lors de son dernier mandat, qui a connu une continuité avec l’administration Biden mais qui est bien plus agressive, est un argument supplémentaire pour que Trump éloigne davantage les États-Unis du continent européen. En cas de militarisation croissante autour de Taïwan, les États-Unis seraient amenés à mobiliser toutes leurs ressources. En outre, il risque de gâcher les derniers efforts de l’administration Biden visant à rétablir les canaux de communication avec la Chine. Les derniers discours de Trump témoignent de cette distance stratégique. L’ancien président n’a pas mentionné l’Ukraine, se concentrant sur la politique intérieure, la guerre Israël-Hamas et la Chine.

L’Ukraine, victime de la fracture du Grand Old Party

Même si un républicain ne retournait pas à la Maison-Blanche, ce désintérêt et cette opposition nette au soutien à l’Ukraine est une tendance qui sera menée à perdurer au Congrès. Les divisions du Parti républicain à la Chambre des représentants, notamment le clivage avec les élus trumpistes, le prouvent. Ces derniers mois, et encore plus depuis le 7 octobre dernier, date de l’attaque du Hamas contre Israël, les législateurs républicains se sont montrés réticents à voter des fonds supplémentaires à destination de l’Ukraine3. Pour répondre à ce défi, et sous la pression des Républicains, l’administration Biden tente de lier cette aide aux fonds destinés à Israël ainsi qu’à l’immigration à la frontière sud. Cette question est un enjeu de sécurité nationale majeur pour les élus républicains qui menacent alors de bloquer l’aide pour l’Ukraine tant qu’une solution n’a pas été trouvée pour la question migratoire. Le 20 octobre dernier, l’administration Biden a demandé au Congrès d’approuver une aide d’urgence liant l’Ukraine, Israël et la frontière sud des États-Unis, atteignant 106 milliards de dollars. C’est finalement une aide militaire de près de 14,5 milliards de dollars à destination d’Israël qui a passé la Chambre4.

L’obsession de Trump pour la compétition des États-Unis avec la Chine reflète également ce à quoi peuvent s’attendre les Européens dans le cas où il reprendrait la présidence : un désintérêt pour la sécurité du continent.

Alix Frangeul-Alves

L’événement historique et fratricide qui a conduit à la destitution de l’ancien président de la Chambre Kevin McCarthy a mis en lumière les profondes divisions au sein du GOP, témoignant du rejet des élus pro-Trump face au soutien massif de Washington à l’Ukraine. Un personnage central de cette affaire, qui illustre parfaitement cette opposition et ce clivage partisan, est Matt Gaetz, représentant de la Floride. Le 9 février dernier, ce dernier a introduit une motion intitulée « Ukraine fatigue » visant à décourager toute future dépense d’aide militaire, financière et humanitaire pour l’Ukraine et incitant à un accord de paix5. Cependant, seuls dix autres républicains l’ont signée. Il a ensuite introduit la motion de censure ayant mené à la destitution du speaker Kevin McCarthy le 2 octobre dernier, le blâmant pour son manque de fermeté face aux Démocrates. Il a, de plus, parrainé un amendement au projet de loi sur le financement de la défense visant à mettre un terme à l’aide militaire à l’Ukraine. Cet amendement a recueilli 93 voix républicaines contre 126, une augmentation de 23 voix en comparaison avec une mesure similaire votée trois mois auparavant.

Le nouveau jeu politique américain avec Mike Johnson : l’Ukraine sacrifiée pour Israël ?

L’équilibre est difficilement trouvé à la Chambre entre l’aide à l’Ukraine, celle à destination d’Israël, et la question de la frontière avec le Mexique. Soutien de l’idéologie MAGA, le nouveau président de la Chambre, Mike Johnson, qui a apporté son soutien officiel à Trump le 15 novembre dernier pour l’élection présidentielle de 2024, maintient un soutien mesuré à l’Ukraine, déclarant même que l’invasion russe de l’Ukraine « constituait une menace de sécurité à l’entièreté de l’Occident6 ». Cependant, ce soutien reste bel et bien mesuré, puisqu’il a récemment voté contre des projets de loi visant à envoyer des fonds à l’Ukraine, soulignant que l’aide, provenant des poches du contribuable, devrait être assortie de conditions. En outre, la priorité stratégique du speaker énoncée en amont de son élection étant le soutien à Israël, le message est clair : l’Ukraine est secondaire. Johnson refuse de lier l’aide pour Israël à celle pour l’Ukraine. Il a cependant déclaré le 2 novembre dernier son intention de joindre une législation sur la frontière sud à l’aide de l’Ukraine, démontrant à quel point l’aide seule à l’Ukraine est devenue toxique pour les Républicains.

Le nouveau président de la Chambre, Mike Johnson, qui a apporté son soutien officiel à Trump le 15 novembre dernier pour l’élection présidentielle de 2024, maintient un soutien mesuré à l’Ukraine. 

Alix Frangeul-Alves

Le manque de consensus bipartisan, dans un climat de forte polarisation, démontre que même dans un scénario sans diminution de l’aide à l’Ukraine, il y aura, comme on le voit déjà aujourd’hui, un délai dans le passage de législations destinées à soutenir le pays, tandis que les programmes d’aides seront moins conséquents7. Le projet de loi de finances temporaire (le Stop Gap Bill) visant à empêcher la fermeture du gouvernement fédéral exclut toute assistance supplémentaire pour Israël ou l’Ukraine, bien que la Maison-Blanche ait déclaré être bientôt à court de fonds pour l’Ukraine8. Elle avait initialement demandé au Congrès 24 milliards de dollars pour aider l’Ukraine à tenir jusqu’à la fin de l’année 2023, mais cette demande n’a pas été incluse dans le projet de loi. Le Pentagone a également appelé le Congrès à faire passer un ensemble d’aides pour l’Ukraine et Israël le plus vite possible, mais la Chambre des représentants a finalement fait passer une proposition républicaine qui ne comptait pas de fonds pour l’Ukraine, mais seulement une aide militaire à Israël en échange de coupes budgétaires.

Face à la crise ukrainienne, les Européens doivent renforcer leur dialogue avec les Républicains au Congrès

Si la réduction du soutien demeure une hypothèse, il faut s’attendre à un ralentissement de l’aide fournie et à des envois de paquets d’aide réduits de la part des États-Unis. Cela peut compromettre gravement l’architecture de sécurité européenne et serait catastrophique pour les capacités de l’Ukraine à continuer le combat. Ces risques doivent alors être un moteur pour l’autonomie stratégique européenne.

Tout d’abord, l’instrument de la Facilité européenne pour la paix s’est prouvé être d’un ressort incroyable réunissant les Européens autour d’un but : le soutien à l’Ukraine. Ce type de mécanismes unificateurs doivent être développés pour assurer une politique de sécurité et une défense européenne plus fortes, tout en garantissant l’objectif de renforcer la politique étrangère européenne.

La réduction de l’aide américaine peut compromettre gravement l’architecture de sécurité européenne et serait catastrophique pour les capacités de l’Ukraine à continuer le combat.

Alix Frangeul-Alves

En plus d’assurer leurs ressources militaires et technologiques, les acteurs européens devront maintenir un travail de communication continu en promouvant une Europe plus responsable de sa propre sécurité. À l’image de cette responsabilité, l’Union européenne fournit déjà proportionnellement plus d’aide à l’Ukraine que les États-Unis. Comme exemple récent de travail de communication, l’administration Biden a changé de ton sur la guerre en Ukraine. Les nombreux discours de Biden affirmant que les États-Unis soutiendraient l’Ukraine « aussi longtemps qu’il le faudra » ne sont pas attrayants pour un grand nombre d’électeurs, et de membres du Congrès9. Dans un sondage YouGov datant du 29 novembre, 34 % des électeurs républicains sondés se prononcent en faveur d’une hausse de l’assistance militaire à Israël et 44 % d’une réduction de celle accordée à l’Ukraine10. Alors, dans son discours du 19 octobre dernier, le président américain a déclaré que les États-Unis aideraient l’Ukraine à « se défendre », un message davantage parlant pour les élus MAGA. Dans cette stratégie de restructuration de la rhétorique, la Maison-Blanche s’est également lancée dans une communication quasiment marketing auprès des législateurs des deux spectres politiques, arguant que le conflit créait de l’emploi et pouvait provoquer un boom économique aux États-Unis, mettant en lumière les 20 milliards de dollars d’investissements dans la base industrielle de défense américaine depuis le début de la crise. Les Européens peuvent certainement tenter d’employer cet argument.

Dans cette mission de communication, il est vital pour les Européens d’établir un meilleur contact et de travailler plus étroitement avec le Congrès américain sur l’Ukraine, tout en diffusant un message plus attrayant pour le GOP. L’approche doit être cohérente et c’est pourquoi le dialogue entre parlements européens en amont pour établir une stratégie de communication coordonnée est primordial.

Sources
  1. Transatlantic Trends 2023, German Marshall Fund of the United States, 12 septembre 2023.
  2. Dr. Sumantra Maitra, Policy Brief : Pivoting The Us Away From Europe To A Dormant Nato, Center for Renewing America, 16 février 2023.
  3. Jennifer Haberkorn et Adam Cancryn, « White House to Congress : We want $106 billion for the wars and the border », Politico, 20 octobre 2023.
  4. Patricia Zengerle et Makini Brice, « US House passes Republicans’ Israel-only aid bill, faces dead end in Senate », Reuters, 3 novembre 2023.
  5. Ukraine Fatigue resolution, 9 février 2023.
  6. Kayla Guo, « Where Mike Johnson Stands on Ukraine, Abortion, L.G.B.T.Q. Issues and More », The New York Times, 26 octobre 2023.
  7. « US approves $100 million in military aid to Ukraine despite Congress impasse », Le Monde, 21 novembre 2023.
  8. Aidan Quigley, « House passes two-tiered stopgap bill to avert shutdown », Roll Call, 14 novembre 2023.
  9. « Joe Biden says US will provide Ukraine funding for ‘as long as it takes’ », Financial Times, 8 juin 2023.
  10. Kathy Frankovic et David Montgomery, Americans support ceasefires in both Israel-Hamas and Russia-Ukraine wars, YouGov, 29 novembre 2023.